Le futur d`Auschwitz

Transcription

Le futur d`Auschwitz
Les Cahiers Irice
Sous la direction
d’Annette Wieviorka et de Piotr Cywinski
Le futur d’Auschwitz
Actes de la journée d’études du 11 mai 2010
Université Paris-I Panthéon-Sorbonne
en partenariat avec la Commission « Mémoire et transmission »
de la Fondation pour la mémoire de la Shoah
Les Cahiers IRICE
Rédaction :
Robert Frank, rédacteur en chef
([email protected])
Maryvonne Le Puloch, secrétaire de rédaction
([email protected])
Cécile Thiébault, aide à l’édition
Comité de rédaction :
Éric Bussière, Corine Defrance, Robert Frank, Jean-Michel Guieu,
Catherine Horel, Stanislas Jeannesson, Marie-Françoise Lévy, Antoine
Marès, Georges-Henri Soutou, Fabrice Virgili, Annette Wieviorka.
IRICE
1 rue Victor Cousin
75005 Paris
Tel : 01 40 46 27 90
[email protected]
Site internet : http://irice.cnrs.fr/
© IRICE (UMR 8138, CNRS, Universités Paris 1 et Paris 4), 2011
ISSN : 1967-2713
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Sommaire
Le futur d’Auschwitz
Annette Wieviorka
Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle : réalités, enjeux,
Piotr Cywinski
5
questions
Débats (1)
9
27
Archeologia d’Andrzej Brzozowski
Ania Szczepanska
35
L’impossible patrimoine négatif
Sophie Wahnich
47
L’aura des ruines d’Oradour
Jean-Jacques Fouché
63
Débats (2)
73
« Mes Auschwitz »
Eva Weil
81
Auschwitz Today: Personnal Observations and Reflections about
Visitors to the Auschwitz-Birkenau State Museum and Memorial
Anna Sommer
87
La centralité d’Auschwitz-Birkenau
dans les représentations de la Shoah
Tal Bruttmann
95
Des sites sans visiteurs : les mémoriaux du camp de Salaspils
et de la forêt de Bikernieki en Lettonie
Fabrice Virgili
Débats (3)
105
111
Conclusion
Robert Frank
117
Les auteurs
123
Le futur d’Auschwitz
Annette WIEVIORKA
Du 6 au 8 mai 1990, à l’initiative de l’anthropologue britannique
Jonathan Webber, se réunissait au Yarton Manor d’Oxford un colloque
sur « le futur d’Auschwitz ». Ce colloque d’un type particulier
regroupant des « intellectuels juifs » de neuf pays s’inscrivait dans la
démarche du Premier ministre polonais, Tadeusz Mazowiecki qui avait
mis sur pied l’année précédente une commission destinée à réfléchir sur
le devenir du musée d’Auschwitz-Birkenau et des monuments installés
sur les sites des centres de mise à mort et des camps de concentration se
trouvant sur le territoire polonais. Cette réunion déboucha sur une
déclaration posant des principes généraux et proposant des suggestions
pratiques pour la réorganisation du musée et pour le site de Birkenau.
À relire vingt ans après cette « Yarton declaration of Jewish Intellectuals
on the future of Auschwitz », qui marque les débuts de la réflexion sur
le site d’Auschwitz après la chute du communisme, on mesure le
chemin parcouru1. Certaines des propositions d’alors sont désormais
obsolètes : elles ont effectivement été mises en œuvre. Birkenau ne
ressemble plus « à un terrain vague, à un dépotoir du souvenir »2.
D’autres demeurent, comme celle posée avec force par Piotr Cywinski
de l’inscription des bourreaux dans la narration de l’histoire
d’Auschwitz-Birkenau.
Pour établir une filiation entre cette première réflexion sur
Auschwitz et notre journée d’étude, nous avons repris le même intitulé,
celui de « futur d’Auschwitz ».
Auschwitz désigne par métonymie (pars pro toto dit Piotr Cywinski)
la Shoah. C’est la date anniversaire de sa « libération » par les
Soviétiques (27 janvier 1945) qui a été le plus généralement choisie pour
1
2
Voir Annette Wieviorka « À propos du site d’Auschwitz. Le symposium d’Oxford »,
suivi par le texte de la déclaration, Pardès, n° 12, 1990, p. 243-248.
Thierry Jonquet, Les Orpailleurs, p. 391-392 de l’édition Gallimard, coll. « Foliopolicier », 2003. Le romancier avait fait le voyage au début des années 1990 quand il
travaillait à la rédaction de son roman [1re éd. : 1993].
6
Annette WIEVIORKA
la journée à « la mémoire de l’Holocauste et pour la prévention des
crimes contre l’humanité » décidée le 18 octobre 2002 par les ministres
de l’Éducation des quarante-huit pays signataires de la Convention
culturelle européenne. Un autre jour aurait pu être choisi comme le 19
avril, début de l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1943, ou Yom
Hashoah, le jour commémoratif en Israël adopté par certaines
communautés juives en diaspora. Mais le choix d’Auschwitz montre
que l’ambition des auteurs de la déclaration dépasse la commémoration
de « l’holocauste ». Auschwitz dépasse le symbole de la Shoah. C’est
désormais un concept, celui du mal absolu que l’homme a pu faire à
l’homme, que l’homme pourrait faire à l’homme. Célébrer la mémoire
d’Auschwitz dans le cadre scolaire doit aider à prévenir les crimes
futurs.
Dans ce cadre pédagogique, la visite des lieux occupe une place
privilégiée. Visiter le lieu où ce mal s’est lové, jusqu’à engloutir plus
d’un million d’être humains, hommes, femmes, enfants, le faire visiter
aux adolescents notamment, suffirait à vacciner contre une quelconque
répétition. Plus jamais ça ! disent ou écrivent les jeunes au retour des
quelques heures qu’ils y ont passées, reprenant l’impératif commun aux
anciens combattants de la Grande Guerre et aux survivants des camps.
Mais le « ça » du futur, nous ne le connaissons pas.
« Le problème d’Auschwitz, disait l’écrivain hongrois Imre Kertész dans
le discours prononcé à la réception du prix Nobel à Stockholm le 10
décembre 2002, n’est pas de savoir s’il faut tirer un trait dessus ou non, si
nous devons en garder la mémoire ou plutôt le jeter dans un tiroir
approprié de l’Histoire, s’il faut ériger des monuments aux millions de
victimes, et quel doit être le monument. Le véritable problème
d’Auschwitz est qu’il a eu lieu et, avec la meilleure ou la plus méchante
volonté du monde, nous n’y pouvons rien changer. En parlant de
“scandale”, le poète hongrois catholique Janos Pilinszky a sans doute
trouvé la meilleure dénomination à ce pénible état de fait ; et, par là, il
voulait à l’évidence dire qu’Auschwitz a eu lieu dans la culture
chrétienne et constitue ainsi, pour un esprit métaphysique, une plaie
ouverte »3.
La tentation est grande de confier le site d’Auschwitz à l’histoire, de
le lui rendre puisqu’elle seule peut assurer sa lisibilité. C’était l’objectif
3
Imre Kertész, « Discours prononcé à la réception du prix Nobel de littérature à
Stockolm, le 10 décembre 2002 », traduit du hongrois par Natalia et Charles
Zaremba, Bulletin de la fondation Auschwitz, n° 80-81, décembre 2003, p. 16.
Le futur d’Auschwitz
7
de mon ouvrage, Auschwitz, soixante ans après4 paru en 2005. Je tentais
de présenter l’histoire du camp, en établissant en permanence un va-etvient entre d’une part ce qu’est aujourd’hui le site du camp et ses
incessantes transformations, ses traces constamment retravaillées par
les hommes et le temps, et, d’autre part, les évènements qui s’y
déroulèrent. Cette démarche conserve toute sa valeur. Mais les années
qui viennent de s’écouler montrent bien qu’il n’est pas seulement
question d’histoire pour les visiteurs qui viennent parfois de très loin
pour visiter Auschwitz en songeant à une autre histoire que celle qui s’y
est déroulée. Évoquer le devenir du site oblige à sortir de l’histoire pour
aborder d’autres questions, éthiques notamment.
Car depuis la parution de ce livre, les choses ont changé, notamment
sous deux aspects qu’a pointés Piotr Cywinski dans son intervention :
l’accroissement considérable du nombre des visiteurs (leur nombre a
triplé en dix ans) et l’effacement que l’on savait pourtant inéluctable des
survivants. L’idée de porter témoignage, elle, ne s’est pas estompée. Elle
a été transférée des hommes aux traces matérielles dans l’illusion
qu’elles échappent au temps. Or, pour reprendre le titre d’une nouvelle
de Vassili Grossman, Tout passe, même si le rythme du passage n’est pas
le même pour les hommes, les constructions matérielles ou les arbres.
Fin août 2010, un coup de vent déracinait le marronnier déjà bien
malade qu’Anne Franck regardait vivre d’une fenêtre de l’Annexe.
L’émotion fut considérable. Le goût du lucre s’en mêla bien vite : des
reliques de l’arbre (fausses, à ce que l’on dit) furent mises en vente sur ebay et il fallut cacher le trésor constitué par les restes du marronnier. Cet
exemple est à méditer : la lecture du Journal, avec ce qu’elle permet
d’imagination, ne suffisait donc pas. Il fallait davantage : des signes
tangibles qui permettaient de regarder du même œil qu’Anne Frank un
arbre érigé au rang de témoin.
Les questions que pose la conservation d’Auschwitz, ce « patrimoine
négatif » (Sophie Wahnich) méritaient d’être discutées. Non d’un seul
point de vue intellectuel, abstrait, qui est bien vite une tentation : il y
aurait une « bonne » mémoire dont experts ou intellectuels fixeraient les
normes. Nous avons choisi le parti pris de la réalité : réfléchir sur le
musée actuel, tel qu’il est, où près d’un million et demi de visiteurs se
rendent chaque année. C’est donc l’homme qui a la charge de ce
patrimoine, Piotr Cywinski, que nous avons souhaité rencontrer pour
4
Robert Laffont. Il est disponible en livre de poche, identique mais sous le titre
Auschwitz : la mémoire d’un lieu, Paris, Hachette-Pluriel, 2006.
8
Annette WIEVIORKA
entendre ce qu’était sa tâche et dialoguer avec lui. Pour nourrir ce
dialogue, nous avons ouvert notre journée d’étude par un film
– Archeologia, longtemps distribué par le CNDP pour être projeté dans
les lycées – mais aujourd’hui tombé dans l’oubli, qu’Ania Szczepanska a
présenté. Trois autres interventions ont été consacrées à Auschwitz :
celle d’Anna Sommer sur la signification d’y être guide, celle de Tal
Bruttmann, historien qui s’y rend souvent ; d’Eva Weil enfin qui dit
« ses Auschwitz ». En contrepoint, Jean-Jacques Fouché a évoqué l’aura
des ruines d’Oradour, Fabrice Virgili des sites en Lettonie qui, au
contraire d’Auschwitz, sont sans visiteurs. Sophie Wahnich a mené une
réflexion sur ce qu’elle a nommé « l’impossible patrimoine négatif ».
Les débats ont été passionnants, emprunts d’une totale liberté,
parfois vifs et sans concessions comme ils devraient toujours l’être dans
une enceinte universitaire. Nous avons choisi de les inclure dans cette
publication. Nous espérons qu’elle sera utile à tous les chercheurs que
la mémoire passionne, mais aussi à ceux qui contribuent dans les
diverses instances à la conservation du site mémoriel d’AuschwitzBirkenau.
Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle :
réalités, enjeux, questions
Piotr M.A. CYWINSKI
Je dirige ce site de mémoire depuis trois ans et demi. Je ne vais pas
faire retour sur l’histoire, mais parler du XXIe siècle, du présent, voire
peut-être du futur, si toutefois les historiens peuvent s’aventurer dans le
futur, pour décrire ce que l’on appelle aujourd’hui un « site de
mémoire » (Gedenkstätte), c’est-à-dire un endroit, un lieu historique qui
présente aujourd’hui bien des difficultés et qui suscite des questions
quand on a pour tâche de préparer le futur.
Je propose d’abord de regarder la carte des grands camps du système
concentrationnaire nazi.
10
Piotr CYWINSKI
Parmi ces anciens camps, l’Auschwitz d’aujourd’hui est-il un site de
mémoire ou un musée ? Ces termes ne conviennent pas. Qu’est-ce qu’un
site de mémoire ? C’est une question que je me suis posée il y a 3 ans et
demi. Quant au terme de musée, il est inclus dans l’intitulé de ma
fonction. Je suis directeur de musée, mais ce musée n’a pas une
muséologie habituelle des musées. Nous ne disposons pas de termes qui
pourraient nous aider à comprendre le site d’Auschwitz-Birkenau, à
exprimer toute une gamme d’expériences liées à un endroit tel
qu’Auschwitz. Dans l’imagination d’après-guerre, le terme de musée
était probablement le plus proche de ce que les gens imaginaient pour
que ce site soit conservé. Dans un musée, il y a un département des
collections. Mais que signifie une collection pour un tel musée ? Encore
une fois, il n’y a pas de mot qui convienne, pas de terme dans notre
culture normale, dans un quotidien normal, pour un site anormal, fondé
sur une histoire anormale.
Suivant les approches, la perspective change selon que l’on considère
Auschwitz-Birkenau comme un site historique, comme un cimetière ou
un sanctuaire, comme une institution culturelle ou un centre
d’éducation. Certaines perspectives peuvent même déranger. Celui pour
qui cet endroit est un sanctuaire peut être agacé par la dimension
éducative ; d’autres personnes qui se rendent à Auschwitz dans un cadre
strictement éducatif peuvent être dérangées par d’autres perspectives qui
se rencontrent sur place.
Une partie des anciens camps que nous trouvons dans la Pologne
actuelle ont été démantelés avant l’arrivée des Soviétiques et leur
existence n’est rappelée que par des mémoriaux situés aujourd’hui dans
des forêts ou des espaces plus ou moins urbanisés. Ces monuments ont
été construits à différentes périodes. Ailleurs, des camps ont
partiellement survécu jusqu’à la Libération, parfois en très bon état. De
nombreux camps ont servi ensuite au NKVD ou à d’autres services
soviétiques ou communistes. Dès la fin de la guerre s’est posée la grande
question : « que faire de ces endroits ? ». Cette discussion concernant
Auschwitz a duré un an et demi. On peut en prendre la mesure en
consultant la presse de l’époque. Il est intéressant de constater que ce
sont essentiellement des survivants d’Auschwitz qui se sont alors
exprimés, ceux qui n’ont pas fait cette expérience n’ont pas vraiment
participé à cette discussion. Dans un premier temps, des Polonais juifs
s’expriment, mais plus on s’éloigne de la Seconde Guerre mondiale, plus
on approche de la fin de 1946, moins ils sont nombreux, en raison des
départs massifs de Juifs. Il aurait été possible de tout garder. Mais rien
Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle
11
que pour la zone d’intérêt d’Auschwitz 1 et de Birkenau, cela fait 40 km2,
sans parler de l’énorme Union Werke, sans parler des quelque quarante
sous-camps.
Finalement la décision a été prise de garder Auschwitz 1 et Birkenau
(photo aérienne de l’été 1944).
•
200 hectares
•
155 bâtiments
•
300 ruines
•
13 km d’enceintes
•
250 m d’archives
•
43 000 photos
historiques
•
80 000 chaussures
•
3 800 valises
•
260 talits
•
40 kg de lunettes
•
6 000 objets d’art
•
1 poupée
Ces deux ensembles ont été jugées suffisants pour raconter toute
l’histoire. Ils ont servi de pars pro toto. Cela fait quand même presque
200 hectares et cela crée aujourd’hui des problèmes énormes. Si l’on avait
conservé davantage de lieux, l’état actuel de ce qui subsiste serait encore
pire.
Nous conservons 155 bâtiments, 300 ruines, des kilomètres
d’enceintes, de voies, des centaines de milliers d’objets, de documents
(250 mètres linéaires d’archives). Ce n’est pas beaucoup, car les nazis ont
tout fait pour faire disparaître les archives en les brûlant ou en les
emportant. On estime ce qui nous reste à 10 ou peut-être 15% de ce qui a
été produit par la Kommandantur. On retrouve 200 000 noms parmi les
quelque 400 000 personnes qui sont entrées en tant que prisonniers
essentiellement politiques ou « sélectionnés » dans les convois de Juifs
pour entrer au camp. On ne retrouve pas, bien sûr, les noms de ceux qui
12
Piotr CYWINSKI
ont été « sélectionnés » directement pour les chambres à gaz (ils n’ont
même pas été répertoriés sur place).
Néanmoins, c’est avec ces deux sites et l’énorme quantité d’objets,
de photos, d’archives, que l’on doit retracer cette histoire, dans une
situation relativement difficile, compte tenu de deux données essentielles
de notre présent. Tout d’abord il y a de moins en moins de survivants, et
leur disparition est brutale : il y a 5 ans, pour le 60e anniversaire de la
libération du camp (27 janvier 2005), ils étaient presque 1 500 à être venus
sur le site, cette année, pour le 65e anniversaire, il y avait environ 150
personnes. Il faut bien se dire qu’une certaine sorte de témoignage
disparaît. Je me souviens qu’il y a quelques années, pratiquement chaque
groupe qui arrivait d’Europe était accompagné d’un survivant.
Maintenant, cela devient très rare et, même s’ils viennent, ils
n’accompagnent plus les 4 heures de visite. C’est une chose à laquelle on
pouvait s’attendre mais qui néanmoins nous surprend tous. Dans nos
méthodes d’enseignement et d’approche, on s’était dit qu’il fallait filmer
en compagnie des survivants. Mais on s’y est mis trop tard. On aurait dû
le faire dans les années 1950, on aurait eu plus de données. Nous verrons
si ces films sont utiles à la transmission.
Un autre problème se présente : ce sont de nouvelles générations
qui visitent le site. Les visiteurs sont en grande partie des jeunes qui ont
17-18 ans, dont les grands-parents sont nés après la guerre. C’est peutêtre plus difficile de leur parler parce que c’est l’histoire de leurs arrièregrands-parents. Psychologiquement c’est une limite très importante,
l’histoire de mes grands-parents c’est encore mon histoire. Les arrièregrands-parents c’est beaucoup plus fictif, c’est moins émotionnel, ce n’est
pas cette histoire familiale, intime, telle que l’on peut l’avoir en soi. Ces
jeunes pensent différemment, ils voient cette histoire comme ma
génération voit la Première Guerre mondiale. C’est un peu différent dans
les milieux juifs, mais dans une génération le problème sera peut-être
semblable, il faut s’y préparer.
Après ces remarques préliminaires, je vais aborder essentiellement
deux problèmes : d’une part, le maintien, l’authenticité du site. C’est
aujourd’hui, 65 ans après un problème réel ; d’autre part le rôle du site.
Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle
13
La préservation du site
Voici 4 exemples :
-
l’intérieur d’un bloc qui n’a jamais servi pour des expositions et
qui est relativement bien conservé ;
les vestiges de baraques en bois de Birkenau qui ont disparu très
vite après la guerre, avant la création du musée ;
certains bâtiments en bois qui sont des reconstructions avec des
pièces originales rassemblées sur le terrain ;
enfin ces baraques en brique à Birkenau qui n’ont pas de
fondements suffisants, qui ont été construites à la va-vite sur des
terrains humides et qui posent de graves problèmes de
sauvegarde.
Pourtant, c’est avec ce site là, ces objets, que l’on doit essayer de
montrer cette histoire et c’est ce site là qui est travaillé par des éducateurs
du monde entier, en raison de son authenticité. Des cours sur la période
du nazisme, sur la Shoah, on peut les faire partout. Si les gens viennent
ici c’est pour voir, pour imaginer, pour agrandir leur conscience de la
réalité. L’authenticité est très liée à la réalité. Ci-dessous nous avons
14
Piotr CYWINSKI
quelques objets qui ne demandent pas de commentaire, sinon, en bas, à
droite, un élément de douche qui a été trouvé dans les ruines des
chambres à gaz lors des travaux de maintien.
Pendant très longtemps, il n’y a pas vraiment eu d’idée de
conservation scientifique de ce site. On ne préserve pas des éléments qui
ont 20 ou 30 ans, on préserve des cathédrales, des châteaux forts, etc. Ce
n’est que dans les années 1990, suite notamment à la conférence
organisée par l’anthropologue britannique Jonathan Webber regroupant
des intellectuels juifs, qu’une pensée scientifique de la conservation a été
mise en place. Et ce n’est qu’il y a 6 ou 7 ans qu’un atelier complet de
conservation a été installé sur le site. Il est assez difficile de conserver des
traces de la fin de la première moitié du XXe siècle. Les étudiants en
techniques de la conservation des monuments travaillent sur des objets
du XIXe siècle ou de périodes plus éloignées dans le temps, rarement sur
Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle
15
le XXe siècle. Les techniques de conservation des plastiques, des
matériaux composites, n’existent pas encore, on ne sait pas comment
chimiquement les préserver. On travaille en coopération avec des
universités et des instituts de chimie mais il y des objets dont on sait que
probablement on ne parviendra pas à les faire durer longtemps. Les
plastiques surtout posent d’énormes problèmes.
Quand on a vu arriver une équipe de six ou sept conservateurs
diplômés, on a commencé à voir le bout du tunnel. Maintenant on en a
douze ou treize, avec de nombreux groupes de différents pays, de
différentes écoles de conservation qui viennent sur place. On peut
commencer à mettre en application des techniques précises. C’était le but
de la Fondation Auschwitz-Birkenau créée l’année dernière. Lorsque l’on
sait que pour préserver tout cela il faut à peu près 20 à 25 ans, sinon le
temps s’écoulera trop vite pour ces objets là et lorsque l’on connaît
l’envergure du problème – 200 hectares, des milliers d’objets – cela veut
dire qu’il faut investir des sommes importantes chaque année. Il est
impensable dans un rythme budgétaire annuel de créer un programme
pour 20-25 ans, de même dans un cadre de subventions européennes qui
ne sont données que pour des périodes de 3 ou 4 ans maximum. Pour
construire dans une logique de préservation sur 20 ou 25 ans, nous avons
créé une fondation. Nous travaillons à la développer pour constituer un
fonds qui puisse nous permettre de réfléchir et d’agir sur le long terme.
Le rôle actuel du site
La fréquentation du site ces dix dernières années est figurée sur ce graphique.
1400000
1200000
1000000
800000
600000
400000
200000
0
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
16
Piotr CYWINSKI
Dans les années 2004-2005, de nombreuses voix se sont élevées, en
Europe surtout, disant « cela suffit, il faudrait arrêter de revenir tout le
temps sur ces thèmes-là, on est au XXIe siècle, les survivants sont très
vieux, on a une Europe commune, il faut tourner la page… ». C’était
agaçant, cela ne proposait rien de concret. On s’aperçoit que la page n’a
pas été tournée dans ce sens, Auschwitz devient un prisme qui permet
de voir la réalité d’aujourd’hui et de penser la réalité de demain. De plus
en plus d’éducateurs, de constructeurs d’éléments d’éducation, scolaires
ou extra-scolaires, professionnels ou non, pensent Auschwitz en ces
termes et viennent avec des groupes très différents. Je passe rapidement
sur la fréquentation ventilée sur les 12 mois de l’année. On voit
clairement la période estivale très chargée qui commence à poser des
problèmes sérieux.
200
180
160
140
120
2007
100
2008
80
2009
60
40
20
0
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
XI
XII
Au mois d’août, sous la porte Arbeit macht frei, sous laquelle tous les
groupes passent, une personne passe toutes les deux secondes, trente
classes arrivent par heure. Parfois, nous devons inviter des groupes à
aller voir d’abord Birkenau et ensuite à venir visiter l’exposition à
Auschwitz 1, pour des raisons techniques. Cela n’est peut-être pas très
bon. D’un point de vue pédagogique, l’exposition devrait être vue en
Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle
17
premier mais il arrivera un moment où il faudra repenser la structure de
la visite.
Ce graphique représente les pays de provenance des visiteurs :
600000
500000
400000
2006
2007
300000
2008
200000
2009
100000
0
PL
USA
GB
D
IT
IL
FR
Corea
CR
O
La Pologne représente le plus grand nombre de visiteurs – comme
Annette Wieviorka l’a écrit, c’est aussi le plus grand cimetière polonais –
des voix se sont élevées avant 2000, prophétisant : « maintenant la
présence polonaise va sûrement diminuer ». Il n’en est rien. Nous
constatons l’influence de l’apparition de la crise du dollar aux États-Unis
sur le nombre des visiteurs américains, et l’apparition des subventions
pour les visites scolaires en Grande-Bretagne qui ont doublé d’année en
année. Nous voyons le développement de programmes de visite pour les
militaires israéliens. Les effectifs des visiteurs venus de France sont
relativement stables, ceux de Corée du Sud les ont rattrapés. Il y a toute
une géographie de ces visites qui reflète une géographie de la mémoire
d’Auschwitz, une mémoire quotidienne parfois, tournée vers le futur,
qui doit éveiller des pensées et des comportements. Si au début des
années 1990 les visiteurs venaient en général de Pologne, d’Israël, des
États-Unis et de certains pays d’Europe occidentale (Allemagne, France),
la seconde moitié des années 1990 voit un éveil très net de l’Europe
centrale : les visiteurs viennent en nombre de la République tchèque, de
la Slovaquie, mais l’Autriche fait défaut, même si Auschwitz est plus
près de Vienne que de Varsovie. Au XXIe siècle on voit l’arrivée de l’Asie,
d’une zone où l’histoire de la Seconde Guerre mondiale est
complètement différente, et cela pose des problèmes : ainsi des
18
Piotr CYWINSKI
personnes viennent à Auschwitz et posent des questions sur la
Mandchourie. Pour nous, la guerre sino-japonaise et l’Asie dans la
Seconde Guerre mondiale sont des thèmes sur lesquels on passe très vite
dans l’enseignement secondaire ; pour eux c’est une blessure ouverte, ce
sont des données politiques actuelles et quand ils voient Auschwitz, ils
se posent des questions sur la Mandchourie. Auschwitz aujourd’hui joue
ce rôle de prisme.
Par cet autre graphique qui représente les effectifs de visiteurs dans
les autres anciens camps de concentration, je souhaite attirer l’attention
sur un nouveau rôle d’Auschwitz.
1400000
1200000
1000000
800000
600000
400000
200000
2006
2007
2008
2009
Gro
ss-R
osen
Treb
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a
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or a
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dan
ek
Stut
thof
Ber
gen
-Be
lsen
Mau
thau
sen
Sac
hsen
hau
sen
Aus
chw
itz
0
Il est difficile de comparer tous ces lieux, leur rôle historique, leur
situation actuelle sont très différents. Néanmoins s’il faut se référer à
d’autres endroits, on peut essayer de bâtir ce genre de tableau. Tous les
sites des camps de concentration ne figurent pas dans ce graphique. Il
faudrait ajouter Dachau qui doit être autour de 500 000 visiteurs par an,
les autres, comme le Struthof en Alsace, ont moins de visiteurs. On voit
très nettement que la différence entre Auschwitz et les autres sites se
creuse : j’ai pris ici les trois dernières années, mais si on avait envisagé
les dix dernières années, on aurait clairement constaté l’envol
d’Auschwitz par rapport à d’autres lieux. Nous sommes dans une culture
où un symbole désigne un phénomène. Auschwitz est le symbole de tout
l’ensemble. Je me réfère souvent à un autre exemple. Il m’arrive de sortir
du bureau, de rencontrer des gens sur le terrain. Alors que j’étais directeur
Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle
19
depuis un an, un monsieur, relativement âgé, m’aborde pour me parler. Il
vient des États-Unis, il est Juif d’Europe, est parti aux États-Unis juste
après la Seconde Guerre mondiale. Son père est mort pendant la Shoah et
il ne pensait pas revenir en Europe, une Europe qui est coupable. Mais,
à 70 ans il a décidé de venir une dernière fois avant sa mort visiter cette
Europe qu’il ne voulait plus voir. Il me dit « il fallait que je vienne à
Auschwitz, comprenez-vous pourquoi ? c’est parce que mon père est mort
à Bergen-Belsen ». Logiquement c’est absurde, il aurait dû aller à BergenBelsen. Mais ce n’est pas la logique qui compte. Auschwitz est le
symbole pars pro toto de toute l’histoire. Ce type de remarque est de plus
en plus fréquent et cela pose des problèmes pédagogiques. Certains
groupes n’iront pas voir d’autres lieux, ils n’iront pas voir Babi Yar, ni
Treblinka. Une histoire doit être racontée à partir de ce site et elle doit
refléter non seulement la réalité d’Auschwitz, mais également toute la
réalité de la Shoah et de la Seconde Guerre mondiale.
Je passe très vite sur ces images très dures, prises à la Libération :
20
Piotr CYWINSKI
Uniquement pour montrer, très vite aussi, une image tout aussi dure :
c’est le génocide au Rwanda en 1994.
Ces images me permettent d’introduire la question la plus difficile :
celle du pourquoi ? Pourquoi ces visites, ces efforts pour préserver
l’authenticité telle qu’elle est aujourd’hui ?
Le « plus jamais cela » n’a pas fonctionné après la guerre, mais on n’a
pas trouvé mieux. C’est le premier cri des déportés pendant leur
internement en camp de concentration, « il faut faire un monde différent,
que cela s’arrête », c’est très présent dans les témoignages des survivants.
Pourtant cela ne fonctionne pas. C’est une des questions les plus difficiles
et elle me hante. Quand il s’agit d’une question intellectuelle,
philosophique, anthropologique, c’est intéressant. On peut lire des livres,
faire des colloques. Mais quand c’est votre réelle responsabilité
professionnelle, cela vous tue à petit feu. Lorsque l’on se rend compte
qu’il y a 1 300 000 personnes qui passent dans ces lieux, qui pleurent,
s’indignent, culpabilisent tout le monde, sont choquées par cet endroit-là
et que, dans l’année qui suit, il y a un génocide quelque part ou une
amorce de génocide, ou un problème de famine et que ce 1 300 000
Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle
21
personnes ne fait rien, malgré les moyens d’information dont on dispose,
on commence à se poser des questions sur le rôle de cette histoire telle
qu’elle est présentée. Je n’ai pas de réponse. Je n’essaye pas de comparer
les génocides, mais de comparer les silences d’antan et d’aujourd’hui,
c’est très brutal.
En dehors de l’éducation, une des premières tâches à laquelle je me
suis attelé, c’est à une réflexion sur l’exposition qui est le fil narratif qui
devrait rendre le site plus lisible. Nous travaillons sur un nouveau
scénario. C’est une question très difficile pour plusieurs raisons. D’abord
l’exposition actuelle a plus de 55 ans, et elle a créé des symboles : quand
on voit une chaussure, on pense à la Shoah. Il ne faut pas perdre ces
symboles, ils sont vivants et ont été repris par d’autres musées, par
d’autres institutions éducatives. Par ailleurs, c’est une exposition qui a
été créée par les survivants, par d’anciens prisonniers et il est difficile de
changer, même s’il y a des éléments qui devraient y être et qui n’y sont
pas. Troisièmement, elle a créé une narration qu’on le veuille ou non et
on retrouve des éléments de cette narration dans d’autres musées, fondés
après la guerre aux États-Unis, ou à Yad Vashem, inconsciemment on
retrouve dans leurs expositions certains éléments narratifs qui
proviennent de l’exposition d’Auschwitz. Certaines personnes n’iront
pas à Auschwitz pour différentes raisons, parce que c’est trop loin et
qu’elles n’ont pas d’argent, mais elles veulent voir Auschwitz en
reconstruction à Washington ou ailleurs. Il ne faut pas perdre ce lien.
Repenser cette exposition n’est pas chose facile et pourtant il faut la
repenser. On pourrait énumérer un certain nombre d’éléments qui n’y
figurent pas et qui devraient y figurer. Je n’en reprendrai qu’un seul ici
pour montrer la difficulté du sujet.
