Le futur d`Auschwitz
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Le futur d`Auschwitz
Les Cahiers Irice Sous la direction d’Annette Wieviorka et de Piotr Cywinski Le futur d’Auschwitz Actes de la journée d’études du 11 mai 2010 Université Paris-I Panthéon-Sorbonne en partenariat avec la Commission « Mémoire et transmission » de la Fondation pour la mémoire de la Shoah Les Cahiers IRICE Rédaction : Robert Frank, rédacteur en chef ([email protected]) Maryvonne Le Puloch, secrétaire de rédaction ([email protected]) Cécile Thiébault, aide à l’édition Comité de rédaction : Éric Bussière, Corine Defrance, Robert Frank, Jean-Michel Guieu, Catherine Horel, Stanislas Jeannesson, Marie-Françoise Lévy, Antoine Marès, Georges-Henri Soutou, Fabrice Virgili, Annette Wieviorka. IRICE 1 rue Victor Cousin 75005 Paris Tel : 01 40 46 27 90 [email protected] Site internet : http://irice.cnrs.fr/ © IRICE (UMR 8138, CNRS, Universités Paris 1 et Paris 4), 2011 ISSN : 1967-2713 Imprimerie Isi Print Sommaire Le futur d’Auschwitz Annette Wieviorka Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle : réalités, enjeux, Piotr Cywinski 5 questions Débats (1) 9 27 Archeologia d’Andrzej Brzozowski Ania Szczepanska 35 L’impossible patrimoine négatif Sophie Wahnich 47 L’aura des ruines d’Oradour Jean-Jacques Fouché 63 Débats (2) 73 « Mes Auschwitz » Eva Weil 81 Auschwitz Today: Personnal Observations and Reflections about Visitors to the Auschwitz-Birkenau State Museum and Memorial Anna Sommer 87 La centralité d’Auschwitz-Birkenau dans les représentations de la Shoah Tal Bruttmann 95 Des sites sans visiteurs : les mémoriaux du camp de Salaspils et de la forêt de Bikernieki en Lettonie Fabrice Virgili Débats (3) 105 111 Conclusion Robert Frank 117 Les auteurs 123 Le futur d’Auschwitz Annette WIEVIORKA Du 6 au 8 mai 1990, à l’initiative de l’anthropologue britannique Jonathan Webber, se réunissait au Yarton Manor d’Oxford un colloque sur « le futur d’Auschwitz ». Ce colloque d’un type particulier regroupant des « intellectuels juifs » de neuf pays s’inscrivait dans la démarche du Premier ministre polonais, Tadeusz Mazowiecki qui avait mis sur pied l’année précédente une commission destinée à réfléchir sur le devenir du musée d’Auschwitz-Birkenau et des monuments installés sur les sites des centres de mise à mort et des camps de concentration se trouvant sur le territoire polonais. Cette réunion déboucha sur une déclaration posant des principes généraux et proposant des suggestions pratiques pour la réorganisation du musée et pour le site de Birkenau. À relire vingt ans après cette « Yarton declaration of Jewish Intellectuals on the future of Auschwitz », qui marque les débuts de la réflexion sur le site d’Auschwitz après la chute du communisme, on mesure le chemin parcouru1. Certaines des propositions d’alors sont désormais obsolètes : elles ont effectivement été mises en œuvre. Birkenau ne ressemble plus « à un terrain vague, à un dépotoir du souvenir »2. D’autres demeurent, comme celle posée avec force par Piotr Cywinski de l’inscription des bourreaux dans la narration de l’histoire d’Auschwitz-Birkenau. Pour établir une filiation entre cette première réflexion sur Auschwitz et notre journée d’étude, nous avons repris le même intitulé, celui de « futur d’Auschwitz ». Auschwitz désigne par métonymie (pars pro toto dit Piotr Cywinski) la Shoah. C’est la date anniversaire de sa « libération » par les Soviétiques (27 janvier 1945) qui a été le plus généralement choisie pour 1 2 Voir Annette Wieviorka « À propos du site d’Auschwitz. Le symposium d’Oxford », suivi par le texte de la déclaration, Pardès, n° 12, 1990, p. 243-248. Thierry Jonquet, Les Orpailleurs, p. 391-392 de l’édition Gallimard, coll. « Foliopolicier », 2003. Le romancier avait fait le voyage au début des années 1990 quand il travaillait à la rédaction de son roman [1re éd. : 1993]. 6 Annette WIEVIORKA la journée à « la mémoire de l’Holocauste et pour la prévention des crimes contre l’humanité » décidée le 18 octobre 2002 par les ministres de l’Éducation des quarante-huit pays signataires de la Convention culturelle européenne. Un autre jour aurait pu être choisi comme le 19 avril, début de l’insurrection du ghetto de Varsovie en 1943, ou Yom Hashoah, le jour commémoratif en Israël adopté par certaines communautés juives en diaspora. Mais le choix d’Auschwitz montre que l’ambition des auteurs de la déclaration dépasse la commémoration de « l’holocauste ». Auschwitz dépasse le symbole de la Shoah. C’est désormais un concept, celui du mal absolu que l’homme a pu faire à l’homme, que l’homme pourrait faire à l’homme. Célébrer la mémoire d’Auschwitz dans le cadre scolaire doit aider à prévenir les crimes futurs. Dans ce cadre pédagogique, la visite des lieux occupe une place privilégiée. Visiter le lieu où ce mal s’est lové, jusqu’à engloutir plus d’un million d’être humains, hommes, femmes, enfants, le faire visiter aux adolescents notamment, suffirait à vacciner contre une quelconque répétition. Plus jamais ça ! disent ou écrivent les jeunes au retour des quelques heures qu’ils y ont passées, reprenant l’impératif commun aux anciens combattants de la Grande Guerre et aux survivants des camps. Mais le « ça » du futur, nous ne le connaissons pas. « Le problème d’Auschwitz, disait l’écrivain hongrois Imre Kertész dans le discours prononcé à la réception du prix Nobel à Stockholm le 10 décembre 2002, n’est pas de savoir s’il faut tirer un trait dessus ou non, si nous devons en garder la mémoire ou plutôt le jeter dans un tiroir approprié de l’Histoire, s’il faut ériger des monuments aux millions de victimes, et quel doit être le monument. Le véritable problème d’Auschwitz est qu’il a eu lieu et, avec la meilleure ou la plus méchante volonté du monde, nous n’y pouvons rien changer. En parlant de “scandale”, le poète hongrois catholique Janos Pilinszky a sans doute trouvé la meilleure dénomination à ce pénible état de fait ; et, par là, il voulait à l’évidence dire qu’Auschwitz a eu lieu dans la culture chrétienne et constitue ainsi, pour un esprit métaphysique, une plaie ouverte »3. La tentation est grande de confier le site d’Auschwitz à l’histoire, de le lui rendre puisqu’elle seule peut assurer sa lisibilité. C’était l’objectif 3 Imre Kertész, « Discours prononcé à la réception du prix Nobel de littérature à Stockolm, le 10 décembre 2002 », traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba, Bulletin de la fondation Auschwitz, n° 80-81, décembre 2003, p. 16. Le futur d’Auschwitz 7 de mon ouvrage, Auschwitz, soixante ans après4 paru en 2005. Je tentais de présenter l’histoire du camp, en établissant en permanence un va-etvient entre d’une part ce qu’est aujourd’hui le site du camp et ses incessantes transformations, ses traces constamment retravaillées par les hommes et le temps, et, d’autre part, les évènements qui s’y déroulèrent. Cette démarche conserve toute sa valeur. Mais les années qui viennent de s’écouler montrent bien qu’il n’est pas seulement question d’histoire pour les visiteurs qui viennent parfois de très loin pour visiter Auschwitz en songeant à une autre histoire que celle qui s’y est déroulée. Évoquer le devenir du site oblige à sortir de l’histoire pour aborder d’autres questions, éthiques notamment. Car depuis la parution de ce livre, les choses ont changé, notamment sous deux aspects qu’a pointés Piotr Cywinski dans son intervention : l’accroissement considérable du nombre des visiteurs (leur nombre a triplé en dix ans) et l’effacement que l’on savait pourtant inéluctable des survivants. L’idée de porter témoignage, elle, ne s’est pas estompée. Elle a été transférée des hommes aux traces matérielles dans l’illusion qu’elles échappent au temps. Or, pour reprendre le titre d’une nouvelle de Vassili Grossman, Tout passe, même si le rythme du passage n’est pas le même pour les hommes, les constructions matérielles ou les arbres. Fin août 2010, un coup de vent déracinait le marronnier déjà bien malade qu’Anne Franck regardait vivre d’une fenêtre de l’Annexe. L’émotion fut considérable. Le goût du lucre s’en mêla bien vite : des reliques de l’arbre (fausses, à ce que l’on dit) furent mises en vente sur ebay et il fallut cacher le trésor constitué par les restes du marronnier. Cet exemple est à méditer : la lecture du Journal, avec ce qu’elle permet d’imagination, ne suffisait donc pas. Il fallait davantage : des signes tangibles qui permettaient de regarder du même œil qu’Anne Frank un arbre érigé au rang de témoin. Les questions que pose la conservation d’Auschwitz, ce « patrimoine négatif » (Sophie Wahnich) méritaient d’être discutées. Non d’un seul point de vue intellectuel, abstrait, qui est bien vite une tentation : il y aurait une « bonne » mémoire dont experts ou intellectuels fixeraient les normes. Nous avons choisi le parti pris de la réalité : réfléchir sur le musée actuel, tel qu’il est, où près d’un million et demi de visiteurs se rendent chaque année. C’est donc l’homme qui a la charge de ce patrimoine, Piotr Cywinski, que nous avons souhaité rencontrer pour 4 Robert Laffont. Il est disponible en livre de poche, identique mais sous le titre Auschwitz : la mémoire d’un lieu, Paris, Hachette-Pluriel, 2006. 8 Annette WIEVIORKA entendre ce qu’était sa tâche et dialoguer avec lui. Pour nourrir ce dialogue, nous avons ouvert notre journée d’étude par un film – Archeologia, longtemps distribué par le CNDP pour être projeté dans les lycées – mais aujourd’hui tombé dans l’oubli, qu’Ania Szczepanska a présenté. Trois autres interventions ont été consacrées à Auschwitz : celle d’Anna Sommer sur la signification d’y être guide, celle de Tal Bruttmann, historien qui s’y rend souvent ; d’Eva Weil enfin qui dit « ses Auschwitz ». En contrepoint, Jean-Jacques Fouché a évoqué l’aura des ruines d’Oradour, Fabrice Virgili des sites en Lettonie qui, au contraire d’Auschwitz, sont sans visiteurs. Sophie Wahnich a mené une réflexion sur ce qu’elle a nommé « l’impossible patrimoine négatif ». Les débats ont été passionnants, emprunts d’une totale liberté, parfois vifs et sans concessions comme ils devraient toujours l’être dans une enceinte universitaire. Nous avons choisi de les inclure dans cette publication. Nous espérons qu’elle sera utile à tous les chercheurs que la mémoire passionne, mais aussi à ceux qui contribuent dans les diverses instances à la conservation du site mémoriel d’AuschwitzBirkenau. Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle : réalités, enjeux, questions Piotr M.A. CYWINSKI Je dirige ce site de mémoire depuis trois ans et demi. Je ne vais pas faire retour sur l’histoire, mais parler du XXIe siècle, du présent, voire peut-être du futur, si toutefois les historiens peuvent s’aventurer dans le futur, pour décrire ce que l’on appelle aujourd’hui un « site de mémoire » (Gedenkstätte), c’est-à-dire un endroit, un lieu historique qui présente aujourd’hui bien des difficultés et qui suscite des questions quand on a pour tâche de préparer le futur. Je propose d’abord de regarder la carte des grands camps du système concentrationnaire nazi. 10 Piotr CYWINSKI Parmi ces anciens camps, l’Auschwitz d’aujourd’hui est-il un site de mémoire ou un musée ? Ces termes ne conviennent pas. Qu’est-ce qu’un site de mémoire ? C’est une question que je me suis posée il y a 3 ans et demi. Quant au terme de musée, il est inclus dans l’intitulé de ma fonction. Je suis directeur de musée, mais ce musée n’a pas une muséologie habituelle des musées. Nous ne disposons pas de termes qui pourraient nous aider à comprendre le site d’Auschwitz-Birkenau, à exprimer toute une gamme d’expériences liées à un endroit tel qu’Auschwitz. Dans l’imagination d’après-guerre, le terme de musée était probablement le plus proche de ce que les gens imaginaient pour que ce site soit conservé. Dans un musée, il y a un département des collections. Mais que signifie une collection pour un tel musée ? Encore une fois, il n’y a pas de mot qui convienne, pas de terme dans notre culture normale, dans un quotidien normal, pour un site anormal, fondé sur une histoire anormale. Suivant les approches, la perspective change selon que l’on considère Auschwitz-Birkenau comme un site historique, comme un cimetière ou un sanctuaire, comme une institution culturelle ou un centre d’éducation. Certaines perspectives peuvent même déranger. Celui pour qui cet endroit est un sanctuaire peut être agacé par la dimension éducative ; d’autres personnes qui se rendent à Auschwitz dans un cadre strictement éducatif peuvent être dérangées par d’autres perspectives qui se rencontrent sur place. Une partie des anciens camps que nous trouvons dans la Pologne actuelle ont été démantelés avant l’arrivée des Soviétiques et leur existence n’est rappelée que par des mémoriaux situés aujourd’hui dans des forêts ou des espaces plus ou moins urbanisés. Ces monuments ont été construits à différentes périodes. Ailleurs, des camps ont partiellement survécu jusqu’à la Libération, parfois en très bon état. De nombreux camps ont servi ensuite au NKVD ou à d’autres services soviétiques ou communistes. Dès la fin de la guerre s’est posée la grande question : « que faire de ces endroits ? ». Cette discussion concernant Auschwitz a duré un an et demi. On peut en prendre la mesure en consultant la presse de l’époque. Il est intéressant de constater que ce sont essentiellement des survivants d’Auschwitz qui se sont alors exprimés, ceux qui n’ont pas fait cette expérience n’ont pas vraiment participé à cette discussion. Dans un premier temps, des Polonais juifs s’expriment, mais plus on s’éloigne de la Seconde Guerre mondiale, plus on approche de la fin de 1946, moins ils sont nombreux, en raison des départs massifs de Juifs. Il aurait été possible de tout garder. Mais rien Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle 11 que pour la zone d’intérêt d’Auschwitz 1 et de Birkenau, cela fait 40 km2, sans parler de l’énorme Union Werke, sans parler des quelque quarante sous-camps. Finalement la décision a été prise de garder Auschwitz 1 et Birkenau (photo aérienne de l’été 1944). • 200 hectares • 155 bâtiments • 300 ruines • 13 km d’enceintes • 250 m d’archives • 43 000 photos historiques • 80 000 chaussures • 3 800 valises • 260 talits • 40 kg de lunettes • 6 000 objets d’art • 1 poupée Ces deux ensembles ont été jugées suffisants pour raconter toute l’histoire. Ils ont servi de pars pro toto. Cela fait quand même presque 200 hectares et cela crée aujourd’hui des problèmes énormes. Si l’on avait conservé davantage de lieux, l’état actuel de ce qui subsiste serait encore pire. Nous conservons 155 bâtiments, 300 ruines, des kilomètres d’enceintes, de voies, des centaines de milliers d’objets, de documents (250 mètres linéaires d’archives). Ce n’est pas beaucoup, car les nazis ont tout fait pour faire disparaître les archives en les brûlant ou en les emportant. On estime ce qui nous reste à 10 ou peut-être 15% de ce qui a été produit par la Kommandantur. On retrouve 200 000 noms parmi les quelque 400 000 personnes qui sont entrées en tant que prisonniers essentiellement politiques ou « sélectionnés » dans les convois de Juifs pour entrer au camp. On ne retrouve pas, bien sûr, les noms de ceux qui 12 Piotr CYWINSKI ont été « sélectionnés » directement pour les chambres à gaz (ils n’ont même pas été répertoriés sur place). Néanmoins, c’est avec ces deux sites et l’énorme quantité d’objets, de photos, d’archives, que l’on doit retracer cette histoire, dans une situation relativement difficile, compte tenu de deux données essentielles de notre présent. Tout d’abord il y a de moins en moins de survivants, et leur disparition est brutale : il y a 5 ans, pour le 60e anniversaire de la libération du camp (27 janvier 2005), ils étaient presque 1 500 à être venus sur le site, cette année, pour le 65e anniversaire, il y avait environ 150 personnes. Il faut bien se dire qu’une certaine sorte de témoignage disparaît. Je me souviens qu’il y a quelques années, pratiquement chaque groupe qui arrivait d’Europe était accompagné d’un survivant. Maintenant, cela devient très rare et, même s’ils viennent, ils n’accompagnent plus les 4 heures de visite. C’est une chose à laquelle on pouvait s’attendre mais qui néanmoins nous surprend tous. Dans nos méthodes d’enseignement et d’approche, on s’était dit qu’il fallait filmer en compagnie des survivants. Mais on s’y est mis trop tard. On aurait dû le faire dans les années 1950, on aurait eu plus de données. Nous verrons si ces films sont utiles à la transmission. Un autre problème se présente : ce sont de nouvelles générations qui visitent le site. Les visiteurs sont en grande partie des jeunes qui ont 17-18 ans, dont les grands-parents sont nés après la guerre. C’est peutêtre plus difficile de leur parler parce que c’est l’histoire de leurs arrièregrands-parents. Psychologiquement c’est une limite très importante, l’histoire de mes grands-parents c’est encore mon histoire. Les arrièregrands-parents c’est beaucoup plus fictif, c’est moins émotionnel, ce n’est pas cette histoire familiale, intime, telle que l’on peut l’avoir en soi. Ces jeunes pensent différemment, ils voient cette histoire comme ma génération voit la Première Guerre mondiale. C’est un peu différent dans les milieux juifs, mais dans une génération le problème sera peut-être semblable, il faut s’y préparer. Après ces remarques préliminaires, je vais aborder essentiellement deux problèmes : d’une part, le maintien, l’authenticité du site. C’est aujourd’hui, 65 ans après un problème réel ; d’autre part le rôle du site. Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle 13 La préservation du site Voici 4 exemples : - l’intérieur d’un bloc qui n’a jamais servi pour des expositions et qui est relativement bien conservé ; les vestiges de baraques en bois de Birkenau qui ont disparu très vite après la guerre, avant la création du musée ; certains bâtiments en bois qui sont des reconstructions avec des pièces originales rassemblées sur le terrain ; enfin ces baraques en brique à Birkenau qui n’ont pas de fondements suffisants, qui ont été construites à la va-vite sur des terrains humides et qui posent de graves problèmes de sauvegarde. Pourtant, c’est avec ce site là, ces objets, que l’on doit essayer de montrer cette histoire et c’est ce site là qui est travaillé par des éducateurs du monde entier, en raison de son authenticité. Des cours sur la période du nazisme, sur la Shoah, on peut les faire partout. Si les gens viennent ici c’est pour voir, pour imaginer, pour agrandir leur conscience de la réalité. L’authenticité est très liée à la réalité. Ci-dessous nous avons 14 Piotr CYWINSKI quelques objets qui ne demandent pas de commentaire, sinon, en bas, à droite, un élément de douche qui a été trouvé dans les ruines des chambres à gaz lors des travaux de maintien. Pendant très longtemps, il n’y a pas vraiment eu d’idée de conservation scientifique de ce site. On ne préserve pas des éléments qui ont 20 ou 30 ans, on préserve des cathédrales, des châteaux forts, etc. Ce n’est que dans les années 1990, suite notamment à la conférence organisée par l’anthropologue britannique Jonathan Webber regroupant des intellectuels juifs, qu’une pensée scientifique de la conservation a été mise en place. Et ce n’est qu’il y a 6 ou 7 ans qu’un atelier complet de conservation a été installé sur le site. Il est assez difficile de conserver des traces de la fin de la première moitié du XXe siècle. Les étudiants en techniques de la conservation des monuments travaillent sur des objets du XIXe siècle ou de périodes plus éloignées dans le temps, rarement sur Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle 15 le XXe siècle. Les techniques de conservation des plastiques, des matériaux composites, n’existent pas encore, on ne sait pas comment chimiquement les préserver. On travaille en coopération avec des universités et des instituts de chimie mais il y des objets dont on sait que probablement on ne parviendra pas à les faire durer longtemps. Les plastiques surtout posent d’énormes problèmes. Quand on a vu arriver une équipe de six ou sept conservateurs diplômés, on a commencé à voir le bout du tunnel. Maintenant on en a douze ou treize, avec de nombreux groupes de différents pays, de différentes écoles de conservation qui viennent sur place. On peut commencer à mettre en application des techniques précises. C’était le but de la Fondation Auschwitz-Birkenau créée l’année dernière. Lorsque l’on sait que pour préserver tout cela il faut à peu près 20 à 25 ans, sinon le temps s’écoulera trop vite pour ces objets là et lorsque l’on connaît l’envergure du problème – 200 hectares, des milliers d’objets – cela veut dire qu’il faut investir des sommes importantes chaque année. Il est impensable dans un rythme budgétaire annuel de créer un programme pour 20-25 ans, de même dans un cadre de subventions européennes qui ne sont données que pour des périodes de 3 ou 4 ans maximum. Pour construire dans une logique de préservation sur 20 ou 25 ans, nous avons créé une fondation. Nous travaillons à la développer pour constituer un fonds qui puisse nous permettre de réfléchir et d’agir sur le long terme. Le rôle actuel du site La fréquentation du site ces dix dernières années est figurée sur ce graphique. 1400000 1200000 1000000 800000 600000 400000 200000 0 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 16 Piotr CYWINSKI Dans les années 2004-2005, de nombreuses voix se sont élevées, en Europe surtout, disant « cela suffit, il faudrait arrêter de revenir tout le temps sur ces thèmes-là, on est au XXIe siècle, les survivants sont très vieux, on a une Europe commune, il faut tourner la page… ». C’était agaçant, cela ne proposait rien de concret. On s’aperçoit que la page n’a pas été tournée dans ce sens, Auschwitz devient un prisme qui permet de voir la réalité d’aujourd’hui et de penser la réalité de demain. De plus en plus d’éducateurs, de constructeurs d’éléments d’éducation, scolaires ou extra-scolaires, professionnels ou non, pensent Auschwitz en ces termes et viennent avec des groupes très différents. Je passe rapidement sur la fréquentation ventilée sur les 12 mois de l’année. On voit clairement la période estivale très chargée qui commence à poser des problèmes sérieux. 200 180 160 140 120 2007 100 2008 80 2009 60 40 20 0 I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII Au mois d’août, sous la porte Arbeit macht frei, sous laquelle tous les groupes passent, une personne passe toutes les deux secondes, trente classes arrivent par heure. Parfois, nous devons inviter des groupes à aller voir d’abord Birkenau et ensuite à venir visiter l’exposition à Auschwitz 1, pour des raisons techniques. Cela n’est peut-être pas très bon. D’un point de vue pédagogique, l’exposition devrait être vue en Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle 17 premier mais il arrivera un moment où il faudra repenser la structure de la visite. Ce graphique représente les pays de provenance des visiteurs : 600000 500000 400000 2006 2007 300000 2008 200000 2009 100000 0 PL USA GB D IT IL FR Corea CR O La Pologne représente le plus grand nombre de visiteurs – comme Annette Wieviorka l’a écrit, c’est aussi le plus grand cimetière polonais – des voix se sont élevées avant 2000, prophétisant : « maintenant la présence polonaise va sûrement diminuer ». Il n’en est rien. Nous constatons l’influence de l’apparition de la crise du dollar aux États-Unis sur le nombre des visiteurs américains, et l’apparition des subventions pour les visites scolaires en Grande-Bretagne qui ont doublé d’année en année. Nous voyons le développement de programmes de visite pour les militaires israéliens. Les effectifs des visiteurs venus de France sont relativement stables, ceux de Corée du Sud les ont rattrapés. Il y a toute une géographie de ces visites qui reflète une géographie de la mémoire d’Auschwitz, une mémoire quotidienne parfois, tournée vers le futur, qui doit éveiller des pensées et des comportements. Si au début des années 1990 les visiteurs venaient en général de Pologne, d’Israël, des États-Unis et de certains pays d’Europe occidentale (Allemagne, France), la seconde moitié des années 1990 voit un éveil très net de l’Europe centrale : les visiteurs viennent en nombre de la République tchèque, de la Slovaquie, mais l’Autriche fait défaut, même si Auschwitz est plus près de Vienne que de Varsovie. Au XXIe siècle on voit l’arrivée de l’Asie, d’une zone où l’histoire de la Seconde Guerre mondiale est complètement différente, et cela pose des problèmes : ainsi des 18 Piotr CYWINSKI personnes viennent à Auschwitz et posent des questions sur la Mandchourie. Pour nous, la guerre sino-japonaise et l’Asie dans la Seconde Guerre mondiale sont des thèmes sur lesquels on passe très vite dans l’enseignement secondaire ; pour eux c’est une blessure ouverte, ce sont des données politiques actuelles et quand ils voient Auschwitz, ils se posent des questions sur la Mandchourie. Auschwitz aujourd’hui joue ce rôle de prisme. Par cet autre graphique qui représente les effectifs de visiteurs dans les autres anciens camps de concentration, je souhaite attirer l’attention sur un nouveau rôle d’Auschwitz. 1400000 1200000 1000000 800000 600000 400000 200000 2006 2007 2008 2009 Gro ss-R osen Treb link a Mit telb au D or a Maj dan ek Stut thof Ber gen -Be lsen Mau thau sen Sac hsen hau sen Aus chw itz 0 Il est difficile de comparer tous ces lieux, leur rôle historique, leur situation actuelle sont très différents. Néanmoins s’il faut se référer à d’autres endroits, on peut essayer de bâtir ce genre de tableau. Tous les sites des camps de concentration ne figurent pas dans ce graphique. Il faudrait ajouter Dachau qui doit être autour de 500 000 visiteurs par an, les autres, comme le Struthof en Alsace, ont moins de visiteurs. On voit très nettement que la différence entre Auschwitz et les autres sites se creuse : j’ai pris ici les trois dernières années, mais si on avait envisagé les dix dernières années, on aurait clairement constaté l’envol d’Auschwitz par rapport à d’autres lieux. Nous sommes dans une culture où un symbole désigne un phénomène. Auschwitz est le symbole de tout l’ensemble. Je me réfère souvent à un autre exemple. Il m’arrive de sortir du bureau, de rencontrer des gens sur le terrain. Alors que j’étais directeur Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle 19 depuis un an, un monsieur, relativement âgé, m’aborde pour me parler. Il vient des États-Unis, il est Juif d’Europe, est parti aux États-Unis juste après la Seconde Guerre mondiale. Son père est mort pendant la Shoah et il ne pensait pas revenir en Europe, une Europe qui est coupable. Mais, à 70 ans il a décidé de venir une dernière fois avant sa mort visiter cette Europe qu’il ne voulait plus voir. Il me dit « il fallait que je vienne à Auschwitz, comprenez-vous pourquoi ? c’est parce que mon père est mort à Bergen-Belsen ». Logiquement c’est absurde, il aurait dû aller à BergenBelsen. Mais ce n’est pas la logique qui compte. Auschwitz est le symbole pars pro toto de toute l’histoire. Ce type de remarque est de plus en plus fréquent et cela pose des problèmes pédagogiques. Certains groupes n’iront pas voir d’autres lieux, ils n’iront pas voir Babi Yar, ni Treblinka. Une histoire doit être racontée à partir de ce site et elle doit refléter non seulement la réalité d’Auschwitz, mais également toute la réalité de la Shoah et de la Seconde Guerre mondiale. Je passe très vite sur ces images très dures, prises à la Libération : 20 Piotr CYWINSKI Uniquement pour montrer, très vite aussi, une image tout aussi dure : c’est le génocide au Rwanda en 1994. Ces images me permettent d’introduire la question la plus difficile : celle du pourquoi ? Pourquoi ces visites, ces efforts pour préserver l’authenticité telle qu’elle est aujourd’hui ? Le « plus jamais cela » n’a pas fonctionné après la guerre, mais on n’a pas trouvé mieux. C’est le premier cri des déportés pendant leur internement en camp de concentration, « il faut faire un monde différent, que cela s’arrête », c’est très présent dans les témoignages des survivants. Pourtant cela ne fonctionne pas. C’est une des questions les plus difficiles et elle me hante. Quand il s’agit d’une question intellectuelle, philosophique, anthropologique, c’est intéressant. On peut lire des livres, faire des colloques. Mais quand c’est votre réelle responsabilité professionnelle, cela vous tue à petit feu. Lorsque l’on se rend compte qu’il y a 1 300 000 personnes qui passent dans ces lieux, qui pleurent, s’indignent, culpabilisent tout le monde, sont choquées par cet endroit-là et que, dans l’année qui suit, il y a un génocide quelque part ou une amorce de génocide, ou un problème de famine et que ce 1 300 000 Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle 21 personnes ne fait rien, malgré les moyens d’information dont on dispose, on commence à se poser des questions sur le rôle de cette histoire telle qu’elle est présentée. Je n’ai pas de réponse. Je n’essaye pas de comparer les génocides, mais de comparer les silences d’antan et d’aujourd’hui, c’est très brutal. En dehors de l’éducation, une des premières tâches à laquelle je me suis attelé, c’est à une réflexion sur l’exposition qui est le fil narratif qui devrait rendre le site plus lisible. Nous travaillons sur un nouveau scénario. C’est une question très difficile pour plusieurs raisons. D’abord l’exposition actuelle a plus de 55 ans, et elle a créé des symboles : quand on voit une chaussure, on pense à la Shoah. Il ne faut pas perdre ces symboles, ils sont vivants et ont été repris par d’autres musées, par d’autres institutions éducatives. Par ailleurs, c’est une exposition qui a été créée par les survivants, par d’anciens prisonniers et il est difficile de changer, même s’il y a des éléments qui devraient y être et qui n’y sont pas. Troisièmement, elle a créé une narration qu’on le veuille ou non et on retrouve des éléments de cette narration dans d’autres musées, fondés après la guerre aux États-Unis, ou à Yad Vashem, inconsciemment on retrouve dans leurs expositions certains éléments narratifs qui proviennent de l’exposition d’Auschwitz. Certaines personnes n’iront pas à Auschwitz pour différentes raisons, parce que c’est trop loin et qu’elles n’ont pas d’argent, mais elles veulent voir Auschwitz en reconstruction à Washington ou ailleurs. Il ne faut pas perdre ce lien. Repenser cette exposition n’est pas chose facile et pourtant il faut la repenser. On pourrait énumérer un certain nombre d’éléments qui n’y figurent pas et qui devraient y figurer. Je n’en reprendrai qu’un seul ici pour montrer la difficulté du sujet. 