Mircea Eliade - Le roman de l`adolescent myope Ma décision est

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Mircea Eliade - Le roman de l`adolescent myope Ma décision est
Mircea Eliade - Le roman de l'adolescent myope
Ma décision est prise,
Je m'y mettrais chaque après-midi, je n'ai pas besoin d'inspiration, j'écrirai ma vie,
Et ma vie je la connais, j'écrirai le roman dont je rêve depuis longtemps
Et j'utiliserai ces cahiers d'écoliers où je marquais, au jour le jour, ce qu'il m'arrivait.
Si d'autres s'adonnent à la tristesse ou au foot, moi, j'ai toujours préféré écrire.
J'avais essayé déjà de rassembler mes notes éparpillées dans un journal racontant
La vie d'un adolescent malheureux d'être incompris. Orgueilleux, j'y mettais mon venin,
Ma haine, mon désir de vengeance contre ceux qui ne me comprenaient pas.
Maintenant, je suis grand, j'écrirai autrement. Je parlerai principalement de moi,
Mais cela intéressera-t-il mes lecteurs ? Contrairement à beaucoup, j'ai passé mon temps
Dans ma mansarde à désirer, à rêver, non à des fêtes familiales et à de pitoyables
Amourettes, mais à toute autre chose. Commençons maintenant. Je suis myope,
Un adolescent myope malheureux à cause d'un grand amour.
J'ai pensé l'appeler Olga, mais un ami m'a dit que Laure c'était mieux.
J'allais donc lui donner des yeux, à cette jeune fille, des yeux pour me regarder
Tel que je suis. Puceau, je n'avais jamais connu de fille,
Il m'arrivait de croiser celles du cordonnier, mais il n'était pas question
De les utiliser pour mon roman. L'aînée était méchante et volait tous les fruits
Qu'elle voyait sur les arbres, même pas encore murs. L'autre, était obèse et sale.
Toutes deux ne pouvaient donc pas jouer le rôle de séductrice.
J'étais désemparé lorsque mon meilleur ami me proposa de m'aider, car il avait eu,
Lui, quelques expériences. Mais comment écrire un roman avec une jeune fille
Qu'on ne connait pas ? J'ai pensé à ma cousine et l'ai donc approché.
Elle me conseilla de prendre pour héros un beau et bon garçon,
Elle me donna même un nom. Le sujet, l'objet de mon projet ne lui a pas plu,
Elle aurait préféré voir deux individus, l'un beau, l'autre laid,
Elle me proposa même plusieurs titres à mon futur livre.
Elle n'avait donc rien compris à mon désir,
Il ne s'agissait pas pour moi de raconter une histoire avec un début et une fin,
Ce que je voulais, c'était entrer dans l'intime de mes personnages, écouter
Leurs confidences, leurs rêves, leurs troubles. Je voulais pénétrer dans cet intérieur-là,
Et je voyais mon héroïne semblable à toutes celles qu'on rencontre dans
Les romans des autres écrivains. Seulement, je voulais en savoir plus sur elle.
Je la poussais à se raconter en détail. Elle me fit quelques confidences.
Elle rêvait de rencontrer une amie, jeune, belle, très grande, riche et ayant un frère,
Beau comme il se doit, un Dieu quoi ! Il serait toujours avec elles,
Et ce serait comme si elles avaient été trois jeunes filles, trois amies.
Dans leur manoir, un soir, ils seraient attaqués par des voleurs, mais courageuse,
Ma cousine prendrait le révolver posé sur une table de nuit et ferait fuir ces bandits,
Libérant ainsi et la soeur et son frère. Lui, blessé, elle s'en occuperait
Dans une chambre à coucher toute blanche avec plein de fioles pour le soigner.
Les parents du garçon seraient reconnaissants et les laisseraient seuls
En quittant la chambre sur la pointe des pieds et le sourire aux lèvres.
À ce moment-là de son discours, elle s'arrêta nette, ne pouvant aller plus loin,
Craignant de se découvrir trop dans ce jeu où l'imaginaire a tant de pouvoir.
De toute façon, ce roman je devais l'écrire, tout le monde autour de moi
Me le demandait, peut-être les uns et les autres étaient-ils curieux de s'y reconnaître.
Mon meilleur ami s'identifiait déjà au personnage principal, véritablement sombre,
Mélancolique. Surtout ça, insista-t-il, le genre proustien, sinon pour le reste,
Tu as le champ libre et je suis impatient de lire ce qui sortira
De comment tu vis notre amitié, mon cher... Mais moi, j'écrivais quoi au juste ?
Mes études n'allaient pas fort, mais cela avait-il encore une quelconque importance ?