22
Piotr CYWINSKI
Voici des photos que tout le monde a déjà vues, deux jeunes garçons
des transports hongrois (9 et 11 ans) sur la rampe de Birkenau. Le petit
Zril, à gauche nous regarde. C’est son regard qui est dorénavant sur le
nouveau logo du site de mémoire ;
celle prise par des photographes de l’Armée rouge quelques jours après
la Libération ;
Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle
23
ici c’est une photo prise par des SS : on croirait que ce sont des ouvriers
qui travaillent, en fait ce sont des prisonniers qui creusent des canaux
d’irrigation sur Birkenau, c’est un des pires Kommandos, mortel au sens
réel du terme ;
Ci-dessous une photo venant de l’un des ghettos de la Silésie retrouvée
sur le site d’Auschwitz.
24
Piotr CYWINSKI
Ces photos et leurs semblables ont construit notre vision d’Auschwitz.
Mais, il y a d’autres photos que l’on connaît depuis peu de temps. Je
pense à un album d’un SS retrouvé aux États-Unis et ce sont les SS qui
manquent terriblement dans l’exposition. Le problème anthropologique
ne porte pas sur les photos des prisonniers : le prisonnier est quelqu’un
que l’on amène pour le tuer plus ou moins rapidement, c’est une victime
innocente. Le problème c’est celui des SS et pourtant, dans toutes ces
expositions, cet aspect de la réalité n’est pas montré, ni à Auschwitz, ni
dans d’autres expositions, on ne veut plus voir ce monde. Et cela pose
problème car on crée pour les jeunes d’aujourd’hui un monde en noir et
blanc et on ne montre que le blanc, le blanc terrible, le blanc assassiné. Et
cette identification ne permet pas de poser les questions
anthropologiques et philosophiques les plus profondes, les questions sur
la nature de l’être humain.
Nous voyons ici le propriétaire de cet album. Il est à 30 m de l’Arbeit
macht frei. Si l’on regarde bien son visage, en faisant abstraction de
l’uniforme et du contexte, on a l’impression d’être en présence d’un
« bon gars ».
Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle
25
Puis nous le voyons avec des femmes SS dans une petite maisonnette
de montagne à 40 kms au sud d’Auschwitz – ils y vont parfois pour se
reposer en week-end – la vie est normale, quotidienne, on est en weekend.
On ne sait pas comment en parler, ni dans les livres, ni dans les
expositions, ni dans la pédagogie. Et il est là le réel problème :
fonctionnaire ou assassin ? Le problème c’est que c’est les deux en un. Ce
n’est qu’une des difficultés que l’on s’efforce de résoudre en préparant
cette exposition. Un concours pour son aménagement va être lancé
probablement encore cette année. Va-t-il résoudre ces questions-là,
permettre aux gens de dépasser le seuil de la mémoire et de se sentir soimême plus responsable, aujourd’hui, demain… Je ne sais pas. À mon
avis, en Europe, la mémoire ne pose plus de grand problème. Même les
négationnistes, ce n’est plus en Europe qu’il faut les chercher. Il y a
d’autres espaces où règne un négationnisme d’État, réfléchi, pensé et
développé. En Europe, il nous faut nous concentrer autour de la
responsabilité, c’est l ‘enjeu d’aujourd’hui pour l’éducation.
Débats. Première partie
Philippe Allouche, directeur de la Fondation pour la mémoire de la
Shoah — Une question factuelle : on constate une baisse dans le nombre
de visiteurs en 2008 qui semble surtout liée à la Pologne.
Piotr Cywinski — En 2008, la baisse est légère, elle ne m’inquiète pas.
Il y a d’autres facteurs qui créent de sérieux problèmes. La chute du
dollar est vraiment inquiétante : les États-Unis sont passés de 100 000
personnes à environ 40 000 personnes et certains touristes américains
restreignent leurs dépenses en achats de livres par exemple ; le nuage
volcanique : j’ai vécu quelques journées de stress terrible, 40% de mon
budget vient de l’État polonais, 5% de ce que l’on parvient à obtenir de
l’étranger et 55% des bénéfices que nous faisons sur place
(essentiellement : guidage, vente de livres, parking...). Si la fréquentation
devait chuter de 50% à cause, par exemple, d’un nuage volcanique
interdisant la circulation aérienne pendant 2 ou 3 mois, je me verrais
devant la perspective de devoir licencier la moitié des éducateurs et des
guides. Je ne les retrouverai pas ensuite car ils auraient dû trouver du
travail ailleurs. Cela mettrait en cause tout le travail accompli. Le départ
d’éducateurs serait une catastrophe car nous avons travaillé avec Yad
Vashem pendant 15 ans pour obtenir un bon niveau d’éducateurs et de
guides. Ils sont 250 à 260 à guider en 15 langues.
Éva Weil — Pour rester sur le plan des considérations matérielles, il
me semble que l’entrée sur le site est gratuite. C’est un choix délibéré qui
a été discuté et qui me paraît juste. C’est pareil à Yad Vashem. Je ne sais
ce qu’il en est pour les autres musées de la Shoah. Je suppose que c’est
une décision collective juste, mais n’est-elle pas difficile à appliquer dans
le contexte actuel ?
28
Débats. Première partie
Piotr Cywinski — Il y quelques exceptions à la règle générale de
gratuité de la visite sur ce type de lieux. On acquitte un droit d’entrée à
Mauthausen (2 euros ; 1 euros pour le tarif réduit). Néanmoins, à peu
près partout c’est gratuit et moralement, il est clair que l’on ne peut pas
faire autrement. Il y a des descendants des victimes qui viennent comme
on vient au cimetière…. Mais il est vrai qu’économiquement c’est très
difficile, surtout pour la conservation qui est très onéreuse. D’autant plus
que nous dépendons du ministère de la Culture et, comme partout, le
budget de ce ministère est restreint.
Robert Frank — Je souhaiterais poser quelques questions sur le
graphique que vous nous avez montré. Premièrement le nombre
relativement élevé d’Américains et de Britanniques par rapport au
nombre de Français (chiffres rapportés à la population).
600000
500000
400000
2006
2007
2008
2009
300000
200000
100000
0
PL
USA
GB
D
IT
IL
FR
Corea CR
O
De qui s’agit-il ? de survivants ou de familles de survivants ? ; a-t-on
des statistiques antérieures à 2006 pour suivre l‘évolution, en particulier
le nombre d’Allemands et d’Israéliens est supérieur à celui des Français :
est-ce un phénomène récent ? depuis combien de temps les Allemands et
les Israéliens viennent-ils nombreux à Auschwitz ?
Piotr Cywinski — Les chiffres d’avant 2006 existent mais je ne leur fais
pas confiance. À mon arrivée on a mis en place des moyens techniques
pour compter les gens, avant c’était beaucoup plus aléatoire. Les groupes
Débats. Première partie
29
sont très différents : on ne peut considérer de la même manière des
jeunes Allemands, des militaires israéliens et des groupes scolaires
français très composites culturellement. Les guides doivent s’adapter et
dire la même histoire avec des mots parfois différents. Néanmoins, je
vais vous présenter un autre tableau, qui représente le pourcentage de
visiteurs rapporté à la population totale.
1,2
1
0,8
0,6
2008
0,4
0,2
0
PL
rv
No
IL
Sl
ov
IR
CR
B
G
SU
H
BE
a
DK ore
C
On y voit la Pologne, la Norvège, Israël, la Slovaquie, l’Irlande, la
République tchèque, la Grande-Bretagne, la Suède, la Hongrie (ces trois
dernières à 0,2), la Belgique, le Danemark, la Corée. Vous m’excuserez,
mais la France est en si lointaine position, le pourcentage de ses visiteurs
à Auschwitz si infime rapporté à la population totale, qu’elle ne figure
pas dans ce graphique.
Un premier facteur explicatif est la distance. Il fonctionne pour la
Pologne, la Slovaquie, la République tchèque, mais on voit qu’il ne vaut
pas pour la Norvège, Israël, ou l’Irlande ; un deuxième facteur concerne
l’éducation, les programmes scolaires et l’investissement financier des
pouvoirs locaux et centraux dans ces déplacements qui sont trop onéreux
pour des familles. La hausse de la Grande-Bretagne, qui est passée de
50 000 à 100 000 en une année, est due à la mise en place d’une aide
gouvernementale pour ces voyages. Ce sont des statistiques qui
changent, pour 2009 je n’ai pas encore les chiffres, mais les changements
ne devraient pas être importants, sauf pour la Slovaquie et la République
tchèque, pays pour lesquels on constate un gain de 30% environ d’année
en année. Je n’ai pas l’impression que l’Europe occidentale se lasse, au
contraire il y a des zones de développement : l’Espagne s’est réveillée il y
a trois ou quatre ans, on voit une très nette hausse d’intérêt des
Espagnols, les Italiens arrivent assez nombreux (ce sont des politiques
régionales en Italie qui décident : surtout l’Italie du Nord et l’extrême
30
Débats. Première partie
sud de l’Italie, le centre n’est pas aussi présent). Ce qui m’intéresse
surtout, ce sont les régions qui ne viennent pas. Je comprends que
l’Amérique du Sud ne vienne pas ou rarement, étant donné les distances,
certaines parties de l’Asie ne viennent pas pour des raisons politiques.
Mais quand la Chine bougera, il faudra repenser beaucoup de choses,
politiquement aussi. Il est parfois difficile d’accueillir des visites
officielles de certains pays, l’Afrique du Nord et le Proche-Orient sont
absents (quelques dizaines de personnes par an et par pays), excepté
Israël. C’est un problème sérieux, qui nous concerne tous et nous en
sommes un peu responsables car les premiers instruments d’éducation
en arabe, en persan, ne sont apparus que dans les trois dernières années.
Le dialogue n’a pas été amorcé il y a vingt ans et on en paie un peu le
prix maintenant. À cela s’ajoutent les problèmes politiques autour
d’Israël qui ne sont pas favorables.
Jean-Charles Szurek, sociologue – Quand j’avais fait une enquête sur
le musée d’Auschwitz, durant la période communiste1, ce qui m’avait
frappé c’était la qualité du travail du musée. L’institution regroupait déjà
près de deux cents personnes et ce qui était frappant, c’était l’occultation
du génocide des Juifs. C’était le principal message, bien qu’il y ait eu un
pavillon juif. L’anonymat régnait dans le musée. Toute la partie
technique était très développée, notamment la partie conservation
(7 personnes y travaillaient) et quand vous dites que cette conservation
s’est développée dans les années 1990 et même tout récemment, je me
demande comment vous voyez cela par rapport à ce qui se passait à la
période communiste.
Piotr Cywinski — Il y a deux périodes dans l’occultation du génocide
des Juifs pendant la période communiste. D’abord, la période stalinienne
où c’était l’internationalisation qui prévalait – il fallait avoir le plus de
victimes possible car on pouvait créer une sorte d’unité politique (on a
même deux Chinois victimes à Auschwitz, des Allemands nés en Chine) ;
puis à partir de 1967-1968, c’est une période anti-juive, antisémite, antiisraélienne.
1
Jean-Charles Szurek, « Le camp-musée d’Auschwitz », dans Alain Brossat, Sonia
Combes, Jean-Yves Potel, Jean-Charles Szurek, À l’Est, la mémoire retrouvée, Paris, La
Découverte, 1990.
Débats. Première partie
31
Dans la première période, la multitude de nations concernées par la
déportation à Auschwitz permettait d’envisager de poser d’une façon ou
d’une autre la question des transports juifs : dans la seconde période, cela
est devenu impossible, jusque tard dans les années 1980. Quant à la
conservation, dans ces années-là, des menuisiers, des maçons...
travaillent pour le musée. Est-ce que ce sont des conservateurs ? Il n’y
avait pas un seul conservateur diplômé. Parfois on demandait de l’aide à
d’autres musées. Mais cela ne correspond pas à ce que l’on appelle
« conservation » de nos jours. Si l’on ne se penche pas sur les questions
de conservation, on en viendra à n’exposer que des maquettes où les
reconstructions sont plus importantes que ce qui est authentique. C’est
un pari un peu fou étant donné l’immensité du terrain, mais nous avons
créé cette fondation qui sera l’outil principal d’une pensée du long terme.
Il faut que l’on réunisse 120 millions d’euros dans ce fonds perpétuel, de
manière à disposer de 4 millions chaque année. Au bout d’un an de
fundraising, nous approchons des 70 millions promis par des pays
(Allemagne, 60 millions en 5 ans, Autriche 6 millions en 2 ans).
Puisqu’on est arrivé à ce résultat important au bout d’une année, ce pari
n’est peut-être pas si fou que cela et on peut essayer de penser ce site en
termes de conservation scientifique professionnelle. Je ferai tout pour
cela.
Rachel Rimmer, chargée communication, FMS — Je souhaiterais en
savoir un peu plus sur ce qui va être restructuré : est-ce l’exposition
permanente à Auschwitz 1, les parcours ?
Anne Simonin, historienne — À propos de l’argent : vous avez besoin
de lever des fonds et vous avez ce souci que les gens se rendent compte
de ce qu’ils viennent voir et que cette visite ait un impact plus fort sur la
pensée politique et personnelle des individus. Ne pensez-vous pas que
plutôt que de faire appel à de l’argent public et de passer par une
mémoire d’État qui n’arrive pas à se transmettre, vous pourriez dire :
« on a besoin de tant de millions d’euros » et demander aux gens de
participer, c’est une forme d’implication de donner de l’argent, il me
semble que cela pourrait être une solution. Et cela permettrait de faire
appel aux meilleurs architectes en lançant un concours international et en
mettant le savoir technique qui a servi à tuer des millions d’êtres
humains au service de la préservation de ce lieu.
32
Débats. Première partie
Corine Defrance, historienne — Avez-vous des éléments de
comparaison dans la fréquentation des visiteurs, selon la nationalité et la
composition sociologique, entre Buchenwald et Birkenau ?
Piotr Cywinski — La restructuration, c’est un terme qui est large. Pour
moi, ce qui est le plus important c’est de changer l’exposition. L’échéance
est difficile à déterminer. Nous terminons cette année le scénario et nous
allons lancer un concours en deux étapes car il y aura beaucoup de
participants. Cela prendra plusieurs années, ce qui implique un
problème logistique : il est impossible de fermer le musée pour deux ans.
Les guides devront aussi apprendre un parcours légèrement nouveau.
Néanmoins, nous pouvons estimer que si le concours est lancé cette
année, que le budget le permet, les premiers travaux vont commencer fin
2011. Cette exposition devra être précédée d’une courte introduction de 7
à 10 minutes. Actuellement les gens qui se présentent à l’entrée arrivent
beaucoup trop vite dans l’exposition. Tous n’ont pas eu préalablement
les cours nécessaires ; tous ne sont pas des personnes qui ont perdu des
membres de leur famille à Auschwitz. Il faut que l’histoire commence
dans les années 1930 et non en 1940 puis 1942. L’exposition sera
complétée par d’autres expositions, notamment celle du Pavillon juif qui
va être renouvelée par l’Institut Yad Vashem dans les trois années à
venir. Voilà pour la didactique, la manière de montrer, le reste pose des
problèmes de capacité d’accueil. Cela ne se voit pas à Birkenau qui est
immense, mais à Auschwitz, il arrive un moment où il faut dire « stop ».
Il arrive que des personnes se sentent mal dans des endroits difficiles
d’accès et que l’aide médicale mette du temps à arriver parce qu’il y a
trop de monde. C’est la deuxième année consécutive que l’on ne laisse
entrer que des groupes organisés entre 10h et 15h pendant la saison
estivale. Un groupe guidé peut aller plus ou moins vite en accordant son
rythme de visite au groupe précédent et au groupe suivant. Si entre les
groupes se trouvent des individus ou des familles entières, il peut arriver
qu’il y ait des blocages complets qui deviennent dangereux. Les
individuels doivent venir soit le matin avant 10h soit après 15h. Des voix
s’élèvent en France, parmi d’anciens prisonniers, en faveur d’une
muséologie plus adaptée sur le site de Birkenau. C’est une réflexion que
je vais présenter au conseil international au mois de juin. Cela pose des
problèmes : dans les baraques en briques il n’est pas question de mettre
en place une muséologie, il faut d’abord les conserver et ce processus va
prendre quelques années. Construire quelque chose d’autre, j’y vois des
aspects positifs et négatifs.
Débats. Première partie
33
La question privé/public : le privé pose des difficultés énormes.
D’abord les sommes seraient beaucoup plus difficiles à atteindre, ensuite
j’entrerais très rapidement dans une guerre non déclarée avec d’autres
institutions qui touchent aussi le privé. Il y a trois façons de penser les
choses. On peut penser en terme de responsabilité historique et
demander de l’argent à l’Allemagne ou à d’autres pays qui ont organisé
la déportation : je n’aime pas cette méthode, elle est contreproductive et
de plus en plus difficile à justifier au fil des générations. Une autre
méthode consiste à faire appel au mécénat privé. Si quelqu’un veut
m’aider, je ne le refuse pas (l’atelier de conservation a été financé par la
Fondation Lauder, une fondation privée), mais je crois qu’Auschwitz se
situe à une échelle gouvernementale, c’est un site d’éducation, de
formation de nouvelles générations et c’est une responsabilité d’État. Des
outils européens sont aussi à instaurer pour récolter des fonds.
Quant à la comparaison avec Buchenwald, quantitativement on peut
le faire. Mais ce qui serait beaucoup plus intéressant, ce serait de faire
une énorme enquête qualitative. Mais elle est difficile à faire à la fin de la
visite vu l’état dans lequel se trouvent les personnes qui sortent. Il
faudrait pouvoir le faire un an ou deux après, pour voir ce qui en est
resté vraiment.
Archeologia d’Andrzej Brzozowski
Ania SZCZEPANSKA
« The artistic and scientific worldmaking
always begins with collections »1
Archeologia est à première vue un film d’objets, des objets exhumés,
nommés, classés et exposés aux yeux du spectateur par le biais d’une
caméra. Par ce geste, les objets retrouvés quittent leur usage premier (le
rouge à lèvres déterré n’embellira plus aucune lèvre) pour devenir des
traces. Le court-métrage de quinze minutes d’Andrzej Brzozowski,
tourné en 1967 sur le site d’Auschwitz II Birkenau, offre un poignant
prélude cinématographique à cette journée d’étude consacrée au futur du
musée d’Auschwitz. En organisant, puis filmant des fouilles
archéologiques à proximité du Krematorium III, le cinéaste polonais fait
en effet résonner des questions essentielles qui seront soulevées tout au
long de notre réflexion collective : quelles fonctions devrait-on attribuer
aux traces matérielles laissées par les victimes du nazisme dans la
construction d’une mémoire du camp d’Auschwitz ? Ces objets retrouvés
dans différentes strates du sol parlent-ils d’eux-mêmes ou doit-on les
accompagner d’un discours pour leur donner du sens ? Dans ce second
cas, faut-il recourir aux mots des témoins ou à ceux des historiens, ou
aux deux, mais alors comment articuler ces deux paroles ? Tels qu’ils
sont mis en scène dans le film, les objets et les mots (même s’ils ne sont
qu’écrits et jamais prononcés) véhiculent des affects. Que faire de cette
émotion qui surgit ? Doit-on l’inscrire dans le projet éducatif visé par le
musée d’Auschwitz ?
Nous ne chercherons pas dans ce court-métrage des réponses
définitives à toutes ces questions ; ce serait beaucoup demander à un
1
Basile Doganis, « Collection as Worldmaking », Intermedia, n° 2 : Collection, IMT
(Intermédiathèque)-The University Museum-the University of Tokyo (UMUT). Voir
aussi dans le même catalogue l’article de Kei Osawa, « The collection and the
Infinite ».
36
Ania SZCZEPANSKA
cinéaste que de lui faire résoudre tous les débats des historiens. En
revanche, en déployant la manière dont Brzozowski filme le travail des
archéologues, il est possible d’entrevoir dans cette rencontre singulière
entre les outils du cinéma et ceux de l’histoire deux horizons de
réflexion, à la fois sur les usages possibles des traces retrouvées et
exposées au musée d’Auschwitz, et sur l’acte même de vouloir filmer un
site de mémoire devenu lieu de mémoire2.
Cherchez dans les cendres
Le générique de fin d’Archeologia explicite les conditions de tournage
du film. Les fouilles archéologiques menées sur le site d’Auschwitz II
Birkenau ont été organisées par le cinéaste Andrzej Brzozowski qui a fait
appel à des scientifiques polonais de l’Institut d’histoire de la culture
matérielle3. Pourquoi un cinéaste choisit-il d’entreprendre ce type de
recherches ? Le point de départ de Brzozowski fut la lecture de l’ouvrage
Cherchez dans les cendres, anthologie de lettres trouvées sur le terrain du
camp d’Auschwitz et publiées en 1965 par une maison d’édition de
Lodz4. Persuadé que d’autres objets restaient encore à déterrer, il a
cherché à articuler son projet cinématographique avec celui des
archéologues. Contrairement à son film précédent, Près de la voie ferrée
(Przy torze kolejowym, 1963)5, consacré également au sort des Juifs
2
3
4
5
Cette réflexion a été largement nourrie par la synthèse très stimulante formulée par
Robert Frank à la fin de cette journée d’étude, mais également par les questions
soulevées par Piotr Cywinski, Annette Wieviorka ainsi que Sophie Wahnich. Leurs
interventions, mais surtout les échanges qui ont suivi, ont enrichi ma lecture de ce
film et je les en remercie.
Instytut historii kultury materialnej. L’Institut d’histoire de la culturelle matérielle a
été fondé en 1953 dans le but de mener des études sur les conditions de vie et le
niveau matériel de populations anciennes, principalement dans le domaine de
l’agriculture, de l’élevage, de l’industrie et de l’artisanat. Il est devenu en 1992
l’Institut d’archéologie et d’ethnologie [Instytut archeologii i etnologii PAN]. Voir :
www.iaepan.edu.pl
Liber Brener, Adam Wein, Janusz Gumkowski, Adam Rutkowski (dir.), Szukajcie
w popiołach : papiery znalezione w Oświęcimiu, Lodz, Wydawnictwo Łódzkie, 1965.
Przy torze kolejowym (1963) est une adaptation d’une nouvelle de Zofia Nałkowska
issue du recueil Les médaillons publié en 1946. Ce film met en scène une femme juive
qui a réussi à s’échapper du wagon qui la menait à Auschwitz. Blessée et incapable de
marcher, elle se retrouve immobilisée sur la voie de chemin de fer, à quelques
centaines de mètres de l’entrée du camp. Les habitants du village situé à proximité de
la voie ne savent comment se comporter et ne veulent pas risquer leur vie en aidant
une Juive. L’un d’eux finit par lui proposer une cigarette avant de l’abattre. Ce
premier film de Brzozowski, interdit en 1963, n’a pu être diffusé publiquement qu’en
1991 au festival des courts-métrages de Cracovie. Voir Tadeusz Lubelski, Historia kina
polskiego, Twórcy, filmy i konteksty, Katowice, Videograf II, 2008, p. 252.
Archeologia d’Andrzej Brzozowski
37
pendant la Seconde Guerre mondiale, Brzozowski a cette fois-ci
abandonné la fiction pour rendre compte du travail des chercheurs sur le
site d’Auschwitz II Birkenau et des résultats de ces fouilles archéologiques.
Remarquons au passage que la production d’Archeologia a été prise en
charge par le Studio des films éducatifs de Lodz6, l’un des deux grands
studios polonais de production des films documentaires de l’époque. On
pourrait penser que ce choix inscrit d’emblée le film dans une démarche
à la fois scientifique et pédagogique, étant donnée la vocation première
de sa structure de production, or ce n’est pas tout à fait le cas. Il ne faut
en effet pas oublier que le Studio des films éducatifs de Lodz a produit
une grande variété de films documentaires qui étaient loin de
correspondre toujours aux codes narratifs et esthétiques de films
éducatifs7. Si Brzozowski produit son film dans ce cadre de production,
c’est sans doute aussi parce qu’il entrevoit la possibilité de donner à son
projet une portée plus large que celle d’un film éducatif. Néanmoins, en
étudiant les choix cinématographiques du cinéaste et leurs effets, il ne
faudra pas oublier que cette visée pédagogique a nourri le projet dès le
lancement de la production.
La discrétion d’un protocole scientifique
Archeologia se présente comme un compte rendu très fidèle des
méthodes de travail de l’archéologie moderne, tels qu’Alain Schnapp les
définit en 1974 dans Faire de l’histoire8:
« L’archéologie moderne tend à se débarrasser des habitudes de la
collection, de la quête hasardeuse d’objets isolés au profit de recherches
organisées. (...) La fouille stratigraphique tend à la reconstitution aussi
fidèle que possible des accidents qui ont affecté les différents niveaux
d’occupation du “sol” : abandons, destructions, remplois etc. Autrement
dit il s’agit non pas d’isoler des collections d’objets, mais, bien au
contraire, d’étudier les relations entretenues par les objets. »
6
7
8
Wytwórnia filmów oświatowych. Créé en 1945, le Studio des films éducatifs était
chargé de produire des films éducatifs dans des domaines divers, principalement les
sciences dures, dans le but de vulgariser le savoir scientifique auprès du grand public.
Le studio existe encore aujourd’hui. Voir : www.wfo.com.pl
La production de films documentaires d’auteur très novateurs, comme ceux de
Wojciech Wiśniewski dans les années 1970, confirme cette grande liberté créative
soutenue par le Studio des films éducatifs de Lodz.
Alain Schnapp, « L’archéologie », dans Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire de
l’histoire, Nouvelles approches, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1974.
38
Ania SZCZEPANSKA
Le travail de l’archéologue se fonde ainsi sur la fouille stratigraphique
censée permettre une meilleure compréhension des objets retrouvés
grâce à une mise en perspective de leurs liens réciproques. C’est
également à partir de cette méthode-là que Brzozowski choisit de
structurer son film, reprenant étape par étape la démarche des
archéologues. Cet emprunt méthodologique, mis en exergue par le titre
Archeologia, constitue le fil narratif du film qui se déroule selon un
protocole scientifique propre à toute fouille archéologique.
Le cinéaste filme ainsi la prospection du sol destinée à repérer des
indices pour choisir la parcelle de terrain la plus favorable. Dans un
second temps, il donne à voir les outils destinés au carroyage qui
permettront le découpage du site en zones carrées qui seront
soigneusement identifiées par des lettres. Tels des titres de chapitres, les
quatre lettres A, B, C, D réapparaissent tout au long du film signalant le
processus progressif d’exploration du sol. Enfin, l’ensemble des objets
trouvés sont identifiés et catalogués dans un journal de bord dont les
feuillets seront présentés en gros plan à l’image.
Photogramme n° 1, Prospection au sol
(1’09-1’17)
Photogramme n° 2, Découpage du terrain
en 4 zones (2’35-2’42)
Photogramme n° 3, Parcelle de terrain B
(4’41-4’46)
Photogramme n° 4, Coupe stratigraphique
(8’05-8’07)
Archeologia d’Andrzej Brzozowski
39
Face à ce protocole rigoureux, on pourrait penser qu’Archeologia
amène le spectateur à se défaire de toute émotion vis-à-vis de ce qui lui
est donné à voir. Comme si l’appareillage scientifique pouvait nous
préserver des affects suscités par les objets déterrés et par l’histoire
qu’évoque chacune de ces traces. Cette mise à distance, le cinéaste
Andrzej Munk avait déjà tenté de lui donner forme dans son film
inachevé La Passagère en 19639. À travers le personnage de Lisa, une SS
chargée de trier les objets des détenus arrivés au camp d’Auschwitz, il
voulait comprendre les camps en explorant les ressorts d’une « mentalité
de fonctionnaire ». Munk lui aussi pointait sa caméra sur des objets,
rassemblés cette fois-ci en masse et triés pour être réemployés. La voix
narrative de Lisa incarnait les mécanismes de cette économie
particulière : « En fait, je ne m’occupais pas des détenus mais de leurs
affaires. Tout appartenait au Reich et moi je devais veiller à ce que rien
ne s’égare. »
Photogramme n°5, La Passagère
(Pasażerka, Andrzej Munk et Witold
Lesiewicz, 1963), 6’43
Photogramme n°6, La Passagère, 25’54
En comparant les deux films, on se dit que les objets déterrés dans
Archeologia sont en quelque sorte les débris dont le Reich n’a pas voulu.
Ou alors, autre possibilité, ces objets auraient échappé aux mailles
pourtant infaillibles d’une gestion rigoureuse, en tombant d’une poche
ou en étant jetés sur le sol. Un patrimoine spolié et exploité dans un cas,
9
Mort dans un accident de voiture Andrzej Munk n’a pu terminer son film. Witold
Leszczynski en a repris le montage pour aboutir à la version que nous connaissons
aujourd’hui. Sur La Passagère d’Andrzej Munk, voir entre autres « Andrzej Munk »,
Études cinématographiques, Michel Estève (dir.), Paris, Minard, 1965 et Luc Moulet,
« Andrzej Munk », Les Cahiers du cinéma, n° 163, février 1965.
40
Ania SZCZEPANSKA
dans l’autre, des restes d’une vie antérieure tombés et ensevelis par la
terre.
Si je convoque ici La Passagère, ce n’est pas seulement pour le parallèle
pictural et le prolongement narratif que représente Archeologia. Les liens
que tissent les images de ces deux films m’ont amenée à découvrir que
Brzozowski avait été l’assistant sur le tournage de La Passagère. Or, la
manière dont il décrit les choix de mise en scène de Munk convient
étrangement à sa propre démarche :
« Il veut montrer le camp différemment (...). Si on montre des coups, des
tortures, c’est seulement en arrière-plan, avec des images floues,
dépourvues de cri. Plutôt que la pression physique, montrer la pression
morale plus cruelle encore, le fait de tuer l’être humain de l’intérieur. Pas
de cadavres entassés mais les objets laissés par les gens, les tapis persans
volés aux Juifs belges, à côté d’une montagne de chaussures. La mentalité
d’un fonctionnaire plutôt que celle d’un assassin »10.
Comme le commente à juste titre Piotr Cywinski, la distinction est
dangereuse, car la mentalité d’un fonctionnaire fut justement aussi celle
d’un assassin. Cette interrogation sur la place à donner aux bourreaux
dans la construction d’une histoire des camps a largement été débattue11.
Mais dans les années 1960, nous n’en sommes pas là, l’enjeu est différent.
Pour Munk et Brzozowski, distinguer l’assassin du fonctionnaire est
encore nécessaire pour comprendre la possibilité et le fonctionnement
d’un système de mise à mort.
L’usage d’outils scientifiques prolonge le questionnement amorcé
dans La Passagère. En comparant les démarches de Resnais et de Munk,
Luc Moullet écrit : « La discrétion de Resnais était une discrétion que l’on
remarque. Ici, [chez Munk] la discrétion reste discrète. De la chambre à
gaz nous ne voyons que le tour, tout comme les Allemands »12. Dans
Archeologia, Brzozowski ajoute un degré de plus à cet art de la discrétion
en nous montrant a posteriori l’acte d’exhumation des débris dont on ne
sait vraiment que faire, à part les ordonner et les classer au rang de traces
muettes.
10
11
12
Andrzej Brzozowki à propos d’Andrzej Munk. Propos extrait de Jacek Fuksiewicz,
Andrzej Munk, Varsovie, Wydawnictwa artystyczne i filmowe, 1964. J’utilise ici ma
propre traduction. Un extrait des propos de Brzozowski a été traduit et publié dans le
numéro 163 des Cahiers du cinéma en février 1965.
Voir entre autres Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, Paris, Gallimard, 2006,
éd. définitive, complétée et mise à jour [1re éd. : 1991].
Luc Moullet, « Andrzej Munk », Les Cahiers du cinéma, n° 165, février 1963, p. 51.
Archeologia d’Andrzej Brzozowski
41
Quels « vestiges » pour quelle mémoire ?
S’il ne commente ni n’explicite la « collection »13 qui prend forme à
l’écran, Brzozowski opère un choix. Il est certain que le cinéaste n’a pas
donné à voir la totalité des objets exhumés ce jour là14, et c’est dans la
sélection qu’il a opérée qu’il faut chercher la mémoire du camp portée
par le film. Essayons au moins de clarifier ce que nous disent les traces
qui sont filmées. Quelle histoire nous suggèrent-elles ?