22 Piotr CYWINSKI Voici des photos que tout le monde a déjà vues, deux jeunes garçons des transports hongrois (9 et 11 ans) sur la rampe de Birkenau. Le petit Zril, à gauche nous regarde. C’est son regard qui est dorénavant sur le nouveau logo du site de mémoire ; celle prise par des photographes de l’Armée rouge quelques jours après la Libération ; Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle 23 ici c’est une photo prise par des SS : on croirait que ce sont des ouvriers qui travaillent, en fait ce sont des prisonniers qui creusent des canaux d’irrigation sur Birkenau, c’est un des pires Kommandos, mortel au sens réel du terme ; Ci-dessous une photo venant de l’un des ghettos de la Silésie retrouvée sur le site d’Auschwitz. 24 Piotr CYWINSKI Ces photos et leurs semblables ont construit notre vision d’Auschwitz. Mais, il y a d’autres photos que l’on connaît depuis peu de temps. Je pense à un album d’un SS retrouvé aux États-Unis et ce sont les SS qui manquent terriblement dans l’exposition. Le problème anthropologique ne porte pas sur les photos des prisonniers : le prisonnier est quelqu’un que l’on amène pour le tuer plus ou moins rapidement, c’est une victime innocente. Le problème c’est celui des SS et pourtant, dans toutes ces expositions, cet aspect de la réalité n’est pas montré, ni à Auschwitz, ni dans d’autres expositions, on ne veut plus voir ce monde. Et cela pose problème car on crée pour les jeunes d’aujourd’hui un monde en noir et blanc et on ne montre que le blanc, le blanc terrible, le blanc assassiné. Et cette identification ne permet pas de poser les questions anthropologiques et philosophiques les plus profondes, les questions sur la nature de l’être humain. Nous voyons ici le propriétaire de cet album. Il est à 30 m de l’Arbeit macht frei. Si l’on regarde bien son visage, en faisant abstraction de l’uniforme et du contexte, on a l’impression d’être en présence d’un « bon gars ». Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle 25 Puis nous le voyons avec des femmes SS dans une petite maisonnette de montagne à 40 kms au sud d’Auschwitz – ils y vont parfois pour se reposer en week-end – la vie est normale, quotidienne, on est en weekend. On ne sait pas comment en parler, ni dans les livres, ni dans les expositions, ni dans la pédagogie. Et il est là le réel problème : fonctionnaire ou assassin ? Le problème c’est que c’est les deux en un. Ce n’est qu’une des difficultés que l’on s’efforce de résoudre en préparant cette exposition. Un concours pour son aménagement va être lancé probablement encore cette année. Va-t-il résoudre ces questions-là, permettre aux gens de dépasser le seuil de la mémoire et de se sentir soimême plus responsable, aujourd’hui, demain… Je ne sais pas. À mon avis, en Europe, la mémoire ne pose plus de grand problème. Même les négationnistes, ce n’est plus en Europe qu’il faut les chercher. Il y a d’autres espaces où règne un négationnisme d’État, réfléchi, pensé et développé. En Europe, il nous faut nous concentrer autour de la responsabilité, c’est l ‘enjeu d’aujourd’hui pour l’éducation. Débats. Première partie Philippe Allouche, directeur de la Fondation pour la mémoire de la Shoah — Une question factuelle : on constate une baisse dans le nombre de visiteurs en 2008 qui semble surtout liée à la Pologne. Piotr Cywinski — En 2008, la baisse est légère, elle ne m’inquiète pas. Il y a d’autres facteurs qui créent de sérieux problèmes. La chute du dollar est vraiment inquiétante : les États-Unis sont passés de 100 000 personnes à environ 40 000 personnes et certains touristes américains restreignent leurs dépenses en achats de livres par exemple ; le nuage volcanique : j’ai vécu quelques journées de stress terrible, 40% de mon budget vient de l’État polonais, 5% de ce que l’on parvient à obtenir de l’étranger et 55% des bénéfices que nous faisons sur place (essentiellement : guidage, vente de livres, parking...). Si la fréquentation devait chuter de 50% à cause, par exemple, d’un nuage volcanique interdisant la circulation aérienne pendant 2 ou 3 mois, je me verrais devant la perspective de devoir licencier la moitié des éducateurs et des guides. Je ne les retrouverai pas ensuite car ils auraient dû trouver du travail ailleurs. Cela mettrait en cause tout le travail accompli. Le départ d’éducateurs serait une catastrophe car nous avons travaillé avec Yad Vashem pendant 15 ans pour obtenir un bon niveau d’éducateurs et de guides. Ils sont 250 à 260 à guider en 15 langues. Éva Weil — Pour rester sur le plan des considérations matérielles, il me semble que l’entrée sur le site est gratuite. C’est un choix délibéré qui a été discuté et qui me paraît juste. C’est pareil à Yad Vashem. Je ne sais ce qu’il en est pour les autres musées de la Shoah. Je suppose que c’est une décision collective juste, mais n’est-elle pas difficile à appliquer dans le contexte actuel ? 28 Débats. Première partie Piotr Cywinski — Il y quelques exceptions à la règle générale de gratuité de la visite sur ce type de lieux. On acquitte un droit d’entrée à Mauthausen (2 euros ; 1 euros pour le tarif réduit). Néanmoins, à peu près partout c’est gratuit et moralement, il est clair que l’on ne peut pas faire autrement. Il y a des descendants des victimes qui viennent comme on vient au cimetière…. Mais il est vrai qu’économiquement c’est très difficile, surtout pour la conservation qui est très onéreuse. D’autant plus que nous dépendons du ministère de la Culture et, comme partout, le budget de ce ministère est restreint. Robert Frank — Je souhaiterais poser quelques questions sur le graphique que vous nous avez montré. Premièrement le nombre relativement élevé d’Américains et de Britanniques par rapport au nombre de Français (chiffres rapportés à la population). 600000 500000 400000 2006 2007 2008 2009 300000 200000 100000 0 PL USA GB D IT IL FR Corea CR O De qui s’agit-il ? de survivants ou de familles de survivants ? ; a-t-on des statistiques antérieures à 2006 pour suivre l‘évolution, en particulier le nombre d’Allemands et d’Israéliens est supérieur à celui des Français : est-ce un phénomène récent ? depuis combien de temps les Allemands et les Israéliens viennent-ils nombreux à Auschwitz ? Piotr Cywinski — Les chiffres d’avant 2006 existent mais je ne leur fais pas confiance. À mon arrivée on a mis en place des moyens techniques pour compter les gens, avant c’était beaucoup plus aléatoire. Les groupes Débats. Première partie 29 sont très différents : on ne peut considérer de la même manière des jeunes Allemands, des militaires israéliens et des groupes scolaires français très composites culturellement. Les guides doivent s’adapter et dire la même histoire avec des mots parfois différents. Néanmoins, je vais vous présenter un autre tableau, qui représente le pourcentage de visiteurs rapporté à la population totale. 1,2 1 0,8 0,6 2008 0,4 0,2 0 PL rv No IL Sl ov IR CR B G SU H BE a DK ore C On y voit la Pologne, la Norvège, Israël, la Slovaquie, l’Irlande, la République tchèque, la Grande-Bretagne, la Suède, la Hongrie (ces trois dernières à 0,2), la Belgique, le Danemark, la Corée. Vous m’excuserez, mais la France est en si lointaine position, le pourcentage de ses visiteurs à Auschwitz si infime rapporté à la population totale, qu’elle ne figure pas dans ce graphique. Un premier facteur explicatif est la distance. Il fonctionne pour la Pologne, la Slovaquie, la République tchèque, mais on voit qu’il ne vaut pas pour la Norvège, Israël, ou l’Irlande ; un deuxième facteur concerne l’éducation, les programmes scolaires et l’investissement financier des pouvoirs locaux et centraux dans ces déplacements qui sont trop onéreux pour des familles. La hausse de la Grande-Bretagne, qui est passée de 50 000 à 100 000 en une année, est due à la mise en place d’une aide gouvernementale pour ces voyages. Ce sont des statistiques qui changent, pour 2009 je n’ai pas encore les chiffres, mais les changements ne devraient pas être importants, sauf pour la Slovaquie et la République tchèque, pays pour lesquels on constate un gain de 30% environ d’année en année. Je n’ai pas l’impression que l’Europe occidentale se lasse, au contraire il y a des zones de développement : l’Espagne s’est réveillée il y a trois ou quatre ans, on voit une très nette hausse d’intérêt des Espagnols, les Italiens arrivent assez nombreux (ce sont des politiques régionales en Italie qui décident : surtout l’Italie du Nord et l’extrême 30 Débats. Première partie sud de l’Italie, le centre n’est pas aussi présent). Ce qui m’intéresse surtout, ce sont les régions qui ne viennent pas. Je comprends que l’Amérique du Sud ne vienne pas ou rarement, étant donné les distances, certaines parties de l’Asie ne viennent pas pour des raisons politiques. Mais quand la Chine bougera, il faudra repenser beaucoup de choses, politiquement aussi. Il est parfois difficile d’accueillir des visites officielles de certains pays, l’Afrique du Nord et le Proche-Orient sont absents (quelques dizaines de personnes par an et par pays), excepté Israël. C’est un problème sérieux, qui nous concerne tous et nous en sommes un peu responsables car les premiers instruments d’éducation en arabe, en persan, ne sont apparus que dans les trois dernières années. Le dialogue n’a pas été amorcé il y a vingt ans et on en paie un peu le prix maintenant. À cela s’ajoutent les problèmes politiques autour d’Israël qui ne sont pas favorables. Jean-Charles Szurek, sociologue – Quand j’avais fait une enquête sur le musée d’Auschwitz, durant la période communiste1, ce qui m’avait frappé c’était la qualité du travail du musée. L’institution regroupait déjà près de deux cents personnes et ce qui était frappant, c’était l’occultation du génocide des Juifs. C’était le principal message, bien qu’il y ait eu un pavillon juif. L’anonymat régnait dans le musée. Toute la partie technique était très développée, notamment la partie conservation (7 personnes y travaillaient) et quand vous dites que cette conservation s’est développée dans les années 1990 et même tout récemment, je me demande comment vous voyez cela par rapport à ce qui se passait à la période communiste. Piotr Cywinski — Il y a deux périodes dans l’occultation du génocide des Juifs pendant la période communiste. D’abord, la période stalinienne où c’était l’internationalisation qui prévalait – il fallait avoir le plus de victimes possible car on pouvait créer une sorte d’unité politique (on a même deux Chinois victimes à Auschwitz, des Allemands nés en Chine) ; puis à partir de 1967-1968, c’est une période anti-juive, antisémite, antiisraélienne. 1 Jean-Charles Szurek, « Le camp-musée d’Auschwitz », dans Alain Brossat, Sonia Combes, Jean-Yves Potel, Jean-Charles Szurek, À l’Est, la mémoire retrouvée, Paris, La Découverte, 1990. Débats. Première partie 31 Dans la première période, la multitude de nations concernées par la déportation à Auschwitz permettait d’envisager de poser d’une façon ou d’une autre la question des transports juifs : dans la seconde période, cela est devenu impossible, jusque tard dans les années 1980. Quant à la conservation, dans ces années-là, des menuisiers, des maçons... travaillent pour le musée. Est-ce que ce sont des conservateurs ? Il n’y avait pas un seul conservateur diplômé. Parfois on demandait de l’aide à d’autres musées. Mais cela ne correspond pas à ce que l’on appelle « conservation » de nos jours. Si l’on ne se penche pas sur les questions de conservation, on en viendra à n’exposer que des maquettes où les reconstructions sont plus importantes que ce qui est authentique. C’est un pari un peu fou étant donné l’immensité du terrain, mais nous avons créé cette fondation qui sera l’outil principal d’une pensée du long terme. Il faut que l’on réunisse 120 millions d’euros dans ce fonds perpétuel, de manière à disposer de 4 millions chaque année. Au bout d’un an de fundraising, nous approchons des 70 millions promis par des pays (Allemagne, 60 millions en 5 ans, Autriche 6 millions en 2 ans). Puisqu’on est arrivé à ce résultat important au bout d’une année, ce pari n’est peut-être pas si fou que cela et on peut essayer de penser ce site en termes de conservation scientifique professionnelle. Je ferai tout pour cela. Rachel Rimmer, chargée communication, FMS — Je souhaiterais en savoir un peu plus sur ce qui va être restructuré : est-ce l’exposition permanente à Auschwitz 1, les parcours ? Anne Simonin, historienne — À propos de l’argent : vous avez besoin de lever des fonds et vous avez ce souci que les gens se rendent compte de ce qu’ils viennent voir et que cette visite ait un impact plus fort sur la pensée politique et personnelle des individus. Ne pensez-vous pas que plutôt que de faire appel à de l’argent public et de passer par une mémoire d’État qui n’arrive pas à se transmettre, vous pourriez dire : « on a besoin de tant de millions d’euros » et demander aux gens de participer, c’est une forme d’implication de donner de l’argent, il me semble que cela pourrait être une solution. Et cela permettrait de faire appel aux meilleurs architectes en lançant un concours international et en mettant le savoir technique qui a servi à tuer des millions d’êtres humains au service de la préservation de ce lieu. 32 Débats. Première partie Corine Defrance, historienne — Avez-vous des éléments de comparaison dans la fréquentation des visiteurs, selon la nationalité et la composition sociologique, entre Buchenwald et Birkenau ? Piotr Cywinski — La restructuration, c’est un terme qui est large. Pour moi, ce qui est le plus important c’est de changer l’exposition. L’échéance est difficile à déterminer. Nous terminons cette année le scénario et nous allons lancer un concours en deux étapes car il y aura beaucoup de participants. Cela prendra plusieurs années, ce qui implique un problème logistique : il est impossible de fermer le musée pour deux ans. Les guides devront aussi apprendre un parcours légèrement nouveau. Néanmoins, nous pouvons estimer que si le concours est lancé cette année, que le budget le permet, les premiers travaux vont commencer fin 2011. Cette exposition devra être précédée d’une courte introduction de 7 à 10 minutes. Actuellement les gens qui se présentent à l’entrée arrivent beaucoup trop vite dans l’exposition. Tous n’ont pas eu préalablement les cours nécessaires ; tous ne sont pas des personnes qui ont perdu des membres de leur famille à Auschwitz. Il faut que l’histoire commence dans les années 1930 et non en 1940 puis 1942. L’exposition sera complétée par d’autres expositions, notamment celle du Pavillon juif qui va être renouvelée par l’Institut Yad Vashem dans les trois années à venir. Voilà pour la didactique, la manière de montrer, le reste pose des problèmes de capacité d’accueil. Cela ne se voit pas à Birkenau qui est immense, mais à Auschwitz, il arrive un moment où il faut dire « stop ». Il arrive que des personnes se sentent mal dans des endroits difficiles d’accès et que l’aide médicale mette du temps à arriver parce qu’il y a trop de monde. C’est la deuxième année consécutive que l’on ne laisse entrer que des groupes organisés entre 10h et 15h pendant la saison estivale. Un groupe guidé peut aller plus ou moins vite en accordant son rythme de visite au groupe précédent et au groupe suivant. Si entre les groupes se trouvent des individus ou des