L'automne prochain mon livre sera dans toutes les librairies de France et de Navarre,
C'est décidé, je n'irai plus aux cours, dorénavant mon métier consistera à écrire
Et à entretenir les meilleures relations avec ceux dont la responsabilité
De mon avenir d'écrivain est entre les mains.
Les profs n'ont qu'à bien se tenir, ils devront me respecter et si en grammaire
Je ne cherche pas à comprendre les règles, au point d'avoir des notes insuffisantes,
Tant pis pour la grammaire, sans parler de l'allemand auquel je n'arrive à rien.
Ce matin, je n'avais aucune envie de me rendre à mon cours de mathématiques.
Et si j'allais me promener dans un parc, pensais-je, mais j'avais mon cartable en main,
Je risquais de croiser une connaissance, et l'on me demanderait des explications.
Je souffrais d'indécision, c'était là mon point faible, je n'osais pas prendre des risques,
Ceux-là mêmes qui auraient fait de moi un héros, au lieu de cela,
Je n'étais qu'un pauvre garçon timide, poltron, incapable de tout lâcher pour s'enfuir
Ou voyager à travers des pays lointains.
Je n'étais qu'un rêveur griffonnant son journal dans de rustiques cahiers d'écoliers.
Que m'est-il arrivé aujourd'hui, qu'en ai-je à dire ? Pas grand-chose, sinon que,
Pour éviter d'avoir peur des mauvaises notes risquant de me tomber sur la tête,
Je disais à mon ami un projet fou : j'écrirai une saga de plusieurs centaines
De pages et ça se passerait dans un salon de coiffure... Pour contemporain,
C'était contemporain, il n'y avait plus qu'à s'y jeter comme dans la gueule d'un loup.
En attendant, il fallait vivre, survivre ce quotidien de plus en plus pesant :
J'avais la tête ailleurs, pas aux études, toutefois, j'étais arrivé à mettre un titre
À mon manuscrit : " Le roman d'un adolescent myope ".
Afin de préparer mon prochain livre, j'avais passé une annonce adressée aux jeunes filles
Leur demandant quelques extraits de leurs journaux intimes pour
Les utiliser à des fins littéraires...
Je n'ai guère de chance, ni auprès des filles, ni aux jeux, ni à l'école.
Pour les maths par exemple, je suis obligé de copier le travail de mon voisin de table
Tant je suis incompétent en cette matière. Mon prof de math, pourtant, était un
Don Juan, et si j'avais été une fille, et si je lui avais plu, ma résistance naturelle
En aurait pris un coup, je me serais trouvé là devant la tentation même, j'aurai cédé,
J'aurai, pourquoi pas, accepté qu'il me punisse de n'être pas à la hauteur
De ses espérances, au niveau des mathématiques évidemment...
Je n'arrive pas à le haïr, pourtant il me traite souvent de " gros bêta " et
Dans mes rêveries, j'implore quelqu'un d'inconnu, d'abstrait pour lui demander
D'améliorer mon quotidien à l'école. Rien n'y fait, mes prières ne servent à rien,
Il ne cesse de me martyriser en m'appelant toujours au tableau.
Ne pas baisser la tête, rester digne, monter les deux marches menant au tableau,
Ne pas montrer au reste de la classe ma peur du prof.
Avant d'entrer en scène, comme tout acteur, j'avais le trac, mais une fois
Dans le feu de l'action, la tension baisse, je me sens à l'aise
Et réconforte même mes camarades du coin de l'oeil. On me questionne,
N'étant ni Dieu, ni l'un de ses sains, je n'ai point de réponse à tout, né imparfait
J'essaye de le faire comprendre à cet adulte, peut-être trop adulte
Pour saisir l'aspect philosophique de ma remarque.Un silence lourd et profond
S'installe dans la classe, il le rompit en me dictant l'énoncé du problème à haute voix.
Je vécus son intervention comme une injonction à me soumettre à ses ordres,
Nous n'étions plus au collège, nous étions au régiment.
Mes jambes perdaient de leurs forces, j'essayai de concentrer mon attention
Pour ne pas tomber d'inanition, mais mon corps plus fort que tout,
Me joua un tour que je n'aime pas, il me fit claquer des dents,
C'était terrible, insupportable. Je devenais l'élève le plus niais de la classe,
J'avais perdu le minimum de prestance me restant, je n'étais plus rien, plus personne.
L'homme dut sentir mon désarroi, alors il me demanda de dessiner un cercle
Au tableau noir. Je n'avais rien appris de mes leçons et résoudre ce problème
M'était à l'évidence impossible, je le savais, et tout l'effort mis à le cacher
M'avait pompé toute l'énergie me restant. Plus rien n'était possible,
J'allais me rasseoir, on me jugera comme on voudra, insuffisant ou pire.