Le montage de Brzozowski souligne avant tout l’universalité du sort
des détenus du camp d’Auschwitz II. Les objets montrés sont
principalement ceux de la vie quotidienne (peigne, pièce de monnaie,
ciseaux, rouge à lèvres...), ils évoquent un monde mixte,
intergénérationnel, où civils et militaires sont voués à la même fin. Or
cette égalité des nationalités et des religions devant la mort pose
problème. Comme l’a rappelé Annette Wieviorka, si le camp
d’Auschwitz II Birkenau était à l’origine destiné aux soldats soviétiques
et prévu pour deux cent mille prisonniers, il est devenu le 8 octobre 1941,
un centre de mise à mort destiné principalement aux Juifs d’Europe. Or à
aucun moment, cette spécificité n’est indiquée ni même suggérée dans le
film. Comment comprendre que cette vérité soit complètement absente
du film ?
Plutôt que d’y voir une prise de position du cinéaste vis-à-vis de
l’histoire du camp de Birkenau, il me semble que Brzozowski ne fait
qu’attester de l’état de l’historiographie polonaise au moment du
tournage d’Archeologia. Malgré lui, ce film nous fait prendre conscience,
s’il en était encore besoin, du cheminement de la mémoire des camps
entre les années 1960 et aujourd’hui. Il faut en effet garder à l’esprit que
la vision égalitaire des nations européennes victimes du nazisme restait
encore très prégnante dans les années 1960. Dix ans auparavant, le film
Nuit et brouillard (1955) d’Alain Resnais était lui aussi un film marqué par
cette mémoire-là15. Alors peut-on reprocher à Brzozowski d’être un
13
14
15
Piotr Cywinski a souligné les nombreuses difficultés pour nommer les objets qui sont
exposés au musée d’Auschwitz. Il est impropre de parler de « collection » mais
aucune autre terminologie ne vient remplacer ce lexique lacunaire.
Il faudrait étudier ce point plus en détail et voir si le musée d’Auschwitz a gardé
l’intégralité des objets trouvés lors de ces fouilles. J’ai posé la question aux archivistes
du musée et des recherches sont en cours.
Pour une analyse plus complète du film d’Alain Resnais et notamment des enjeux du
commentaire de Jean Cayrol, voir Sylvie Lindeperg, Nuit et brouillard, un film dans
l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2007.
42
Ania SZCZEPANSKA
homme de son temps et de ne pas avoir su dépasser l’historiographie de
son pays et de son époque ? Dans un certain sens oui, si l’on pense que le
procès Eichmann a eu lieu six ans auparavant, en 1961, marquant une
véritable rupture dans la mémoire des camps construite dans les années
1950. Pour autant, il serait anachronique de penser que les conséquences
de ce procès traversèrent aussi rapidement les frontières du rideau de fer.
Dans la Pologne de 1967 (et ce sera le cas jusque dans les années 199016),
cette mémoire n’est assurément pas encore celle des témoins de la Shoah
et la spécificité du sort des Juifs dans les camps n’a pas été publiquement
formulée. C’est pourquoi cette critique vis-à-vis du film de Brzozowski,
si elle est formulée, doit prendre en compte ce contexte. Par ailleurs, au
regard de la rareté des films de cette époque sur les camps, Archeologia
mérite, par son existence même, malgré l’historiographie inactuelle et
inexacte à laquelle le film se réfère, d’être vu et étudié, comme le prouve
d’ailleurs le choix de le projeter en prologue à cette journée d’étude.
Une archéologie du temps présent
Si l’intérêt de ce film aujourd’hui ne repose pas sur le savoir qu’il nous
donne du passé de Birkenau, quel est-il ? Pourquoi Archeologia nous
laisse une impression si forte, très différente de la plupart des films
documentaires actuels filmés sur le site d’Auschwitz ?
Une première réponse est peut-être à chercher dans sa construction,
dans cette manière de dévoiler progressivement le cadre général et
l’enjeu du film. Lech Pijanowski commente ce processus dans un article
de l’époque :
« Le métier d’archéologue est associé au calme du millénaire, au silence
des siècles enfermés dans les restes de civilisations oubliées. [...] Le choc
intervient au moment où les premiers objets sont extraits de la terre. [...]
Ce ne sont pas des vases antiques, ni des poignets de bronze – c’est
quelque chose de beaucoup plus proche de nous que les habituels fruits
du labeur des archéologues. Leurs découvertes sont choquantes car elles
rappellent à première vue une banale décharge »17.
Brzozowski utilise l’image que l’on peut avoir du travail des
archéologues pour la déplacer dans une temporalité « beaucoup plus
16
17
Voir Jean-Charles Szurek et Annette Wieviorka (dir.), Juifs et Polonais 1938-2008, Paris,
Albin Michel, 2009.
Lech Pijanowski, « Garść polskiej ziemi », Kino, n° 6, 1968, p. 22-24.
Archeologia d’Andrzej Brzozowski
43
proche de nous », et complètement inattendue. L’effet est d’autant plus
frappant que l’origine des objets n’est dévoilée que partiellement, indice
après indice, comme si notre connaissance suivait de façon accélérée le
cheminement des archéologues. De même que « le vestige archéologique
est par nature résiduel et lacunaire »18, nous entrevoyons la possibilité
d’un savoir à venir, mais un savoir qui lui aussi sera voué à être
fragmentaire.
À cette progression narrative s’ajoute un second geste radical, celui de
ne situer que tardivement les fouilles à proximité du site de Birkenau. Le
premier plan des fils barbelés du camp n’apparaît que très tard, aux deux
tiers du film et ce n’est qu’au générique de fin que l’on apprendra
l’emplacement approximatif de ces recherches, près du Krematorium III.
C’est uniquement à partir du premier plan des barbelés à la 10e
minute du film que l’origine des objets est clairement formulée, conférant
à ces débris le statut de traces laissées par des victimes du système
concentrationnaire et de la Solution finale. Le lien est clair et pourtant il
ne sera jamais explicité. À quel convoi de prisonniers appartenaient ces
objets ? Comment se sont-ils retrouvés à cet endroit précis ? Ces
questions ne seront pas élucidées19.
Photogramme n°7, 1er plan qui situe les fouilles
archéologiques dans le camp d’Auschwitz IIBirkenau (10’32-10’35)
18
19
Alain Schnapp, « L’archéologie »…, op. cit., p. 8.
Piotr Cywinski suggère que ce sont des objets tombés des poches des prisonniers,
mais il faudrait mener une recherche plus précise pour déterminer avec certitude leur
provenance.
44
Ania SZCZEPANSKA
« Une grande revanche de l’intelligence sur le donné »20
Mais le film de Brzozowski ne s’arrête pas à ce catalogue d’objets. Il
anticipe l’étape suivante du travail des archéologues en amorçant « le
passage de la description à l’interprétation »21. Progressivement, il
convoque des références extérieures à la scène qu’il est en train de filmer.
Il le fait d’ailleurs de manière tellement brève et incisive que son plan d’à
peine deux secondes pourrait passer inaperçu :
Photogramme n°8, « Liberté-Egalité-Fraternité »,
dont la traduction n’est que partielle, Braterstwo
signifie en polonais « fraternité » et Svoboda en
russe « liberté ». 12’10-12’12.
Les panneaux servant auparavant à désigner les objets trouvés
(comme celui de « dent », qui apparaît traduit en cinq langues)
convoquent désormais des valeurs. Le slogan de la Révolution française,
traduit partiellement en polonais et en russe, surgit dans une apparition
de deux secondes presque inconsciente, marquant notre perception sans
que nous ayons réellement le temps de le comprendre. Ce plan est
troublant. Est-il là pour nous signaler que ces valeurs ont manqué ?
Qu’elles doivent être à nouveau réanimées pour éviter la fameuse
20
21
Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin,
coll. « Cahier des Annales », 3, 1949, p. 25 : « Dans notre inévitable subordination
envers le passé nous nous sommes affranchis du moins en ceci que, condamnés
toujours à le connaître exclusivement par ses traces, nous parvenons toutefois à en
savoir sur lui beaucoup plus long qu’il n’avait lui-même cru bon de nous en faire
connaître. C’est, à bien le prendre, une grand revanche de l’intelligence sur le
donné ».
Alain Schnapp, « L’archéologie », op. cit., p. 5.
Archeologia d’Andrzej Brzozowski
45
répétition de l’histoire ? Ou alors pour nous suggérer qu’elles ont aussi
servi de socle éthique à certains prisonniers du camp, ce qui a permis de
sauver quelques vies, sans empêcher pourtant l’extermination massive ?
Il est inutile de privilégier un sens unique à cette référence car l’éventail
d’interprétations reste volontairement ouvert et participe de la force du
film. Archeologia exige de nous un effort pour saisir les divers liens
possibles qui surgissent entre les plans, et ce travail d’interprétation est
constamment délégué au spectateur. L’effort est salutaire. Plutôt que de
prétendre nous transmettre une mémoire univoque des camps,
Brzozowski souligne que le sens ne peut surgir que dans une quête
exigeante, consciente des lacunes inhérentes à la connaissance du passé,
et capable d’opérer des distinctions complexes sans se laisser submerger
par le premier flot d’émotions qui surgit. Une exigence que les
archéologues du film incarnent sans avoir à l’expliquer.
Et pourtant, malgré le protocole scientifique, la prétendue mise à
distance n’agit pas. Une paire de ciseaux rouillé, une dent, un médaillon
ou un résidu de rouge à lèvres, tous ces objets ont beau s’inscrire dans le
travail archéologique, ils ont beau être nommés, classés et accompagnés
d’indications sur les conditions de leur découverte (tels que leurs
dimensions ou la profondeur du sol à laquelle ils ont été trouvés), tout
cela ne neutralise pas l’émotion progressive que transmet le film.
Archeologia n’est donc pas uniquement un compte rendu de fouilles
archéologiques. Tous les éléments cinématographiques participent à la
charge émotionnelle du film : les visages sombres des chercheurs filmés
en gros plan et éclairés par une lumière artificielle excessive, une bande
sonore rythmée uniquement par le bruit des pelles qui creusent et ne
cessent de creuser. Non seulement la sobriété n’entrave pas la puissance
des images mais elle y contribue.
En écrivant ces mots, je ne peux m’empêcher de penser à des films
documentaires récents et moins récents qui abordent la mémoire des
camps en cherchant à susciter à tout prix l’émotion du spectateur au
moyen d’un violon larmoyant ou par un flot de paroles de victimes
entrecoupées de larmes22. Il ne s’agit en aucun cas de condamner les
22
Pour n’en citer qu’un, A treasure in Auschwitz (2005) de Yahaly Gat est de ceux-là, et je
remercie Ophir Levy de me l’avoir fait découvrir. L’opposition entre les deux films est
d’autant plus flagrante que A treasure in Auschwitz retrace lui aussi des fouilles
archéologiques, menées dans la ville d’Auschwitz dans le but de retrouver les restes
d’une synagogue. Malgré un thème très proche, les choix cinématographiques de
Yahaly Gat sont à l’opposé d’Archeologia et propres à la grande majorité des films
documentaires sur le sujet.
46
Ania SZCZEPANSKA
affects, car peut-on comprendre Auschwitz sans émotion ?23 La réponse
n’est pas simple, mais je serais tentée de croire que les affects suscités par
la mélodie de violon qui accompagne souvent les images des camps ne
sont pas les mêmes que ceux vers lesquels nous mène Archeologia. Il y
aurait d’un côté des émotions qui submergent et nous rendent passifs, de
l’autre celles qui « agrandissent notre conscience de la réalité »24. La
quête du savoir n’est d’ailleurs pas dépourvue d’émotions, même si
l’historien est souvent trop pudique pour l’avouer. En filmant, mais
surtout en nous forçant à interpréter les gestes des archéologues,
Brzozowski nous rappelle que pour construire une mémoire
d’Auschwitz il faut ouvrir la voie à « une grande revanche de
l’intelligence sur le donné », ce qui n’exclut ni les affects ni la rigueur
scientifique.
La force du film de Brzozowski est de saisir ce moment fragile où
l’objet n’est plus compris dans sa fonction utilitaire et où il n’est pas
encore ressaisi comme trace. En attendant d’être pris en charge dans une
logique d’exposition, l’objet exhumé n’a donc pas signification. Or, ce
moment de suspension permet justement d’ouvrir une réflexion
essentielle sur la manière de donner sens à ces traces. Archeologia nous
oblige à poser des questions difficiles : à quoi servent ces 80 000
chaussures, ces 3 800 valises, ou ces 40 kg de lunettes que l’on cherche
tant à conserver ? Comment les inscrire dans une narration qui permettra
une meilleure lisibilité du site d’Auschwitz ? Voir ces traces suffit-il pour
comprendre ?
Comme le souligne avec inquiétude Piotr Cywinski, les visites à
Auschwitz n’empêchent pas les grands silences des sociétés humaines et
« cette comparaison des silences » est effrayante. Mais n’est-ce pas trop
demander à un musée que de lui assigner la mission de former en
quelques heures l’éthique de ses visiteurs ? En s’interrogeant sur les buts
de l’histoire, Marc Bloch suggérait que pour agir raisonnablement, il
fallait commencer par comprendre25. Même si cela ne suffit pas, nous
n’avons pas le choix, il faut bien commencer par là.
La question a été posée par Robert Frank dans la synthèse de cette journée d’étude.
Je reprends ici une expression utilisée par Piotr Cywinski dans un contexte un peu
différent. Il expliquait que les élèves se rendaient sur le site d’Auschwitz pour
« agrandir leur conscience de la réalité ».
25« Pour agir raisonnablement, ne faut-il pas d’abord comprendre? » Marc Bloch, Apologie
pour l’histoire…, op.cit., p. XII.
23
24
L’impossible patrimoine négatif
Sophie WAHNICH
Dangers
1. Je ne suis jamais allée à Auschwitz, je ne suis allée qu’une seule fois
en Pologne.
Lieu interdit ? Lieu dangereux plutôt. Non pas d’un danger présent,
immédiat, mais d’un danger passé et encore actuel. Lorsque l’un de mes
proches y est allé, un rêve de terreur m’a habitée. La navette qui relie la
station de RER à l’aéroport d’Orly était devenue la Judenrampe et il fallait
sauver les enfants en les laissant à des voyageurs inconnus avant de
partir sans retour dans ce petit wagon ultramoderne.
Alors que tout le travail de l’historien consiste à tenter, vaille que
vaille, de donner son agencement linéaire au temps, de faire en sorte que
le passé retourne au passé plutôt que d’habiter sans fin un présent
absorbé par son ombre portée, Auschwitz fait partie de ces lieux où le
temps pourrait ne pas se laisser apprivoisé, où le présent serait comme
en arrêt et le futur plein de ces rêves de terreur1. Voilà le danger qui rôde
à Auschwitz, le danger de sentir le temps sortir de ses gonds, sans retour
aux sages agencements de l’innocence ou simplement de la distance.
J’irai à Auschwitz, sans doute, mais je ne sais pas quand, ni même
pourquoi. Cela arrivera, il aura fallu beaucoup de temps, d’un temps
difficile à cerner, difficile à apaiser. Il aura fallu devenir historienne,
chercher d’abord du côté de l’antidote avec la Révolution française, n’en
trouver que des traces fragiles, puis comme les crabes avancer de biais en
travaillant sur les musées d’histoire des guerres du XXe siècle. Auschwitz
n’est pas seulement un nom de lieu, là où l’esprit s’est absenté, c’est
devenu un musée.
1
Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe Reich, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique »,
2002 ; Reinhardt Kosseleck, « Terreur et rêve, quelques remarques méthodologiques »,
dans Le futur passé, contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de
l’École des hautes études en sciences sociales, 1990, p. 249-262.
48 Sophie WAHNICH
2. Des milliers de personnes vont chaque année au musée
d’Auschwitz. Cinq cent mille en 2001, plus d’un million trois cent mille
en 2009. Une personne toutes les deux secondes au mois d’août sous la
porte Arbeit macht frei. Soixante-dix pour cent de ces effectifs de visiteurs
sont considérés comme de jeunes visiteurs, ils ont entre quinze et vingtcinq ans. Que vont-ils chercher et faire à Auschwitz, là où le witz, l’esprit
s’est absenté ?
3. Un autre danger rôde à Auschwitz, il est difficile à cerner, c’est de
ce danger que nous a entretenu le directeur du musée, lorsqu’il a dit avec
force, je crois, l’une de ses convictions sur l’insuffisance actuelle de ce
concept de musée : « l’identification aux victimes ne permet pas de poser
les questions anthropologiques et philosophiques les plus profondes, les
questions sur la nature de l’être humain ».
Mais ce sont ses incertitudes qui invitent à réfléchir ensemble sur le
futur de ce musée, lieu de mémoire, patrimoine de l’humanité nous diton. « La nouvelle exposition va-t-elle permettre de dépasser le seuil de la
mémoire, et de se sentir soi-même plus responsable, aujourd’hui,
demain ? Je ne sais pas ». En effet cette incertitude permet de sortir de
l’évidence et de la muséification et de la patrimonialisation : « Pourquoi,
pourquoi ces efforts pour préserver l’authenticité telle qu’elle est
aujourd’hui ? » Cette incertitude prend, au plus fort, la forme de la
hantise : « “le plus jamais ça” n’a pas fonctionné ; le cri des déportés “il
faut faire un monde différent”, […] cela ne fonctionne pas. […] C’est une
des questions les plus difficiles et elle me hante. […] quand c’est votre
réelle responsabilité professionnelle, cela vous tue à petit feu ». Le
danger à Auschwitz, c’est bien que quoiqu’on fasse en ces lieux, l’esprit
ne s’y représente pas et que les fantômes quels qu’ils soient n’y trouvent
pas leur compte.
Patrimoine mondial de l’humanité, un monde en ruines à conserver
4. Le musée d’Auschwitz existe depuis 1947 ; il a été réélaboré en
1953 ; les pavillons étrangers ont été installés en 1959, en 1968 pour
Israël ; ils ont souvent été remaniés après la chute du mur de Berlin ou en
2005 à l’occasion du soixantième anniversaire de la libération des camps
pour le pavillon français. En 1979, le site a été classé patrimoine mondial
de l’humanité par l’UNESCO. L’activité patrimonialisante n’a jamais
cessé en ces lieux et pourtant, faire d’Auschwitz un patrimoine n’a rien
d’évident, comme le souligne son directeur : ici les mots du champ
patrimonial ne conviennent pas. Ils sont inaptes à rendre compte de ce
L‘impossible patrimoine négatif
49
qui se joue dans cette entreprise qui semble échapper même à ceux qui la
mènent. L’UNESCO au moment du classement du lieu comme
patrimoine de l’humanité n’a pas de catégorie pour expliciter ce choix.
C’est le critère VI qui est mobilisé administrativement pour justifier de ce
classement. Le lire donne immédiatement le sentiment du non sens qui
perdure ici à Auschwitz : « Être directement ou matériellement associé à
des événements ou des traditions vivantes, des idées ou des croyances,
des œuvres artistiques et littéraires d’une valeur universelle
exceptionnelle ». Non sens ou renversement du sens, car ici il faut
remettre les choses à l’endroit : ce qui est patrimonialisé est certes
exceptionnel, mais il ne s’agit ni d’art, ni d’œuvres, encore moins d’une
tradition vivante, on peut l’espérer, mais d’une idée qu’on souhaite
déboulonner en montrant comment elle a produit l’envers de l’œuvre : la
destruction dans son intensité maximale. La patrimonialisation est ainsi
celle du négatif qui habite les sociétés, de ce négatif tel qu’il s’est présenté
dans son ampleur historique maximale. Un « négatif » qui pourrait ici
trouver dans ces lieux la possibilité d’être révélé comme une image
photographique qui n’existe que par l’imprégnation lumineuse, la mise
en lumière et les bains de révélateur. Auschwitz comme chambre noire,
où on fabrique du patrimoine avec son envers, où l’enjeu serait bien de
patrimonialiser ce qui est voué au refoulement, de rendre présent ce que
la conscience humaine rejette et qui pourtant fait retour comme
effectivité historique de la cruauté humaine, de la pulsion de mort,
pulsion de destruction2.
5. Mais qu’est-ce qui a conduit à patrimonialiser le négatif ? Piotr
Cywinski nous l’a dit, l’espérance d’un « plus jamais ça » arc-bouté aux
traces de l’événement. Mais qu’est-ce qui permet de patrimonialiser le
négatif ? Les restes de ce camp de la mort ? Le savoir historique qui va
accompagner la visite ? Les œuvres qui n’ont eu de cesse de tenter de
dire cette expérience humaine et qui habiteront certains des visiteurs ?
Les mémoires privées transmises filialement ? Une pensée qui accepterait
de réfléchir sur la manière dont les démocraties sont aux prises avec ce
négatif ? Plus exactement, comment peuvent ou ne peuvent s’articuler
2
Il ne s’agit pas de confondre, pulsion de mort et pulsion de destruction comme si
l’une était le prolongement de l’autre, mais de saisir que le nouage entre l’une et
l’autre advient quand la pulsion de mort ne vise plus à faire la place nécessaire à la
vie en soi, mais qu’elle soutient la pulsion de destruction entièrement vouée à
l’anéantissement de l’objet en extériorité.
50 Sophie WAHNICH
ces différents modes du patrimonial ? Ce qui est une autre manière de se
demander quelles croyances et quelles idées sont investies dans cette
volonté assez démesurée de lutter coûte que coûte contre le processus
des ruines, quand d’autres manières de fabriquer les moyens d’une
transmission et peut-être de la réaliser, sont tout aussi importants et
peut-être plus efficients ? Qu’est ce qui se joue ici sur le sol de l’histoire,
là où elle a eu lieu, dans cette volonté de produire pour l’humanité un
patrimoine du négatif, un patrimoine négatif, un lieu pour une mémoire
de l’humanité qui devrait accepter aussi de faire cette place au négatif ?
6. « L’authenticité des lieux et des choses », nous dit Piotr Cywinski.
C’est la raison même des visites à Auschwitz et la raison pour laquelle il
faut la conserver. Conserver l’authenticité, cela en appelle sans doute à
une croyance très contemporaine de la conservation-reconstitution qui
plus que les ruines, signerait l’authentique. Car même si c’est avec les
pièces trouvées sur place, les baraques de bois sont bien reconstituées,
quand ce ne sont pas les fours crématoires. On sait que les traces les plus
dérangeantes, chambres à gaz et crématoriums de Birkenau, ont été
dynamitées par les nazis avant leur fuite en 1945. Ce qui est visible, le
Krema I d’Auschwitz, n’avait pas été détruit car il ne servait plus aux
assassinats de masse mais d’abri antiaérien. Après la guerre, les
Soviétiques et les Polonais ont procédé à de nouvelles modifications dans
l’intention de reproduire l’agencement original du bâtiment : transfert de
fours d’autres camps et érection d’une nouvelle cheminée, abattage des
murs rajoutés en 1944 pour transformer la chambre à gaz en abri antiaérien, réouverture d’une porte et de quatre des cinq orifices
d’introduction du Zyklon B dans le toit. Mais dans leur empressement,
les Polonais ont commis de nombreuses erreurs3, on le sait désormais.
Alors qu’est-ce que cette authenticité ? Le travail de l’histoire elle-même,
3
Jean-Claude Pressac, Auschwitz. Technique and operation of the gas chambers, New York,
The Beate Klarsfeld Foundation, 1989, p. 129, p. 131-133, p. 153-159 (histoire de la
chambre à gaz du Krema I et plans originaux illustrant les transformations
successives du crématoire) résumé par Gilles Karmasyn, sur le site :
http://www.phdn.org/negation/krema-i.html. Travail qui permet de revenir sur
l’exploitation faite par les négationnistes des propos tenus par Éric Conan dans
L’Express du 19 janvier 1995 : « En 1948, lors de la création du musée, le crématoire-I
fut reconstitué dans un état d’origine supposé. Tout y est faux : les dimensions
de la chambre à gaz, l’emplacement des portes, les ouvertures pour le versement du
Zyklon B, les fours, rebâtis selon les souvenirs de quelques survivants, la hauteur de
la cheminée. À la fin des années 1970, Robert Faurisson exploita d’autant mieux ces
falsifications que les responsables du musée rechignaient alors à les reconnaître. »
L‘impossible patrimoine négatif
51
histoire de l’extermination, histoire de la transformation des lieux en
usine de mort, l’histoire du délaissement du Krema I, au profit des
installations industrielles de Birkenau, la volonté communiste soviétique
et polonaise de refabriquer les traces invisibilisées en 1945 par les nazis.
L’authenticité commencerait ainsi au moment même où les
conservateurs se mettent au travail et décident de la date où le mot
authentique doit s’appliquer pour que des objets authentiques soient
soustraits au temps historique…
7. C’est cette volonté qui se poursuit désormais dans la volonté de ne
pas laisser le travail du temps produire des ruines. Comme s’il fallait,
face à des crimes contre l’humanité, à des crimes imprescriptibles, c’està-dire soustraits au temps de la prescription, soustraits au passage du
temps, produire par des efforts considérables, un espace soustrait au
temps, un espace qui serait lui aussi conservé hors des ravages du temps.
La croyance investie est celle-là : plus que les ruines et les documents, la
conservation des traces dites authentiques permettrait de produire une
transmission de ce qui est difficilement imaginable ou douloureusement
imaginable. Il faut des baraques en bois reconstituées plutôt que rien
pour que la représentation matérielle de ce qui a eu lieu rende les choses
imaginables et irréfutables. Qu’il y en ait une représentation sinon vraie,
du moins dans le langage des historiens, accréditée et soustraite au
temps. L’enjeu de la conservation, on le sent bien, est alors double, car
elle consiste sans doute dans cet effort conjoint de soustraction au temps
et de transmission à l’humanité des restes d’un crime contre l’humanité.
8. Cette soustraction au temps engage une politique qu’on pourrait
appeler une politique de l’archive, au sens non pas seulement des
documents écrits, conservés dans des fonds d’archives, mais au sens où il
y a là une institution qui déclare que sa fonction est d’archiver un
événement qui doit faire loi pour l’humanité. Là serait le patrimoine de
l’humanité, un lieu pour faire loi. Politique de l’archive en tant que le lieu
rassemble les signes multiples de l’événement que le directeur nous a
présentés sous formes de listes d’objets, de bâtiments, de fonctions,
d’images. Jacques Derrida, dans Mal d’archives déclare que « le principe
archontique de l’archive n’est pas seulement topo-nomologique » mais
aussi « un principe de consignation », c’est-à-dire de rassemblement.
L’archive a besoin d’un lieu qui rassemble, d’une loi qui l’organise, lui
donne sens, l’archive a besoin de gardiens, gardiens des lieux et de la loi,
gardiens des signes rassemblés. « Auschwitz » n’est donc pas seulement
la partie pour le tout (qui est aussi le propre de l’archivage, ne pas tout
52 Sophie WAHNICH
garder et conserver, mais conserver une partie pour le tout), mais le lieu
où les signes sont rassemblés pour dire la loi. Politique de l’archive, car il
est clairement, au moins en Europe, confié à ces lieux d’interpréter, de
déplier les signes rassemblés, dans des travaux et des visites, des
commémorations, des célébrations. Le directeur des lieux devient ainsi le
gardien des archives d’un événement criminel imprescriptible et d’une
loi soustraite au temps mais difficile à vraiment énoncer, gardien des
traces qui doivent permettre de dire l’événement et la loi pour l’éternité.
On comprend que le travail ne soit pas celui d’un directeur de musée
ordinaire et qu’il soit harassant. En 1984, Pierre Nora, dans le premier
volume des Lieux de mémoire affirmait :
« Les lieux de mémoire naissent et vivent du sentiment qu’il n’y a pas de
mémoire spontanée, qu’il faut créer des archives, qu’il faut maintenir des
anniversaires, organiser des célébrations, prononcer des éloges funèbres,
notarier des actes, parce que ces opérations ne sont pas naturelles. […] Si
ce qu’ils défendent n’était pas menacé, on n’aurait plus besoin de les
construire. Si les souvenirs qu’ils enferment, on les vivaient vraiment, ils
seraient inutiles »4.
Auschwitz est donc désigné comme lieu de mémoire où la loi doit être
dite parce que cette loi, au même titre et peut-être même davantage
encore que les ruines du camp, est menacée.
9. Cette menace est plurielle. Comme loi elle n’habite pas ceux qui
pourtant affirment l’appeler de leurs vœux. S’il s’agit d’une loi qui a bien
partie liée avec la pulsion de destruction, elle s’autodétruit du fait même
de cette pulsion5 et produit l’absence de trace consciente d’une vérité que
nul ne voudrait entendre. Mais cette loi même qui a partie liée à cette
pulsion de cruauté qui fabrique les crimes contre l’humanité, quelle estelle et comment est-elle énoncée aujourd’hui ? Ou plus exactement
comment se fait-il que cette fois-ci elle soit si difficile à énoncer ? Car
après tout le droit est toujours venu après la tyrannie, la guerre ou la
destruction. Les juristes du XIIe siècle, repris par Guillaume d’Ockham,
inventent contre l’abus de pouvoir des princes ou du pape le droit de
résistance à l’oppression fondé sur le sentiment que face à une injustice
perpétrée et subie il faut obtenir justice et réparation. Comme chacun est
4
5
Pierre Nora, « Entre mémoire et histoire, la problématique des lieux », dans Les lieux
de mémoire, t.1, la République, Paris, Gallimard, 1984, p. XXIV.
Freud lui-même souligne dans Malaise dans la civilisation à quel point tout un chacun,
et lui-même en premier lieu, se défend de l’existence même de cette pulsion, qui
travaille en silence et détruit l’archive intérieure de son propre fonctionnement.
L‘impossible patrimoine négatif
53
dépositaire de ce sentiment et donc de ce droit, la société politique
constitue un contre pouvoir, un frein à la tyrannie cruelle et destructrice.
Au XVe siècle, après la destruction des Indes par les Conquistadors,
l’école de Salamanque (Las Casas, Vitoria) consolide les théories du droit
naturel6, le reconnaisse comme une propriété de l’humanité, en dehors
de toute confession spécifique, puisque l’humanité est une, sans
hiérarchie, et que les êtres humains sont humains parce qu’ils disposent
de la raison, qu’ils sont à ce titre des êtres libres. La liberté humaine
comme droit naturel, est alors la contrainte à opposer aux esclavagistes et
aux conquérants. Enfin, au XVIIIe siècle, la notion de crime de lèsehumanité apparaît et affirme qu’un crime est tel quand il détruit le
fondement de l’humanité, c’est-à-dire la liberté humaine, l’action libre
comme action rationnelle qui refuse l’usage de la force destructrice dans
les relations humaines, à l’exception des guerres justes qui sont telles
pour défendre cette liberté et le droit naturel. Le propre de ce crime de
lèse-humanité est de devenir contaminant, car celui qui laisse faire le
crime devient lui-même criminel. Ainsi, face au crime de lèse-humanité,
la résistance est requise pour que sa propre humanité ne sombre pas. Ce
n’est pas tout à fait le même droit qui est réexhumé en 1945 dans le
procès de Nuremberg, mais un droit qui met aussi l’accent sur la volonté
de détruire ou de dénier à une partie de l’humanité son humanité, c’està-dire son appartenance au genre humain et les droits qui appartiennent
à chacun de ses membres.
Et pourtant une difficulté demeure, car si chacun sait qu’une loi doit
être dite sur ce sol de l’histoire qu’il faut donc archiver, cette loi ne
trouve pas vraiment d’énonciation satisfaisante, d’énonciation
consensuelle qui permettrait de considérer qu’une pensée de la
démocratie et de sa défense a vraiment, non seulement pris en compte
l’expérience historique du mal radical qui s’est déployé sur le sol
d’Auschwitz, mais a été capable de relever ce que l’événement a mis en
doute : la confiance dans cette tradition juridique, la confiance dans une
tradition politique, la confiance dans la tradition d’une raison associée à
la liberté humaine, la confiance dans l’imaginaire qu’une réparation des
crimes est toujours possible.