familles entières, il peut arriver qu’il y ait des blocages complets qui deviennent dangereux. Les individuels doivent venir soit le matin avant 10h soit après 15h. Des voix s’élèvent en France, parmi d’anciens prisonniers, en faveur d’une muséologie plus adaptée sur le site de Birkenau. C’est une réflexion que je vais présenter au conseil international au mois de juin. Cela pose des problèmes : dans les baraques en briques il n’est pas question de mettre en place une muséologie, il faut d’abord les conserver et ce processus va prendre quelques années. Construire quelque chose d’autre, j’y vois des aspects positifs et négatifs. Débats. Première partie 33 La question privé/public : le privé pose des difficultés énormes. D’abord les sommes seraient beaucoup plus difficiles à atteindre, ensuite j’entrerais très rapidement dans une guerre non déclarée avec d’autres institutions qui touchent aussi le privé. Il y a trois façons de penser les choses. On peut penser en terme de responsabilité historique et demander de l’argent à l’Allemagne ou à d’autres pays qui ont organisé la déportation : je n’aime pas cette méthode, elle est contreproductive et de plus en plus difficile à justifier au fil des générations. Une autre méthode consiste à faire appel au mécénat privé. Si quelqu’un veut m’aider, je ne le refuse pas (l’atelier de conservation a été financé par la Fondation Lauder, une fondation privée), mais je crois qu’Auschwitz se situe à une échelle gouvernementale, c’est un site d’éducation, de formation de nouvelles générations et c’est une responsabilité d’État. Des outils européens sont aussi à instaurer pour récolter des fonds. Quant à la comparaison avec Buchenwald, quantitativement on peut le faire. Mais ce qui serait beaucoup plus intéressant, ce serait de faire une énorme enquête qualitative. Mais elle est difficile à faire à la fin de la visite vu l’état dans lequel se trouvent les personnes qui sortent. Il faudrait pouvoir le faire un an ou deux après, pour voir ce qui en est resté vraiment. Archeologia d’Andrzej Brzozowski Ania SZCZEPANSKA « The artistic and scientific worldmaking always begins with collections »1 Archeologia est à première vue un film d’objets, des objets exhumés, nommés, classés et exposés aux yeux du spectateur par le biais d’une caméra. Par ce geste, les objets retrouvés quittent leur usage premier (le rouge à lèvres déterré n’embellira plus aucune lèvre) pour devenir des traces. Le court-métrage de quinze minutes d’Andrzej Brzozowski, tourné en 1967 sur le site d’Auschwitz II Birkenau, offre un poignant prélude cinématographique à cette journée d’étude consacrée au futur du musée d’Auschwitz. En organisant, puis filmant des fouilles archéologiques à proximité du Krematorium III, le cinéaste polonais fait en effet résonner des questions essentielles qui seront soulevées tout au long de notre réflexion collective : quelles fonctions devrait-on attribuer aux traces matérielles laissées par les victimes du nazisme dans la construction d’une mémoire du camp d’Auschwitz ? Ces objets retrouvés dans différentes strates du sol parlent-ils d’eux-mêmes ou doit-on les accompagner d’un discours pour leur donner du sens ? Dans ce second cas, faut-il recourir aux mots des témoins ou à ceux des historiens, ou aux deux, mais alors comment articuler ces deux paroles ? Tels qu’ils sont mis en scène dans le film, les objets et les mots (même s’ils ne sont qu’écrits et jamais prononcés) véhiculent des affects. Que faire de cette émotion qui surgit ? Doit-on l’inscrire dans le projet éducatif visé par le musée d’Auschwitz ? Nous ne chercherons pas dans ce court-métrage des réponses définitives à toutes ces questions ; ce serait beaucoup demander à un 1 Basile Doganis, « Collection as Worldmaking », Intermedia, n° 2 : Collection, IMT (Intermédiathèque)-The University Museum-the University of Tokyo (UMUT). Voir aussi dans le même catalogue l’article de Kei Osawa, « The collection and the Infinite ». 36 Ania SZCZEPANSKA cinéaste que de lui faire résoudre tous les débats des historiens. En revanche, en déployant la manière dont Brzozowski filme le travail des archéologues, il est possible d’entrevoir dans cette rencontre singulière entre les outils du cinéma et ceux de l’histoire deux horizons de réflexion, à la fois sur les usages possibles des traces retrouvées et exposées au musée d’Auschwitz, et sur l’acte même de vouloir filmer un site de mémoire devenu lieu de mémoire2. Cherchez dans les cendres Le générique de fin d’Archeologia explicite les conditions de tournage du film. Les fouilles archéologiques menées sur le site d’Auschwitz II Birkenau ont été organisées par le cinéaste Andrzej Brzozowski qui a fait appel à des scientifiques polonais de l’Institut d’histoire de la culture matérielle3. Pourquoi un cinéaste choisit-il d’entreprendre ce type de recherches ? Le point de départ de Brzozowski fut la lecture de l’ouvrage Cherchez dans les cendres, anthologie de lettres trouvées sur le terrain du camp d’Auschwitz et publiées en 1965 par une maison d’édition de Lodz4. Persuadé que d’autres objets restaient encore à déterrer, il a cherché à articuler son projet cinématographique avec celui des archéologues. Contrairement à son film précédent, Près de la voie ferrée (Przy torze kolejowym, 1963)5, consacré également au sort des Juifs 2 3 4 5 Cette réflexion a été largement nourrie par la synthèse très stimulante formulée par Robert Frank à la fin de cette journée d’étude, mais également par les questions soulevées par Piotr Cywinski, Annette Wieviorka ainsi que Sophie Wahnich. Leurs interventions, mais surtout les échanges qui ont suivi, ont enrichi ma lecture de ce film et je les en remercie. Instytut historii kultury materialnej. L’Institut d’histoire de la culturelle matérielle a été fondé en 1953 dans le but de mener des études sur les conditions de vie et le niveau matériel de populations anciennes, principalement dans le domaine de l’agriculture, de l’élevage, de l’industrie et de l’artisanat. Il est devenu en 1992 l’Institut d’archéologie et d’ethnologie [Instytut archeologii i etnologii PAN]. Voir : www.iaepan.edu.pl Liber Brener, Adam Wein, Janusz Gumkowski, Adam Rutkowski (dir.), Szukajcie w popiołach : papiery znalezione w Oświęcimiu, Lodz, Wydawnictwo Łódzkie, 1965. Przy torze kolejowym (1963) est une adaptation d’une nouvelle de Zofia Nałkowska issue du recueil Les médaillons publié en 1946. Ce film met en scène une femme juive qui a réussi à s’échapper du wagon qui la menait à Auschwitz. Blessée et incapable de marcher, elle se retrouve immobilisée sur la voie de chemin de fer, à quelques centaines de mètres de l’entrée du camp. Les habitants du village situé à proximité de la voie ne savent comment se comporter et ne veulent pas risquer leur vie en aidant une Juive. L’un d’eux finit par lui proposer une cigarette avant de l’abattre. Ce premier film de Brzozowski, interdit en 1963, n’a pu être diffusé publiquement qu’en 1991 au festival des courts-métrages de Cracovie. Voir Tadeusz Lubelski, Historia kina polskiego, Twórcy, filmy i konteksty, Katowice, Videograf II, 2008, p. 252. Archeologia d’Andrzej Brzozowski 37 pendant la Seconde Guerre mondiale, Brzozowski a cette fois-ci abandonné la fiction pour rendre compte du travail des chercheurs sur le site d’Auschwitz II Birkenau et des résultats de ces fouilles archéologiques. Remarquons au passage que la production d’Archeologia a été prise en charge par le Studio des films éducatifs de Lodz6, l’un des deux grands studios polonais de production des films documentaires de l’époque. On pourrait penser que ce choix inscrit d’emblée le film dans une démarche à la fois scientifique et pédagogique, étant donnée la vocation première de sa structure de production, or ce n’est pas tout à fait le cas. Il ne faut en effet pas oublier que le Studio des films éducatifs de Lodz a produit une grande variété de films documentaires qui étaient loin de correspondre toujours aux codes narratifs et esthétiques de films éducatifs7. Si Brzozowski produit son film dans ce cadre de production, c’est sans doute aussi parce qu’il entrevoit la possibilité de donner à son projet une portée plus large que celle d’un film éducatif. Néanmoins, en étudiant les choix cinématographiques du cinéaste et leurs effets, il ne faudra pas oublier que cette visée pédagogique a nourri le projet dès le lancement de la production. La discrétion d’un protocole scientifique Archeologia se présente comme un compte rendu très fidèle des méthodes de travail de l’archéologie moderne, tels qu’Alain Schnapp les définit en 1974 dans Faire de l’histoire8: « L’archéologie moderne tend à se débarrasser des habitudes de la collection, de la quête hasardeuse d’objets isolés au profit de recherches organisées. (...) La fouille stratigraphique tend à la reconstitution aussi fidèle que possible des accidents qui ont affecté les différents niveaux d’occupation du “sol” : abandons, destructions, remplois etc. Autrement dit il s’agit non pas d’isoler des collections d’objets, mais, bien au contraire, d’étudier les relations entretenues par les objets. » 6 7 8 Wytwórnia filmów oświatowych. Créé en 1945, le Studio des films éducatifs était chargé de produire des films éducatifs dans des domaines divers, principalement les sciences dures, dans le but de vulgariser le savoir scientifique auprès du grand public. Le studio existe encore aujourd’hui. Voir : www.wfo.com.pl La production de films documentaires d’auteur très novateurs, comme ceux de Wojciech Wiśniewski dans les années 1970, confirme cette grande liberté créative soutenue par le Studio des films éducatifs de Lodz. Alain Schnapp, « L’archéologie », dans Jacques Le Goff et Pierre Nora (dir.), Faire de l’histoire, Nouvelles approches, Paris, Gallimard, coll. « NRF », 1974. 38 Ania SZCZEPANSKA Le travail de l’archéologue se fonde ainsi sur la fouille stratigraphique censée permettre une meilleure compréhension des objets retrouvés grâce à une mise en perspective de leurs liens réciproques. C’est également à partir de cette méthode-là que Brzozowski choisit de structurer son film, reprenant étape par étape la démarche des archéologues. Cet emprunt méthodologique, mis en exergue par le titre Archeologia, constitue le fil narratif du film qui se déroule selon un protocole scientifique propre à toute fouille archéologique. Le cinéaste filme ainsi la prospection du sol destinée à repérer des indices pour choisir la parcelle de terrain la plus favorable. Dans un second temps, il donne à voir les outils destinés au carroyage qui permettront le découpage du site en zones carrées qui seront soigneusement identifiées par des lettres. Tels des titres de chapitres, les quatre lettres A, B, C, D réapparaissent tout au long du film signalant le processus progressif d’exploration du sol. Enfin, l’ensemble des objets trouvés sont identifiés et catalogués dans un journal de bord dont les feuillets seront présentés en gros plan à l’image. Photogramme n° 1, Prospection au sol (1’09-1’17) Photogramme n° 2, Découpage du terrain en 4 zones (2’35-2’42) Photogramme n° 3, Parcelle de terrain B (4’41-4’46) Photogramme n° 4, Coupe stratigraphique (8’05-8’07) Archeologia d’Andrzej Brzozowski 39 Face à ce protocole rigoureux, on pourrait penser qu’Archeologia amène le spectateur à se défaire de toute émotion vis-à-vis de ce qui lui est donné à voir. Comme si l’appareillage scientifique pouvait nous préserver des affects suscités par les objets déterrés et par l’histoire qu’évoque chacune de ces traces. Cette mise à distance, le cinéaste Andrzej Munk avait déjà tenté de lui donner forme dans son film inachevé La Passagère en 19639. À travers le personnage de Lisa, une SS chargée de trier les objets des détenus arrivés au camp d’Auschwitz, il voulait comprendre les camps en explorant les ressorts d’une « mentalité de fonctionnaire ». Munk lui aussi pointait sa caméra sur des objets, rassemblés cette fois-ci en masse et triés pour être réemployés. La voix narrative de Lisa incarnait les mécanismes de cette économie particulière : « En fait, je ne m’occupais pas des détenus mais de leurs affaires. Tout appartenait au Reich et moi je devais veiller à ce que rien ne s’égare. » Photogramme n°5, La Passagère (Pasażerka, Andrzej Munk et Witold Lesiewicz, 1963), 6’43 Photogramme n°6, La Passagère, 25’54 En comparant les deux films, on se dit que les objets déterrés dans Archeologia sont en quelque sorte les débris dont le Reich n’a pas voulu. Ou alors, autre possibilité, ces objets auraient échappé aux mailles pourtant infaillibles d’une gestion rigoureuse, en tombant d’une poche ou en étant jetés sur le sol. Un patrimoine spolié et exploité dans un cas, 9 Mort dans un accident de voiture Andrzej Munk n’a pu terminer son film. Witold Leszczynski en a repris le montage pour aboutir à la version que nous connaissons aujourd’hui. Sur La Passagère d’Andrzej Munk, voir entre autres « Andrzej Munk », Études cinématographiques, Michel Estève (dir.), Paris, Minard, 1965 et Luc Moulet, « Andrzej Munk », Les Cahiers du cinéma, n° 163, février 1965. 40 Ania SZCZEPANSKA dans l’autre, des restes d’une vie antérieure tombés et ensevelis par la terre. Si je convoque ici La Passagère, ce n’est pas seulement pour le parallèle pictural et le prolongement narratif que représente Archeologia. Les liens que tissent les images de ces deux films m’ont amenée à découvrir que Brzozowski avait été l’assistant sur le tournage de La Passagère. Or, la manière dont il décrit les choix de mise en scène de Munk convient étrangement à sa propre démarche : « Il veut montrer le camp différemment (...). Si on montre des coups, des tortures, c’est seulement en arrière-plan, avec des images floues, dépourvues de cri. Plutôt que la pression physique, montrer la pression morale plus cruelle encore, le fait de tuer l’être humain de l’intérieur. Pas de cadavres entassés mais les objets laissés par les gens, les tapis persans volés aux Juifs belges, à côté d’une montagne de chaussures. La mentalité d’un fonctionnaire plutôt que celle d’un assassin »10. Comme le commente à juste titre Piotr Cywinski, la distinction est dangereuse, car la mentalité d’un fonctionnaire fut justement aussi celle d’un assassin. Cette interrogation sur la place à donner aux bourreaux dans la construction d’une histoire des camps a largement été débattue11. Mais dans les années 1960, nous n’en sommes pas là, l’enjeu est différent. Pour Munk et Brzozowski, distinguer l’assassin du fonctionnaire est encore nécessaire pour comprendre la possibilité et le fonctionnement d’un système de mise à mort. L’usage d’outils scientifiques prolonge le questionnement amorcé dans La Passagère. En comparant les démarches de Resnais et de Munk, Luc Moullet écrit : « La discrétion de Resnais était une discrétion que l’on remarque. Ici, [chez Munk] la discrétion reste discrète. De la chambre à gaz nous ne voyons que le tour, tout comme les Allemands »12. Dans Archeologia, Brzozowski ajoute un degré de plus à cet art de la discrétion en nous montrant a posteriori l’acte d’exhumation des débris dont on ne sait vraiment que faire, à part les ordonner et les classer au rang de traces muettes. 