D'autres élèves allaient lui montrer qu'ils étaient bien supérieurs à moi, et puis
Dans le fond, je m'en fiche, m'en contrefiche, car mon destin me porte ailleurs
Et cette humiliation je la transformerai en bile à jeter à la face de l'humanité,
Plus tard, quand je serais indépendant, libre à mon tour.
Pour l'instant, je le sais pertinemment, je ne suis pas un adulte solide,
Je reste faible face à ces évènements extérieurs, trop fragilisé au moindre choc.
Peut-être aussi est-ce le lot de tout artiste de connaître ces poles antagonistes
Se jouant de vous pour être mis à l'épreuve face aux sentiments,
Ils vous obligent à mettre en oeuvre des gardes-fous pour vous protéger,
Vous habituer à créer pour survivre...
Avec mon ami, j'ai imaginé des nouvelles histoires pour mon roman,
Dont le titre arrêté nous plaisait à tous les deux : le Roman de l'adolescent myope
Mais il fallait se mettre au travail avec plus d'ardeur, plus de régularité.
Je devais mettre de l'ordre dans mes papiers, construire mon premier chapitre.
Serais-je un jour un auteur digne, un auteur comme Flaubert,
D'ailleurs sur ma table est posé un livre à lui : Bouvard et Pécuchet.
Mon ami Robert aime la littérature alors il me fait part de ses dernières lectures
En venant me voir mélancoliquement dans ma chambre
Au sixième étage. Je l'écoute, je l'observe et je sais,
J'arriverai à tirer de lui l'idéal personnage pour mon roman.
Par moment, ne l'écoutant plus, je construis dans ma tête
Des situations extravagantes où il s'exerce aux rôles auquel
Mon imagination débordante l'amène. - A quoi penses-tu ? me fait-il,
Lorsqu'il me voit dans cet état second que tout grand créateur
Connait en permanence. Je ne peux lui répondre n'importe quoi,
J'avance avec lui comme sur des oeufs, ce qui me vaut
Quelques sentiments plutôt ambivalents sur sa personne.
Ses ambitions sont grandes, il voit son avenir briller de tous les feux,
Toutefois, réaliste, il sait que sans la reconnaissance, le reste,
Tout le reste ne viendra pas. Lorsqu'il parle des femmes, Robert s'enflamme,
Mais j'ai du mal à l'imaginer dans le réel de ces débordements humains,
Certes, il les connait, mais de mon point de vue, uniquement par le truchement
Des livres ou par ouï-dire. Il est si mignon avec ses airs de Paysannes affamées
Des bonnes choses de la vie, et je ne crains pas le ridicule
En avançant que ce garçon est beau, il me plait.
Puisque pour l'instant je n'ai pas d'obligations vis-à-vis des revues littéraires,
Des maisons d'édition, personne ne m'obligeant à fournir du papier à forte dose,
Je dois penser à moi, penser à écrire pour être lu, et comme je l'ai sous la main,
Lui, mon Rimbaud, mon Dorian Gray, je dois en profiter pour décrire
Dans les moindres détails cet énergumène que j'ai choisi de prendre pour ami.
Dans tout roman il y a des conflits, des intrigues et c'est donc dans ce décor,
Peut-être scabreux, qu'il me faudra l'installer inconfortablement.
Il me faut lui trouver d'autres gens autour de lui, un autre garçon,
Comme lui, avec qui il aurait à s'affronter. Ceux qui me connaissent le savent,
J'ai horreur des conflits, c'est chez moi pathologique, pourtant rationnellement
Il ne fait aucun doute, le conflit est un élément essentiel à la vie même.
Mais je ne veux ici trop m'attarder sur mes propres répulsions,
Je dois m'en détacher pour laisser exister mes personnages. Toutefois,
Je reste bloqué, à cause de ça et ne peux aborder mon premier chapitre.
Il me faut peut-être comme au lycée construire un plan
Où je placerai mes acteurs dans une intrigue.
Une chose est sure, le héros de tout ça, c'est moi,
Et le savoir est un premier pas vers l'absolu.
J'écrirai donc, et ce roman relatera les heurs et malheurs d'un adolescent,
Et cet adolescent, c'est moi évidemment. Avec modestie, je ferais comme Proust,
Je m'analyserai, me décrirai évoluant dans un monde avec ces gens qui m'entourent,
Mes amis et camarades d'école, mais je sais une chose dont je suis certain,
Le sujet de mon livre reste dans les limbes de mes entrailles immatures,
Cela ne m'inquiète nullement, j'improviserai au fur et à mesure que j'avancerai
Dans ce travail, puis comme dans tout livre, il y aura une fille, et pour se faire
J'ai choisi ma cousine pour habiter un rôle important dans cette tragédie.