6
Sur ces questions de droit naturel produites par l’histoire on consultera Brian Tierney,
The Idea of Natural Rights. Studies on Natural Rights, Natural Law and Church Law, 11501625, Michigan/Cambridge UK, Eerdmans, 1997 ; Florence Gauthier, Triomphe et mort
du droit naturel en Révolution, Paris, PUF, 1992.
54 Sophie WAHNICH
10. Je rappellerai pour mémoire la manière dont certaines institutions
politiques énoncent effectivement ce que j’appellerai pour le moment « la
loi d’Auschwitz » dans son paradoxe et son incertitude. Le Conseil de
l’Europe en décembre 2002, lors d’une conférence tenue à Strasbourg
avait ainsi fait du 27 janvier (date de la libération du camp d’Auschwitz)
une journée de la mémoire de l’Holocauste et de prévention des crimes
contre l’humanité. Il avait explicité dans ces termes son intention : « cette
journée n’a pas pour but de perpétuer la mémoire de l’horreur, mais
d’apprendre aux élèves à être vigilants, à défendre les valeurs
démocratiques et à combattre l’intolérance ». On remarquera que si
Auschwitz est bien la référence convoquée, c’est cependant en creux et
en dissociant ce qui est nommé « mémoire de l’horreur », et ce qui est
nommé comme horizon d’attente : la défense des valeurs démocratiques.
C’est ainsi que s’énonce la loi, Auschwitz doit devenir le nom,
pleinement paradoxal, qui doit produire une « vigilance démocratique ».
Sur la manière dont ce patrimoine du négatif doit produire cet horizon
positif, rien n’est dit. L’opération est-t-elle miraculeuse ? Piotr Cywinski
nous dit bien que non. Si la loi est celle de la vigilance démocratique, elle
est peut-être audible, mais elle n’a pas d’efficace comme telle. On
retrouve la même contradiction en France dans le Rapport Accoyer du
18 novembre 2008, « Rapport d’information fait en application de l’article
145 du règlement au nom de la mission d’information de l’Assemblée
nationale sur les questions mémorielles ». Il propose une synthèse
analytique de toutes les politiques publiques mémorielles menées en
France et revient sur la notion de « devoir de mémoire » dans ces termes :
« cette invitation au souvenir du “devoir de mémoire” se fait toujours au
nom du présent et de l’avenir au motif qu’il ne faut pas “oublier”
certaines facettes de l’histoire. L’objectif est en effet de tirer des leçons
positives de l’histoire en évitant ainsi le retour de vieux démons qui ont
pu écarter un pays de son cheminement vers plus de démocratie, plus de
respect des droits de l’homme et plus de tolérance ».
Et de conclure : « aussi le devoir de mémoire est-il devenu
fondamental pour les démocraties ». Juste un commentaire rapide sur les
énoncés « certaines facettes » et « vieux démons ». La loi doit être dite,
elle est déclarée fondamentale et en même temps mise à distance. Elle ne
concernerait pas toute l’histoire mais seulement certaines de ses facettes,
ce n’est pas un détail, non, mais quelques facettes. Enfin ces démons qu’il
faut écarter sont vieux, appartiennent au passé. Sont-ils encore des
démons ces démons du passé ? Les démons sont plutôt connus pour leur
L‘impossible patrimoine négatif
55
exil impossible, ce sont plutôt des revenants, ils ne sont ni vieux, ni
jeunes, ils n’ont pas d’âge justement.
11. On le voit, si l’efficacité symbolique d’un musée comme
Auschwitz est défaillante, ce n’est pas du fait de ses compétences ou non
à faire archive dans ce premier sens de « consignation », mais parce que
les politiques qui font la loi, disent le nomos et prétendent en fait garder
les lieux de l’archivage, ne savent pas bien dire quelle est cette loi qui
doit ici pouvoir être dite pour que les archives prennent sens. Sans doute
en partie à cause du premier danger. Comment vraiment faire face à
Auschwitz sans risquer de s’abîmer mortellement dans un gouffre ?
Peut-on faire de la loi avec du gouffre ? Ou plus exactement est-ce que
cette fois-ci le gouffre empêche de consolider la loi, de relancer une
tradition à la fois politique et juridique de liberté ? Mais alors comment
nommer ce gouffre, ce n’est pas la seule pulsion de destruction, mais
peut-être l’intrication inégalée et en particulier de ce point de vue
incomparable avec le génocide rwandais, de l’usage d’une part de la
science et de l’industrie comme pensée rationnelle et libre pour agir la
destruction, d’autre part d’une incapacité à jeter un véritable opprobre
sur les acteurs de cette destruction malgré les procès de la Libération. Les
scientifiques nazis ou collaborateurs français ont pu recycler leurs savoirs
et leur pensée aux États-Unis, en Argentine7, au Brésil, œuvrer en faveur
des dictatures, engendrer des disparitions, de la torture, de l’inhumanité.
Des populations entières ont été mi-actrices mi-spectatrices de
l’événement, laissant en déshérence la possibilité même d’imaginer une
punition ou une réparation des crimes commis. La société ne peut être
habitée que par un irréconcilié8 monumental, cette part d’injustice qui ne
peut trouver ni réparation ni réconciliation, non seulement du fait de la
nature et de la massivité des crimes commis, mais du fait de la massivité
des acteurs impliqués dans les crimes commis, l’irréconcilié comme reste
qui envahit tout l’espace. Ce ne serait pas seulement la pulsion de
destruction qui demeurerait insue, mais l’effectivité historique, c’est-àdire politique et sociale de l’événement dans sa portée contaminante. Ce
7
8
L’introduction récente de l’enseignement de l’extermination nazie dans les
programmes scolaires d’histoire en Argentine a soulevé d’indignation les parents
d’élèves des collèges de Bariloche, ville connue pour la densité de son refuge nazi.
L’expression est de Marie Cuillerai dans « L’irréconcilié, histoire critique aux marges
de l’amnistie », dans Sophie Wahnich (dir.), Une histoire politique de l’amnistie, Paris,
PUF, 2007, p. 93-120.
Sophie WAHNICH
56 ne sont pas uniquement les gens gazés qui ont disparu à Auschwitz,
mais une certaine conception de l’humanité. On se retrouverait ainsi avec
d’une part une loi engloutie, un monde politique et juridique qui hésite
entre la survie et la disparition et, d’autre part, une circulation capillaire
de l’innommable. La loi attendue sous couvert de « devoir de mémoire »,
de « vigilance démocratique », de contrôle de la cruauté par la tolérance,
est la loi qui doit permettre de faire le deuil de cette perte, peut-être de
faire oublier en fait qu’un certain monde a disparu. Comme on l’entend
souvent, « le monde a changé », mais que voit-on de ce changement ?
Tu n’as rien vu à Auschwitz
12. On se souvient du lancinant « tu n’as rien vu à Hiroshima » de
l’homme japonais dans le texte et le film Hiroshima mon amour, et du « j’ai
tout vu, tout » de la femme française, offrant la possibilité de décliner ou
d’assembler, de consigner cinématographiquement et textuellement les
objets et les lieux, l’hôpital et le musée, les actualités du premier au
quinzième jour, des films documentaires, des restes calcinés, des cendres,
des animaux qui remontèrent des cendres, des fleurs qui couvrirent le
paysage. Cet assemblage documentaire pourrait dire Hiroshima et
pourtant ne permettrait pas de voir, ne conduirait pas à voir, car voir à
Hiroshima serait impossible pour cette Française de passage, pour tout
visiteur en fait, même japonais, du musée. Comme s’il fallait laisser
flâner un regard décadré sur ce qui s’offre comme restes objectivables
pour devenir pensifs et mélancoliques. « Pensifs », c’est ce que dit la
femme dans Hiroshima mon amour
« les gens restent là pensifs, et sans ironie aucune, on doit pouvoir dire
que les occasions de rendre les gens pensifs sont toujours excellentes et
que les monuments, dont quelquefois on sourit sont cependant les
meilleurs prétextes à ces occasions »9.
Vient cependant le constat que dans ces cas, en fait, on ne pense rien. On
est cependant encouragé à penser, à faire cet effort de penser dans une
co-présence de gens pensifs.
« Les lieux de mémoire, ce sont d’abord des restes. La forme extrême
où subsiste une conscience commémorative dans une histoire qui
9
Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, Paris, Folio, 1960, p. 26.
L‘impossible patrimoine négatif
57
l’appelle parce qu’elle l’ignore »10. Plutôt qu’un voir, un lieu de mémoire
et plus particulièrement de mémoire du désastre, appelle de la pensée,
réclame du visiteur qu’il pense. Cette conscience ignorée appelée par les
lieux, suppose cet effort de pensée. Mais cette pensée même n’est pas
création, mais justement retrouvailles avec une sorte d’archive intérieure
qui pourrait être l’autre nom de la conscience commémorative,
conscience mélancolique en tant qu’elle empêcherait justement l’oubli
produit par le deuil nécessaire11 pour être à un monde en vie, après le
désastre. Conscience commémorative comme mélancolique et non pas
conscience historienne qui elle est tout entière tournée du côté du deuil et
de la reprise d’une diachronie, là où la mélancolie construit une atemporalité, un hors temps, un imprescriptible qui est l’une des formes
de la mémoire. La norme de l’histoire comme celle du deuil normal
« serait la bonne conscience d’une amnésie »12.
L’histoire, c’est-à-dire notre présent, appelle cette « conscience
commémorative », parce que l’oubli est alors la face visible d’une archive
secrète mais qui aura dû s’inscrire individuellement, socialement ou
culturellement pour que justement le lieu puisse être visité sur un
véritable mode commémoratif, c’est-à-dire sur un mode qui permet de
lever ce secret. On se souvient que la femme française dans Hiroshima
mon amour est porteuse elle-même d’un lourd secret dans son histoire de
Nevers. La question d’une possibilité de faire d’Auschwitz un lieu de
mémoire se diffracte. En-deçà du musée d’Auschwitz, il aura fallu cette
archive inscrite socialement, filialement, artistiquement, personnellement
mais comme pour la femme de Nevers, comme chose qui se serait
inscrite comme en secret. Pas seulement une leçon d’histoire, mais une
effraction historique. Il aura fallu autre chose qui laisse une trace, autre
chose qui puisse être ré-ouvert pour faire mémoire dans ces lieux.
13. Les individus, les familles, les sociétés déclarent ne pas vouloir
oublier et imposent un impératif du « voir les restes », tout en manquant
cette question du secret. Henri Pierre Jeudy s’alarmait ainsi en 2001, qu’
10
11
12
Pierre Nora, Les lieux de mémoire…, op. cit., p. XXIV.
Sur ce point nous renvoyons à Francis Capron, « Le travail de mélancolie, mélancolie
et mémoire » dans le volume paru en 2008 intitulé Plus de secret plus de vérité, société
psychanalytique de Tours éd., où il propose une lecture de Jacques Derrida, Béliers, le
dialogue ininterrompu, entre deux infinis le poème, Paris, Galilée, 2003.
Jacques Derrida, Béliers, le dialogue ininterrompu…, op.cit., p. 74.
58 Sophie WAHNICH
« au-delà de son objet, c’est […] le principe de la transmission lui-même
qui est transmis comme un acte et un devoir collectifs que personne n'a le
droit de contester. Ce formalisme de la transmission s’est accentué au
point de rendre purement machinal l’acte de transmettre, en lui octroyant
une valeur symbolique objectivable, gérable et indéfiniment
reproductible. Il n’y a plus de secret. La transparence de ce qui est
transmissible annule la possibilité même d'imaginer ce qui pourrait bien
être dérobé à la mémoire. [...] ». 13
Ce formalisme adopte les formes actuelles de l’industrie touristique.
Si vous visitez la Pologne, Auschwitz-Birkenau est une excursion.
« Quittez Cracovie pour une matinée ou un après-midi au musée
d'Auschwitz-Birkenau, site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Vous ne manquerez pas d’être affectés par cette poignante excursion
d’une demi-journée, commémorant la vie de celles et ceux qui ont péri
dans les camps d’extermination lors de l’holocauste de la Seconde Guerre
mondiale »14.
L’excursion dure 5 à 6 heures, elle coûte 33 euros et on peut avoir les
détails du « produit » sur le site internet bilingue. Dans cette
marchandisation du site de mémoire, la question n’est plus celle, ni du
deuil ni de la mélancolie, mais celle de la jouissance des affects
provoqués par un spectacle poignant, un spectacle qui convoque non le
pensif mais le jouissif. Or, de quoi peut-on jouir en visitant Auschwitz ?
Nous pouvons poser comme hypothèse qu’il s’agit de jouir de cette
capacité propre à la pulsion de cruauté de travailler à son propre
effacement, à l’effacement des traces qui pourraient supporter une
mémoire de l’évènement. De travailler ainsi en focalisant sur le caractère
poignant de la disparition des victimes, au deuil parfait de la disparition
du monde politique de la tradition classique, de ne pas laisser lever le
secret de la trace archivée. Il ne s’agit pas pour autant de condamner le
fait que des émotions traversent les visiteurs, loin de là, mais d’interroger
quelles émotions les traversent et pour quelles raisons elles les
traversent.
14. Au XVIIIe siècle la reconquête des larmes signe l’affirmation d’une
humanité sensible et humaine parce que tendre et sensible, contre
l’ontologie de l’insensibilité qui permettait et la domination hiérarchique
13
14
Henri Pierre Jeudy, La machinerie patrimoniale, Paris, Sens et Tonka éditeurs, 2001,
p.12-13.
Site de voyage Viator, http://www.viatorcom.fr/fr/7379/tours/Cracovie/Demijournee-au-musee-dAuschwitz-Birkenau-au-depart-de-Cracovie.
L‘impossible patrimoine négatif
59
dans le social et l’esclavagisme dans l’économie des colonies. La raison
sensible est alors au fondement des Lumières. Le musée d’histoire
comme lieu qui engage le corps du visiteur – il se déplace, voit, ressent la
température, la proximité des autres –, relève de ce corps sensible et
pensant. Le musée est un lieu pour la raison sensible et c’est tant mieux,
car c’est bien cette sensibilité qui peut transformer la trace en sens, étant
entendu, comme l’a démontré la sociologie des émotions15, que les
émotions qui surgissent en situation publique sont plus que des
émotions, elles sont des facultés de juger qui déclarent les normes à
l’œuvre dans une société ou les initient. Or, le musée ne se contente pas
d’accueillir des émotions constituées en amont, il fabrique au sens fort les
conditions esthétiques de la visite en opérant des choix thématiques et
des choix scénographiques muséaux.
Piotr Cywinski déplore ici que les bourreaux ne soient pas montrés à
Auschwitz et que de ce fait, la seule identification qui puisse avoir lieu
est celle avec les victimes qui « ne permet pas de poser les questions
anthropologiques et philosophiques les plus profondes, les questions sur
la nature de l’être humain ». Cet absentement des bourreaux dans les
musées d’histoire des guerres du XXe siècle est récurrente et rares sont les
musées ou les expositions à avoir assumé de les montrer. En effet
l’esthétique dominante aujourd’hui est bien l’esthétique victimaire qui
engage la pitié, quand l’esthétique héroïque qui engage la gloire, ou
l’esthétique intimiste nécessaire pour convoquer la honte sont
marginalisées.
15. L’esthétique héroïque suppose en effet de maintenir l’idée qu’il y a
encore des valeurs, comme la liberté, qui valent un engagement mortel,
or cette idée semble aujourd’hui justement faire partie du monde
englouti et l’énoncé « la liberté ou la mort », énoncé du combat
révolutionnaire en but aux contrerévolutionnaires qui nient le droit, est
aujourd’hui le plus souvent inaudible. Les héros sont souvent présentés
comme de simples jouets dans un dispositif cynique étatique. Il est
devenu difficile de faire savoir que l’humanité de l’humanité a malgré
tout parfois, reposé sur leur existence. L’esthétique intimiste de la honte
a existé dans l’exposition intitulée « Les Crimes de la Wehrmacht, la
guerre d’extermination, 1941-1944 », inaugurée en 1995. Elle mettait
15
Patricia Paperman, La couleur des pensées, sentiments, émotions, intentions. Raisons
pratiques, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1995.
Sophie WAHNICH
60 l’accent sur les photos de famille plutôt que sur les textes et les photos
officielles de l’armée, luttant ainsi contre le clivage qui, en Allemagne,
opposait discours public sur la Shoah et silences familiaux. L’intimité
relevait du matériau même exposé et, pour le spectateur, du risque de
rencontrer des figures connues dans les visages des bourreaux du front
de l’Est. Le livre d’or a permis de prendre la mesure de la levée collective
d’un secret de polichinelle. Mais l’exposition a été violemment critiquée
comme auto-flagellation et le travail sur cette honte n’a pas vraiment pu
se poursuivre16. La honte c’est en effet selon Lévinas17, de ne pouvoir
cacher ce que nous voudrions soustraire au regard dans le conflit entre
un désir irrépressible de se fuir et l’impossibilité de toute évasion. Avoir
honte c’est être livré à l’inassumable et par là-même en prendre
conscience. Cette honte permettrait de sortir de l’impassibilité devant
l’horreur, ce que Patrice Loraux18 appelle redevenir passible après le
spectacle de la disparition ou sa mise en œuvre. Car ces deux actions
conduisent à une pétrification de l’affectivité, c’est-à-dire à cette capacité
de ne plus ressentir, de ne plus se représenter ce qu’on voit ou ce qu’on
est en train de faire. « Vous représentez-vous ce que vous avez fait » ou
ce que vos aïeux ont fait ou regardé ou subi ? Il insiste. Une blessure
ouverte n’est pas grave si elle fait souffrir, alors que cette impassibilité
conduit au pire.
« De proche en proche, le trauma diffuse à travers les peuples où sont
perpétrés les crimes. Il y a alors une réorganisation étrange du réel telle
que tout ce qui serait faille réfractaire est annulé. Tout se fait compact
tout se soude »19.
Dans une telle configuration, la honte vient faire effraction. Si le
musée d’Auschwitz montre les bourreaux, il pourra sans doute faire
effraction et dépasser les impassibilités qui traversent les sociétés
européennes dans le rapport à cet événement.
16
17
18
19
Pour plus de précisions sur ce point je renvoie à Petra Bopp « Les images
photographiques dans l’exposition sur les crimes de la Wehrmacht ou comment
l’histoire devient intime », dans Sophie Wahnich (dir.), Fictions d’Europe, la guerre au
musée en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne Paris, Éditions des archives
contemporaines, 2003, p. 150-163 ; Sophie Wahnich, « Les musées d’histoire du XXe
siècle en Europe », Études, juillet 2005, p. 29-43.
Emmanuel Levinas, De l’Évasion, Montpellier, Fata Morgana, 1982, p. 86-87.
Patrice Loraux, « Les disparus », dans Jean–Luc Nancy (dir.), L’art et la mémoire des
camps, représenter, exterminer, Paris, Seuil, coll. « Le genre humain », 2001, p. 41-59.
Patrice Loraux, « Les disparus », art. cit., p. 51.
L‘impossible patrimoine négatif
61
Cependant, force est de reconnaître que ni la France, ni a fortiori
l’Autriche ou la Hongrie n’ont cherché à produire cette intimisation de
l’événement afin de produire la nécessité de penser pour chacun sa place
dans le monde dans un chaînage des générations. On peut cependant
voir des œuvres d’art contemporaines en ex-Yougoslavie qui
entreprennent ce travail d’intimisation de la honte tout en tentant, chose
intéressante, de l’universaliser, de refuser d’en faire une chose passée et
circonscrite. Je pense en particulier à un tableau sur lequel un seul
énoncé grand format fait face au spectateur : « I am guilty »20 (je suis
coupable). L’énoncé est bien sûr, celui du peintre, mais il devient dès la
première lecture, l’énoncé du lecteur qui le fait résonner. On sent ainsi
comment l’événement de cruauté produit une contamination de
l’ensemble des acteurs sociaux, qu’ils aient été bourreaux, spectateurs ou
même victimes, car la victime aussi peut se sentir coupable21.
16. Mais au-delà du caractère peu satisfaisant de l’émotion victimaire,
de son caractère standard, obligatoire et finalement assez faible en termes
d’efficacité mémorielle tant elle produit des gestes qui seraient des rituels
sans credo, il me semble que le plus inquiétant réside encore dans une
esthétique qui ne donnerait plus aucune place aux émotions c’est-à-dire,
in fine, au jugement de valeur et à la quête d’une résorption de
l’impassibilité transmise, de fait, historiquement par l’événement luimême. Ce désir d’histoire objective, est celui qui habite le musée de
Berchtesgaden en Bavière et il signe un désir de normalisation de
l’histoire, la volonté de faire un lieu normal avec une histoire anormale,
c’est-à-dire un lieu qui ne soit pas pour les Allemands
« d’autoflagellation ». C’est là une manière de fabriquer la coupure
radicale de l’histoire, sans la mémoire et sans la responsabilité, c’est-àdire le deuil sans la mélancolie. Cette histoire serait bien le travail de
consignation des archives de conservation des ruines mais sans que
l’archive psychique, l’archive intérieure puisse venir un jour, les ouvrir
aux générations à venir.
Or si ce « devoir de mémoire », cette nécessité de l’effraction peut
20
21
Il s’agit d’un tableau d’Ivan Ilic, né à Belgrade en 1968, qui vit et travaille à Ljubjana
en Slovénie. « I am guilty » image digitale de dimension variable, 2001, image parue
dans Becomings, contemporary arts in south eastern Europa, Paris, Culture access, 2001.
Ce n’est certes pas ce qui est aujourd’hui admis, la victime doit se sentir en souffrance
de réparation, même quand la réparation est absolument impossible, mais c’est une
autre histoire.
62 Sophie WAHNICH
s’affirmer, ce « il faut la mélancolie » a un sens, ce n’est nullement pour
fabriquer de l’autoflagellation, mais seulement pour savoir à nouveau
que face à la banalité du mal radical, l’humanité n’est pas désarmée mais
traversée par des choix à assumer en son sein. Car si un monde est
englouti, un autre peut être réinventé qui tienne compte de cette
expérience terrible. Mais qu’est-ce que serait en tenir compte ? D’abord
récuser la coupure radicale entre les bourreaux et le reste de l’humanité,
en sachant que le bourreau est aussi un être humain et que c’est bien
l’humanité qui produit aussi l’inhumanité, qu’il n’y pas d’extériorité de
l’humanité. L’expérience nous dit que le clivage humain/inhumain,
humain/monstre propre à la tradition stoïcienne puis aux crimes de lèsehumanité ou aux crimes contre l’humanité doit être récusée en doute.
Pour autant, si la faille est potentiellement en chacun, et non pas
circonscrite à des criminels nés, cette potentialité peut être travaillée par
l’usage que l’on peut faire de sa liberté, et ce d’autant plus que l’on est
prévenu. Chez Kant, le mal radical renvoie en effet au pouvoir d’une
liberté susceptible de s’orienter vers le bien ou vers le mal. Le mal est à la
racine car si tous ne le font pas, tous pourraient le faire et c’est aussi
pourquoi il est banal. Enfin, si la conscience démocratique est
indissociable aujourd’hui d’une volonté de retenir la cruauté, alors il
s’agit aussi de penser que le monde englouti oblige à penser de nouvelles
institutions démocratiques qui seraient capables de retenir la violence et
la cruauté. C’est à cela que nous sommes conviés en conservant
pieusement les restes d’Auschwitz, à inventer un monde tout autre, à
inventer de nouvelles utopies émancipatrices22. Non pas voir des restes,
mais faire lever en secret un désir de monde après la désolation.
22
Sur cette nécessité de l’utopie pour éviter la répétition des actes génocidaires, Miguel
Abensour, entretien dans Vacarme automne 2010, « redonner la foi en l’impossible »,
et L’homme est un animal utopique, Paris, Éditions de la nuit, 2010.
L’aura des ruines d’Oradour
Jean-Jacques FOUCHÉ
« Le malheur des autres, ça console ! »
Thierry Jonquet, Les Orpailleurs1
Les ruines du village martyr d’Oradour-sur-Glane existent depuis le
« coup » du 10 juin 1944 et le passage d’une troupe Waffen SS. Elles sont
là, visibles, évidentes dans le paysage de l’Ouest limousin.
Dès juillet 1944, aux temps de l’État français dirigé par Pétain et Laval,
les autorités civiles et religieuses locales engagent le processus qui
conduira à une reconstruction sur un site à l’écart du bourg incendié et à
la conservation de ses ruines2. Après la Libération, à Limoges d’abord,
dès septembre, l’autorité préfectorale nomma un conservateur bénévole,
puis, un Comité officiel du souvenir fut créé en octobre sous l’égide du
ministre de l’Intérieur et du Commissaire de la République. Ensuite une
« Décision » du Gouvernement provisoire de la République, présidé par
le général De Gaulle, le 28 novembre 1944, confirma le statut
exceptionnel d’Oradour : la reconnaissance de la France libérée se
manifestait envers les « victimes innocentes »3.
Ce projet, formulé une première fois lorsque la France était encore
occupée, fut repris sans changement par les nouvelles autorités issues de
la Résistance ; il transcende les conflits politiques de la période. Un an
avant la fin de la guerre, le site « Oradour » est placé dans une
emblématique situation d’exception. Celle-ci trouve son origine dans une
1
2
3
Thierry Jonquet, Les Orpailleurs, Gallimard, 2003 (1re éd. 1993).
Archives nationales (Fontainebleau), MRU, 820 474-175.
Nous avons brièvement abordé ces questions dans plusieurs publications dont
Oradour, Paris, Liana Levi, 2001 et dans des catalogues d’expositions ou des articles. Il
faut mentionner les publications de l’historienne universitaire américaine Sarah
Farmer parmi lesquelles, Oradour : arrêt sur mémoire, Paris, Perrin, 2004 [1re éd. : Paris,
Calmann-Lévy, 1994] ; et d’Élisabeth Essaïan (architecte DPLG) : Oradour-sur-Glane. Le
passé présent, Nantes, Ville, 1995.
64
Jean-Jacques FOUCHÉ
représentation de la nation française fondée sur le rapport de la terre et
des morts4 : en 1944, le bourg du village martyr est considéré comme un
cimetière, celui des « victimes innocentes », tuées par les forces nazies en
dépit de leur absence d’engagement.
Les valeurs esthétiques ou d’usage ne pouvaient pas motiver la
décision de conserver des ruines d’un village incendié. Instrumentalisées
dans une vision politique, l’histoire et la pédagogie constituaient les
justifications imposant cette conservation : une préfiguration du « devoir
de mémoire ».
La notoriété des ruines et du site d’Oradour-sur-Glane, l’exemple de
la barbarie de l’ennemi et du malheur d’une population, fut acquise dès
1944.
Les ruines « sont la visibilité des sociétés en temps de détresse »
écrivait Walter Benjamin en 1940 dans la neuvième thèse « Sur le concept
d’histoire »5. Cette indication permet de réfléchir à la situation des ruines
conservées à Oradour-sur-Glane. Auraient-elles été conservées pour
signifier la détresse de la victime innocente ? Il semble que ce soit la
principale leçon retenue par les visiteurs6.
Est-ce que les ruines racontent quelque chose ? Seraient-elles
« parlantes » comme on le croit et le répète souvent ? À l’évidence non,
elles sont muettes et ne disent rien de l’événement qui les fit devenir
ruines. Ce sont les récits des témoins qui, par la multiplication des
anecdotes sur les habitants et des informations sur l’agression,
construisent le discours qui leur est attribué.
Dès juin 1944, les ruines d’Oradour sont vues et photographiées et les
récits des témoins largement diffusés. Une douzaine de livres et de
brochures consacrés à ce massacre sont publiés entre octobre 1944 et juin
4
5
6
Maurice Barrès, La terre et les morts (Sur quelles réalités fonder la conscience française),
Paris, 1899, cité par Marcel Detienne : L’identité nationale, une énigme, Paris, Gallimard,
coll. « Folio », 2010, p. 49 sq.
Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres, tome 3, Paris, Gallimard, coll.
« Folio », 2000, p. 434.
Constat à partir de nombreuses conversations impromptues avec des visiteurs et non
d’un sondage scientifique (quantitatif et qualitatif) qui serait nécessaire en la matière.
L’aura des ruines d’Oradour
65
19457. De très nombreux articles dans la presse quotidienne et les
périodiques, les « Actualités » cinématographiques et la radio
s’ajoutèrent à ces publications pour former un corpus assurant à
l’événement tragique « massacre à Oradour » une très large audience
populaire et une aura. Presque dix ans plus tard, celle-ci fut renforcée par
le « procès de Bordeaux » en 1953.
Église et halle du marché du bourg d’Oradour-sur-Glane, fin août ou début
septembre 1944 (immédiatement après la Libération, avant travaux de
déblaiement) ; anonyme ; archives départementales de Haute-Vienne et Centre de
la mémoire d’Oradour.
7
Voir notre publication La mémoire d’Oradour, Limoges, CMO, 1998, où nous
présentons les tracts, articles, journaux clandestins, brochures et livres de la période
d’octobre 1944 à juin 1945. Le drame d’Oradour a été largement diffusé par les
publications consacrées à la Seconde Guerre mondiale, par exemple, Calvo, La bête est
morte. La guerre mondiale chez les animaux, Paris, Gallimard, 1996 [1re éd. : en deux
parties, Paris, Éditions G.P., 1944 et 1945].
66
Jean-Jacques FOUCHÉ
Intérieur de l’église d’Oradour-sur-Glane après l’effondrement de la voute ; été
1944 ; anonyme ; archives départementales de Haute-Vienne et Centre de la
mémoire d’Oradour.
Le procès en janvier et février 1953 d’une vingtaine de sous-officiers et
hommes de troupe Waffen SS, accusés devant le tribunal militaire de
Bordeaux d’avoir participé au crime de guerre à Oradour, connut un
retentissement national. Après une attente de plusieurs années, c’était le
procès des « bourreaux d’Oradour ». Il n’y avait pas d’officiers nazis sur
les bancs des accusés. On y trouvait quatorze Français originaires
d’Alsace annexée, dont treize étaient considérés comme des « incorporés
de force »8. Ce procès eut une conclusion estimée déshonorante. Les
condamnations parurent insuffisantes aux familles des victimes. Celles
des treize « malgré nous » furent reçues comme un camouflet par la
population alsacienne. En période de Guerre froide, les élus alsaciens se
mobilisèrent pour éliminer d’Alsace le parti communiste qui réclamait le
8
Sur le « procès de Bordeaux », voir notre livre, Oradour, la politique et la Justice, SaintPaul, Lucien Souny, 2004 ; Claudia Moisel, Frankreich und die deutschen
Kriegsverbrecher. Politik und Praxis der Strafverfolgung nach dem Zweiten Weltkrieg,
Göttingen, Wallstein Verlag, 2004 ; Jean-Laurent Vonau, Le Procès de Bordeaux. Les
Malgré Nous et le drame d’Oradour, Strasbourg, Éditions du Rhin, 2003 (un élu local
d’Alsace raconte à ses lecteurs ce qu’attendent ses électeurs).
L’aura des ruines d’Oradour
67
châtiment des « bourreaux d’Oradour » ; on était alors à quelques
semaines d’élections municipales.
L’importante médiatisation du procès en 1953 a diffusé la
représentation d’une « injustice absolue » qui s’ajoutait à celle de la
« victime innocente » de 1944. Ces deux représentations se sont
amalgamées, la seconde confirmant la première, et justifiant l’aura
attachée à un événement réputé « unique » et « le plus grand crime de la
guerre ».
Cette aura, transférée sur les ruines, attire des visiteurs. Ils disposent
d’un « savoir », un bagage culturel construit à partir de publications et
des images ou encore de rumeurs dont la présence des ruines constitue la
preuve. Le site avec ses ruines atteste la véracité des récits des témoins.