10 11 12 Andrzej Brzozowki à propos d’Andrzej Munk. Propos extrait de Jacek Fuksiewicz, Andrzej Munk, Varsovie, Wydawnictwa artystyczne i filmowe, 1964. J’utilise ici ma propre traduction. Un extrait des propos de Brzozowski a été traduit et publié dans le numéro 163 des Cahiers du cinéma en février 1965. Voir entre autres Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, Paris, Gallimard, 2006, éd. définitive, complétée et mise à jour [1re éd. : 1991]. Luc Moullet, « Andrzej Munk », Les Cahiers du cinéma, n° 165, février 1963, p. 51. Archeologia d’Andrzej Brzozowski 41 Quels « vestiges » pour quelle mémoire ? S’il ne commente ni n’explicite la « collection »13 qui prend forme à l’écran, Brzozowski opère un choix. Il est certain que le cinéaste n’a pas donné à voir la totalité des objets exhumés ce jour là14, et c’est dans la sélection qu’il a opérée qu’il faut chercher la mémoire du camp portée par le film. Essayons au moins de clarifier ce que nous disent les traces qui sont filmées. Quelle histoire nous suggèrent-elles ? Le montage de Brzozowski souligne avant tout l’universalité du sort des détenus du camp d’Auschwitz II. Les objets montrés sont principalement ceux de la vie quotidienne (peigne, pièce de monnaie, ciseaux, rouge à lèvres...), ils évoquent un monde mixte, intergénérationnel, où civils et militaires sont voués à la même fin. Or cette égalité des nationalités et des religions devant la mort pose problème. Comme l’a rappelé Annette Wieviorka, si le camp d’Auschwitz II Birkenau était à l’origine destiné aux soldats soviétiques et prévu pour deux cent mille prisonniers, il est devenu le 8 octobre 1941, un centre de mise à mort destiné principalement aux Juifs d’Europe. Or à aucun moment, cette spécificité n’est indiquée ni même suggérée dans le film. Comment comprendre que cette vérité soit complètement absente du film ? Plutôt que d’y voir une prise de position du cinéaste vis-à-vis de l’histoire du camp de Birkenau, il me semble que Brzozowski ne fait qu’attester de l’état de l’historiographie polonaise au moment du tournage d’Archeologia. Malgré lui, ce film nous fait prendre conscience, s’il en était encore besoin, du cheminement de la mémoire des camps entre les années 1960 et aujourd’hui. Il faut en effet garder à l’esprit que la vision égalitaire des nations européennes victimes du nazisme restait encore très prégnante dans les années 1960. Dix ans auparavant, le film Nuit et brouillard (1955) d’Alain Resnais était lui aussi un film marqué par cette mémoire-là15. Alors peut-on reprocher à Brzozowski d’être un 13 14 15 Piotr Cywinski a souligné les nombreuses difficultés pour nommer les objets qui sont exposés au musée d’Auschwitz. Il est impropre de parler de « collection » mais aucune autre terminologie ne vient remplacer ce lexique lacunaire. Il faudrait étudier ce point plus en détail et voir si le musée d’Auschwitz a gardé l’intégralité des objets trouvés lors de ces fouilles. J’ai posé la question aux archivistes du musée et des recherches sont en cours. Pour une analyse plus complète du film d’Alain Resnais et notamment des enjeux du commentaire de Jean Cayrol, voir Sylvie Lindeperg, Nuit et brouillard, un film dans l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2007. 42 Ania SZCZEPANSKA homme de son temps et de ne pas avoir su dépasser l’historiographie de son pays et de son époque ? Dans un certain sens oui, si l’on pense que le procès Eichmann a eu lieu six ans auparavant, en 1961, marquant une véritable rupture dans la mémoire des camps construite dans les années 1950. Pour autant, il serait anachronique de penser que les conséquences de ce procès traversèrent aussi rapidement les frontières du rideau de fer. Dans la Pologne de 1967 (et ce sera le cas jusque dans les années 199016), cette mémoire n’est assurément pas encore celle des témoins de la Shoah et la spécificité du sort des Juifs dans les camps n’a pas été publiquement formulée. C’est pourquoi cette critique vis-à-vis du film de Brzozowski, si elle est formulée, doit prendre en compte ce contexte. Par ailleurs, au regard de la rareté des films de cette époque sur les camps, Archeologia mérite, par son existence même, malgré l’historiographie inactuelle et inexacte à laquelle le film se réfère, d’être vu et étudié, comme le prouve d’ailleurs le choix de le projeter en prologue à cette journée d’étude. Une archéologie du temps présent Si l’intérêt de ce film aujourd’hui ne repose pas sur le savoir qu’il nous donne du passé de Birkenau, quel est-il ? Pourquoi Archeologia nous laisse une impression si forte, très différente de la plupart des films documentaires actuels filmés sur le site d’Auschwitz ? Une première réponse est peut-être à chercher dans sa construction, dans cette manière de dévoiler progressivement le cadre général et l’enjeu du film. Lech Pijanowski commente ce processus dans un article de l’époque : « Le métier d’archéologue est associé au calme du millénaire, au silence des siècles enfermés dans les restes de civilisations oubliées. [...] Le choc intervient au moment où les premiers objets sont extraits de la terre. [...] Ce ne sont pas des vases antiques, ni des poignets de bronze – c’est quelque chose de beaucoup plus proche de nous que les habituels fruits du labeur des archéologues. Leurs découvertes sont choquantes car elles rappellent à première vue une banale décharge »17. Brzozowski utilise l’image que l’on peut avoir du travail des archéologues pour la déplacer dans une temporalité « beaucoup plus 16 17 Voir Jean-Charles Szurek et Annette Wieviorka (dir.), Juifs et Polonais 1938-2008, Paris, Albin Michel, 2009. Lech Pijanowski, « Garść polskiej ziemi », Kino, n° 6, 1968, p. 22-24. Archeologia d’Andrzej Brzozowski 43 proche de nous », et complètement inattendue. L’effet est d’autant plus frappant que l’origine des objets n’est dévoilée que partiellement, indice après indice, comme si notre connaissance suivait de façon accélérée le cheminement des archéologues. De même que « le vestige archéologique est par nature résiduel et lacunaire »18, nous entrevoyons la possibilité d’un savoir à venir, mais un savoir qui lui aussi sera voué à être fragmentaire. À cette progression narrative s’ajoute un second geste radical, celui de ne situer que tardivement les fouilles à proximité du site de Birkenau. Le premier plan des fils barbelés du camp n’apparaît que très tard, aux deux tiers du film et ce n’est qu’au générique de fin que l’on apprendra l’emplacement approximatif de ces recherches, près du Krematorium III. C’est uniquement à partir du premier plan des barbelés à la 10e minute du film que l’origine des objets est clairement formulée, conférant à ces débris le statut de traces laissées par des victimes du système concentrationnaire et de la Solution finale. Le lien est clair et pourtant il ne sera jamais explicité. À quel convoi de prisonniers appartenaient ces objets ? Comment se sont-ils retrouvés à cet endroit précis ? Ces questions ne seront pas élucidées19. Photogramme n°7, 1er plan qui situe les fouilles archéologiques dans le camp d’Auschwitz IIBirkenau (10’32-10’35) 18 19 Alain Schnapp, « L’archéologie »…, op. cit., p. 8. Piotr Cywinski suggère que ce sont des objets tombés des poches des prisonniers, mais il faudrait mener une recherche plus précise pour déterminer avec certitude leur provenance. 44 Ania SZCZEPANSKA « Une grande revanche de l’intelligence sur le donné »20 Mais le film de Brzozowski ne s’arrête pas à ce catalogue d’objets. Il anticipe l’étape suivante du travail des archéologues en amorçant « le passage de la description à l’interprétation »21. Progressivement, il convoque des références extérieures à la scène qu’il est en train de filmer. Il le fait d’ailleurs de manière tellement brève et incisive que son plan d’à peine deux secondes pourrait passer inaperçu : Photogramme n°8, « Liberté-Egalité-Fraternité », dont la traduction n’est que partielle, Braterstwo signifie en polonais « fraternité » et Svoboda en russe « liberté ». 12’10-12’12. Les panneaux servant auparavant à désigner les objets trouvés (comme celui de « dent », qui apparaît traduit en cinq langues) convoquent désormais des valeurs. Le slogan de la Révolution française, traduit partiellement en polonais et en russe, surgit dans une apparition de deux secondes presque inconsciente, marquant notre perception sans que nous ayons réellement le temps de le comprendre. Ce plan est troublant. Est-il là pour nous signaler que ces valeurs ont manqué ? Qu’elles doivent être à nouveau réanimées pour éviter la fameuse 20 21 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, coll. « Cahier des Annales », 3, 1949, p. 25 : « Dans notre inévitable subordination envers le passé nous nous sommes affranchis du moins en ceci que, condamnés toujours à le connaître exclusivement par ses traces, nous parvenons toutefois à en savoir sur lui beaucoup plus long qu’il n’avait lui-même cru bon de nous en faire connaître. C’est, à bien le prendre, une grand revanche de l’intelligence sur le donné ». Alain Schnapp, « L’archéologie », op. cit., p. 5. Archeologia d’Andrzej Brzozowski 45 répétition de l’histoire ? Ou alors pour nous suggérer qu’elles ont aussi servi de socle éthique à certains prisonniers du camp, ce qui a permis de sauver quelques vies, sans empêcher pourtant l’extermination massive ? Il est inutile de privilégier un sens unique à cette référence car l’éventail d’interprétations reste volontairement ouvert et participe de la force du film. Archeologia exige de nous un effort pour saisir les divers liens possibles qui surgissent entre les plans, et ce travail d’interprétation est constamment délégué au spectateur. L’effort est salutaire. Plutôt que de prétendre nous transmettre une mémoire univoque des camps, Brzozowski souligne que le sens ne peut surgir que dans une quête exigeante, consciente des lacunes inhérentes à la connaissance du passé, et capable d’opérer des distinctions complexes sans se laisser submerger par le premier flot d’émotions qui surgit. Une exigence que les archéologues du film incarnent sans avoir à l’expliquer. Et pourtant, malgré le protocole scientifique, la prétendue mise à distance n’agit pas. Une paire de ciseaux rouillé, une dent, un médaillon ou un résidu de rouge à lèvres, tous ces objets ont beau s’inscrire dans le travail archéologique, ils ont beau être nommés, classés et accompagnés d’indications sur les conditions de leur découverte (tels que leurs dimensions ou la profondeur du sol à laquelle ils ont été trouvés), tout cela ne neutralise pas l’émotion progressive que transmet le film. Archeologia n’est donc pas uniquement un compte rendu de fouilles archéologiques. Tous les éléments cinématographiques participent à la charge émotionnelle du film : les visages sombres des chercheurs filmés en gros plan et éclairés par une lumière artificielle excessive, une bande sonore rythmée uniquement par le bruit des pelles qui creusent et ne cessent de creuser. Non seulement la sobriété n’entrave pas la puissance des images mais elle y contribue. En écrivant ces mots, je ne peux m’empêcher de penser à des films documentaires récents et moins récents qui abordent la mémoire des camps en cherchant à susciter à tout prix l’émotion du spectateur au moyen d’un violon larmoyant ou par un flot de paroles de victimes entrecoupées de larmes22. Il ne s’agit en aucun cas de condamner les 22 Pour n’en citer qu’un, A treasure in Auschwitz (2005) de Yahaly Gat est de ceux-là, et je remercie Ophir Levy de me l’avoir fait découvrir. L’opposition entre les deux films est d’autant plus flagrante que A treasure in Auschwitz retrace lui aussi des fouilles archéologiques, menées dans la ville d’Auschwitz dans le but de retrouver les restes d’une synagogue. Malgré un thème très proche, les choix cinématographiques de Yahaly Gat sont à l’opposé d’Archeologia et propres à la grande majorité des films documentaires sur le sujet. 46 Ania SZCZEPANSKA affects, car peut-on comprendre Auschwitz sans émotion ?23 La réponse n’est pas simple, mais je serais tentée de croire que les affects suscités par la mélodie de violon qui accompagne souvent les images des camps ne sont pas les mêmes que ceux vers lesquels nous mène Archeologia. Il y aurait d’un côté des émotions qui submergent et nous rendent passifs, de l’autre celles qui « agrandissent notre conscience de la réalité »24. La quête du savoir n’est d’ailleurs pas dépourvue d’émotions, même si l’historien est souvent trop pudique pour l’avouer. En filmant, mais surtout en nous forçant à interpréter les gestes des archéologues, Brzozowski nous rappelle que pour construire une mémoire d’Auschwitz il faut ouvrir la voie à « une grande revanche de l’intelligence sur le donné », ce qui n’exclut ni les affects ni la rigueur scientifique. La force du film de Brzozowski est de saisir ce moment fragile où l’objet n’est plus compris dans sa fonction utilitaire et où il n’est pas encore ressaisi comme trace. En attendant d’être pris en charge dans une logique d’exposition, l’objet exhumé n’a donc pas signification. Or, ce moment de suspension permet justement d’ouvrir une réflexion essentielle sur la manière de donner sens à ces traces. Archeologia nous oblige à poser des questions difficiles : à quoi servent ces 80 000 chaussures, ces 3 800 valises, ou ces 40 kg de lunettes que l’on cherche tant à conserver ? Comment les inscrire dans une narration qui permettra une meilleure lisibilité du site d’Auschwitz ? Voir ces traces suffit-il pour comprendre ? Comme le souligne avec inquiétude Piotr Cywinski, les visites à Auschwitz n’empêchent pas les grands silences des sociétés humaines et « cette comparaison des silences » est effrayante. Mais n’est-ce pas trop demander à un musée que de lui assigner la mission de former en quelques heures l’éthique de ses visiteurs ? En s’interrogeant sur les buts de l’histoire, Marc Bloch suggérait que pour agir raisonnablement, il fallait commencer par comprendre25. Même si cela ne suffit pas, nous n’avons pas le choix, il faut bien commencer par là. La question a été posée par Robert Frank dans la synthèse de cette journée d’étude. Je reprends ici une expression utilisée par Piotr Cywinski dans un contexte un peu différent. Il expliquait que les élèves se rendaient sur le site d’Auschwitz pour « agrandir leur conscience de la réalité ». 25« Pour agir raisonnablement, ne faut-il pas d’abord comprendre? » Marc Bloch, Apologie pour l’histoire…, op.cit., p. XII. 23 24 L’impossible patrimoine négatif Sophie WAHNICH Dangers 1. Je ne suis jamais allée à Auschwitz, je ne suis allée qu’une seule fois en Pologne. Lieu interdit ? Lieu dangereux plutôt. Non pas d’un danger présent, immédiat, mais d’un danger passé et encore actuel. Lorsque l’un de mes proches y est allé, un rêve de terreur m’a habitée. La navette qui relie la station de RER à l’aéroport d’Orly était devenue la Judenrampe et il fallait sauver les enfants en les laissant à des voyageurs inconnus avant de partir sans retour dans ce petit wagon ultramoderne. Alors que tout le travail de l’historien consiste à tenter, vaille que vaille, de donner son agencement linéaire au temps, de faire en sorte que le passé retourne au passé plutôt que d’habiter sans fin un présent absorbé par son ombre portée, Auschwitz fait partie de ces lieux où le temps pourrait ne pas se laisser apprivoisé, où le présent serait comme en arrêt et le futur plein de ces rêves de terreur1. Voilà le danger qui rôde à Auschwitz, le danger de sentir le temps sortir de ses gonds, sans retour aux sages agencements de l’innocence ou simplement de la distance. J’irai à Auschwitz, sans doute, mais je ne sais pas quand, ni même pourquoi. Cela arrivera, il aura fallu beaucoup de temps, d’un temps difficile à cerner, difficile à apaiser. Il aura fallu devenir historienne, chercher d’abord du côté de l’antidote avec la Révolution française, n’en trouver que des traces fragiles, puis comme les crabes avancer de biais en travaillant sur les musées d’histoire des guerres du XXe siècle. Auschwitz n’est pas seulement un nom de lieu, là où l’esprit s’est absenté, c’est devenu un musée. 