Devant moi, sur ma table de travail, la page est blanche, j'ai fait quelques essais
Mais pas concluants, alors tout est passé à la poubelle. Car oui, j'ai péché mes frères,
Voulant copier mes écrivains préférés, je me suis mis le doigt dans l'oeil,
Écrire n'est pas copier, mais créer, chercher ce qui en soi fait sens, pas ailleurs.
Je me fourvoyais dans les méandres de mes lectures anciennes ou récentes,
Reportant toujours le moment où je devrais m'en détacher pour faire place
Au concret, au réel de ma propre vie.
Premier chapitre.
Qu'écrire maintenant ? N'ayant jamais aimé, je ne peux raconter une histoire d'amour
Comme dans les autres romans, ou alors, me dis-je, il faudrait que j'invente
Ce que je ne connais pas, mais quel lecteur sera assez naïf pour ne pas découvrir
La supercherie, je crains fort de mettre ainsi en danger mon avenir,
Ma carrière d'écrivain.
L'amour, l'amour, vous n'avez que ce mot-là à la bouche, disait Gérard Philippe
Dans " Une grande fille toute simple " d'André Roussin. Il n'y a pas que l'amour,
Surtout pour un puceau, il y a plein d'autres sentiments humains,
Et l'adolescent que je suis doit par ses écrits les révéler au monde
Avant de devenir adulte, avant de devenir un homme comme les autres.
Parler de ces crises nous traversant le corps, à moi et à mes camarades,
Voilà le sujet de mon livre, et pour l'aborder maintenant, il me faut trouver un lieu,
Une situation dramatique comme au théâtre, et pour faire exister tout ça,
Des personnages tous dignes d'un grand roman, le mien.
Il me faut trouver comme pour toute intrigue une souffrance, un truc pas possible
Qui surprendra tout le monde par son originalité, son intensité.
Une fois ce conflit installé en mon âme, la plume à la main, je pourrai sans difficulté
Aller d'un personnage à un autre en fonction de mon bon vouloir
Selon mon humeur et mes caprices du jour, mais une chose est certaine,
Tous mes acteurs auront moins de dix-sept ans et cela j'y tiens
Comme à la prunelle des yeux de ma cousine, dont j'ai tant besoin pour le corps,
Le sujet même de mon roman, l'histoire qui bouleversera l'ensemble de mes amis.
Je serai donc le héros de cette aventure rocambolesque, humaine avant tout,
Ensuite ce sera ma imagination qui guidera le destin de mon oeuvre...
J'ai beau prendre de bonnes résolutions, toujours est-il
Qu'il me manque aujourd'hui l'essentiel : le sujet de mon roman.
J'ai bien entendu en tête une idée, celle de transcrire
La vie de notre petit monde fermé d'écoliers, mais en suis-je capable,
Avec ma tendance à toujours changer, modifier, romancer la réalité ?
À écrire, je suis poussé par une motivation réelle : par ce biais,
J'évite de redoubler mon année scolaire et ainsi je prouverais à mes professeurs
Mes capacités intellectuelles à passer de classe l'année prochaine...
À partir du moment où je prends la plume, comment pourrais-je ne pas parler de moi,
De mon être le plus profond, mais je sais toutefois qu'il me faudra éviter
D'en faire un roman psychologique qui risquerait de barber mes lecteurs,
Et puis, à mon âge et mes modestes expériences de la vie,
En ai-je la compétence ?
Ne pas perdre de vue que j'écris pour les autres,
Pour être lu par mes camarades d'abord, puis par d'autres individus
Si mon manuscrit intéresse un éditeur pour qu'il devienne un livre.
Il n'y a aucun doute pour moi, mon objectif est bien celui-là, avoir du succès
Auprès de mes lecteurs et faire en sorte qu'ils me soient fidèles
Pour les livres suivants. Tout cela paraît bien établi dans ma tête,
Mais à priori seulement, quelque part réside un doute sur toutes ces questions,
Je sais avoir des choses à dire, mais je n'ai pas envie de les écrire.
Le romancier, son métier est de raconter des histoires bien ficelées
Et non pas se dévoiler comme il le ferait dans un journal ou bien
Dans ses correspondances. Voilà ma pensée telle qu'elle se présente
À moi au moment même où ma plume l'expose,
Seulement à la page suivante, je peux avoir l'avis contraire,
C'est peut-être ça aussi l'expérience de l'écriture.
J'imagine mon livre comme des séquences d'un film où l'on verrait,
Par petites touches, l'existence de tous ces êtres m'entourant
Avec leurs problèmes et leurs solutions.
La tache que je m'impose doit se fonder sur du concret et,
Tel Proust l'a fait avant moi, utiliser un narrateur pour raconter ce qui arrive
Dans les moindres détails à tous mes protagonistes.
Pour commencer, j'utiliserai mon ami Robert et dès le début,
Je le placerai en amoureux d'une jeune fille aimée par un autre par ailleurs.

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