En dépit des détériorations des intempéries et des transformations
dues aux travaux d’entretien ou encore à la muséographie, les ruines
d’Oradour restent un espace dédié à l’émotion. Telle était la demande,
formulée en octobre 1944, par le conservateur des ruines et le Comité
officiel du souvenir. L’émotion rapproche le visiteur des victimes. Elle
provoque un attachement et déclenche une adhésion. Le visiteur prend
en pitié les « victimes innocentes » et en particulier les enfants dont il
effleure du doigt le nom et plus encore l’âge sur les plaques à l’intérieur
du « monument de l’État »9. L’émotion ressentie par la vision des ruines,
parfois jusqu’à des épisodes de paroxysme fusionnel, accroît les
phénomènes d’identification. La mémoire, construite à partir
d’émouvants récits de témoins et mise en forme dans des publications,
s’oppose alors à la critique historique.
Comme l’avaient compris les membres du Comité officiel en 1944, le
récit du massacre devait être maîtrisé pour accompagner l’émotion des
visiteurs, qualifiés de « pèlerins », dans des ruines aménagées.
La fonction des ruines est d’attester l’existence de l’événement. Elles
sont là, simplement présentes. Les récits, des témoins d’abord puis des
historiens ensuite, exposent l’événement qui transforma un village en
une ruine.
9
Suite au verdict du procès en 1953 et à la loi d’amnistie en faveur des « malgré nous »,
l’association des familles des victimes, en signe de protestation, refusa de placer les
cendres des morts dans le monument construit par les pouvoirs publics ; elle édifia,
dans le cimetière communal, son propre monument « le tombeau des martyrs »
devenu le centre des commémorations et cérémonies officielles.
68
Jean-Jacques FOUCHÉ
Conséquence de décennies d’interventions pour la conservation des
ruines, la sécurité des visiteurs et leur information, les ruines ont perdu
leur authenticité. Les responsables du site ont dû concilier conservation,
sécurité et information des visiteurs. Ainsi des murs ont été démontés
puis remontés pour éviter qu’ils ne s’affaissent. Pour restreindre les
déplacements à l’intérieur des maisons, des portes ont été obstruées à mihauteur par des murets en pierres modifiant la lisibilité des façades. Des
cartouches, en forme d’ardoises d’écoliers, ont été disposés à même les
murs des maisons pour indiquer les métiers – charron, gantière,
puisatier… – des habitants, faisant du site un écomusée de la vie rurale
limousine. Conséquence de ces traitements, les ruines d’Oradour ne sont
plus celles, vues avec stupéfaction, par des parents cherchant leurs
enfants… Ce que l’on peut voir sur les premières photographies datant
de juin 1944 s’est transformé ou a disparu.
Église d’Oradour-sur-Glane, classée monument historique ; photographie : Emmanuel
Sautai, juin 1998.
L’aura des ruines d’Oradour
69
Rue principale du village martyr d’Oradour-sur-Glane (monument historique),
dénommée rue Desourteaux, ancien maire ; photographie : Emmanuel Sautai, juin 1998.
Il ne pouvait pas en être autrement. Dès octobre 1944, après avoir
assisté à la première réunion du Comité officiel du souvenir, un
architecte des Bâtiments de France écrivait au ministre des Beaux-Arts
qu’il serait impossible de conserver les ruines d’Oradour. Il avait luimême constaté les effets dévastateurs des intempéries et vu des pans de
murs s’écrouler ; mais il n’en concluait pas moins sur la nécessité de les
conserver, c’était un impératif politique10.
Toutes les restaurations transforment ce qu’elles tentent de préserver.
S’agissant d’une œuvre d’art, le restaurateur choisit de restituer un état
antérieur de l’œuvre qu’il restaure. Dans le cas d’une ruine, un tel choix
est impossible sans reconstruire ; on ne peut jamais revenir à un état
antérieur, la dégradation est inéluctable et irréversible.
La perte de l’authenticité sera-t-elle suppléée par l’esthétique, comme
le prévoyait Walter Benjamin ? Les interventions les plus récentes pour la
conservation des ruines d’Oradour semblent aller dans le sens d’une
10
Rapport de Jean Creuzot, ABF au ministre des Beaux-Arts, Médiathèque du
Patrimoine, carton 3174, cité par Élisabeth Essaïan, Oradour-sur-Glane…, op. cit., p. 43.
70
Jean-Jacques FOUCHÉ
« esthétisation » d’un parcours destiné à susciter l’émotion des visiteurs.
Les immeubles exclus de ce parcours sont abandonnés. Mais c’est
également l’affaire de la création d’un équipement d’accueil – le Centre
de la mémoire ouvert en 1999 – qui accentue l’apport esthétique sur le
site. La forme du bâtiment, fortement, mais à ce qu’il semble
inconsciemment, influencée par des images du romantisme allemand,
impose sa vision.
Centre de la mémoire d’Oradour-sur-Glane (maître d’œuvre Yves Devraine),
photographie : Frédéric Magnoux, 1999.
De même la scénographie de l’exposition permanente (le récit du
massacre dans son contexte historique) esthétise l’histoire au point
d’atténuer la violence d’images ou d’archives qu’elle englobe dans un
dispositif de codes graphiques, de valeurs et de couleurs11. L’exposition
11
Voir notre article : « Le Centre de la mémoire d’Oradour », Vingtième siècle. Revue
d’histoire, n° 73, janvier – mars 2002, p. 125 sq.
L’aura des ruines d’Oradour
71
permanente « vend » de l’histoire aux visiteurs. C’est un récit historique
décevant pour les familles des victimes : en rappelant le contexte, le récit
n’est plus exclusivement celui des mémoires des témoins12.
Par ses victimes et ses destructions, le massacre du 10 juin 1944 à
Oradour-sur-Glane est à l’origine d’un dispositif symbolique comprenant
des traces matérielles : des ruines classées « monument historique » et
des monuments publics et privés. Il a également provoqué la production
de récits, de commémorations.
Toutefois une politique mémorielle semble impossible à imaginer du
fait de conflits mémoriels entretenus et donc non résorbés. Celui avec
l’Allemagne où aucune autorité n’a jamais formulé une demande de
pardon ; celui avec l’Alsace dont les élus locaux ont privilégié les
« malgré nous » et leur électorat ; celui avec le parti communiste qui a
utilisé les ruines comme une scène de propagande durant la Guerre
froide ; celui avec les autorités politiques et administratives françaises
qui n’ont pas pu respecter le choix de 1944 privilégiant les victimes du
« plus grand crime de la guerre »…
Chacun de ces conflits a eu une traduction à l’intérieur du site : les
doubles commémorations, les deux monuments, celui de l’État et le
« Tombeau des martyrs » de l’association, le « Livre officiel » et les livres
rejetés… La motivation principale de ces conflits reste une
revendication concernant la propriété du site. À qui appartiennent les
ruines du village martyr ? Est-ce qu’elles appartiennent aux familles des
victimes ? à la communauté locale ? à l’État ? à la Nation ? La
signification de la visite évolue en fonction de la réponse.
Les situations conflictuelles ont été « médiatisées » et elles ont
contribué, à la fois, à la promotion et à l’isolement du site Oradour des
bruits et des drames du monde dont on ne dit rien sur place. Cette
situation apparaît dès le 10 juin 1945, lorsque le ministre de l’Intérieur
Adrien Tixier (SFIO, élu local à Bellac en Haute-Vienne) préside la
première commémoration du massacre. Il avait, avec l’ensemble du
Gouvernement, approuvé la sanglante répression du mois de mai à la
suite des manifestations à Sétif en Algérie. Oradour sera, dans les années
qui suivent le massacre, un lieu de l’oubli des massacres coloniaux. La
liste des oublis est longue, et l’oubli isole.
12
Voir sur ce point l’analyse de Sarah Farmer dans la postface d’Oradour : arrêt sur
mémoire…, op. cit., et notre article, « La déception des témoins », dans Florent Brayard
(dir.), Le Génocide des Juifs entre procès et histoire 1943-2000, Bruxelles, Éditions
Complexe, 2000.
72
Jean-Jacques FOUCHÉ
L’aura des ruines d’Oradour s’est nourrie de la médiatisation du
massacre et de l’isolement d’une communauté qui vit avec et pour ses
morts mais sans tenir compte de leur origine ou de leur histoire
personnelle. On y vient voir ce qui a été considéré comme unique : une
expression de la violence qualifiée de « gratuite »13, la barbarie. On y
vient constater une forme de détresse absolue.
La détresse a accru la pitié des visiteurs, elle a participé au maintien
de l’aura. Les ruines sont alors perçues comme la représentation de
l’injustice absolue lorsque l’injustice, née du verdict et de l’amnistie de
1953, s’ajouta à celle de la barbarie du massacre.
Le massacre à Oradour a produit des ruines, aujourd’hui classées
monument historique et protégées par un mur, et des récits tous unifiés
formellement par la structure du conte « Il était une fois, un village
paisible… ». Ces récits accompagnés de photographies ont assuré le
socle de notoriété du site. Ensuite, les péripéties politiques,
administratives, judiciaires, qui entourent l’histoire d’Oradour durant la
décennie 1944 à 1953, ont renforcé cette aura des ruines qui motive la
présence de 300 000 visiteurs14.
Le « village modèle », construit dans les années cinquante, n’intéresse
pas les visiteurs qui dédaignent son architecture. Ils viennent communier
avec les « victimes innocentes » en touchant du doigt une représentation
de l’innocence. Nous avons vu qu’ils le font en effleurant les noms et
l’âge des enfants tués, laissant ainsi leur trace dans le site.
Dès lors, l’authenticité des ruines devient sans enjeu, elle n’est même
plus une question et le défaut d’authenticité n’apparaît pas. Il suffit d’un
espace, créé par une enceinte pour rendre le site efficace. Les ruines des
constructions de l’ancien village peuvent s’effondrer, s’aplatir jusqu’à
pratiquement disparaître. L’essentiel tient dans le mur d’enceinte,
construit avec une sélection de bons matériaux issus des déblaiements, il
dispose d’une longévité supérieure aux ruines. Ce mur délimite un
périmètre sacré lié à la présence des morts, et c’est ce sacré, qui, attaché
au site, en détermine l’aura.
13
14
Les sciences humaines, l’anthropologie, l’histoire et la psychanalyse, nous ont appris
que la violence a toujours une signification pour celui qui l’emploie et qu’il n’y a pas
de « violence gratuite ».
Les chiffres de fréquentation sont anciens, du début des années quatre-vingt-dix, cités
par Élisabeth Essaïan, Oradour-sur-Glane…, op. cit.
Débats. Deuxième partie
Fabrice Virgili – La difficulté, voire l’impossibilité d’entretenir des
ruines, qui fait écho à l’idée que développait Sophie Wahnich en parlant
de patrimoine négatif, est aussi un problème que vous rencontrez, Piotr
Cywinski.
Piotr Cywinski – Une ruine doit disparaître certes, mais le
conservateur est un peu comme un médecin – le patient va mourir mais
plus ou moins vite. C’est quand même une grande différence. De même
dans la conservation, on prolonge la vie des objets. En ce qui concerne les
ruines c’est plus difficile car elles sont déjà le signe d’une destruction.
Dans le site dont j’ai la charge, le plus difficile en ce qui concerne les
vestiges, c’est la médiatisation et l’instrumentalisation de la mort, voire
même la politisation de la mort ou de la souffrance. On ne parvient pas
toujours à y échapper, par exemple avec les visites officielles.
Fabrice Virgili – Comment interpréter la question du vol ou du
déplacement des objets ? Il y a une manière privée et une manière
publique de le faire. En plaçant un objet venant d’Auschwitz au
Mémorial de l’Holocauste à Washington, on y met une partie du site ; de
même quand, à Varsovie, on constate que certaines briques de ce qui
reste du mur du ghetto ont été retirées. Or il y en a une à Yad Vashem.
Piotr Cywinski – Ces objets-là doivent parler, donc les placer en un
autre lieu n’est pas choquant. Quels sont les objets qui ont été retenus
pour raconter cette histoire ? Ce sont des valises, des talits, des
casseroles, des lunettes, des chaussures et des prothèses (les cheveux ne
sont pas, pour moi, des objets). Très peu de documents, de vêtements. Ce
sont les choix d’objets des années d’après-guerre et ils sont aussi à
discuter.
Je voudrais revenir sur cette question de patrimoine négatif. Il y a
différents niveaux de compréhension d’Auschwitz de nos jours. Un
74
Débats. Deuxième partie
niveau individuel : la famille des victimes. L’inscription dans le sens de
l’histoire des Juifs. Mais il y a aussi d’autres niveaux, civiques,
intellectuels, philosophiques. Ce qui est important c’est de ne pas
considérer ce site uniquement comme un patrimoine tourné vers
l’histoire. Il y a quelque chose de plus universel. Un jour j’ai rencontré un
groupe de Coréens et je leur ai demandé la raison pour laquelle ils
étaient venus. L’un d’eux m’a répondu : « ce que je voulais c’était
comprendre l’Europe ». Cela m’a sidéré. Il y a un esprit communautaire
créé après la Seconde Guerre mondiale qui n’a jamais existé auparavant
d’une façon aussi institutionnelle. Aujourd’hui, quand on explique à des
jeunes qui viennent à Auschwitz que beaucoup de choses ont changé
depuis la Seconde Guerre mondiale et qu’ils demandent ce qui a changé,
je leur dit : « auparavant la paix en Europe reposait sur un équilibre des
forces, maintenant sur l’interdépendance ». Les jeunes Européens ont
peine à comprendre que l’équilibre des forces puisse être source
d’équilibre et de paix. Il y a donc un niveau de mémoire mais la mémoire
ne suffit pas. Sur cette mémoire, il faut construire un niveau de
conscience et de responsabilité. Ce dont j’ai peur, c’est de l’impact d’une
éducation purement émotionelle. Par exemple : le Journal d’Anne Frank
que presque toutes les jeunes filles de 14-15 ans ont lu. En faisant lire ce
livre aux adolescentes, on leur propose de s’identifier à une jeune fille
innocente, vouée à la mort, que ses parents ne peuvent aider face à
l’omniprésence et la puissance d’un ennemi, d’un assassin invisible. On
est loin de l’idée de la responsabilité, de la mise en condition de
responsabilité. Quand on traverse Auschwitz, on est complètement
empathique et on ne voit pas l’autre côté. Il m’arrive parfois, rarement,
quand je suis sûr de l’identité d’un groupe, quand j’ai affaire à des
spécialistes, de les faire monter dans une tour de SS, dans un mirador,
pour qu’ils jettent un coup d’œil de l’autre côté. Ceux qui étaient de
l’autre côté, dans les miradors, étaient des êtres humains qui tiraient
quand un interné s’approchait des barbelés parce que cela leur donnait
droit à trois jours de congés.
Sophie Wahnich – Je voudrais revenir sur les termes employés qui me
paraissent nécessiter une discussion. Que veut dire réclamer d’un côté
qu’il y ait une efficacité en termes de prise de conscience historique, de
vouloir qu’une responsabilité éthique advienne et affirmer dans le même
temps que ce lieu ne doit pas être un instrument ?
Peut-être doit-il justement être l’instrument qui doit produire cette
responsabilité ? Comment transmettre l’inouï à des générations qui ne
Débats. Deuxième partie
75
l’ont pas vécu et dont seuls les arrières grands-parents, comme vous
l’avez évoqué, ont été contemporains ? Comment fabriquer
« l’intelligence rusée » qui permettra non pas simplement la
compréhension évoquée par ce Coréen mais aussi cette responsabilité qui
vous préoccupe en tant que directeur de ce musée ? Ce que l’on entend
dans votre témoignage, c’est que ce lieu, s’il ne parvient pas à fabriquer
une sorte de conscience civique mondiale, n’a pas de raison d’être au
cœur de notre présent. Il y a quelque chose de l’ordre d’un sentiment
d’échec que l’on ressent en vous écoutant. Dans ce cas-là, si c’est un
centre d’éducation, c’est au moins un instrument d’éducation. Comment
faire en sorte que cette éducation soit efficace ? Et comment articuler
l’éthique de la méthodologie muséale et cette éthique de la responsabilité
qui travaille tout autant le lieu, pour sortir de cette idée
d’instrumentalisation, pour arriver à quelque chose qui soit moins
moralement dans l’opprobre et plus dans la responsabilité afin que l’on
ne vienne pas dans ces lieux en vain ? Comme vous nous l’avez dit, il y a
des gens qui arrivent et qui n’ont pas eu les bons cours d’histoire
auparavant. Ils passent la porte d’Auschwitz sans savoir où ils sont. On
est dans une situation de pure curiosité, on est venu pour voir. C’est le
« voir pour voir » qui est le propre de l’exposition, de la galerie d’art, et
des gens viennent dans ce lieu dans ces termes là et donc entre voir pour
voir, voir pour comprendre (le Coréen) et voir pour agir, qui est le
propre de l’éthique de la responsabilité, il y a différentes manières de
penser le statut d’une exposition comme celui du guide dans les lieux de
mémoire. N’y a-t-il pas là quelque chose à penser dans le rapport au
futur, car si on est effrayé par l’idée d’instrumentalisation, on bloque
dans une certaine mesure la possibilité même de penser cette question.
Piotr Cywinski – Cette tension entre instrumentalisation et visibilité
éthique demeurera, et on n’y échappera pas. Mais si l’on se sent le droit
de dépasser cette tension et d’instrumentaliser, on deviendra d’une part
« propriétaire » de ce site dans le sens le plus matériel, le plus fou du
terme, et d’autre part censeur, qu’on le veuille ou non. Chaque semaine,
je reçois des demandes que je refuse – présentation de mode par exemple
sous l’Arbeit Macht Frei, manifestations artistiques. Si l’on commence à se
penser « instrumentalisateur » de ce site, on devient et censeur et
propriétaire de cette narration, ce qui me paraît impossible. C’est le site
qui doit parler, si ce site est devenu symbole, cela veut dire qu’il parle,
qu’il a une voix. L’exposition n’est pas une narration qui peut être
détachée du site, ce n’est pas une narration comme celle que l’on peut
76
Débats. Deuxième partie
faire à Yad Vashem ou ailleurs. Elle doit rendre le site lui-même plus
lisible. Sinon on détache l’exposition du lieu et on peut la faire dans un
bâtiment neuf. Ici, c’est le site qui est le point central, c’est ce qui nous
reste et il parle encore aujourd’hui puisque tous ces gens viennent.
Sophie Wahnich – La question n’est pas d’échapper à cette tension
mais de la penser comme nécessaire pour pouvoir atteindre ces multiples
objectifs qui, au bout du compte, se contrecarrent. Quand il s’agit de faire
des photos de mode, c’est bien sûr une instrumentalisation terrifiante,
mais quand il s’agit de vouloir aller vers l’objectif éthique que l’on s’est
donné dans le lieu, peut-être y a-t-il une part de ce que j’appelle
« l’intelligence rusée ». Sur la question éthique, j’ai été frappée, dans
Archeologia, par la présence de la devise « Liberté, égalité, fraternité », pas
seulement parce que je suis spécialiste de la Révolution française, mais
aussi parce qu’aujourd’hui on a tendance à vouloir ne montrer que
l’aspect victime, et de victime impuissante, comme Anne Frank. Il y a ce
qui est montré et ce qui ne l’est pas, comme les bourreaux dans leur vie
quotidienne, leur comportement, qui révèle à quel point ils pouvaient
être détachés. C’est un exemple de ce qui n’est pas montré. Dans tous les
musées, il est difficile de figurer les bourreaux. C’est le cas dans les
musées d’histoire de la Résistance ou de la Collaboration. Dans très peu
de lieux le risque a été pris de présenter les bourreaux. Mais dans très
peu de lieux on a aussi pris la décision de présenter des personnes qui
ont résisté à l’extermination. Dans la nouvelle présentation de Yad
Vashem, il y a cette présence forte de la résistance. Peut-être est-ce le
troisième terme. Ce qui manque aussi, c’est que l’on présente toujours
l’idéologie nazie mais on ne montre pas ce qui serait le contraire de cette
idéologie : on présente le pire de l’humanité, mais on ne présente pas les
moments où l’humanité a cherché à se doter d’idéologies humanistes qui
sont fragiles. Dans une perspective contemporaine, il faut à la fois,
comme vous l’avez dit, réintroduire les bourreaux, mais aussi les
résistants et la manière dont les idéologies se sont affrontées, dans la
période historique considérée, mais également en amont.
Jean-Jacques Fouché – Entre les années 1950 où, enfant, j’ai découvert
le lieu, et 1994 où j’ai été en charge du projet du centre de la mémoire
d’Oradour, le lieu avait changé : conservation, restauration,
transformation. Dans le récit, j’ai proposé que l’on introduise des
éléments qui étaient inopportuns pour l’association des amis des
victimes : la logique des bourreaux – qu’est-ce que les Waffen SS qui ont
détruit et tué à Oradour venaient faire à cet endroit ? La question était
Débats. Deuxième partie
77
officiellement réglée : ils sont venus nous chercher, nous habitants
innocents du Limousin. Pourquoi innocents ? La réponse est difficile à
formuler mais elle est claire : nous étions non-engagés dans la Résistance,
dans les mouvements contre les Allemands et nous n’avions rien fait
contre eux. Ce n’est pas exact puisque certains habitants avaient un
passé, notamment des réfugiés juifs d’Europe de l’Est, d’Allemagne, qui
se trouvaient à Oradour sous l’appellation « Alsaciens » et dont la
population ignoraient leurs origines réelles, et des Juifs français de
longue date qui s’étaient réfugiés à Oradour, parmi eux un agent
comptable de l’Union générale des Israélites de France (UGIF) dont le
courrier était connu des services de police de Limoges. En introduisant
comme une des causes du passage des SS la présence d’une cellule
communiste active dans les années 1930 (en mai 1945 le maire sera un élu
communiste) et la présence de Juifs étrangers, on change un peu le récit.
Cette introduction de la logique de bourreaux n’était pas demandée par
les familles des victimes auxquelles cela n’apportait rien. Je me suis
demandé, après l’avoir fait, si j’avais eu raison de modifier leur récit.
Ce qui apparaît nettement dans cette affaire d’Oradour, c’est un
conflit entre l’aspect privé défendu par les familles des victimes et
l’aspect public des autorités dont j’étais un représentant. A-t-on le droit
de modifier le récit local ?
Quant aux objets, ils sont matière à un lourd débat sur place. Le
conservateur des ruines et l’architecte des bâtiments de France voulaient
les éliminer mais les familles des victimes les ont récupérés.
Éva Weil – J’ai l’impression, Piotr Cywinski, que dans votre dialogue
avec Sophie Wahnich, il y a quelque chose au bout duquel vous ne
parvenez pas à aller : que ce soit à propos de la patrimonialisation
négative ou positive, des bourreaux contre les victimes, la question qui se
pose est celle du Mal dans la nature humaine. J’ai eu l’impression que
c’est cela que vous avez voulu aborder, et bien sûr on s’identifie aux
victimes, bien sûr il y a le devoir de mémoire, de transmission et de
responsabilité éthique… En même temps derrière tout cela il reste une
question qui nous réunit tous aujourd’hui, qui réunit les historiens et les
psychanalystes depuis longtemps : comment des hommes ont pu faire
cela à d’autres hommes, en Europe et dans le monde ? Cette question
reste en filigrane comme un fil rouge.
Robert Frank – Il est difficile d’échapper à la question de
l’instrumentalisation ; il y a une typologie de l’instrumentalisation et on
78
Débats. Deuxième partie
ne pourra simplement séparer les bonnes et les mauvaises
instrumentalisations. Mais il y a aussi l’instrumentalisation politique.
J’écarte l’instrumentalisation politicienne et je prends le terme au sens
noble, – comment construire le vivre ensemble de la cité, y compris sur le
plan européen et international. On a vu comment, au cours du XXe siècle,
surtout pendant la seconde moitié du siècle, l’instrumentalisation
politique a pu aller jusqu’à transformer des lieux de mémoire négative en
des lieux positifs de mémoire : Verdun 1916, 1984 ; Versailles 1871 et
1919, mémoire négative pour les uns et pour les autres et 2003 où
Allemands et Français se retrouvent pour organiser le « plus jamais çà » ;
à Oradour ce n’est pas possible, Jean-Jacques Fouché nous l’a expliqué,
du fait de la tension entre public et privé, avec des gens d’Oradour qui
ne veulent pas entendre parler de la mémoire juive, de l’État, surtout
après le procès de Bordeaux de 1953 et qui refusent encore dans les
années 1990 la présence d’Allemands. Alors que, dans la province
d’Arezzo, dans d’autres lieux de grand massacre, la population locale
très tôt, pour exorciser tout cela, a accepté la présence d’Allemands. Là
aussi il y a instrumentalisation politique pour essayer de construire un
avenir ensemble. J’en viens à Auschwitz, comment faire de ce lieu de
mémoire négative, un lieu positif ?
Tal Bruttmann – Une question à propos des objets exposés à
Auschwitz. Vous avez dit qu’ils avaient été choisis par les internés dès la
libération du camp. Les talits ont-ils figuré dans l’exposition depuis le
début ou ont-ils été introduits récemment ? S’ils figuraient depuis le
début dans l’exposition, comment s’est-on arrangé avec les talits qui
symbolisaient les victimes juives pendant la période communiste qui
taisait les victimes juives et surtout pendant le « moment antisémite » de
1967-1968 ?
Piotr Cywinski – Les objets volés aux victimes figurent depuis 1955
dans l’exposition. Il y a eu des tensions après 1968 mais les objets sont
restés sur place. Il y a d’autres endroits où la judéité des victimes a été
dissimulée, surtout après 1968 et jusqu’à la fin des années 1980, mais
apparemment pas pour les talits. Il y a eu des pressions communistes
après 1968 pour enlever les talits, mais le musée les a laissés.
Philippe Allouche, directeur de la Fondation pour la Mémoire de la
Shoah – On voit bien grâce à cette Journée d’études que tous les jours, de
grandes questions éthiques se posent à vous et que vous avez cette
responsabilité qui pèse sur vos épaules. Je tiens d’ailleurs à dire au nom
Débats. Deuxième partie
79
de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah que nous sommes très
contents que ce soit vous particulièrement qui soyez à ce poste pour
trancher ces questions qui ne sont pas simples. Mais j’ai une question
ouverte à vous poser : avez-vous pour vous aider à répondre à toutes ces
questions des personnes référentes sur le plan moral, spirituel et j’ose
dire religieux au sens large, pas seulement en ce qui concerne les Juifs,
vers qui vous pouvez vous tourner ?
Piotr Cywinski – Si je me sens responsable du site, je ne m’en sens pas
propriétaire, dans le sens où je ne m’en sens pas le seul décideur. C’est
cela qui est difficile, être responsable sans vouloir puiser uniquement en
soi-même des éléments de décision. Ce site doit parler, la toute première
narration doit provenir du site. Quand il cessera de parler, et cela
arrivera probablement un jour, il cessera de parler. Pour l’instant il parle
et c’est là que l’on trouve l’authenticité de la parole.
Pourquoi l’homme a-t-il fait cela à l’homme, je n’en sais rien. Ce qui
me pose le plus de problème c’est que ce genre de choses arrive encore
de nos jours et que 90% des gens sont toujours simples observateurs. La
narration d’Auschwitz n’est pas la narration des Justes, du
débarquement en Normandie, de la Résistance, il y a d’autres institutions
qui s’en chargent, la question de l’héroïsme, le Bien ce sont des questions
très difficiles…
La question du Mal, l’assassinat des tout petits (150 000 à 200 000
enfants), c’est là que l’humain commence à transcender l’humain et dans
cette perspective, l’absence du bourreau est une déshumanisation de ce
crime.
Les personnes qui m’ont le plus aidé et qui m’aident encore, il y en a
trois ou quatre : Primo Levi que je n’ai pas connu personnellement, Israel
Gutman, Wladyslaw Bartoszewski et ce regard d’enfant de 9 ans – celui
de Zril de l’Album Auschwitz – j’en ai une photo dans le bureau, elle m’a
aidé à prendre les décisions les plus difficiles.
Sophie Wahnich – Je pense qu’il y a quand même un enjeu fort pour la
question du futur dans cette internationalisation, avec les Coréens, les
Chinois et la Mandchourie, de bien entendre qu’Auschwitz occupe une
place de point étalon de ce que Éva Weil a appelé le Mal. À l’entrée du
musée sur les crimes de guerre à Hochiminhville, ce qui est évoqué c’est
le procès de Nuremberg, pour montrer qu’il y a une analogie possible
entre les violences qui ont été commises pendant la guerre du Vietnam et
80
Débats. Deuxième partie
les violences de la Seconde Guerre mondiale sous la dictature nazie. Il y a
quelque chose qui se joue aujourd’hui concrètement qui est de l’ordre
d’une comparaison, que les historiens le souhaitent ou non. Et on a à
prendre en charge une telle situation. Il y a une sorte de déshistorisation,
au sens où l’historicisation c’est la possibilité de mettre dans un contexte
singulier et en même temps, autour de cette déshistorisation, on a la
possibilité d’accrocher une question qui serait la question mondiale que
vous avez évoquée en parlant du « Mal » qui traverse chaque individu,
l’humanité. Mais il faut bien savoir que quand on pose la question en ces
termes on déshistorise et on perd une partie de la mémoire au sens où on
a souhaité la transmettre. Il y a là une tension nouvelle qui est liée à cette
projection vers le futur et à ces nouvelles générations, qu’il faut prendre
en compte et travailler. L’autre chose qu’il me paraît important de
travailler c’est de considérer que, même en Europe, rien n’est acquis de la
transmission car on a vu sur les graphiques qu’il y avait un écart
important dans les publics entre l’Autriche et la Slovaquie. Ils n’ont pas
les mêmes politiques muséales sur la question de l’extermination et de la
Seconde Guerre mondiale en général. La Slovaquie est un pays d’Europe
centrale assez atypique où un des grands musées qui évoquent la
Seconde Guerre mondiale s’intitule le Musée de l’insurrection nationale
slovaque dont l’objectif est de montrer à quel point cette insurrection
nationale slovaque était internationale et on a dans le même musée la
présence des Américains, des Soviétiques, des Français, de toutes les
résistances à l’idéologie nazie. Du côté autrichien, on est dans un
cafouillage permanent et il n’y a pas de vrai lieu qui soit explicite. En
revanche, il y a des lieux qui sont explicites et qui sont proches du
négationnisme, par exemple, le Musée du génocide à Vilnius qui a la
volonté, exprimée par le responsable du ministère de la Propagande (oui
il y a encore un ministère de la Propagande dans l’Europe des VingtSept), de « désenclaver le mot “génocide” de l’extermination des Juifs
d’Europe » en sorte que ce mot serve à désigner la répression
communiste et la mortalité qu’elle a entrainée. Or on compte pêle-mêle
les gens qui sont morts dans le cadre de l’extermination nazie et ceux qui
sont morts dans le cadre de cette répression. On n’est pas complètement
sorti des difficultés de transmission d’une mémoire historique dans une
partie de l’Europe. Il faut donc à la fois questionner l’élargissement de la
focale et des points très précis pour comprendre le rôle que l’on peut
donner à un musée aussi singulier, qui attire autant de public, parfois
dans une très grande méconnaissance de ce qui s’y joue.
« Mes » Auschwitz
Éva WEIL
Comme vous le savez, la grande histoire et l’histoire privée ont partie
liée et c’est pour cela que je me propose de vous parler de mes voyages à
Auschwitz dans la mesure où ceux-ci recoupent des moments différents
de l’histoire collective inscrite dans ce lieu en mêlant subjectivité
personnelle dans ses contextualisations.
Auschwitz est toujours au présent. Le temps de ce qui s’y est déroulé
se replace toujours dans l’actualité, maintenant, dans l’actuel et dans la
mémoire, dans l’Europe et le monde. La planète Auschwitz a constitué
un nouveau pays : celui qu’habitèrent de force pendant quelques jours,
quelques mois ou quelques années des êtres nés aux quatre coins de
l’Europe et qu’une puissance démente fit converger dans des lieux de
mort.