1 Charlotte Beradt, Rêver sous le IIIe Reich, Paris, Payot, coll. « Critique de la politique », 2002 ; Reinhardt Kosseleck, « Terreur et rêve, quelques remarques méthodologiques », dans Le futur passé, contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1990, p. 249-262. 48 Sophie WAHNICH 2. Des milliers de personnes vont chaque année au musée d’Auschwitz. Cinq cent mille en 2001, plus d’un million trois cent mille en 2009. Une personne toutes les deux secondes au mois d’août sous la porte Arbeit macht frei. Soixante-dix pour cent de ces effectifs de visiteurs sont considérés comme de jeunes visiteurs, ils ont entre quinze et vingtcinq ans. Que vont-ils chercher et faire à Auschwitz, là où le witz, l’esprit s’est absenté ? 3. Un autre danger rôde à Auschwitz, il est difficile à cerner, c’est de ce danger que nous a entretenu le directeur du musée, lorsqu’il a dit avec force, je crois, l’une de ses convictions sur l’insuffisance actuelle de ce concept de musée : « l’identification aux victimes ne permet pas de poser les questions anthropologiques et philosophiques les plus profondes, les questions sur la nature de l’être humain ». Mais ce sont ses incertitudes qui invitent à réfléchir ensemble sur le futur de ce musée, lieu de mémoire, patrimoine de l’humanité nous diton. « La nouvelle exposition va-t-elle permettre de dépasser le seuil de la mémoire, et de se sentir soi-même plus responsable, aujourd’hui, demain ? Je ne sais pas ». En effet cette incertitude permet de sortir de l’évidence et de la muséification et de la patrimonialisation : « Pourquoi, pourquoi ces efforts pour préserver l’authenticité telle qu’elle est aujourd’hui ? » Cette incertitude prend, au plus fort, la forme de la hantise : « “le plus jamais ça” n’a pas fonctionné ; le cri des déportés “il faut faire un monde différent”, […] cela ne fonctionne pas. […] C’est une des questions les plus difficiles et elle me hante. […] quand c’est votre réelle responsabilité professionnelle, cela vous tue à petit feu ». Le danger à Auschwitz, c’est bien que quoiqu’on fasse en ces lieux, l’esprit ne s’y représente pas et que les fantômes quels qu’ils soient n’y trouvent pas leur compte. Patrimoine mondial de l’humanité, un monde en ruines à conserver 4. Le musée d’Auschwitz existe depuis 1947 ; il a été réélaboré en 1953 ; les pavillons étrangers ont été installés en 1959, en 1968 pour Israël ; ils ont souvent été remaniés après la chute du mur de Berlin ou en 2005 à l’occasion du soixantième anniversaire de la libération des camps pour le pavillon français. En 1979, le site a été classé patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO. L’activité patrimonialisante n’a jamais cessé en ces lieux et pourtant, faire d’Auschwitz un patrimoine n’a rien d’évident, comme le souligne son directeur : ici les mots du champ patrimonial ne conviennent pas. Ils sont inaptes à rendre compte de ce L‘impossible patrimoine négatif 49 qui se joue dans cette entreprise qui semble échapper même à ceux qui la mènent. L’UNESCO au moment du classement du lieu comme patrimoine de l’humanité n’a pas de catégorie pour expliciter ce choix. C’est le critère VI qui est mobilisé administrativement pour justifier de ce classement. Le lire donne immédiatement le sentiment du non sens qui perdure ici à Auschwitz : « Être directement ou matériellement associé à des événements ou des traditions vivantes, des idées ou des croyances, des œuvres artistiques et littéraires d’une valeur universelle exceptionnelle ». Non sens ou renversement du sens, car ici il faut remettre les choses à l’endroit : ce qui est patrimonialisé est certes exceptionnel, mais il ne s’agit ni d’art, ni d’œuvres, encore moins d’une tradition vivante, on peut l’espérer, mais d’une idée qu’on souhaite déboulonner en montrant comment elle a produit l’envers de l’œuvre : la destruction dans son intensité maximale. La patrimonialisation est ainsi celle du négatif qui habite les sociétés, de ce négatif tel qu’il s’est présenté dans son ampleur historique maximale. Un « négatif » qui pourrait ici trouver dans ces lieux la possibilité d’être révélé comme une image photographique qui n’existe que par l’imprégnation lumineuse, la mise en lumière et les bains de révélateur. Auschwitz comme chambre noire, où on fabrique du patrimoine avec son envers, où l’enjeu serait bien de patrimonialiser ce qui est voué au refoulement, de rendre présent ce que la conscience humaine rejette et qui pourtant fait retour comme effectivité historique de la cruauté humaine, de la pulsion de mort, pulsion de destruction2. 5. Mais qu’est-ce qui a conduit à patrimonialiser le négatif ? Piotr Cywinski nous l’a dit, l’espérance d’un « plus jamais ça » arc-bouté aux traces de l’événement. Mais qu’est-ce qui permet de patrimonialiser le négatif ? Les restes de ce camp de la mort ? Le savoir historique qui va accompagner la visite ? Les œuvres qui n’ont eu de cesse de tenter de dire cette expérience humaine et qui habiteront certains des visiteurs ? Les mémoires privées transmises filialement ? Une pensée qui accepterait de réfléchir sur la manière dont les démocraties sont aux prises avec ce négatif ? Plus exactement, comment peuvent ou ne peuvent s’articuler 2 Il ne s’agit pas de confondre, pulsion de mort et pulsion de destruction comme si l’une était le prolongement de l’autre, mais de saisir que le nouage entre l’une et l’autre advient quand la pulsion de mort ne vise plus à faire la place nécessaire à la vie en soi, mais qu’elle soutient la pulsion de destruction entièrement vouée à l’anéantissement de l’objet en extériorité. 50 Sophie WAHNICH ces différents modes du patrimonial ? Ce qui est une autre manière de se demander quelles croyances et quelles idées sont investies dans cette volonté assez démesurée de lutter coûte que coûte contre le processus des ruines, quand d’autres manières de fabriquer les moyens d’une transmission et peut-être de la réaliser, sont tout aussi importants et peut-être plus efficients ? Qu’est ce qui se joue ici sur le sol de l’histoire, là où elle a eu lieu, dans cette volonté de produire pour l’humanité un patrimoine du négatif, un patrimoine négatif, un lieu pour une mémoire de l’humanité qui devrait accepter aussi de faire cette place au négatif ? 6. « L’authenticité des lieux et des choses », nous dit Piotr Cywinski. C’est la raison même des visites à Auschwitz et la raison pour laquelle il faut la conserver. Conserver l’authenticité, cela en appelle sans doute à une croyance très contemporaine de la conservation-reconstitution qui plus que les ruines, signerait l’authentique. Car même si c’est avec les pièces trouvées sur place, les baraques de bois sont bien reconstituées, quand ce ne sont pas les fours crématoires. On sait que les traces les plus dérangeantes, chambres à gaz et crématoriums de Birkenau, ont été dynamitées par les nazis avant leur fuite en 1945. Ce qui est visible, le Krema I d’Auschwitz, n’avait pas été détruit car il ne servait plus aux assassinats de masse mais d’abri antiaérien. Après la guerre, les Soviétiques et les Polonais ont procédé à de nouvelles modifications dans l’intention de reproduire l’agencement original du bâtiment : transfert de fours d’autres camps et érection d’une nouvelle cheminée, abattage des murs rajoutés en 1944 pour transformer la chambre à gaz en abri antiaérien, réouverture d’une porte et de quatre des cinq orifices d’introduction du Zyklon B dans le toit. Mais dans leur empressement, les Polonais ont commis de nombreuses erreurs3, on le sait désormais. Alors qu’est-ce que cette authenticité ? Le travail de l’histoire elle-même, 3 Jean-Claude Pressac, Auschwitz. Technique and operation of the gas chambers, New York, The Beate Klarsfeld Foundation, 1989, p. 129, p. 131-133, p. 153-159 (histoire de la chambre à gaz du Krema I et plans originaux illustrant les transformations successives du crématoire) résumé par Gilles Karmasyn, sur le site : http://www.phdn.org/negation/krema-i.html. Travail qui permet de revenir sur l’exploitation faite par les négationnistes des propos tenus par Éric Conan dans L’Express du 19 janvier 1995 : « En 1948, lors de la création du musée, le crématoire-I fut reconstitué dans un état d’origine supposé. Tout y est faux : les dimensions de la chambre à gaz, l’emplacement des portes, les ouvertures pour le versement du Zyklon B, les fours, rebâtis selon les souvenirs de quelques survivants, la hauteur de la cheminée. À la fin des années 1970, Robert Faurisson exploita d’autant mieux ces falsifications que les responsables du musée rechignaient alors à les reconnaître. » L‘impossible patrimoine négatif 51 histoire de l’extermination, histoire de la transformation des lieux en usine de mort, l’histoire du délaissement du Krema I, au profit des installations industrielles de Birkenau, la volonté communiste soviétique et polonaise de refabriquer les traces invisibilisées en 1945 par les nazis. L’authenticité commencerait ainsi au moment même où les conservateurs se mettent au travail et décident de la date où le mot authentique doit s’appliquer pour que des objets authentiques soient soustraits au temps historique… 7. C’est cette volonté qui se poursuit désormais dans la volonté de ne pas laisser le travail du temps produire des ruines. Comme s’il fallait, face à des crimes contre l’humanité, à des crimes imprescriptibles, c’està-dire soustraits au temps de la prescription, soustraits au passage du temps, produire par des efforts considérables, un espace soustrait au temps, un espace qui serait lui aussi conservé hors des ravages du temps. La croyance investie est celle-là : plus que les ruines et les documents, la conservation des traces dites authentiques permettrait de produire une transmission de ce qui est difficilement imaginable ou douloureusement imaginable. Il faut des baraques en bois reconstituées plutôt que rien pour que la représentation matérielle de ce qui a eu lieu rende les choses imaginables et irréfutables. Qu’il y en ait une représentation sinon vraie, du moins dans le langage des historiens, accréditée et soustraite au temps. L’enjeu de la conservation, on le sent bien, est alors double, car elle consiste sans doute dans cet effort conjoint de soustraction au temps et de transmission à l’humanité des restes d’un crime contre l’humanité. 8. Cette soustraction au temps engage une politique qu’on pourrait appeler une politique de l’archive, au sens non pas seulement des documents écrits, conservés dans des fonds d’archives, mais au sens où il y a là une institution qui déclare que sa fonction est d’archiver un événement qui doit faire loi pour l’humanité. Là serait le patrimoine de l’humanité, un lieu pour faire loi. Politique de l’archive en tant que le lieu rassemble les signes multiples de l’événement que le directeur nous a présentés sous formes de listes d’objets, de bâtiments, de fonctions, d’images. Jacques Derrida, dans Mal d’archives déclare que « le principe archontique de l’archive n’est pas seulement topo-nomologique » mais aussi « un principe de consignation », c’est-à-dire de rassemblement. L’archive a besoin d’un lieu qui rassemble, d’une loi qui l’organise, lui donne sens, l’archive a besoin de gardiens, gardiens des lieux et de la loi, gardiens des signes rassemblés. « Auschwitz » n’est donc pas seulement la partie pour le tout (qui est aussi le propre de l’archivage, ne pas tout 52 Sophie WAHNICH garder et conserver, mais conserver une partie pour le tout), mais le lieu où les signes sont rassemblés pour dire la loi. Politique de l’archive, car il est clairement, au moins en Europe, confié à ces lieux d’interpréter, de déplier les signes rassemblés, dans des travaux et des visites, des commémorations, des célébrations. Le directeur des lieux devient ainsi le gardien des archives d’un événement criminel imprescriptible et d’une loi soustraite au temps mais difficile à vraiment énoncer, gardien des traces qui doivent permettre de dire l’événement et la loi pour l’éternité. On comprend que le travail ne soit pas celui d’un directeur de musée ordinaire et qu’il soit harassant. En 1984, Pierre Nora, dans le premier volume des Lieux de mémoire affirmait : « Les lieux de mémoire naissent et vivent du sentiment qu’il n’y a pas de mémoire spontanée, qu’il faut créer des archives, qu’il faut maintenir des anniversaires, organiser des célébrations, prononcer des éloges funèbres, notarier des actes, parce que ces opérations ne sont pas naturelles. […] Si ce qu’ils défendent n’était pas menacé, on n’aurait plus besoin de les construire. Si les souvenirs qu’ils enferment, on les vivaient vraiment, ils seraient inutiles »4. Auschwitz est donc désigné comme lieu de mémoire où la loi doit être dite parce que cette loi, au même titre et peut-être même davantage encore que les ruines du camp, est menacée. 9. Cette menace est plurielle. Comme loi elle n’habite pas ceux qui pourtant affirment l’appeler de leurs vœux. S’il s’agit d’une loi qui a bien partie liée avec la pulsion de destruction, elle s’autodétruit du fait même de cette pulsion5 et produit l’absence de trace consciente d’une vérité que nul ne voudrait entendre. Mais cette loi même qui a partie liée à cette pulsion de cruauté qui fabrique les crimes contre l’humanité, quelle estelle et comment est-elle énoncée aujourd’hui ? Ou plus exactement comment se fait-il que cette fois-ci elle soit si difficile à énoncer ? Car après tout le droit est toujours venu après la tyrannie, la guerre ou la destruction. Les juristes du XIIe siècle, repris par Guillaume d’Ockham, inventent contre l’abus de pouvoir des princes ou du pape le droit de résistance à l’oppression fondé sur le sentiment que face à une injustice perpétrée et subie il faut obtenir justice et réparation. Comme chacun est 4 5 Pierre Nora, « Entre mémoire et histoire, la problématique des lieux », dans Les lieux de mémoire, t.1, la République, Paris, Gallimard, 1984, p. XXIV. Freud lui-même souligne dans Malaise dans la civilisation à quel point tout un chacun, et lui-même en premier lieu, se défend de l’existence même de cette pulsion, qui travaille en silence et détruit l’archive intérieure de son propre fonctionnement. L‘impossible patrimoine négatif 53 dépositaire de ce sentiment et donc de ce droit, la société politique constitue un contre pouvoir, un frein à la tyrannie cruelle et destructrice. Au XVe siècle, après la destruction des Indes par les Conquistadors, l’école de Salamanque (Las Casas, Vitoria) consolide les théories du droit naturel6, le reconnaisse comme une propriété de l’humanité, en dehors de toute confession spécifique, puisque l’humanité est une, sans hiérarchie, et que les êtres humains sont humains parce qu’ils disposent de la raison, qu’ils sont à ce titre des êtres libres. La liberté humaine comme droit naturel, est alors la contrainte à opposer aux esclavagistes et aux conquérants. Enfin, au XVIIIe siècle, la notion de crime de lèsehumanité apparaît et affirme qu’un crime est tel quand il détruit le fondement de l’humanité, c’est-à-dire la liberté humaine, l’action libre comme action rationnelle qui refuse l’usage de la force destructrice dans les relations humaines, à l’exception des guerres justes qui sont telles pour défendre cette liberté et le droit naturel. Le propre de ce crime de lèse-humanité est de devenir contaminant, car celui qui laisse faire le crime devient lui-même criminel. Ainsi, face au crime de lèse-humanité, la résistance est requise pour que sa propre humanité ne sombre pas. Ce n’est pas tout à fait le même droit qui est réexhumé en 1945 dans le procès de Nuremberg, mais un droit qui met aussi l’accent sur la volonté de détruire ou de dénier à une partie de l’humanité son humanité, c’està-dire son appartenance au genre humain et les droits qui appartiennent à chacun de ses membres. Et pourtant une difficulté demeure, car si chacun sait qu’une loi doit être dite sur ce sol de l’histoire qu’il faut donc archiver, cette loi ne trouve pas vraiment d’énonciation satisfaisante, d’énonciation consensuelle qui permettrait de considérer qu’une pensée de la démocratie et de sa défense a vraiment, non seulement pris en compte l’expérience historique du mal radical qui s’est déployé sur le sol d’Auschwitz, mais a été capable de relever ce que l’événement a mis en doute : la confiance dans cette tradition juridique, la confiance dans une tradition politique, la confiance dans la tradition d’une raison associée à la liberté humaine, la confiance dans l’imaginaire qu’une réparation des crimes est toujours possible. 