Premier voyage : août 1972, il y a 38 ans, je me rends en Pologne pour
montrer à mon mari les traces de mon histoire : la ville natale de mon
père, de ma mère, mon lieu de naissance, Czestochowa, et Lodz où nous
avons vécu de 1947 jusqu’à notre départ pour la France fin 1949.
Dans ce périple, dans le trajet en voiture de Cracovie au site du camp
d’Auschwitz, malgré mon peu de connaissances topographiques, je
constate qu’en nous rapprochant, les rails de chemin de fer se
multiplient, se densifient et s’enchevêtrent pour se transformer en un
véritable nœud ferroviaire aux abords du camp.
C’est donc le mois d’août ; il fait très beau, pas grand monde à
l’emplacement du camp où se trouve le musée, à part des écoliers
polonais venus en car, manifestement en voyage scolaire, qui comme
tous les écoliers en groupe, chahutent et sont rappelés à l’ordre par leurs
accompagnants. J’ai l’impression que c’est un circuit obligé pour ces
classes de jeunes adolescents.
Je n’arrive pas à croire que j’y suis vraiment, dans ce lieu, dans ce
camp, qu’on peut y aller, librement, même si à l’époque, pour se rendre
82
Éva WEIL
en Pologne, il fallait se soumettre aux exigences de la bureaucratie et à
ses diktats économiques. Après tout ce que j’ai pu entendre, voir, lire sur
cet antre de souffrance, de torture, de destruction, est-ce vraiment le
même lieu ? Des visages se présentent à mon esprit, ceux des Juifs des
shtetlekh évoqués par mes parents et les photos des livres du souvenir,
celles des israélites parisiens déportés à partir des appartements
bourgeois, la figure emblématique d’Élie Wiesel, celle de Simone Veil,
Primo Levi et les autres, ceux dont j’entendais dire quand ils sanglotaient
durant les prières ou les réunions ou dans certaines commémorations :
« laisse, il a perdu ses enfants à Auschwitz ou tous ses frères et sœurs » et
encore ceux qui ne disaient rien et dont on racontait qu’ils avaient été
soumis à des expérimentations ou encore et encore…
Outre le musée et ses vitrines où s’entassent les valises, les cheveux,
les chaussures que vous connaissez tous, au moins par les reproductions
ou les récits, on pouvait voir les baraquements avec quelques photos, me
semble-t-il de lieux, des déportés alignés pour l’appel ou des objets
utilisés par les déportés. Les plaques commémoratives placées dans le
camp, rédigées en polonais et peut-être en russe, ne mentionnaient pas la
qualité de Juifs du million d’être humains mis à mort dans ce lieu. Un
homme a proposé de nous guider, il parlait un mélange de polonais et
d’anglais, et nous a conduits vers l’emplacement des chambres à gaz à
ciel ouvert pour nous montrer les boites de ZYKLON B en tas dans un
coin.
J’ai eu la sensation de voir cette foule de femmes, d’enfants et
d’hommes être suppliciés et envahis par une terreur que je ne peux ni
qualifier ni mettre à distance ; le guide, sans doute autoproclamé guide,
nous a raconté des histoires de mères qui jetaient leurs enfants pardessus le mur au moment d’entrer dans les douches pour leur éviter la
chambre à gaz et que les habitants d’Oswieczim trouvaient et
recueillaient sans savoir leur nom, leur nationalité, ni rien de leur
identité. Il nous narre l’histoire particulière d’un bébé recueilli par des
paysans du village qui n’a jamais su d’où elle venait, ni quel était son
nom, ni qui étaient ses parents. Arrivée à l’âge adulte, elle continue à
errer sur les lieux, à la recherche d’un indice sur son identité.
En août 1972 donc, je finis par demander à la préposée à l’entrée mais
où sont les Juifs ici ? elle me répond : il y a le pavillon polonais, russe, le
pavillon néerlandais, le pavillon hongrois, tchèque, grec, etc. et elle
énumère un grand nombre de pays dont les habitants ont été déportés là.
J’insiste, et les Juifs ? ah oui, le pavillon juif, mais il est tout au fond,
d’ailleurs il est fermé et puis personne ne demande à le visiter. La
« Mes » Auschwitz
83
logique du chaudron me vient à l’esprit maintenant. Afin de mettre à
jour l’étrange logique des rêves, Freud recourait à la vieille blague du
chaudron cassé.
« (1) Je ne t’ai jamais emprunté un chaudron, (2) Je te l’ai rendu intact, (3)
Le chaudron était déjà cassé lorsque tu me l’as confié. Naturellement, une
telle succession d’arguments inconséquents confirme exactement ce qu’ils
sont censés nier “le fait que je t’aie rendu un chaudron cassé“ »1.
Par contre, sur le site, il y a un bureau avec des employés où je peux
demander un certificat de « décès » de mon grand père Abraham Faktor,
déporté à Auschwitz, en 1942, au début du fonctionnement du camp
après un attentat contre les Allemands dans sa ville natale, en rétorsion
duquel les nazis avaient décidé de déporter 10 notables juifs.
La légende familiale racontait que quelque temps après on avait
renvoyé à sa famille ses objets de culte, talit, tefilin, etc. Je me demande
si c’est vrai ou même vraisemblable, mais quant au certificat, je le reçus
effectivement par la poste chez moi à Paris quelques semaines plus tard.
Ce certificat d’une exécution individuelle me semble presque incongru
dans cette destruction collective.
Le fait que les Juifs ne soient pas nommés comme tels dans la
politique mémorielle de ce moment-là, à cet endroit si particulier,
entraîne probablement une déviation de l’émotion dans la colère, le
ressentiment, l’angoisse. En effet, en ne nommant pas ce qui les a réunis,
on efface les Juifs, à nouveau, en les recouvrant de silence, d’absence, de
dénégation. Répétition en mineur des négations, dénis et raisons qui ont
contribué à ce que personne n’intervienne dans cette extermination
programmée malgré les avertissements dès 1942 de Jan Karski, par
exemple et de quelques autres. Actuellement et depuis longtemps déjà
cette inscription de la qualité de juif dans la mémoire du monde sur les
lieux mêmes est faite.
Deuxième voyage : cela se passe à nouveau dans l’actuel, à l’occasion
de la conjonction d’un événement personnel et d’un acte collectif dans la
mémoire.
1er septembre 1989 – C’est le 50e anniversaire de l’invasion de la
Pologne par Hitler. Je me demande quel geste pourrait être fait pour
marquer cette date et je propose que l’association que je présidais alors,
le Prix de la Mémoire, se rende à Auschwitz ce jour-là en compagnie de
1
Sigmund Freud, L’interpétation des rêves, Paris, PUF, 1967.
84
Éva WEIL
représentants de SOS RACISME ainsi que de l’évêque d’Évreux. L’affaire
du Carmel d’Auschwitz était en pleine actualité. En effet depuis 1980,
des religieuses s’étaient installées sur le site et les images de l’immense
Christ sur sa croix avaient fait le tour du monde des actualités. En août
1989, un groupe de Juifs américains, conduits par un rabbin progressiste
avait voulu rencontrer les autorités de ce couvent. Ils s’étaient rendus sur
place et de l’intérieur du couvent, par les fenêtres, de la peinture et de
l’urine avait été déversées sur le groupe. Le symbole était difficile à
supporter et dans Le Monde nous avions fait paraître un encart : « 60 ans
après on “bat“ des Juifs à Auschwitz ».
Ce jour-là, le 1er septembre 1989, nous nous rendons donc en
délégation à Cracovie, pour remettre un texte aux dirigeants de
Solidarnosc et aux religieuses du couvent. Le chef de l’Église polonaise
Mgr Glemp avait tenu un discours le jour même sur le site.
L’aménagement du site est transformé par rapport à ma visite de
1972 ; le musée s’est étendu et agrandi, professionnalisé, une cafétéria, un
aménagement des baraquements et des plaques commémoratives sont
rédigées en plusieurs langues dont le yiddish et l’hébreu. Des très
nombreux cars stationnent devant l’entrée du musée et il y a même une
délégation de prêtres orthodoxes qui le visitent. Les baraquements
exposent les châlits et des photos ; les vitrines où sont conservées les
montagnes de chaussures, de valises, de cheveux sont au premier plan.
Les visites guidées se font en toutes sortes de langues et nous déposons
des fleurs et des cailloux.
On peut croiser de nombreux visiteurs d’un certain âge avec leurs
enfants ou petits-enfants à qui ils montrent la fameuse rampe où ils sont
arrivés ou ont été sélectionnés. L‘émotion semble très forte et je me
demande ce que ça peut faire à un ancien déporté d’être là, 60 ans après
avec ses descendants. De jeunes Israéliens parcourent le camp avec un
drapeau et des kaddish plus ou moins solennels ou improvisés sont
entendus devant certains baraquements.
Nous nous dirigeons vers le couvent et une jeune religieuse voyant
s’approcher notre petit groupe se réfugie chez la gardienne d’un entrepôt
proche. L’évêque sonne à la porte du couvent : pas de réponse. Les
ouvriers qui travaillent ferment toutes les fenêtres et nous crient :
« Barrez-vous ».
« Mes » Auschwitz
85
Un des dirigeants de SOS qui tente de parler à la carmélite réfugiée
s’entend dire par la gardienne, en polonais, que tous les Juifs devraient
être tués – ceci accompagné d’un geste ample du pouce sur la gorge2.
Trois jeunes hommes arrivent dans une voiture qui affirment être des
prêtres mais ressemblent plutôt à des policiers en civil. Après une
discussion en sabir anglo-polonais ils nous répètent que ce sont surtout
des Polonais et des Soviétiques qui ont été tués à cet endroit et d’ailleurs
ce n’était pas tout à fait là, car l’endroit où se trouve le couvent était
l’emplacement d’un théâtre. Ces hommes partent téléphoner et au retour
nous informent que les carmélites acceptent de recevoir l’évêque et
seulement lui.
Comme Mgr Gaillot ne parle pas polonais, il me demande de
l’accompagner, ce que je fais et dans la précipitation de l’ouverture de la
porte du couvent, encore plus vite refermée, je me retrouve à l’intérieur
du carmel pendant que les religieuses se jettent à terre pour baiser
l’anneau de Monseigneur.
L’entretien durera une dizaine de minutes, nous remettrons le
message que nous avons apporté et à la question de ce qui a motivé leur
installation à cet endroit, les religieuses répondront qu’elles sont dans les
mains de Dieu.
Voici ce texte :
« Il y a 50 ans, l’invasion de la Pologne plongeait l’humanité dans la nuit
de la guerre.
Ici, à Auschwitz furent tués des hommes, des femmes, des enfants de
toutes nationalités, races et religions parce qu’ils refusaient la soumission
à la barbarie.
Mais comment oublier qu’Auschwitz fut la destination finale de millions
de Juifs et de Tziganes exterminés simplement parce qu’ils étaient Juifs ou
Tziganes.
Personne n’a le droit de s’approprier leurs cendres. Elles appartiennent au
vide et au silence du monde.
Aucune église n’a le droit de confisquer cette mémoire. C’est pourquoi la
présence d’un carmel en ce lieu ne respecte pas la mémoire de ce
génocide. Auschwitz doit nous rappeler en permanence jusqu’où mènent
les idéologies du mépris de l’homme : le racisme et l’antisémitisme.
Seul le travail de la mémoire active permet que la vérité historique ne
s’efface pas et ne soit ni falsifiée ni déformée par les uns ou les autres.
C’est pourquoi nous avons tenu à être présents à Auschwitz ce
1er septembre 1989 ».
2
Ces événements sont relatés dans Libération, 4 septembre 1989.
86
Éva WEIL
Dix-sept ans séparent mes deux visites et le contexte politique,
économique, culturel de la Pologne en est très différent. Les
gouvernements de la Pologne sont certes différents mais également les
politiques de la mémoire en Europe. C’est en ce sens que Auschwitz se
situe toujours à la fois dans un travail de mémoire qui tente de rendre,
sur les lieux mêmes, la destruction dont ils ont été les témoins et dans
l’actuel, la scène de l’histoire du monde qui se construit et se déconstruit
en permanence.
Auschwitz Today:
Personnal Observations and Reflections about Visitors
to the Auschwitz-Birkenau State Museum and Memorial
Anna SOMMER
Soon after the liberation of Auschwitz concentration and
extermination camp a group of prisoners who managed to survive from
the camp started to spread the idea to safeguard the site, the buildings
and most of all, the memory of those who were murdered by the Nazis in
this largest “death factory” called Auschwitz. The idea of creating a
permanent physical “memory” for the victims started in 1947. The same
year the Polish Parliament passed a bill to preserve the grounds and
buildings of the former camp of Auschwitz. This bill also mentioned the
camp of Majdanek, which was erected by the Nazis on Polish soil.
According to this new law the grounds of the former camp of Auschwitz
and Birkenau were preserved as the “Martyrdom Memorial of Polish
People and Other Nations.” In addition to this law preserving the
grounds of the former camp, and the subsequent museum, it also created
the Council for the Protection of Memorials to Struggle and Martyrdom.
This Council’s mandate included the commemoration of Polish
martyrdom in Poland and abroad as well as guarding memorial sites on
Polish soil.
As a result, two parts of the former camps Auschwitz I and Auschwitz
II Birkenau were incorporated in what is now known as the State
Museum of Auschwitz-Birkenau. More than 30 million people have
visited the site of this notorious concentration and extermination camp
since its inception in 1947. Though, during the communist era the
Museum was visited mostly by the representatives of the Soviet satellite
countries, which changed after the fall of communism. At approximately
the same time, the number of visitors to “Auschwitz” started to decline
to reach a little over 400 thousand visitors at the turn of the century.
88
Anna SOMMER
It was not until 2006 that the number of visitors to Auschwitz started
to rapidly increase, reaching almost 1,3 million in 2009. This gradual
increase of visitors to Auschwitz in the last couple of years can be
motivated by the access of Poland to the European Union, and
Auschwitz’s proximity to Krakow which is considered a high ranking
tourists destination. But, the most important factor is probably the
support of some governments to the study tours to Auschwitz. The best
example being probably the United Kingdom.
Currently, 250 guides are involved with the State Museum of
Auschwitz-Birkenau. Many work as free-lance; among them are many
teachers and students who don’t work full time. Only guides licensed
and trained by the Museum’s Education Department are authorized to
serve visitors. To prepare as a guide a multi-month training takes place
which covers the history of Auschwitz-Birkenau concentration and
extermination camp, as well as the most important aspects of World War
II history and the history of the Holocaust. Today guides are available to
serve visitors in 15 languages including: Croatian, Chinese, Czech,
English, French, German, Hungarian, Italian, Japanese, Polish, Russian,
Serbian, Slovak, Spanish and Swedish.
Despite the increasing number of visitors to Auschwitz – roughly 60
percent of them being students, one can remain skeptical about the
motivations and results of such visits. Despite the fact that many people
believe Auschwitz is a ‘MUST’ destination today, for many visitors,
particularly students, it may be difficult to understand and appreciate
what happened there. Could it be due to a poor education and
preparation prior to arrival at this memorial site? This brings the
question of what kind of memory was created by post-War generations,
in order to understand issues affecting the memory of the Holocaust
today.
Many guides of the Auschwitz-Birkenau State Museum were born,
like myself, in Oświęcim and surrounding villages. Although, hundreds
of thousands of people visited Auschwitz since its liberation in 1945,
there is nothing in downtown Oświęcim that makes it as a major tourist
destination. Though, the history of Auschwitz and its proximity to the
town of Oświęcim exerts a profound impact on the lives of its inhabitants
and even the decisions we make regarding our future career.
When I was a child, little information was available to me about
Auschwitz, even though I grew up literally in the shadows of the former
camp. I never heard the word “Holocaust”, as a child, and it was not
Auschwitz Today: Personnal Observations and Reflections…
89
until I was accepted to the Department of Jewish Studies at the
Jagiellonian University in Krakow, that I learned that 60 percent of the
inhabitants of my town were Jewish before the Second World War. Due
to restrictive Museum policy in the past, children below 14 were not
allowed in the Museum; it wasn’t until I was 14 years old that I
summoned up the courage to visit for the first time the former camp to
understand better what went on there. I can remember the day that I first
set foot on the camp property. From that moment onwards, I tried to
come to grip with the real meaning of events during the World War II.
The period of self-discovery for me and my own search for the
interpretation of memory invariably led to question those who were in
position of power within the political system. And this realization also is
tied to the fortune or demise of the Jewish community in the decades
after the War.
Before the outbreak of the Second World War, the Jewish population
of Poland was at its height in Europe – reaching approximately 3,5
million in 1939. This figure comprised nearly 10% of the total Polish
population, the largest Jewish Diaspora in Europe. During World War II,
over 90% of the pre-war Polish Jewish population was killed. When the
war ended, in order to rebuild the country, Polish authorities let the
Jewish political activists who survived recreate their social and cultural
institutions. However, this benevolent and cordial policy didn’t last long.
By the end of 1950 all Jewish political and culture institutions were
disbanded and the Central Committee of Jews in Poland, umbrella
institution for all Jewish organizations, was turned into the SocioCultural Association of Jews in Poland, which became a puppet
institution created for propaganda purposes. After the disbanding of the
Central Committee, the Jewish community was thoroughly deprived of
social and religious rights. The cordial and tolerant policies were
replaced with hostility. And the hostility also extended to the articulation
of facts and the covenant of memory.
At the same time, the Communist government in Poland began their
selective attitude towards history. The past events, especially those of
World War II were chosen in order to emphasize the Red Army victory
over Nazi Germany rather than to present the historic truth. Also, the
attitude towards the victims of the Holocaust changed considerably.
Communist officials started to push the memory of the Jews murdered
into oblivion. Officialdom of the Communist government sought to
down-play or extinguish the truth of what happened to Jews and other
90
Anna SOMMER
persecuted minorities during the war. In other words, and simply, there
was no space for Jewish victims in Auschwitz and other extermination
sites in the collective communist ideology. Little was written after the
war regarding the Jewish fate during the Holocaust. With this historical
void in mind, the Jewish experience of the war became politicized and
saw its fate blended with that of the Polish experience. The communist
narrative became one where Poles and Jews suffered the same way and
shared the same fate in the concentration camps.
With this background in mind, many questions emerge: how did we,
as post-war witnesses, process the knowledge of absolute destruction
and annihilation? What was our response to the crimes of World War II?
Did we pay the proper tribute to the millions that died at the hands of
National Fascism? For many, especially the survivors, a profound and
lingering question was, what to do with the death camps and how to
remember their importance. As a student and guide at Auschwitz, I
began to struggle with these and other questions. The communist
government, in their first series of acts after the war, created bureaucratic
institutions that set in concrete the first post-war memory of acts
committed on Polish soil. Despite the fact that millions of Jews were
slaughtered on Polish soil by the Nazis, this government machine
bestowed and honored the dead “Polish citizens” – and not as Jews who
were the targets and eventual victims of the “Final Solution”. Thus, we
find officially legislators acknowledging that Poles were the leading
group of Auschwitz victims, while almost completely ignoring the
Jewish victims.
This is not to say that the Communists denied the truth about
Auschwitz and the other death and concentration camps built on Polish
soil. But, through their omission and ignoring of the Jews murdered, they
simply de-legitimized the real target of the largest Nazi death factories
like Auschwitz, built with a killing apparatus specifically for the
extermination of the Jews. The Communist memory of Auschwitz, or
shall I say, what the Communist wished to mold into a memory of this
death camp, was a policy that led the Polish people to believe that
Auschwitz was above all a Polish national memorial of martyrdom, and
not a symbol of anti-Semitism and hate in its most evil form. This was
the memory that was created by Polish governmental officials after the
war.
We cannot forget that the Poles also had to fight for their memory,
since it was virtually impossible to commemorate victims of Katyn,
Auschwitz Today: Personnal Observations and Reflections…
91
Home Army and other crimes perpetrated by the Nazi and Soviet
occupants on Polish nation.
Partially, due to the political decisions of the communist authorities,
Auschwitz, for the average Polish citizen, became a symbol of the
occupation of their country: terror, slave labor and the systematic
destruction of intellectuals, culture and community.
The decades of the 1950’s and 1960’s saw the Communist Polish
government’s attitude towards the surviving Jewish community and the
Holocaust swing widely. Throughout most Soviet satellite countries,
anti-Semitism was not only a continuing form of hate but also served a
useful purpose for the authorities. It became an important instrument in
the inner party struggles that arose. This decade of post-Stalinism led to
the several dramatic events leading to the final rupture in 1968. The
resulting public campaign sponsored by Communist authorities was
directed against students and remaining Jews holding different
governmental as well as Academic positions. By the end of the 1960s,
approximately 20 000 Polish citizens of Jewish descent were expelled
from Poland. Many of them did not even realize they were Jewish.
Thousands of careers and families were broken. The campaign of 1968
became the new era of broken dreams for the Jewish community of
Poland. It was also seen as a major turning point in the history of the
Jews of Poland – it was a defining moment of almost 1000 years of lasting
Jewish presence in that country.
While the government tried to push the memory of Jews murdered
during the war into oblivion, Polish Catholic intelligentsia started to
undermine this communist propaganda. Among those who triggered off
the discussion was the preeminent historian and Auschwitz survivor,
Professor Władysław Bartoszewski, who started to collect and publish
accounts about the Polish Righteous Among the Nations. Individual
stories about the Poles who rescued the Jews during the war were first
published in the Catholic intelligentsia periodical Tygodnik Powszechny in
1963 and 1964, then published as a book in 1967. It was not until the late
1970’s, however, that the Polish public opinion started to recognize the
Jewish victims of World War II. The event which drew the attention of
Poles to the problem of Jewish victims of Auschwitz, was the visit of
Pope John Paul II at Auschwitz-Birkenau in June, 1979. Also, during the
1970s, some of the leading Polish intellectuals began to write about the
loss of the Jewish community and the impact it had on society. Finally,
Tygodnik Powszechny hosted the first debate between Catholic priests and
92
Anna SOMMER
German Protestants on the exterminations of Jews during the Second
World War.
A well-mentioned article was published by Jan Blonski on January 11,
1987, in the same Catholic weekly Tygodnik Powszechny, entitled: “Poor
Poles look at the Ghetto”. Błoński examined in his article, the collective
guilt of being indifferent to the extermination of the Jews.
“eventually, when we lost our home, and when, within that home, the
invaders set to murdering Jews, did we show solidarity towards them?
How many of us decided that it was none of our business? There were
also those (and I leave out of account common criminals) who were
secretly pleased that Hitler had solved for us ‘the Jewish problem‘”.
This singular article caused a national debate with many Poles
accusing Błoński of slandering the Polish nation. But the door had begun
to open slowly and we began to see this level of discourse take gradually
place.
This leads to questions about the awareness among visitors to
Auschwitz. Do the statistics of visitors to Auschwitz translate their
awareness and understanding? Over the last twelve years, since I
worked as a guide in the State Museum of Auschwitz Birkenau, few
students have come with either understanding or any educational
background of the events that took place there. For many who come to
visit the site of Auschwitz, it is just a substitute to a history class.
Interestingly, country nationality is not the determining factor in one’s
reaction to the Auschwitz experience. Rather, my observation is that a
higher level of education and awareness of the historical issues
surrounding this location is the single most important factor.
The key questions which result are: What should teachers do to
prepare students to such a visit? Do we even know that teachers
themselves are aware of the meaning of Auschwitz before educating
their students? What needs to be done to improve the awareness not only
by students, but also teachers and public officials? How can we
overcome misinterpretations and sometimes prejudice in teaching the
history of the Holocaust?
In many circles the Holocaust became mythologized. Sometimes
entire communities build their vision and understanding of the past
events on Hollywood productions or stories like Anne Frank. The picture
of the Shoah bereft historical background moves one to tears, but it
doesn’t help to comprehend this catastrophic event. It inevitably leads to
misunderstanding and misinterpretation of history.
Auschwitz Today: Personnal Observations and Reflections…
93
Though, according to many sociologists who conduct surveys among
young people who come to visit Auschwitz and other Holocaust-related
memorials, both the awareness and knowledge about the Holocaust has
increased in the last couple of years. Pr Yehuda Bauer wrote:
“Where are we today? Jewish and non-Jewish awareness of the Holocaust
is certainly very widespread. But, I would argue, it is to a certain degree a
false awareness. Legends and misunderstandings of and about the actual
event abound. The gap between the experts and the people is huge. We
try to bridge it by education, but one can only hope that this will help –
there is no assurance that it will; after all, the teachers who transmit the
awareness of the Shoah are very often no more knowledgeable than the
public whom they educate”.
What should then, our goals be for students visitors to Auschwitz?
Should it be remembrance or cognition of genocide or even steps to
prevent such events in the future? Peter Novick, doubts that the lessons
of the Holocaust can help to prevent genocide – having in mind the
world’s passivity in the face of recent killings in Rwanda and Bosnia. In
his book “Holocaust in American Life”, Novick referred to passivity in
the face of atrocity committed only half a century since the Holocaust. He
argues that
“the principal lesson of the Holocaust, it is frequently said, is not that it
provides a set of maxims, or a rule book for a conduct, but rather that it
sensitizes us to oppression and atrocity. In principle it might, and I don’t
doubt that sometimes it does. But making it the benchmark of oppression
and atrocity works in precisely the opposite direction, trivializing crimes
of lesser magnitude” .
One of the most debated issues I am confronted to as a guide is that of
“the bystanders”. This is a lingering question – the one of the “ordinary”
people who neither helped nor killed the Jews during the war. It is not
necessarily whether the bystanders could or couldn’t have done more to
rescue the Jews but it is how the post-war generations accuse those who
witnessed deportations of Jewish victims from entire Europe to gas
chambers for remaining silent and passive. As Alvin Rosenfeld puts it:
“In moral terms, the passivity of the bystanders came to be understood as
a form of silent complicity, but their role was a muted one and evoked no
feelings comparable to either the pity and horror evoked by the lot of the
victims or the contempt, outrage, and revulsion awakened by the deeds of
the perpetrators”.
Teachers and educators who lead groups of students to Auschwitz,
often raise the question of bystanders and silent complicity while
94
Anna SOMMER
referring to deportations of Jewish people through all over Europe. One
can get the impression that the bystanders played even more important
role in extermination of Jewish people than the Nazis themselves.
What about us and our silent passivity facing the crimes of genocide
committed in present time? Are we silent witnesses? Perhaps, future
generations will accuse us of passivity and complicity? Thus, what lesson
do we derive from the Holocaust? Eventually, what can we do to educate
morally responsible societies? What can individuals do? What can
governments do? And what’s the role of education in this process?
Today we have to raise the essential question – how the memory will be
preserved and how the knowledge of the past events will be conveyed in
responsible way in the future. It is our duty to create a memory free of
simplifications. As noted by Alvin Rosenfeld in his book (soon to be
published):
“For most people, in fact, the event is simply not accessible apart from its
representations. Because the latter have become so numerous and so
varied, it is important that one attend to how the story of the Holocaust
has been conveyed, who is conveying it, how and by whom it is being
received, within particular cultural context, with what degree of
measurable impact on individual and collective awareness, with what
consequences for cultural memory, etc.”
While teaching World War II history and the Holocaust, the past
events relating to hatred and European anti-Semitism have been
thoroughly ignored. Therefore, to better understand what led to
Holocaust, such elements should be incorporated:
– The impact of anti-Judaism – the outcome of the policy of the Catholic
church on anti-Semitism in Europe and elsewhere.
– History of modern anti-Semitism, including the racial anti-Semitism
dominating in Europe and outside Europe before the Second World
War – which inevitably led to the Holocaust.
– Finally, how do we deal with anti-Semitism today, and the new form
of anti-Semitism – anti-Zionism propaganda, which started to affect
the Memory of the Holocaust in the most negative way.
I want to conclude with words expressed by Pr Yehuda Bauer during
the conference marking the 60th anniversary of the creation of the State
Museum of Auschwitz-Birkenau:
“The Holocaust is seen today as the paradigm of genocide, and education
about it should lead to public awareness of the need to confront other
cases of genocide. Moral sermons are not much help, but moral awareness
may – I hope – be a step towards humankind’s surviving a little bit longer”.
La centralité d’Auschwitz-Birkenau
dans les représentations de la Shoah
Tal BRUTTMANN
Auschwitz s’est imposé comme le lieu de mémoire central de
l’horreur nazie. Le camp est devenu, pour l’opinion publique, bien audelà de la seule Europe, un symbole, la métonymie de la Shoah, comme
l’a très justement qualifié Annette Wieviorka1. Et chaque année, venant
des quatre coins de la planète, près d’un million de visiteurs s’y presse.
Les raisons permettant de comprendre que ce lieu occupe une telle
centralité dans les mémoires et dans les représentations ne manquent
pas.
Tout d’abord parce que le site est marqué à plus d’un titre par le
gigantisme. Gigantisme du camp de concentration de Birkenau
(« Auschwitz II »), qui de par sa superficie et avec ses cent mille détenus
fut le plus grand des camps de la nébuleuse concentrationnaire nazie.
Gigantisme ensuite du complexe concentrationnaire d’Auschwitz, avec
ses trois camps principaux (le Stammlager ou Auschwitz I, Birkenau donc
et Monowitz-Auschwitz III), et la quarantaine de sous-camps dans son
orbite sans oublier la « zone d’intérêt » de 40 km2 aux mains de la SS.
Gigantisme meurtrier enfin : Auschwitz est le plus grand cimetière juif
du monde, de même que le plus grand cimetière polonais et tzigane.
Mais si le centre de mise à mort de Birkenau a été le lieu principal de
l’assassinat des Juifs de l’Europe occidentale, si le camp de concentration
d’Auschwitz a été le principal camp pour les Tsiganes de même que,
avec le Konzentrationslager (KZ) Stutthof, celui des Polonais, il n’a
concerné qu’à la marge les autres pays d’Europe. Pourtant, le lieu est
devenu central, s’inscrivant dans chaque pays comme la représentation
de la criminalité nazie, bien au-delà des réalités historiques. Ainsi, la
salle du musée de la Grande guerre patriotique de Kiev consacrée à la
répression nazie est-elle ornée d’une immense photographie de
Birkenau, alors que le camp n’a concerné que d’une façon très marginale
1
Annette Wieviorka, Auschwitz, 60 ans après, Paris, Robert Laffont, 2005.
96
Tal BRUTTMANN
les populations d’URSS – et à plus forte raison celles d’Ukraine. Alors
que pour ce pays les diverses politiques nazies, et la Shoah, ont pris des
formes totalement différentes et se sont déroulées en d’autres lieux –
avec des bilans considérablement plus élevés que la quinzaine de
milliers de prisonniers soviétiques acheminés à Auschwitz – c’est
pourtant ce site qui a été choisi afin d’illustrer à Kiev la politique de
terreur du IIIe Reich. Ce constat n’est pas isolé, et pourrait être multiplié.
Ainsi en France, le récent Mémorial de l’internement et de la déportation
de Compiègne a choisi de consacrer dans son exposition une place
particulière à deux des convois « politiques » partis à destination de ce
camp, alors que l’immense majorité des déportations de France se sont
faites à destination des camps de Buchenwald, Neuengamme ou
Ravensbrück, lieux de mémoire de la déportation « politique » française.
Une autre raison, fondamentale, explique également qu’Auschwitz se
soit ainsi imposé : la juxtaposition – unique dans le système nazi – de
deux politiques radicalement différentes en un même lieu géographique,
source de confusion permanente sur ce que fut le lieu. Car le complexe
d’Auschwitz est le lieu de la collision entre deux politiques criminelles
nazies différentes : le phénomène concentrationnaire, ciblant un
ensemble de catégories diverses, et la politique de mise à mort des Juifs.
Une telle collision est unique, aucun autre des centres de mise à mort
créé dans le cadre de la « solution finale de la question juive » ne se
trouvant aussi directement et étroitement lié à un camp de
concentration2. Car si les Juifs ont été acheminés en masse (un million
cent mille3) vers ce lieu, c’est avant tout à destination du centre de mise à
mort de Birkenau.
2
3
Le cas du camp de Lublin-Majdanek est différent. Le lieu – proche de Lublin, centre
de commandement de l’opération Reinhard – a été ponctuellement utilisé afin de
liquider des Juifs (probablement 60 000 au total), et a joué le rôle de centre de mise à
mort « d’appoint », principalement à la fin de l’année 1942 puis lors de l’opération
« Fête des moissons », signant la fin de l’Aktion Reinhard.
437 000 Juifs déportés de Hongrie, de 250 à 300 000 de Pologne, 69 000 de France,
60 000 des Pays-Bas, 55 000 de Grèce, 46 000 du Protectorat de Bohême-Moravie,
27 000 de Slovaquie, 25 000 de Belgique, 23 000 d’Allemagne, 10 000 de Yougoslavie,
7 500 d’Italie, constituent l’essentiel des déportés juifs. Des convois en provenance
d’autres pays (Norvège, Autriche…) furent également acheminés à destination
d’Auschwitz, ainsi que quelques dizaines de milliers de détenus juifs extraits de
camps de concentration. Voir Wacław Długoborski et Franciszek Piper (dir.),
Auschwitz, 1940-1945. Central issues in the history of the camp, vol. III, Mass murder,
Oświęcim, Auschwitz-Birkenau State Museum, 2000.
La centralité d’Auschwitz-Birkenau dans les représentations de la Shoah
97
Même lieu géographique, c’est-à-dire le site de Birkenau, mais pas
pour autant même lieu physique : les cinq chambres à gaz4 qui ont été
construites par les SS se trouvent hors du périmètre concentrationnaire.
Les deux premières structures homicides (les bunkers 1 et 2) se trouvaient
même éloignées de plusieurs centaines de mètres du KZ, avant que ses
extensions successives ne finissent par l’en rapprocher.
Cette confusion entre ces deux « mondes » est prégnante : pour le
visiteur, Birkenau est un vaste champ de ruines, sans distinction. Il existe
pourtant une différence majeure entre les ruines qui jalonnent à perte de
vue le camp de concentration et celles du centre de mise à mort. Seules
les structures liées à ce dernier (les chambres à gaz et crématoires, les
baraques constituant le Kanada, où étaient triés et entreposés les biens
des victimes) ont été détruites par les SS5, alors que le KZ Birkenau est
quant à lui parsemé de vestiges de baraques démontées après la guerre,
afin d’être récupérées – et dans le cas du secteur BIII de Birkenau (le
« Mexique »), ce sont les Allemands eux-mêmes qui ont procédé aux
démontages des baraques, réexpédiées vers le camp de Gross Rosen afin
d’y être utilisées. Or ceci, difficilement perceptible, signe la différence
fondamentale entre ces deux lieux qui coexistent : d’une part un camp de
concentration, lieu « banal » aux yeux des nazis, ne nécessitant pas d’être
détruit, et de l’autre, un centre de mise à mort dont l’existence même ne
saurait être admise.
Il faut s’interroger sur les raisons qui poussent à la visite du lieu.
Selon que l’on soit français, polonais ou coréen, le site ne porte pas les
mêmes représentations. Pour les Polonais, Auschwitz est l’un des hauts
lieux de mémoire du pays, où près de 75 000 Polonais ont laissé la vie,
parmi lesquels des figures importantes du martyrologe national comme
le père Maximilian Kolbe. Mais ce n’est pourtant qu’une mémoire
partielle, celle de la nation polonaise, et non des victimes polonaises. Car
même si Birkenau ne fut pas le lieu principal de la destruction du
judaïsme polonais – ce sont les centres de mises à mort de l’Aktion
Reinhard (Belzec, Sobibor, Treblinka et Majdanek) qui ont servi pour
l’essentiel à ce but – plus de 200 000 Juifs polonais y furent tués6. Mais ces
4
5
6
La première chambre à gaz (le « KI ») a été aménagée à proximité du Stammlager.
L’utilisation de celle-ci a cependant été de moindre envergure que celles de Birkenau,
et elle sera démantelée à l’été 1943.
Et en ce qui concerne le KIV, par les détenus du Sonderkommando (chargés de vider les
chambres à gaz et de l’incinération des corps) lors de la révolte du 7 octobre 1944.
Chiffre certes considérable, mais qui constitue à peine moins de 10% de l’ensemble
des victimes juives de Pologne. Il n’en demeure pas moins que les Juifs de Pologne
98
Tal BRUTTMANN
derniers sont absents du musée, où ils ne sont pas évoqués. Les pavillons
consacrés aux victimes de Pologne s’attachent au seul sort des victimes
de nationalité polonaise. Sans doute s’agit-il là d’un héritage de la
période communiste, auquel il sera d’ailleurs bientôt remédié. Pourtant,
même durant cette période, le cœur de l’exposition du musée a été
constitué par les victimes dont l’identité juive et la spécificité furent
niées : les chambres à gaz, leurs centaines de milliers de victimes, les
montagnes d’objets, des valises aux prothèses en passant par les châles
de prières constituent les éléments centraux de la visite, qui confèrent au
lieu son caractère unique.
Pour un groupe venu de France, Auschwitz est avant tout le lieu de la
destruction des Juifs de France et c’est essentiellement comme lieu
symbole de la Shoah que ces visites sont effectuées – comme pour
nombre d’autres pays, depuis les États-Unis jusqu’à Israël, en passant
par l’Italie. Mais là encore, l’objet poursuivi, en général un voyage
d’étude sur la Shoah, révèle la confusion qui entoure Auschwitz. Il en est
ainsi de la volonté de s’y rendre en hiver afin que le visiteur (au
demeurant nourri et plus que convenablement vêtu) puisse constater au
cours de sa visite les rigueurs hivernales auxquelles durent faire face les
détenus (certains rescapés rapportent même l’inverse, considérant que
les conditions en été étaient pires encore, Birkenau se trouvant sur un
marécage). Or cette idée montre combien la visite d’Auschwitz est
problématique si l’on veut en faire le paradigme de la Shoah : 80% des
Juifs acheminés à destination d’Auschwitz-Birkenau n’ont pas eu à subir
la rigueur du climat silésien, leur mort intervenant dans les heures
suivant leur arrivée… De même, le recours quasi permanent au
« témoin », incarné par le déporté rescapé accompagnant les groupes,
devrait amener à s’interroger sur ce que l’on entend montrer ou faire
découvrir aux visiteurs qu’il accompagne. Car ces témoins, qui sont
certes des victimes de la Shoah, sont des rescapés de l’univers
concentrationnaire et témoignent de celui-ci, non de la machine de
destruction dont nul, si ce n’est un petit nombre de Sonderkommandos, n’a
réchappé. La force de leur témoignage, l’aura qui les entoure7 focalise
l’attention du visiteur avant tout sur le camp de concentration. Ceci
d’autant plus que le gigantisme même du KZ, qui s’étend à perte de vue,
marque davantage le visiteur que les espaces étriqués du centre de mise
à mort que constituent les ruines des chambres à gaz. Cet « effet de
7
constituent le deuxième plus important contingent de victimes, après les Juifs de
Hongrie (437 000).
Voir Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Paris, Plon, 1998.
La centralité d’Auschwitz-Birkenau dans les représentations de la Shoah
99
brouillage » se trouve aujourd’hui accentué par la circulation aisée qui se
fait lors de la visite entre l’espace du KZ et celui du centre de mise à
mort, alors que ces espaces concomitants étaient strictement cloisonnés.
On ne soulignera jamais assez combien Auschwitz constitue une
anomalie dans la politique de destruction des Juifs d’Europe. De tous les
centres de mise à mort, c’est le seul où fut opérée en masse la
« sélection », qui envoya les Juifs temporairement épargnés et
jugés « aptes » au travail dans le camp de concentration, raison pour
laquelle plusieurs dizaines de milliers de Juifs ont survécu à Auschwitz.
Or la focalisation sur Auschwitz, avec son nombre relativement
important de rescapés, brouille la réalité du processus de destruction.
Dans les autres centres de mises à mort, le nombre de rescapés se réduit à
une poignée, constituée d’évadés lors des révoltes de Sobibor et
Treblinka, ou de quelques miraculés échappés de Chelmno ou Belzec.
Dans le système nazi, les Juifs n’ont jamais été destinés aux camps de
concentration et Auschwitz constitue de ce fait une exception. Ce n’est
qu’en raison de l’effondrement du Reich et des évacuations massives des
détenus du camp à partir de l’été 1944, que des dizaines de milliers de
Juifs encore vivants se sont retrouvés disséminés dans l’univers
concentrationnaire. Cette ultime séquence historique a eu pour effet
d’ancrer, a posteriori, l’idée dans l’opinion que les camps de concentration
avaient joué un rôle central dans la destruction des Juifs d’Europe. Or,
rapporté aux nombres des victimes de la Shoah, ce sont moins de 5% de
celles-ci qui ont été plongées dans l’univers concentrationnaire, en
premier lieu en raison du système de sélection prévalant à Auschwitz.
Mais en devenant le lieu symbole de la Shoah, Auschwitz altère la
connaissance de celle-ci : pour l’immense majorité des gens – et pas
uniquement ses visiteurs – la connaissance de la destruction des Juifs
s’articule à partir de ce lieu, alors qu’il constitue paradoxalement, à bien
des égards, une exception, voire une anomalie dans le processus de la
« solution finale », conduisant à des représentations largement erronées.
Il en est ainsi des crématoires couplés aux chambres à gaz d’AuschwitzBirkenau, devenus à la fois synonymes et symboles du meurtre des Juifs,
qui appellent deux constats. D’une part, ces crématoires ne servirent pas
au meurtre, mais à la destruction des corps des victimes. Et d’autre part,
de tous les sites de mises à mort, seul Auschwitz en fut doté. Ailleurs, les
corps furent détruits dans des bûchers et des fosses – tout comme à
Birkenau où ces crématoires n’entrèrent en fonction qu’à partir du
printemps 1943.
100
Tal BRUTTMANN
Lieu particulier en matière de « solution finale », Auschwitz, par la
force des représentations qui s’y attachent, fait littéralement disparaître
des pans entiers de la Shoah, occultant ce que fut la « norme » de celle-ci
pour une immense majorité de Juifs, ceux du Yiddishland : celle des
ghettos, des camps de travaux forcés (les ZAL) et de la mise à mort, hors
de tout contact avec l’univers concentrationnaire. Il y a ainsi eu moins de
Juifs détenus au KZ Auschwitz (200 000 personnes) qu’au ghetto de
Varsovie (500 000), et le nombre de rescapés de ce dernier est infiniment
moindre que celui des rescapés juifs d’Auschwitz.
De même, la centralité du site dans les représentations de la « solution
finale » fait disparaître une autre réalité : il s’agit du seul centre de mise à
mort à vocation internationale, où furent englouties les communautés
juives européennes « périphériques ».
Car, même si ce sont près d’un million de Juifs qui ont été tués là, le
cœur du judaïsme européen a été détruit ailleurs, par l’action des
groupes mobiles de tueries et dans des centres de mise à mort qui
avaient tous, à la différence d’Auschwitz, une vocation régionale : ceux
de l’Aktion Reinhard déjà évoqués dédiés au Gouvernement général,
celui de Chelmno pour le Wartheland, de Ponari pour Vilnius, de
Rumbula et Bikernieki pour Riga, de Maly Trostinets pour Minsk, de
Brona Gora pour Brest…
Or, de cela, la visite d’Auschwitz ne dit rien, et pour cause. Le musée
n’a pas vocation à narrer l’histoire de la Shoah, mais l’histoire du lieu et
de son rôle dans l’accomplissement de celle-ci. S’il illustre le gigantisme
de l’entreprise meurtrière, la rationalisation et l’industrialisation du
processus de destruction des Juifs d’Europe, il ne représente pourtant
que l’un des aspects de cette annihilation.
Des sites sans visiteurs :
les mémoriaux du camp de Salaspils
et de la forêt de Bikernieki en Lettonie
Fabrice VIRGILI
Ceux qui se rendent aujourd’hui à Auschwitz, au-delà de ce qu’ils
peuvent ressentir ou apprendre, constatent aussi qu’ils sont loin d’être
les seuls à visiter ce symbole de l’extermination nazie. L’évolution du
nombre de visiteurs confirme le caractère exceptionnel pris par ce site. En
dix ans le nombre de visites annuelles est passé de 500 000 à 1 300 000.
Dans le même temps, d’autres lieux connus de l’univers
concentrationnaire ont vu leur fréquentation stagner, tout en demeurant
au-dessus de plusieurs dizaines de milliers de visiteurs (jusqu’à 400 000
pour Sachsenhausen au nord de Berlin). À l’inverse, d’autres sites se
visitent seuls ou presque, à l’image de deux mémoriaux proches de Riga
en Lettonie, le mémorial de Salaspils et celui de la forêt de Bikernieki1. Je
les ai visités comme touriste, sans projet scientifique et sans savoir à
l’époque que j’allais en faire part à l’occasion de cette journée. Je ne suis
un spécialiste ni de l’histoire de la Shoah, ni de celle des pays baltes
pendant le Second conflit mondial ; j’ai visité ces lieux sans avoir rien lu,
et sans en avoir entendu parler auparavant, décidant de m’y rendre à la
simple lecture du Guide du routard.
Le sentiment de solitude commence avec la recherche du lieu : « Le
mémorial de l’holocauste de la forêt de Bikernieku (hors plan I)
Bikernieki iela, vers le village de Mezciems. Pour s’y rendre, bus n° 15,
16, 31, arrêt Kapi, puis 200 m à pied par un petit chemin ; sinon trolleys
n° 14, 18, arrêt Keguma, puis 1 km de marche à pied dans la forêt, sur
Bikernieku (puis chemin pour le mémorial à droite bien indiqué) »2. Il est
en effet bien indiqué une fois que vous l’avez trouvé, bien qu’auparavant
1
2
Il existe un troisième site important à proximité de Riga, celui de la forêt de Rumbula
où furent abattus 25 000 Juifs au début du mois de décembre 1941.
Le guide du routard, Pologne et capitales baltes 2009/2010, Paris, Hachette, 2009, p. 479.
102
Fabrice VIRGILI
rien ne vous oriente vers l’endroit que vous recherchez. Quelques places
de stationnement vides à l’entrée du chemin, une prostituée qui
déambule à proximité. Vous pénétrez alors dans la forêt pour vous
trouver en présence de quelques poteaux de béton, qui délimitent le site,
sur lesquels sont gravés, ici une étoile de David, là une croix chrétienne,
plus loin des lauriers (et non une faucille et un marteau) évoquant les
prisonniers de guerre soviétiques ou des communistes lettons également
abattus à cet endroit. Au centre, la clairière où a été érigé le mémorial.
Une arche protège un cube de marbre noir sur lequel est gravé sur
chacune des faces le vers 16 : 18 du livre de Job, en hébreux, en letton, en
allemand : « Ô terre, ne couvre point mon sang, Et que mes cris prennent
librement leur essor ! ».
Tout autour des pierres plantées dans le sol – qui ne sont pas sans
évoquer le mémorial bien antérieur de Treblinka et les longs
panoramiques qu’en fit Claude Lanzmann dans Shoah – divisées selon les
villes d’où vinrent les personnes exécutées : Lubeck, Berlin, d’autres
villes allemandes et autrichiennes, mais aussi Riga. La forêt de Bikernieki
fut en effet avec Rumbula, un des principaux lieux de massacre des Juifs
lettons, mais aussi allemands déportés dans le ghetto de Riga avant
d’être assassinés. Berlin, gravé au sol, fait écho aux « Riga » qui figurent
sur les quais du mémorial Gleis 17 de la gare de Grunewald à Berlin.
C’est en effet de là que partirent plusieurs convois emportant les Juifs
berlinois vers le ghetto de Riga puis dans les lieux de mises à mort
environnants.
Bikernieki : Indication des lieux
d’origine des personnes exécutées
3
Grunewald : indication des
destinations des personnes déportées3
Toutes les photographies ont été réalisées par l'auteur à l'occasion d'un voyage à
Berlin en mars 2008 et en Lettonie en août 2009.
Des sites sans visiteurs : les mémoriaux du camp de Salaspils…
103
Une
trentaine
de
rectangles signalent à
travers les arbres les
fosses qui ont été
retrouvées.
Nous
sommes donc dans un
cimetière, où les corps
n’ont pas été réduits en
cendres mais se trouvent
quelques mètres sous
terre. Pas de musée, ni
de boutique où seraient
vendus ouvrages et brochures sur le sujet, seules d’immenses tombes
éparses dans les sous-bois. Non par choix, comme le sont souvent dans
cette partie boisée de l’Europe les cimetières, mais parce que
l’inhumation se confond ici avec l’exécution. Les chiffres varient selon les
auteurs mais le nombre de victimes se compte en dizaines de milliers.
Un lieu vide pourtant, non de sens, mais de visiteurs : quelques
cailloux déposés témoignent de rares passages et moments de
recueillement et si l’on croise quelques personnes, ce sont des habitués,
joggeurs à travers les bois ou couples de jeunes amoureux fumant
tranquillement une cigarette sur un banc à proximité. Au sol, quelques
canettes de bière et tessons de bouteille témoignent encore d’une
fréquentation ignorante du site.
Sentiments similaires aux abords de Salaspils4. À une vingtaine de
kilomètres au sud-est de Riga, une seule indication à l’approche du site
et plusieurs bifurcations, un cul-de-sac où stationne un poids lourd et à
nouveau une prostituée, habituée manifeste d’un lieu tranquille.
4
Pour en savoir plus sur le camp de Salaspils voir : Andrej Angrick, Peter Klein, The
“Final Solution” in Riga: Exploitation and Annihilation, 1941-1944, Londres, Berghahn
books, 2009.
104
Fabrice VIRGILI
L’unique panneau indicateur
L’entrée du site
Là encore, la forêt fait écran, choisie à dessein par les Allemands pour
y masquer camps et/ou lieux de mise à mort, elle continue à masquer
encore aujourd’hui ces sites. Pourtant celui de Salaspils est très étendu :
une immense clairière à laquelle on accède après avoir franchi un mur
incliné de béton portant l’inscription « Derrière cette porte la terre
pleure ». Sentiment de solitude démultiplié par l’ampleur du mémorial
et l’absence totale de visiteurs pourtant en plein mois d’août, le pic de
fréquentation pendant ce temps à Auschwitz où une personne passe
toutes les deux secondes sous la porte Arbeit macht Frei5. De l’ancien
camp il ne reste rien, si ce n’est le tracé reconstitué au sol de la place
centrale du camp et de quelques baraquements. Ici, comme dans de
nombreux autres lieux du système concentrationnaire nazi, les bourreaux
prirent soin de détruire les traces de leur crime ; les constructions furent
brûlées6, les archives emportées ou détruites au cours de l’été 1944 à
l’approche de l’Armée rouge. Ce fut en octobre 1967, pendant la période
soviétique, que le mémorial fut inauguré. Ses architectes et sculpteurs
furent récompensés pour leur œuvre par le prix Lénine en 1970.
L’intention était à la fois pédagogique, une modeste exposition
permanente figurait à l’intérieur du « mur » de béton, et politique, ériger
un tel monument en République socialiste soviétique de Lettonie était un
moyen de dénoncer en creux l’engagement de nombreux Lettons auprès
des nazis et de légitimer le rôle de l’Armée rouge. Depuis l’indépendance
5
6
Voir dans le même volume Piotr Cywinski, « Auschwitz, site mémoriel au XXIe
siècle », p. 9.
Céline Bayou et Éric Le Bourhis, « Rendez-vous manqué entre histoire et mémoire. Le
camp de concentration de Salaspils en Lettonie », Le Courrier des pays de l’Est, 2007/6,
n° 1064, p. 69.
Des sites sans visiteurs : les mémoriaux du camp de Salaspils…
105
des pays baltes en 1991, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et
son articulation avec la période soviétique est particulièrement sensible.
Les productions mémorielles nationales récentes tendent à estomper, si
ce n’est effacer, le souvenir de l’occupation nazie pour mettre en avant
l’horreur de la domination soviétique. En Lettonie, où la minorité
russophone est la plus importante, le récit prend une dimension
polémique et politique accrue, à l’intérieur du pays comme vis-à-vis de la
Russie voisine. Les débats concernent aussi bien l’origine des victimes,
leur nombre respectif, le rôle des auxiliaires lettons, que le financement,
la dédicace et l’usage du mémorial7.
Rien de tout ça n’apparaît lors de la visite, excepté la marque de
l’époque soviétique dont les statues colossales sont le plus évident
témoignage. Sur la gauche du site, deux figures de femmes,
« l’Humiliée » et « la Mère ». On retrouve ici deux images traditionnelles
de la propagande de guerre soviétique8. La posture agenouillée, le bras
venant masquer le bas du visage et le regard vers le sol, toute la
sculpture désigne une image féminine de la honte, celle de la femme
victime d’un viol, que l’on retrouve sur de nombreuses affiches en 19411945. Elle est le double symbole de l’invasion du pays et de la barbarie
nazie. Quelques dizaines de mètres plus loin, on retrouve « La Mère
patrie », abondamment utilisée pour la mobilisation de guerre, elle
contraste par son regard et sa posture avec la femme précédente. Seule la
femme dans son rôle maternel et protecteur est valorisée, d’autant qu’ici
furent détenus et moururent plusieurs centaines, voire des milliers
d’enfants. Non loin de l’emplacement de la statue se trouvaient les
baraques qu’ils occupaient ; à l’emplacement de l’une d’entre elles un
monument sur lequel ont été déposés peluches et jouets.
7
8
Voir à ce propos l’article de Céline Bayou et Éric Le Bourhis, « Rendez-vous manqué
entre histoire et mémoire… », op. cit., p. 65-76, qui propose une excellente mise au
point à ce sujet.
Christophe Barthélémy, « Vierges et martyres dans l’imagerie soviétique », dans
François Rouquet, Fabrice Virgili, Danièle Voldman (dir.), Amours, guerres et sexualité
1914-1945, Paris, Gallimard, 2007, p. 99-101.
106
Fabrice VIRGILI
L’humiliée
La Mère
Baraquement des enfants
Du côté droit sont érigées les statues masculines : « L’homme qui
résiste »9 isolé comme « l’Humiliée », mais à la différence de celle-ci, le
sculpteur le fait tenir malgré la souffrance car « les personnes éprises de
liberté ne peuvent jamais être anéanties »10. Les trois autres sont
« Solidarité », « le Serment », et « Front rouge ». Ils font groupe et rien ne
saurait briser ces hommes soutenus par la foi en leur engagement, tous
derrière l’homme le point levé.
9
10
Les titres proposés sont en letton « Nesalautztais », en anglais « The Unbroken » et en
allemand « Der Unbeugsame ».
A. Gavers, T. Vilemsons, Salaspils, Riga, Avots, 1989.
Des sites sans visiteurs : les mémoriaux du camp de Salaspils…
107
L’homme qui résiste
Ensemble statuaire : Solidarité, le Serment, Front rouge.
Écrasé par la taille de ces statues, avec la forêt comme seul horizon, le
sentiment visuel de l’isolement est accentué par une sourde pulsation
sonore qui envahit tout le site. D’un rectangle de granit noir, prévu pour
recevoir les couronnes de fleurs d’éventuelles cérémonies, bat un
métronome « le battement du cœur des victimes provenant des
profondeurs de la terre et rappelant aux vivants : Souvenez-vous ! Plus
jamais ça ! »11
Ce n’est qu’après un long moment passé au mémorial que vous
apercevez quelqu’un, une jardinière entretenant des bosquets fleuris. À
votre vue, elle sort d’un simple sac en plastique deux brochures
consacrées au camp de Salaspils qu’elle vous donne sans explications.
Elles sont toutes deux écrites en quatre langues (letton, russe, allemand,
anglais), la première, qui date de 1989, évoque le camp construit par les
« envahisseurs fascistes allemands » pendant la « Grande Guerre
11
A. Gavers, T. Vilemsons, Salaspils…, op. cit.
108
Fabrice VIRGILI
patriotique ». La liste des victimes est ainsi présentée : « travailleurs et
paysans lettons, femmes biélorusses, enfants et vieillards, patriotes
polonais, massivement des milliers de citoyens allemands, tchèques,
autrichiens, néerlandais et de nombreux autres pays ». La seconde fut
réalisée pour le 40e anniversaire du mémorial en 2007. Plus sommaire,
elle laisse toute la place aux photographies, le récit se contente d’évoquer
des milliers de personnes d’URSS et de nombreux pays européens
détenues dans le camp. Plus de mention de morts pour un camp présenté
alors comme de travail et de transit.
Comme celle de bien des camps, l’histoire de Salaspils est complexe.
Construit à l’été 1941 à l’initiative de la police SIPO et SD et non de la SS,
il n’a pas porté l’appellation de « camp de concentration » mais celle de
« prison de police et camp d’éducation par le travail ». Après avoir servi
de lieu de détention de Juifs allemands, il reçut les détenus politiques et
de droits-communs lettons ; puis à partir de 1943, il devint camp de
transit avant le départ vers les camps en Allemagne de Soviétiques
soupçonnés d’aide aux partisans, y compris de nombreux enfants et
adolescents. Sans oublier les très nombreux prisonniers de guerre de
l’Armée rouge détenus dans le Stalag voisin. Des groupes variés et
variant au gré des impératifs de l’occupant. La comparaison des deux
brochures témoigne d’une constante : l’absence des Juifs. Internés de
l’automne 1941 à l’été 1942, date à laquelle ils furent, soit exécutés soit
d’abord transférés vers le ghetto de Riga, ce sont en fait les « citoyens
allemands, tchèques et autrichiens » de la brochure de 1989. Ils
n’apparaissent pas davantage en 2007, tout comme les Tziganes des pays
baltes également détenus à Salaspils12. Le changement de la brochure du
quarantième anniversaire consacre en revanche l’atténuation des crimes
nazis. Afin d’estomper le rôle des collaborateurs lettons – qui formaient
l’essentiel des gardes du camp – et de renforcer la dénonciation de la
terreur soviétique après guerre, la mention des morts laisse la place à
celle « d’un régime strict »13.
12
13
Anton Weiss-Wendt, « Extermination of the Gypsies in Estonia during World War II:
Popular Images and Official Policies », Holocaust and Genocide Studies, Volume 17, n° 1,
printemps 2003.
Brochure, Salaspils Memorials - 40 1967-2007.
Des sites sans visiteurs : les mémoriaux du camp de Salaspils…
109
L’entretien du site
Les brochures de 1989 et de 2007
Avant de conclure cette visite, un autre point commun à Bikernieki et
à Salaspils mérite d’être souligné, celui du rôle de la commission
allemande des tombes de guerre (Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge)
dans l’établissement et l’entretien des sites.
Bien qu’en partie détruit, le camp de Salaspils, dès que la zone fut
sous le contrôle de l’Armée rouge, devint un camp de prisonniers de
guerre allemands. Cent cinquante d’entre eux décédés en captivité y
furent enterrés. Une fois la Lettonie indépendante, une première
coopération entre la Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge et le
gouvernement letton amena à l’établissement d’un premier cimetière de
guerre allemand à Riga. En janvier 1996, un accord officiel s’est traduit
par l’établissement d’une trentaine de cimetières de militaires allemands,
mais aussi de Juifs allemands déportés et assassinés en Lettonie comme
ceux de Rumbala14 et Bikernieki15. À Salaspils, le cimetière restauré en
2008 se trouve en léger retrait du camp, entouré d’un petit talus qui le
14
15
http://www.volksbund.de/kgs/stadt.asp?stadt=4763
http://www.volksbund.de/kgs/stadt.asp?stadt=4161
110
Fabrice VIRGILI
soustrait pratiquement à la vue16. Le monument aux milliers de
prisonniers de guerre soviétiques décédés en captivité se trouve quant à
lui sur l’emplacement de l’ancien Stalag à quelques kilomètres de là.
À Bikernieki, en revanche, pas de voisinage des bourreaux et des
victimes. Le monument a été érigé en 2001 par la commission allemande
des tombes de guerre grâce au soutien financier du Deutsches RigaKomitee. L’association fut fondée peu de temps auparavant et regroupe
les municipalités des villes dont furent déportés les Juifs vers Riga et tués
ici17.
Stèle à l’entrée du site de Bikernieki
Stèle à l’entrée du cimetière
militaire allemand de
Salaspils
On constate donc une activité commémorative non négligeable, des
enjeux politiques, symboliques et financiers, mais un désintérêt de la part
des Lettons. Céline Bayou et Éric le Bourhis18 soulignent combien le
mémorial de Salaspils, mais il en est de même de Bikernieki, n’est pas un
lieu de « mémoire vive ». Non seulement il n’y a pas d’appropriation par
les habitants, mais ces sites nuisent à une histoire plus nationaliste que
nationale vingt ans après l’indépendance. La forêt, après avoir caché les
crimes de l’occupation nazie, masque aujourd’hui les traces d’un passé
gênant que seuls quelques visiteurs égarés ou volontaires découvrent
pour l’instant.
16
17
18
http://www.volksbund.de/kgs/stadt.asp?stadt=5031
Ces villes sont : Berlin, Bielefeld, Dortmund, Düsseldorf, Hambourg, Hanovre, Kassel,
Cologne, Leipzig, Münster, Nuremberg, Osnabrueck et Stuttgart, Bocholt, Kiel,
Luebeck, Vienna, Bremen, Paderborn.
http://www.volksbund.de/schon_gelesen/spektrum/riga_english/
Céline Bayou et Éric Le Bourhis, « Rendez-vous manqué entre histoire et
mémoire… », art. cit., p. 75.
Débats. Troisième partie
Annette Wieviorka – En vous écoutant toutes les deux
successivement, Anna Sommer et Éva Weil, je me faisais la réflexion qu’il
y avait une mémoire communiste qui dissolvait le sort des Juifs dans le
grand tout universel et dans la lutte contre le fascisme, l’impérialisme,
selon les variations du moment. Le premier voyage d’Éva Weil, celui de
1972, s’inscrivait dans cette période. Le second s’inscrivait dans une
nouvelle période, celle de l’affaire du Carmel, une affaire intéressante et
compliquée qui marquait le réveil de la mémoire juive d’Auschwitz. Les
organisations juives ont fait valoir peu de revendications concernant
Auschwitz avant la fin des années 1980. C’est à partir de ce moment-là
qu’il y a eu dans le monde un mouvement pour que Birkenau soit honoré
comme lieu du génocide des Juifs. Aujourd’hui, il n’y a plus de grande
agitation autour d’Auschwitz, plus de grandes « affaires », une sorte de
consensus. Quand un néo-nazi donne quelque argent à un Polonais pour
aller voler l’inscription Arbeit macht frei, cela ne crée pas une « affaire »
mais une émotion analogue à celle causée par certains faits divers.
Sophie Wahnich – Piotr Cywinski, vous avez insisté ce matin sur le
fait qu’il fallait que les lieux parlent par eux-mêmes et cet après-midi on
entend que 90% des gens choisissent d’avoir un guide. Cela veut dire que
les lieux ne sont pas visités comme s’ils parlaient par eux-mêmes : je
n’arrive donc pas à saisir ce que veut dire l’expression « des lieux qui
parlent par eux-mêmes ».
Jean-Jacques Fouché – Dans le même sens, les ruines d’Oradour sont
muettes par rapport aux événements qui s’y sont déroulés : ce ne sont
pas les ruines qui parlent, ce sont les témoins.
Piotr Cywinski – Le site parle, j’en suis sûr, même si je n’arrive pas à
l’exprimer. La majorité des visiteurs qui viennent des États-Unis ont déjà
passé des heures dans un musée de la Shoah, à Washington ou ailleurs et
112
Débats. Troisième partie
ils viennent quand même. Je pense que 100% des visiteurs d’Israël sont
passés par Yad Vashem et ils viennent pourtant. Ce n’est pas pour le
fantastique travail de nos guides, ou pour les merveilleuses inscriptions
en trois ou quatre langues que l’on trouve sur le terrain, c’est
l’authenticité qu’ils veulent entendre.