6 Sur ces questions de droit naturel produites par l’histoire on consultera Brian Tierney, The Idea of Natural Rights. Studies on Natural Rights, Natural Law and Church Law, 11501625, Michigan/Cambridge UK, Eerdmans, 1997 ; Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution, Paris, PUF, 1992. 54 Sophie WAHNICH 10. Je rappellerai pour mémoire la manière dont certaines institutions politiques énoncent effectivement ce que j’appellerai pour le moment « la loi d’Auschwitz » dans son paradoxe et son incertitude. Le Conseil de l’Europe en décembre 2002, lors d’une conférence tenue à Strasbourg avait ainsi fait du 27 janvier (date de la libération du camp d’Auschwitz) une journée de la mémoire de l’Holocauste et de prévention des crimes contre l’humanité. Il avait explicité dans ces termes son intention : « cette journée n’a pas pour but de perpétuer la mémoire de l’horreur, mais d’apprendre aux élèves à être vigilants, à défendre les valeurs démocratiques et à combattre l’intolérance ». On remarquera que si Auschwitz est bien la référence convoquée, c’est cependant en creux et en dissociant ce qui est nommé « mémoire de l’horreur », et ce qui est nommé comme horizon d’attente : la défense des valeurs démocratiques. C’est ainsi que s’énonce la loi, Auschwitz doit devenir le nom, pleinement paradoxal, qui doit produire une « vigilance démocratique ». Sur la manière dont ce patrimoine du négatif doit produire cet horizon positif, rien n’est dit. L’opération est-t-elle miraculeuse ? Piotr Cywinski nous dit bien que non. Si la loi est celle de la vigilance démocratique, elle est peut-être audible, mais elle n’a pas d’efficace comme telle. On retrouve la même contradiction en France dans le Rapport Accoyer du 18 novembre 2008, « Rapport d’information fait en application de l’article 145 du règlement au nom de la mission d’information de l’Assemblée nationale sur les questions mémorielles ». Il propose une synthèse analytique de toutes les politiques publiques mémorielles menées en France et revient sur la notion de « devoir de mémoire » dans ces termes : « cette invitation au souvenir du “devoir de mémoire” se fait toujours au nom du présent et de l’avenir au motif qu’il ne faut pas “oublier” certaines facettes de l’histoire. L’objectif est en effet de tirer des leçons positives de l’histoire en évitant ainsi le retour de vieux démons qui ont pu écarter un pays de son cheminement vers plus de démocratie, plus de respect des droits de l’homme et plus de tolérance ». Et de conclure : « aussi le devoir de mémoire est-il devenu fondamental pour les démocraties ». Juste un commentaire rapide sur les énoncés « certaines facettes » et « vieux démons ». La loi doit être dite, elle est déclarée fondamentale et en même temps mise à distance. Elle ne concernerait pas toute l’histoire mais seulement certaines de ses facettes, ce n’est pas un détail, non, mais quelques facettes. Enfin ces démons qu’il faut écarter sont vieux, appartiennent au passé. Sont-ils encore des démons ces démons du passé ? Les démons sont plutôt connus pour leur L‘impossible patrimoine négatif 55 exil impossible, ce sont plutôt des revenants, ils ne sont ni vieux, ni jeunes, ils n’ont pas d’âge justement. 11. On le voit, si l’efficacité symbolique d’un musée comme Auschwitz est défaillante, ce n’est pas du fait de ses compétences ou non à faire archive dans ce premier sens de « consignation », mais parce que les politiques qui font la loi, disent le nomos et prétendent en fait garder les lieux de l’archivage, ne savent pas bien dire quelle est cette loi qui doit ici pouvoir être dite pour que les archives prennent sens. Sans doute en partie à cause du premier danger. Comment vraiment faire face à Auschwitz sans risquer de s’abîmer mortellement dans un gouffre ? Peut-on faire de la loi avec du gouffre ? Ou plus exactement est-ce que cette fois-ci le gouffre empêche de consolider la loi, de relancer une tradition à la fois politique et juridique de liberté ? Mais alors comment nommer ce gouffre, ce n’est pas la seule pulsion de destruction, mais peut-être l’intrication inégalée et en particulier de ce point de vue incomparable avec le génocide rwandais, de l’usage d’une part de la science et de l’industrie comme pensée rationnelle et libre pour agir la destruction, d’autre part d’une incapacité à jeter un véritable opprobre sur les acteurs de cette destruction malgré les procès de la Libération. Les scientifiques nazis ou collaborateurs français ont pu recycler leurs savoirs et leur pensée aux États-Unis, en Argentine7, au Brésil, œuvrer en faveur des dictatures, engendrer des disparitions, de la torture, de l’inhumanité. Des populations entières ont été mi-actrices mi-spectatrices de l’événement, laissant en déshérence la possibilité même d’imaginer une punition ou une réparation des crimes commis. La société ne peut être habitée que par un irréconcilié8 monumental, cette part d’injustice qui ne peut trouver ni réparation ni réconciliation, non seulement du fait de la nature et de la massivité des crimes commis, mais du fait de la massivité des acteurs impliqués dans les crimes commis, l’irréconcilié comme reste qui envahit tout l’espace. Ce ne serait pas seulement la pulsion de destruction qui demeurerait insue, mais l’effectivité historique, c’est-àdire politique et sociale de l’événement dans sa portée contaminante. Ce 7 8 L’introduction récente de l’enseignement de l’extermination nazie dans les programmes scolaires d’histoire en Argentine a soulevé d’indignation les parents d’élèves des collèges de Bariloche, ville connue pour la densité de son refuge nazi. L’expression est de Marie Cuillerai dans « L’irréconcilié, histoire critique aux marges de l’amnistie », dans Sophie Wahnich (dir.), Une histoire politique de l’amnistie, Paris, PUF, 2007, p. 93-120. Sophie WAHNICH 56 ne sont pas uniquement les gens gazés qui ont disparu à Auschwitz, mais une certaine conception de l’humanité. On se retrouverait ainsi avec d’une part une loi engloutie, un monde politique et juridique qui hésite entre la survie et la disparition et, d’autre part, une circulation capillaire de l’innommable. La loi attendue sous couvert de « devoir de mémoire », de « vigilance démocratique », de contrôle de la cruauté par la tolérance, est la loi qui doit permettre de faire le deuil de cette perte, peut-être de faire oublier en fait qu’un certain monde a disparu. Comme on l’entend souvent, « le monde a changé », mais que voit-on de ce changement ? Tu n’as rien vu à Auschwitz 12. On se souvient du lancinant « tu n’as rien vu à Hiroshima » de l’homme japonais dans le texte et le film Hiroshima mon amour, et du « j’ai tout vu, tout » de la femme française, offrant la possibilité de décliner ou d’assembler, de consigner cinématographiquement et textuellement les objets et les lieux, l’hôpital et le musée, les actualités du premier au quinzième jour, des films documentaires, des restes calcinés, des cendres, des animaux qui remontèrent des cendres, des fleurs qui couvrirent le paysage. Cet assemblage documentaire pourrait dire Hiroshima et pourtant ne permettrait pas de voir, ne conduirait pas à voir, car voir à Hiroshima serait impossible pour cette Française de passage, pour tout visiteur en fait, même japonais, du musée. Comme s’il fallait laisser flâner un regard décadré sur ce qui s’offre comme restes objectivables pour devenir pensifs et mélancoliques. « Pensifs », c’est ce que dit la femme dans Hiroshima mon amour « les gens restent là pensifs, et sans ironie aucune, on doit pouvoir dire que les occasions de rendre les gens pensifs sont toujours excellentes et que les monuments, dont quelquefois on sourit sont cependant les meilleurs prétextes à ces occasions »9. Vient cependant le constat que dans ces cas, en fait, on ne pense rien. On est cependant encouragé à penser, à faire cet effort de penser dans une co-présence de gens pensifs. « Les lieux de mémoire, ce sont d’abord des restes. La forme extrême où subsiste une conscience commémorative dans une histoire qui 9 Marguerite Duras, Hiroshima mon amour, Paris, Folio, 1960, p. 26. L‘impossible patrimoine négatif 57 l’appelle parce qu’elle l’ignore »10. Plutôt qu’un voir, un lieu de mémoire et plus particulièrement de mémoire du désastre, appelle de la pensée, réclame du visiteur qu’il pense. Cette conscience ignorée appelée par les lieux, suppose cet effort de pensée. Mais cette pensée même n’est pas création, mais justement retrouvailles avec une sorte d’archive intérieure qui pourrait être l’autre nom de la conscience commémorative, conscience mélancolique en tant qu’elle empêcherait justement l’oubli produit par le deuil nécessaire11 pour être à un monde en vie, après le désastre. Conscience commémorative comme mélancolique et non pas conscience historienne qui elle est tout entière tournée du côté du deuil et de la reprise d’une diachronie, là où la mélancolie construit une atemporalité, un hors temps, un imprescriptible qui est l’une des formes de la mémoire. La norme de l’histoire comme celle du deuil normal « serait la bonne conscience d’une amnésie »12. L’histoire, c’est-à-dire notre présent, appelle cette « conscience commémorative », parce que l’oubli est alors la face visible d’une archive secrète mais qui aura dû s’inscrire individuellement, socialement ou culturellement pour que justement le lieu puisse être visité sur un véritable mode commémoratif, c’est-à-dire sur un mode qui permet de lever ce secret. On se souvient que la femme française dans Hiroshima mon amour est porteuse elle-même d’un lourd secret dans son histoire de Nevers. La question d’une possibilité de faire d’Auschwitz un lieu de mémoire se diffracte. En-deçà du musée d’Auschwitz, il aura fallu cette archive inscrite socialement, filialement, artistiquement, personnellement mais comme pour la femme de Nevers, comme chose qui se serait inscrite comme en secret. Pas seulement une leçon d’histoire, mais une effraction historique. Il aura fallu autre chose qui laisse une trace, autre chose qui puisse être ré-ouvert pour faire mémoire dans ces lieux. 13. Les individus, les familles, les sociétés déclarent ne pas vouloir oublier et imposent un impératif du « voir les restes », tout en manquant cette question du secret. Henri Pierre Jeudy s’alarmait ainsi en 2001, qu’ 10 11 12 Pierre Nora, Les lieux de mémoire…, op. cit., p. XXIV. Sur ce point nous renvoyons à Francis Capron, « Le travail de mélancolie, mélancolie et mémoire » dans le volume paru en 2008 intitulé Plus de secret plus de vérité, société psychanalytique de Tours éd., où il propose une lecture de Jacques Derrida, Béliers, le dialogue ininterrompu, entre deux infinis le poème, Paris, Galilée, 2003. Jacques Derrida, Béliers, le dialogue ininterrompu…, op.cit., p. 74. 58 Sophie WAHNICH « au-delà de son objet, c’est […] le principe de la transmission lui-même qui est transmis comme un acte et un devoir collectifs que personne n'a le droit de contester. Ce formalisme de la transmission s’est accentué au point de rendre purement machinal l’acte de transmettre, en lui octroyant une valeur symbolique objectivable, gérable et indéfiniment reproductible. Il n’y a plus de secret. La transparence de ce qui est transmissible annule la possibilité même d'imaginer ce qui pourrait bien être dérobé à la mémoire. [...] ». 13 Ce formalisme adopte les formes actuelles de l’industrie touristique. Si vous visitez la Pologne, Auschwitz-Birkenau est une excursion. « Quittez Cracovie pour une matinée ou un après-midi au musée d'Auschwitz-Birkenau, site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. Vous ne manquerez pas d’être affectés par cette poignante excursion d’une demi-journée, commémorant la vie de celles et ceux qui ont péri dans les camps d’extermination lors de l’holocauste de la Seconde Guerre mondiale »14. L’excursion dure 5 à 6 heures, elle coûte 33 euros et on peut avoir les détails du « produit » sur le site internet bilingue. Dans cette marchandisation du site de mémoire, la question n’est plus celle, ni du deuil ni de la mélancolie, mais celle de la jouissance des affects provoqués par un spectacle poignant, un spectacle qui convoque non le pensif mais le jouissif. Or, de quoi peut-on jouir en visitant Auschwitz ? Nous pouvons poser comme hypothèse qu’il s’agit de jouir de cette capacité propre à la pulsion de cruauté de travailler à son propre effacement, à l’effacement des traces qui pourraient supporter une mémoire de l’évènement. De travailler ainsi en focalisant sur le caractère poignant de la disparition des victimes, au deuil parfait de la disparition du monde politique de la tradition classique, de ne pas laisser lever le secret de la trace archivée. Il ne s’agit pas pour autant de condamner le fait que des émotions traversent les visiteurs, loin de là, mais d’interroger quelles émotions les traversent et pour quelles raisons elles les traversent. 