Sophie Wahnich – Pour que cet effet de transfert que vous avez
évoqué se produise, cela suppose qu’il y ait eu en amont toute une série
d’énoncés, de récits, qui aient circulé et que les personnes qui viennent
visiter aient entendus. Si les personnes arrivent sans avoir été préparées,
alors le lieu peut devenir muet. S’il parle, c’est qu’il a déjà été parlé en
amont, du coup quelque chose peut avoir lieu en termes subjectifs. Ce
qui se joue en termes de subjectivité ce n’est pas la même chose dans un
lieu artefact et sur le sol de l’histoire. Il y a l’enjeu du site en tant que tel
et la question se pose de savoir quel sens cela a-t-il de mettre sur le même
site le musée qui a une fonction éducative et le sol de l’histoire. Cette
cohabitation n’est pas si simple et les deux peuvent se contrarier. Il n’est
pas simple de faire cohabiter la possibilité d’un savoir, d’une
compréhension, et la possibilité d’une appropriation subjective
singulière. Soulever ce problème permettrait de cerner l’énergie qui doit
être mise dans la préservation des lieux et la fabrique d’un autre musée.
Piotr Cywinski – Lorsque j’ai dit que le site doit parler, qu’il est
évocateur, cela comprenait l’exposition. Je ne sépare pas les deux, je ne
vois pas de contradiction nécessaire entre les deux. Si les gens veulent
voir l’authenticité, l’originalité du lieu, cette exposition doit servir à la
compréhension du site. Cet endroit ne sera jamais semblable au musée
de l’Holocauste à Washington, à Yad Vashem, ou ailleurs, parce que la
clé sera toujours le site.
Annette Wieviorka – L’exposition n’est pas une exposition
« classique » : c’est un peu l’équivalent de ce que l’on a vu dans
Archeologia, ce sont les objets qui ont été déposés et sa force émotionnelle
ne vient pas du récit historique qui est raconté mais des vitrines avec les
cheveux, les prothèses, les vêtements d’enfants. C’est là que parfois des
jeunes s’évanouissent ou éclatent en sanglots. Le mot « exposition » ne
convient pas, de même que le mot « musée » comme Piotr Cywinski l’a
dit. La remarque que vous avez faite sur le fait que les jeunes qui
Débats. Troisième partie
113
viennent ici ont des grands-parents qui n’ont pas connu la guerre m’a
bouleversée et il faut y réfléchir. C’est une mutation considérable, y
compris pour la visite. Qu’est-ce que vous percevez de ces groupes de
jeunes qui visitent ? quels sont les moments dans le circuit où vous
percevez un silence, une écoute ? Est-ce à Birkenau, à Auschwitz 1, dans
quelle partie du musée ?
Jean-Charles Szurek, sociologue – Je suis opposé au titre de cette
Journée d’études, je l’étais déjà quand Jonathan Webber l’avait inventé il
y a vingt ans et je suis contre ses différents usages. C’est le futur du
camp-Musée d’Auschwitz. Pour en revenir à ce qui a été dit dans la
discussion, ce qui est fascinant dans le musée d’Auschwitz c’est que c’est
un musée compliqué, peut-être le plus compliqué des musées avec
Majdanek (que ce soit le musée de l’Holocauste à Washington, Yad
Vashem, ou les différents musées issus des camps de concentration en
Pologne). Il témoigne de 60 ans d’histoire et il témoigne presque autant
de ce qui s’est passé dans le camp que des 45 ans de communisme et
d’après communisme. On voit bien les premières traces du dispositif
muséologique tout de suite après la naissance du camp-musée, on voit
ensuite la période stalinienne, on voit les années 1970, on voit l’irruption
de l’Église dans les années 1980 quand l’espace d’Auschwitz a été
sacralisé et qu’il y a eu concurrence entre la mémoire communiste
faiblissante et la mémoire chrétienne catholique qui venait s’installer
dans le camp. C’est de tout cela que témoigne ce musée qui est à la fois
un ancien camp, un lieu d’histoire, un musée visité par des millions de
gens, et c’est un cas unique. Et ce n’est pas le cas d’autres musées : ainsi,
je suis assez opposé aux multimédias qui traduisent une modernité qui
ne rend pas compte de l’événement. On le voit très bien au musée
d’Auschwitz : j’ai vu il a deux ou trois ans deux expositions modernes
qui ne m’ont pas plu : le pavillon des Tsiganes dont la mise en images
témoigne d’aujourd’hui beaucoup plus que de ce qui s’est passé là et
même le sauna qui pourtant, sous certains aspects, est émouvant,
témoigne de ces nouvelles techniques d’aujourd’hui ; de même pour le
musée de la Seconde Guerre mondiale de Varsovie qui aurait dû traduire
l’insurrection de Varsovie.
Éva Weil – À propos du site qui parle de lui-même, et c’est vrai qu’il
parle, même s’il est muet, je voudrais revenir à la question du bain
antérieur à l’arrivée à Auschwitz. Je crois qu’Auschwitz est dans la
114
Débats. Troisième partie
connaissance humaine d’aujourd’hui, partout. Le fait que ce soit arrivé,
ce n’est pas l’histoire des Juifs, ce n’est pas l’histoire des Allemands, c’est
l’histoire humaine d’aujourd’hui. Est-ce que cela arrive que quelqu’un
vienne à Auschwitz sans rien savoir avant, je parle d’une connaissance
consciente ? Et que disent les jeunes Allemands quand ils viennent ?
Piotr Cywinski – Les groupes allemands sont les plus différenciés.
Cela va des groupes d’associations de repentis qui viennent travailler
comme volontaires pendant une semaine depuis les années 1970, jusqu’à
des groupes qui posent parfois problème. Je me souviens du récit que
m’a fait un guide de langue allemande : il guidait trois familles, un
groupe intergénérationnel, avec un vieux papy qui traînait un peu en
arrière en regardant les documents. Le guide est revenu vers lui, pensant
qu’il avait besoin de davantage d’explications, et le papy qui n’avait pas
vu que c’était le guide qui s’approchait de lui, dit : « on faisait cela
différemment à Herzogenbosch » (camp entre la Hollande et
l’Allemagne). Un autre exemple allemand m’a bouleversé : c’était trois
mois après mon arrivée, un appel téléphonique d’Allemagne. L’auteur
de l’appel n’a pas dit son nom, mais il m’a demandé si untel était SS à
Auschwitz, comment il était… Il avait effectivement été SS à Auschwitz,
physiquement c’était un de ces SS brutaux classiques dont on avait des
traces dans des livres d’histoire, et le bonhomme me dit qu’il avait 70
ans, que sa mère venait de mourir à 90 ans et qu’il avait retrouvé des
lettres et des photos au grenier. Il était jusqu’alors persuadé que son père
était mort dans la Wehrmacht sur le front de l’Est. J’ai senti que tout
s’effondrait pour lui, le mythe positif des origines s’écroulait. Il m’a alors
posé la question suivante et cela je ne l’oublierai jamais : « est-ce qu’un
jour j’aurai le droit de venir visiter Auschwitz ? ». C’est là que je me suis
dit qu’il y avait des personnes qui avaient besoin d’encore plus d’aide
que l’on ne le croit.
Hubert Tison, secrétaire général de l’« Association des professeurs
d’histoire-géographie » – J’ai une question pour Éva Weil : quelles sont
les précautions à prendre, quelle aide la psychanalyse peut-elle apporter
quand on fait visiter ces lieux à des jeunes adolescents ?
Éva Weil – La psychanalyse est une science du particulier, du subjectif
et je ne suis pas sûre que l’on puisse mettre en place des précautions
Débats. Troisième partie
115
collectives sauf à être à l’écoute, mais je pense que les guides le font. Je
n’ai pas fait visiter Auschwitz, j’y suis allée avec une délégation et nous
avons été pris dans un mouvement historique particulier et dans
l’actualité.
Tal Bruttmann – Comment faire apparaître la séparation physique qui
existait à l’époque entre les deux politiques différentes du système nazi :
politique concentrationnaire et processus de mise à mort des Juifs
d’Europe ?
Piotr Cywinski – Oui, il y a deux politiques distinctes, celle qui
s’inscrit dans la perspective de Wannsee de la « Solution finale » et celle
de la concentration dans divers camps sont très différentes, cela apparaît
par exemple quand on analyse les départs des convois. Mais elles ne sont
pas si faciles à distinguer sur place. L’histoire des familles qui sont allées
directement dans les chambres à gaz nous a été rapportée par ceux qui
ont été séparés de ces familles. C’est distinct mais c’est entremêlé. Ce
sont ceux qui ont été « sélectionnés » pour entrer dans les camps qui sont
les vecteurs de notre savoir, et ils sont passés par la concentration. Ce qui
les lie c’est la sélection. À vouloir trop distinguer ces deux histoires, on
perdrait quelque chose sur ce site-là. Car il y a eu une « sélection », chose
inexistante à Treblinka ou Sobibor. À trop séparer j’ai peur que l’on
rende le site moins lisible.
Fabrice Virgili – Une question pour Piotr Cywinski : quand vous
visitez d’autres lieux qui sont d’anciens camps de concentration ou
d’extermination, quel regard avez-vous ?
Piotr Cywinski – Quel regard sur d’autres lieux ? Il y a quatre choses à
quoi je suis très attentif. Un regard d’historien : le site que l’on essaye de
comprendre ; un regard de directeur : comment organiser les choses
aujourd’hui ; le regard de la pédagogie qui est proposée sur place ; le
regard de ceux qui travaillent sur ces sites.
Conclusions
Auschwitz, un devoir d’avenir
Comment oser parler du « futur d’Auschwitz » ? quelle idée
effroyable ! Jean-Charles Szurek a eu raison de souligner que ce titre peut
légitimement indigner. S’il faut en effet bien espérer une chose, c’est que
la Shoah n’ait pas d’avenir. Elle en a eu un pourtant et en aura peut-être
encore. Des massacres, des « purifications ethniques » et même des
génocides ont eu lieu après 1945. Alors, pour que la réalité du
phénomène criminel d’Auschwitz n’ait pas d’avenir, il faut peut-être en
parler, en entretenir et en transmettre la mémoire. Si « futur
d’Auschwitz » il doit y avoir, ce n’est pas celui du crime, c’est celui de
son musée, c’est aussi la question de la postérité de la mémoire de la
Shoah.
Rien n’est simple pourtant. L’évocation du pire dans le passé
n’empêche pas automatiquement le mal à venir, ne serait-ce que parce
qu’il prend des formes différentes. Pour nécessaire qu’il soit le cri du
« plus jamais çà ! » n’est pas nécessairement fécond. Cette question de la
productivité et/ou de la contre-productivité de la mémoire, les historiens
sont bien obligés de se la poser. Au cœur des communications
précédentes, se trouvent les interrogations essentielles : pourquoi, pour
quoi et comment gérer la mémoire, ou mieux, les traces d’Auschwitz ?
Quelles sont, quelles doivent être les responsabilités des uns et des
autres, chercheurs, archivistes, artistes, cinéastes, documentaristes,
muséographes ? Ces quelques remarques conclusives ne pourront pas
rendre compte de la richesse de ce travail collectif. Elles se limitent à
quelques réflexions sur les mots, sur le sens et sur le temps ou les
régimes de temporalité.
Les mots, d’abord. Comme l’a déjà dit Annette Wieviorka, l’UMR
IRICE – Identités, Relations internationales et civilisations de l’Europe -1,
a inclus le terme de « traces » dans un de ses axes de recherche : « Vivre
avec l’autre, traces de guerre, réparations et enjeux de la réconciliation ».
Le mot « traces de guerre » a l’avantage d’être plus large que celui de
« mémoire des guerres ». Parce que les mémoires sont elles-mêmes des
traces, elles n’ont pas toujours besoin d’autres traces pour se construire et
1
Unité mixte de recherche (CNRS, Universités de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Paris 4
Sorbonne).
118
Robert FRANK
elles en laissent de côté ; et il y a des traces qui ne fabriquent pas
automatiquement de la mémoire, non point parce qu’elles sont oubliées
ou occultées – oubli et occultation font partie de la mémoire –, mais parce
qu’elles n’ont pas – encore – donné de prise à celle-ci, parce qu’elles n’ont
pas été investies de sens. Le film Archeologia d’Andrzej Brzozowki
(1967), présenté et commenté par Ania Szczepanska, montre
merveilleusement ce que l’on entend par « traces de guerre ». Silencieux,
sans paroles, sans pathos, il montre des mains et des gens qui fouillent
dans la terre, selon la méthode archéologique scientifique de l’époque,
pour déterrer des objets qui à la limite n’ont aucun sens : une cuiller, un
verre de lunette, des dents, des cartes à jouer, des lettres, des billets, des
pièces de monnaie, une montre à gousset, une poupée, un casse-noix, un
dé à coudre, une croix, du rouge à lèvres, etc. La narration est sobre et la
focale finit par s’élargir pour dévoiler les barbelés qui donnent du sens.
Derrière ces objets, il y a, ou plutôt il y avait, des hommes et des femmes,
dont il ne reste que ces traces, dont l’insignifiance première contraste
avec la signification soudaine qu’on leur donne quand vient la
conscience de ce qui s’est passé. Là réside à la fois la force et les
difficultés de la gestion des traces et de la mémoire de ce sinistre endroit.
Attardons-nous en effet encore sur les mots. Auschwitz est à la fois un
« lieu » et un « site » de mémoire. Un lieu de mémoire, selon la
terminologie de Pierre Nora, n’est pas forcément un lieu physique. Il
peut être informel, symbolique ou être un modèle reflétant ou éveillant
de la mémoire partout, nulle part ou dans plusieurs sites. Auschwitz,
parce que c’est devenu – tardivement, d’ailleurs – le paradigme de la
Shoah, est un lieu qui résume, symbolise, synthétise toutes les traces
susceptibles d’entrer dans le processus mémoriel. Un site de mémoire,
c’est autre chose : c’est physique, c’est précisément la mémoire in situ
avec sa spécificité qui n’est pas nécessairement facile à universaliser. Il
est possible de reprendre la question de Sophie Wahnich en la formulant
d’une façon provocante : est-ce bien raisonnable d’organiser un lieu de
mémoire sur un site de mémoire ? En tout cas, une telle installation
oblige à un traitement différent qui tienne compte à la fois de la
particularité du site et de la capacité de résonance générale du lieu qui
met en écho tous les autres sites de la même tragédie. De ce point de vue,
le « lieu » fonctionne, puisque, nous dit Piotr Cywinski, un visiteur
américain dont le père est mort à Bergen-Belsen, vient à Auschwitz pour
voir le symbole des symboles. Rien n’est simple, cependant. Tal
Bruttmann, à juste titre, rappelle qu’Auschwitz est en Pologne, mais que
les Polonais ne le visitent pas comme un lieu d’extermination, mais
Conclusions. Auschwitz, un devoir d’avenir
119
comme un camp de concentration, à la différence des Français qui y
voient un centre de mise à mort de leurs Juifs. La mémoire des Juifs de
Pologne s’inscrit ailleurs, là où ils ont disparu en masse, plutôt à
Treblinka ou à Belzec. Un même lieu ne parle pas de la même manière à
tout le monde.
D’où la question du sens. Sophie Wahnich et Piotr Cywinski se
demandent si Auschwitz aura pour toujours du sens, si le site cessera un
jour de « parler ». Tous deux mentionnent aussi le couple nécessaire pour
faire durer le « sens » : l’émotion et le message, ou le rapport entre
émotion et politique (Sophie Wahnich). Comment concilier les deux ?
Pour que le message définisse le « sens » et interpelle la conscience, il
faut au préalable de la connaissance. Là intervient le travail de
l’historien, qui se veut scientifique, au-dessus des émotions. Celles-ci
sont pourtant nécessaires : le message est important, mais un message
sans émotion peut-il être transmis et s’inscrire dans la durée ? C’est là le
difficile travail du muséographe qui doit concilier les deux composantes.
De plus, le sens a évolué dans le temps. Dans les années 1960 et même
encore en 1972, ne figure aucune mention de l’extermination des Juifs
(Éva Weil). C’est un sens qui s’est construit lentement et il est
extraordinaire de constater qu’il a fallu beaucoup plus d’années – entre
trente et trente-cinq ans – pour comprendre le crime dans toute son
étendue qu’il n’en a fallu pour le perpétrer : trois ans et demi. La
mémoire communiste en Pologne renforce la tendance, avec sa volonté
de diluer Auschwitz dans l’universel et de promouvoir le combat
« antifasciste » sur des bases générales sans allusion aux victimes juives.
Jean-Charles Szurek insiste sur le fait qu’Auschwitz n’est pas seulement
un lieu de mémoire ; c’est aussi un lieu d’histoire de la mémoire, avec ses
errements, ses tâtonnements et ses difficultés pour comprendre le
phénomène. Piotr Cywinski pose la question : que fait-on avec toutes ces
perceptions inexactes ou incomplètes ? Ces « erreurs de mémoire » ou
« de représentation de mémoire » font partie de notre histoire. À
l’inverse, lorsque le génocide est appréhendé dans toute son ampleur
dans les années 1970 et 1980, de nouveaux processus d’identification
victimaire se mettent en place : avec la conscience de la spécificité de la
Shoah, comment ne pas donner dans la mémoire communautaire ?
comment ne pas perdre l’universel si nécessaire pour la transmission du
message et de l’émotion à l’échelle de l’humanité ? mais comment faire
aussi que le maintien du lien avec l’universalité n’efface pas à nouveau la
120
Robert FRANK
spécificité du génocide des Juifs ? La marge de manœuvre est bien
étroite.
Le sens n’est pas le même selon l’espace, nous l’avons dit, selon la
nationalité des visiteurs. Je puis rapporter le témoignage d’un professeur
qui a conduit ses élèves de Boulogne-Billancourt à Birkenau, ceux-ci ont
été choqués par l’attitude triomphaliste de jeunes scouts israéliens
déployant et tournoyant le drapeau d’Israël sur le site. Éva Weil nous a
parlé aussi du difficile dialogue des Carmélites avec elle-même et Mgr
Gaillot lors de leur voyage en 1989.
Ce qui frappe aussi c’est, depuis la fin du XXe siècle et le début du XXIe,
l’énorme croissance du nombre de visiteurs, venus de tous les continents,
avec un tournant en 2005, lors du 60e anniversaire de la libération du
camp (Anna Sommer). Peut-on parler pour autant de « mondialisation de
la mémoire » ?2 Et, celle-ci ouvre-t-elle la voie à une universalisation qui
prépare à une plus grande communicabilité ? Il ne le semble pas, car
cette notion de mondialisation implique un minimum d’intégration et de
transnationalisation, ce qui n’est pas le cas. Il faudrait plutôt employer le
terme d’« internationalisation ». Les nationalités des touristes sont de
plus en plus variées, mais chacun reste dans sa logique et sa mémoire
nationales. De ce point de vue, les barrières et les frontières mentales ne
tombent pas. Aux sens différents d’Auschwitz pour les Français et les
Polonais, donc à l’intérieur de l’Europe, il convient d’ajouter les
perceptions des visiteurs venus d’autres continents. Terrible est la phrase
prononcée par un Coréen, rapportée par Piotr Cywinski : en venant ici,
« je veux comprendre l’Europe ». Il ne dit pas « Je cherche à comprendre
l’humanité, je cherche ce qu’il y a d’humain et donc d’inhumain en elle ».
Non, il cherche ce qu’il y a d’européen, ce qui a pu conduire la
civilisation européenne à ce crime absolu. Cette « sentence »,
typiquement extra-européenne, tombe comme un couperet sur
l’arrogance des Européens qui ont longtemps cru à la supériorité de leur
culture. Bref, les processus d’identification sont complètement différents
selon les espaces de référence. Dans cette anarchie de sens, comment
éviter que le couple « émotion et politique » ne fasse parfois d’Auschwitz
un lieu d’incommunicabilité suprême ?
Finalement, important est le régime de temporalité et d’historicité
dans lequel le sens d’Auschwitz s’inscrit. Personne heureusement, n’a
parlé ici de « devoir de mémoire ». Les historiens ont raison de se méfier
2
Henry Rousso, « Vers une mondialisation de la mémoire », Vingtième siècle. Revue
d’histoire, n° 94, 2007/2.
Conclusions. Auschwitz, un devoir d’avenir
121
de cette expression. Obliger les gens à se remémorer c’est tuer à coup sûr
la mémoire, c’est la figer et l’enfermer dans le passé pour le passé. En
revanche, lui préférer un « devoir d’histoire », c’est-à-dire s’obliger à
soumettre la mémoire à la critique historique, c’est se donner une chance
de la renouveler, de l’enrichir et de l’actualiser sans cesse, avec les
interrogations du présent, voire les perspectives d’avenir. L’exercice se
fait dans les collèges et les lycées depuis que la Shoah figure dans les
programmes scolaires à partir des années 1980 (Hubert Tison). Le devoir
d’histoire, c’est également s’interdire les tabous. Quelle que soit la
spécificité de la Shoah, il faut oser la faire entrer dans l’histoire comparée
ou croisée, dans la comparaison avec d’autres crimes, qu’il s’agisse des
crimes nazis – Oradour dont nous parle Jean-Jacques Fouché ou le camp
de Salaspils près de Riga, évoqué par Fabrice Virgili –, des crimes de la
Seconde Guerre mondiale en Asie, ou des crimes qui ont été perpétrés
après 1945.
Certes, nombreuses sont les embûches. Grande est
l’illégitimité de comparer à la solution finale tout manquement aux droits
de l’homme, et cette banalisation est tout à la fois anachronique et
honteuse. Mais tout aussi dangereux est de crier trop fort à l’illégitimité
de la comparaison pour couvrir des crimes sous prétexte qu’ils sont
moins graves qu’Auschwitz. Il faut oser aussi convoquer l’art et les
artistes pour nous présenter et représenter Auschwitz le plus librement
possible. Roberto Benigni a ouvert une belle brèche en 1997 avec son film
La vie est belle, brèche qu’il convient d’élargir. Quand on rit ou quand on
fait rire non point de la Shoah, mais à propos de la Shoah, c’est que la
partie est en passe d’être gagnée : l’histoire remplace la mémoire, la
distance devient compatible avec l’émotion. Enfin, Piotr Cywinski
souligne qu’il ne faut surtout pas oublier les bourreaux et leur point de
vue. Charles Browning a fait une œuvre historique salutaire en montrant
comment « des hommes ordinaires », les 500 policiers du 101e bataillon
de réserve, la plupart originaires de Hambourg, de milieux ouvriers,
relativement peu imprégnés de culture nazie, votant probablement à
gauche avant 1933, ont été capables, dans la région de Lublin en 19421943, de tuer par balles 38 000 juifs polonais et d’en déporter 45 000 vers
le camp d’extermination de Treblinka3. Il y a un « devoir d’histoire » de
ne pas déshumaniser les bourreaux, de montrer leur vérité. « Le ventre
est encore fécond d’où a surgi la bête immonde », nous dit Brecht, et cette
3
Charles R. Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police
allemande et la solution finale en Pologne, Paris, Les Belles Lettres, 1994, réédition,
Tallandier, coll. « Texto », 2007.
122
Robert FRANK
bête n’aura jamais le même visage, et pourtant elle aura toujours figure
humaine. Déshumaniser les bourreaux du passé c’est s’assurer de ne pas
reconnaître les bourreaux potentiels du présent. Voilà pourquoi est
urgente la rupture avec le « devoir de mémoire » qui, en insistant
davantage sur le processus d’identification victimaire, fabrique de la
complaisance et de la bonne conscience à bon marché : je m’identifie avec
la victime et je ne pourrai donc jamais être un bourreau. L’histoire et la
muséographie d’Auschwitz ne doivent pas conforter et réconforter, mais
au contraire susciter des questions de conscience. Alors, elles pourront
nous éloigner de la complaisance dans le passé et du présentisme de la
douleur. Elles pourront être socialement utiles dans l’amélioration de la
gestion du « Plus jamais çà ! ». Le futur d’Auschwitz réside bien, non
dans le devoir de mémoire, mais dans un devoir d’avenir.
Les auteurs
Tal Bruttmann est chargé de mission à la Ville de Grenoble, où il mène les travaux sur la
spoliation des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Ses recherches portent sur les
politiques antisémites pratiquées en France par Vichy et l’occupant et sur la mise en
œuvre de la « solution finale ». Il a récemment dirigé, avec Laurent Joly et Annette
Wievioka, Qu’est-ce qu’un déporté ? Histoire et mémoires des déportations de la Seconde Guerre
mondiale (CNRS éditions, 2009), et publié Aryanisation économique et spoliations en Isère,
1940-1944 (Presses universitaires de Grenoble, 2010).
Piotr M. A. Cywiński est historien, docteur en sciences humaines, membre du Conseil
international d’Auschwitz depuis 2000, et depuis 2006 directeur du Musée et lieu de
mémoire d’Auschwitz-Birkenau, co-créateur et président de la Fondation AuschwitzBirkenau. Il siège aussi dans diverses institutions muséales et mémorielles en Pologne. De
2000 à 2010, il a présidé le Club de l’intelligentsia catholique à Varsovie.
Jean-Jacques Fouché, a enseigné la philosophie, il est aussi dramaturge, directeur de
centres d’action culturelle et d’une maison de la culture, et inspecteur général au
ministère de la Culture. Ses activités comme muséographe : rénovation du Musée de l’air
et de l’espace ; chef de projet, puis directeur du Centre de la mémoire d’Oradour-surGlane ; chargé de cours à l’Université de Limoges. Principales publications : Oradour,
(Liana Levi, 2001) ; dernier livre paru (avec Gilbert Beaubatie) : Tulle : nouveaux regards sur
les pendaisons et les événements de juin 1944, (Lucien Souny, 2008) ; en cours, Mémoires des
violences nazies en Limousin ; Les maisons de la culture et l’expérience chalonnaise.
Robert Frank est professeur à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Parmi ses nombreuses fonctions administratives et scientifiques, il est directeur de l’UMR IRICE (Paris I,
Paris IV, CNRS) et Secrétaire général du Comité international des sciences historiques. Il
a récemment publié : Image des peuples et histoire des relations internationales du XVIIIe siècle
à nos jours, en co-direction avec Maria M. Benzoni, et Silvia M. Pizzetti, (UNICOPLIPublications de la Sorbonne, 2008) ; Peace, War and Gender from Antiquity to the Present. CrossCultural Perspectives, en co-direction avec Jost Dülffer (Klartext Verlag, 2009) ; L’expérience
européenne. 50 ans de construction européenne, 1957-2007. Des historiens en dialogue, actes du
colloque international de Rome en 2007, en co-direction avec Gérard Bossuat, Éric Bussière,
Wilfried Loth, Antonio Varsori, (Bruylant-LGDJ-Nomos Verlag, 2010) ; « Überlegungen zu Willy
Brandt und Europa », dans Andreas Wilkens (dir.), Wir sind auf dem richtigen Weg. Willy Brandt
und die europäische Einigung (Dietz, 2010) ; Un espace public européen en construction, des
années 1950 à nos jours, en co-direction avec Hartmut Kaelble, Marie-Françoise Lévy et
Luisa Passerini (P.I.E. Peter Lang, 2010). Parmi ses travaux sur la mémoire, citons
notamment : « La mémoire empoisonnée » dans Jean-Pierre Azéma, François Bédarida
(dir.), La France des années noires, tome 2 : De l’Occupation à la Libération, Seuil, 1993.
Anna Sommer est guide à Auschwitz, elle a suivi des séminaires à Yad Vashem, aux
États-Unis et prépare une thèse de doctorat à l’Université Jagielonne de Cracovie sur
l’activité de l’American Jewish Joint Distribution Committee dans la Pologne d’aprèsguerre. Depuis 2007, elle enseigne comme assistante au département d’Études juives à
l’Université Jagielonne.
Ania Szczepanska est ancienne élève de l’ENS-LSH, elle enseigne à l’Université de
Paris 7 et rédige une thèse à Paris 1 sur le cinéma polonais des années 1970-1980 sous la
124
Les auteurs
direction de Sylvie Lindeperg. Elle réalise actuellement Nous filmons le peuple ! un film
documentaire sur les relations entre cinéastes polonais et pouvoir communiste, produit
par Abacaris films. Ses dernières publications ont porté sur le cinéma de K. Kieślowski
(Cinémaction), les séries télévisées polonaises d’avant 1989 (Les cahiers de l’Afeccav) et
les films documentaires de Marcel Lozinski (Conserveries mémorielles).
Fabrice Virgili est chargé de recherche au CNRS, habilité à diriger des recherches. Il est
membre de l’UMR IRICE où il co-anime l’axe « Traces de guerre, réparations et enjeux de
réconciliation ». Ses travaux portent sur les relations entre hommes et femmes dans les
guerres du XXe siècle. Il a notamment publié La France virile, des femmes tondues à la Libération (réédition Petite bibliothèque Payot, 2004), Naître ennemi, les enfants de couples francoallemands nés pendant la Seconde Guerre mondiale (Payot, 2009) et en collaboration avec Luc
Capdevila, François Rouquet et Danièle Voldman, Sexes, genre et guerres (France 19141945) (réédition PBP, 2010).
Sophie Wahnich est directrice de recherche au CNRS à l’Institut interdisciplinaire
d’anthropologie du contemporain, dans l’équipe du Laios-EHESS. Ses recherches portent
sur les liens entre émotions et politique, sur l’histoire de la Révolution française et sur les
après-coups des violences politiques du XXe siècle dans un rapport comparatif. Dans ce
cadre elle a travaillé sur les musées d’histoire des guerres du XXe siècle. Elle a notamment
publié récemment La longue patience du peuple, 1792, naissance de la République, Payot, 2008,
Les émotions, la Révolution française et le présent (CNRS éditions, 2009), et sur les musées,
Fiction d'Europe, la guerre au musée en Allemagne, en France et en Grande Bretagne (Éditions
des archives contemporaines, 2003). Elle travaille désormais sur la place dévolue aux
émotions dans la transmission des enjeux démocratiques et plus particulièrement la
question du contrôle de la cruauté.
Éva Weil est psychanalyste, chercheur associé à l’UMR IRICE et à l’Université Denis
Diderot-Paris VII. Elle co-anime l’axe : « Traces de guerre, réparations et enjeux de
réconciliation ». Membre de la société psychanalytique de Paris, elle y dirige un
séminaire intitulé « Traumas collectifs : abords cliniques et théoriques de leurs traces
dans les cures ». Ses travaux portent sur les mécanismes de transmission des traces
psychiques de ces traumas aux descendants des survivants ainsi qu’aux liens de la
remémoration de ces traces entre l’individuel et le collectif. Parmi ses derniers articles
parus : « Isaac Bashevis Singer : reconstructeur d’identités collectives perdues ? », dans
J.-C. Szurek, A. Wieviorka (dir.), Juifs et Polonais, 1939-2008 (Albin Michel, 2009), « Travail
de Mémoire et travail thérapeutique », dans Claude Nachin (dir.), Psychanalyse, histoire,
rêve et poésie, Travaux de l'Association européenne Nicolas Abraham et Maria Torok
(L’Harmattan, 2006) ; « Silence et latence », Revue française de Psychanalyse, 1/2000.
Annette Wieviorka est directrice de recherche au CNRS à l’UMR IRICE où elle co-anime
l’axe « Traces de guerre, réparations et enjeux de réconciliation ». Ses recherches ont porté
principalement sur la mémoire de la Shoah à laquelle elle a consacré plusieurs ouvrages
notamment Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Hachette, 1995 ; Le procès
Eichmann (Éd. Complexe, 1989) ; L’Ère du témoin (Hachette Littératures, 2002). Elle a récemment publié Maurice et Jeannette. Biographie du couple Thorez (Fayard, 2010). Dans le
cadre de la commémoration du 60e anniversaire de l’ouverture des camps d’Auschwitz,
elle a conçu le scénario de la nouvelle exposition du pavillon français et publié Auschwitz.
Soixante ans après (réédité en collection de poche Hachette Pluriel sous le titre de
Auschwitz : la mémoire d’un lieu, 2006).

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