14. Au XVIIIe siècle la reconquête des larmes signe l’affirmation d’une humanité sensible et humaine parce que tendre et sensible, contre l’ontologie de l’insensibilité qui permettait et la domination hiérarchique 13 14 Henri Pierre Jeudy, La machinerie patrimoniale, Paris, Sens et Tonka éditeurs, 2001, p.12-13. Site de voyage Viator, http://www.viatorcom.fr/fr/7379/tours/Cracovie/Demijournee-au-musee-dAuschwitz-Birkenau-au-depart-de-Cracovie. L‘impossible patrimoine négatif 59 dans le social et l’esclavagisme dans l’économie des colonies. La raison sensible est alors au fondement des Lumières. Le musée d’histoire comme lieu qui engage le corps du visiteur – il se déplace, voit, ressent la température, la proximité des autres –, relève de ce corps sensible et pensant. Le musée est un lieu pour la raison sensible et c’est tant mieux, car c’est bien cette sensibilité qui peut transformer la trace en sens, étant entendu, comme l’a démontré la sociologie des émotions15, que les émotions qui surgissent en situation publique sont plus que des émotions, elles sont des facultés de juger qui déclarent les normes à l’œuvre dans une société ou les initient. Or, le musée ne se contente pas d’accueillir des émotions constituées en amont, il fabrique au sens fort les conditions esthétiques de la visite en opérant des choix thématiques et des choix scénographiques muséaux. Piotr Cywinski déplore ici que les bourreaux ne soient pas montrés à Auschwitz et que de ce fait, la seule identification qui puisse avoir lieu est celle avec les victimes qui « ne permet pas de poser les questions anthropologiques et philosophiques les plus profondes, les questions sur la nature de l’être humain ». Cet absentement des bourreaux dans les musées d’histoire des guerres du XXe siècle est récurrente et rares sont les musées ou les expositions à avoir assumé de les montrer. En effet l’esthétique dominante aujourd’hui est bien l’esthétique victimaire qui engage la pitié, quand l’esthétique héroïque qui engage la gloire, ou l’esthétique intimiste nécessaire pour convoquer la honte sont marginalisées. 15. L’esthétique héroïque suppose en effet de maintenir l’idée qu’il y a encore des valeurs, comme la liberté, qui valent un engagement mortel, or cette idée semble aujourd’hui justement faire partie du monde englouti et l’énoncé « la liberté ou la mort », énoncé du combat révolutionnaire en but aux contrerévolutionnaires qui nient le droit, est aujourd’hui le plus souvent inaudible. Les héros sont souvent présentés comme de simples jouets dans un dispositif cynique étatique. Il est devenu difficile de faire savoir que l’humanité de l’humanité a malgré tout parfois, reposé sur leur existence. L’esthétique intimiste de la honte a existé dans l’exposition intitulée « Les Crimes de la Wehrmacht, la guerre d’extermination, 1941-1944 », inaugurée en 1995. Elle mettait 15 Patricia Paperman, La couleur des pensées, sentiments, émotions, intentions. Raisons pratiques, Paris, Éd. de l’École des hautes études en sciences sociales, 1995. Sophie WAHNICH 60 l’accent sur les photos de famille plutôt que sur les textes et les photos officielles de l’armée, luttant ainsi contre le clivage qui, en Allemagne, opposait discours public sur la Shoah et silences familiaux. L’intimité relevait du matériau même exposé et, pour le spectateur, du risque de rencontrer des figures connues dans les visages des bourreaux du front de l’Est. Le livre d’or a permis de prendre la mesure de la levée collective d’un secret de polichinelle. Mais l’exposition a été violemment critiquée comme auto-flagellation et le travail sur cette honte n’a pas vraiment pu se poursuivre16. La honte c’est en effet selon Lévinas17, de ne pouvoir cacher ce que nous voudrions soustraire au regard dans le conflit entre un désir irrépressible de se fuir et l’impossibilité de toute évasion. Avoir honte c’est être livré à l’inassumable et par là-même en prendre conscience. Cette honte permettrait de sortir de l’impassibilité devant l’horreur, ce que Patrice Loraux18 appelle redevenir passible après le spectacle de la disparition ou sa mise en œuvre. Car ces deux actions conduisent à une pétrification de l’affectivité, c’est-à-dire à cette capacité de ne plus ressentir, de ne plus se représenter ce qu’on voit ou ce qu’on est en train de faire. « Vous représentez-vous ce que vous avez fait » ou ce que vos aïeux ont fait ou regardé ou subi ? Il insiste. Une blessure ouverte n’est pas grave si elle fait souffrir, alors que cette impassibilité conduit au pire. « De proche en proche, le trauma diffuse à travers les peuples où sont perpétrés les crimes. Il y a alors une réorganisation étrange du réel telle que tout ce qui serait faille réfractaire est annulé. Tout se fait compact tout se soude »19. Dans une telle configuration, la honte vient faire effraction. Si le musée d’Auschwitz montre les bourreaux, il pourra sans doute faire effraction et dépasser les impassibilités qui traversent les sociétés européennes dans le rapport à cet événement. 16 17 18 19 Pour plus de précisions sur ce point je renvoie à Petra Bopp « Les images photographiques dans l’exposition sur les crimes de la Wehrmacht ou comment l’histoire devient intime », dans Sophie Wahnich (dir.), Fictions d’Europe, la guerre au musée en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne Paris, Éditions des archives contemporaines, 2003, p. 150-163 ; Sophie Wahnich, « Les musées d’histoire du XXe siècle en Europe », Études, juillet 2005, p. 29-43. Emmanuel Levinas, De l’Évasion, Montpellier, Fata Morgana, 1982, p. 86-87. Patrice Loraux, « Les disparus », dans Jean–Luc Nancy (dir.), L’art et la mémoire des camps, représenter, exterminer, Paris, Seuil, coll. « Le genre humain », 2001, p. 41-59. Patrice Loraux, « Les disparus », art. cit., p. 51. L‘impossible patrimoine négatif 61 Cependant, force est de reconnaître que ni la France, ni a fortiori l’Autriche ou la Hongrie n’ont cherché à produire cette intimisation de l’événement afin de produire la nécessité de penser pour chacun sa place dans le monde dans un chaînage des générations. On peut cependant voir des œuvres d’art contemporaines en ex-Yougoslavie qui entreprennent ce travail d’intimisation de la honte tout en tentant, chose intéressante, de l’universaliser, de refuser d’en faire une chose passée et circonscrite. Je pense en particulier à un tableau sur lequel un seul énoncé grand format fait face au spectateur : « I am guilty »20 (je suis coupable). L’énoncé est bien sûr, celui du peintre, mais il devient dès la première lecture, l’énoncé du lecteur qui le fait résonner. On sent ainsi comment l’événement de cruauté produit une contamination de l’ensemble des acteurs sociaux, qu’ils aient été bourreaux, spectateurs ou même victimes, car la victime aussi peut se sentir coupable21. 16. Mais au-delà du caractère peu satisfaisant de l’émotion victimaire, de son caractère standard, obligatoire et finalement assez faible en termes d’efficacité mémorielle tant elle produit des gestes qui seraient des rituels sans credo, il me semble que le plus inquiétant réside encore dans une esthétique qui ne donnerait plus aucune place aux émotions c’est-à-dire, in fine, au jugement de valeur et à la quête d’une résorption de l’impassibilité transmise, de fait, historiquement par l’événement luimême. Ce désir d’histoire objective, est celui qui habite le musée de Berchtesgaden en Bavière et il signe un désir de normalisation de l’histoire, la volonté de faire un lieu normal avec une histoire anormale, c’est-à-dire un lieu qui ne soit pas pour les Allemands « d’autoflagellation ». C’est là une manière de fabriquer la coupure radicale de l’histoire, sans la mémoire et sans la responsabilité, c’est-àdire le deuil sans la mélancolie. Cette histoire serait bien le travail de consignation des archives de conservation des ruines mais sans que l’archive psychique, l’archive intérieure puisse venir un jour, les ouvrir aux générations à venir. Or si ce « devoir de mémoire », cette nécessité de l’effraction peut 20 21 Il s’agit d’un tableau d’Ivan Ilic, né à Belgrade en 1968, qui vit et travaille à Ljubjana en Slovénie. « I am guilty » image digitale de dimension variable, 2001, image parue dans Becomings, contemporary arts in south eastern Europa, Paris, Culture access, 2001. Ce n’est certes pas ce qui est aujourd’hui admis, la victime doit se sentir en souffrance de réparation, même quand la réparation est absolument impossible, mais c’est une autre histoire. 62 Sophie WAHNICH s’affirmer, ce « il faut la mélancolie » a un sens, ce n’est nullement pour fabriquer de l’autoflagellation, mais seulement pour savoir à nouveau que face à la banalité du mal radical, l’humanité n’est pas désarmée mais traversée par des choix à assumer en son sein. Car si un monde est englouti, un autre peut être réinventé qui tienne compte de cette expérience terrible. Mais qu’est-ce que serait en tenir compte ? D’abord récuser la coupure radicale entre les bourreaux et le reste de l’humanité, en sachant que le bourreau est aussi un être humain et que c’est bien l’humanité qui produit aussi l’inhumanité, qu’il n’y pas d’extériorité de l’humanité. L’expérience nous dit que le clivage humain/inhumain, humain/monstre propre à la tradition stoïcienne puis aux crimes de lèsehumanité ou aux crimes contre l’humanité doit être récusée en doute. Pour autant, si la faille est potentiellement en chacun, et non pas circonscrite à des criminels nés, cette potentialité peut être travaillée par l’usage que l’on peut faire de sa liberté, et ce d’autant plus que l’on est prévenu. Chez Kant, le mal radical renvoie en effet au pouvoir d’une liberté susceptible de s’orienter vers le bien ou vers le mal. Le mal est à la racine car si tous ne le font pas, tous pourraient le faire et c’est aussi pourquoi il est banal. Enfin, si la conscience démocratique est indissociable aujourd’hui d’une volonté de retenir la cruauté, alors il s’agit aussi de penser que le monde englouti oblige à penser de nouvelles institutions démocratiques qui seraient capables de retenir la violence et la cruauté. C’est à cela que nous sommes conviés en conservant pieusement les restes d’Auschwitz, à inventer un monde tout autre, à inventer de nouvelles utopies émancipatrices22. Non pas voir des restes, mais faire lever en secret un désir de monde après la désolation. 22 Sur cette nécessité de l’utopie pour éviter la répétition des actes génocidaires, Miguel Abensour, entretien dans Vacarme automne 2010, « redonner la foi en l’impossible », et L’homme est un animal utopique, Paris, Éditions de la nuit, 2010. L’aura des ruines d’Oradour Jean-Jacques FOUCHÉ « Le malheur des autres, ça console ! » Thierry Jonquet, Les Orpailleurs1 Les ruines du village martyr d’Oradour-sur-Glane existent depuis le « coup » du 10 juin 1944 et le passage d’une troupe Waffen SS. Elles sont là, visibles, évidentes dans le paysage de l’Ouest limousin. Dès juillet 1944, aux temps de l’État français dirigé par Pétain et Laval, les autorités civiles et religieuses locales engagent le processus qui conduira à une reconstruction sur un site à l’écart du bourg incendié et à la conservation de ses ruines2. Après la Libération, à Limoges d’abord, dès septembre, l’autorité préfectorale nomma un conservateur bénévole, puis, un Comité officiel du souvenir fut créé en octobre sous l’égide du ministre de l’Intérieur et du Commissaire de la République. Ensuite une « Décision » du Gouvernement provisoire de la République, présidé par le général De Gaulle, le 28 novembre 1944, confirma le statut exceptionnel d’Oradour : la reconnaissance de la France libérée se manifestait envers les « victimes innocentes »3. Ce projet, formulé une première fois lorsque la France était encore occupée, fut repris sans changement par les nouvelles autorités issues de la Résistance ; il transcende les conflits politiques de la période. Un an avant la fin de la guerre, le site « Oradour » est placé dans une emblématique situation d’exception. Celle-ci trouve son origine dans une 1 2 3 Thierry Jonquet, Les Orpailleurs, Gallimard, 2003 (1re éd. 1993). Archives nationales (Fontainebleau), MRU, 820 474-175. Nous avons brièvement abordé ces questions dans plusieurs publications dont Oradour, Paris, Liana Levi, 2001 et dans des catalogues d’expositions ou des articles. Il faut mentionner les publications de l’historienne universitaire américaine Sarah Farmer parmi lesquelles, Oradour : arrêt sur mémoire, Paris, Perrin, 2004 [1re éd. : Paris, Calmann-Lévy, 1994] ; et d’Élisabeth Essaïan (architecte DPLG) : Oradour-sur-Glane. Le passé présent, Nantes, Ville, 1995. 64 Jean-Jacques FOUCHÉ représentation de la nation française fondée sur le rapport de la terre et des morts4 : en 1944, le bourg du village martyr est considéré comme un cimetière, celui des « victimes innocentes », tuées par les forces nazies en dépit de leur absence d’engagement. Les valeurs esthétiques ou d’usage ne pouvaient pas motiver la décision de conserver des ruines d’un village incendié. Instrumentalisées dans une vision politique, l’histoire et la pédagogie constituaient les justifications imposant cette conservation : une préfiguration du « devoir de mémoire ». La notoriété des ruines et du site d’Oradour-sur-Glane, l’exemple de la barbarie de l’ennemi et du malheur d’une population, fut acquise dès 1944. Les ruines « sont la visibilité des sociétés en temps de détresse » écrivait Walter Benjamin en 1940 dans la neuvième thèse « Sur le concept d’histoire »5. Cette indication permet de réfléchir à la situation des ruines conservées à Oradour-sur-Glane. Auraient-elles été conservées pour signifier la détresse de la victime innocente ? Il semble que ce soit la principale leçon retenue par les visiteurs6. Est-ce que les ruines racontent quelque chose ? Seraient-elles « parlantes » comme on le croit et le répète souvent ? À l’évidence non, elles sont muettes et ne disent rien de l’événement qui les fit devenir ruines. Ce sont les récits des témoins qui, par la multiplication des anecdotes sur les habitants et des informations sur l’agression, construisent le discours qui leur est attribué. Dès juin 1944, les ruines d’Oradour sont vues et photographiées et les récits des témoins largement diffusés. Une douzaine de livres et de brochures consacrés à ce massacre sont publiés entre octobre 1944 et juin 4 5 6 Maurice Barrès, La terre et les morts (Sur quelles réalités fonder la conscience française), Paris, 1899, cité par Marcel Detienne : L’identité nationale, une énigme, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2010, p. 49 sq. Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », Œuvres, tome 3, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000, p. 434. Constat à partir de nombreuses conversations impromptues avec des visiteurs et non d’un sondage scientifique (quantitatif et qualitatif) qui serait nécessaire en la matière. L’aura des ruines d’Oradour 65 19457. De très nombreux articles dans la presse quotidienne et les périodiques, les « Actualités » cinématographiques et la radio s’ajoutèrent à ces publications pour former un corpus assurant à l’événement tragique « massacre à Oradour » une très large audience populaire et une aura. Presque dix ans plus tard, celle-ci fut renforcée par le « procès de Bordeaux » en 1953. Église et halle du marché du bourg d’Oradour-sur-Glane, fin août ou début septembre 1944 (immédiatement après la Libération, avant travaux de déblaiement) ; anonyme ; archives départementales de Haute-Vienne et Centre de la mémoire d’Oradour. 7 Voir notre publication La mémoire d’Oradour, Limoges, CMO, 1998, où nous présentons les tracts, articles, journaux clandestins, brochures et livres de la période d’octobre 1944 à juin 1945. Le drame d’Oradour a été largement diffusé par les publications consacrées à la Seconde Guerre mondiale, par exemple, Calvo, La bête est morte. La guerre mondiale chez les animaux, Paris, Gallimard, 1996 [1re éd. : en deux parties, Paris, Éditions G.P., 1944 et 1945]. 66 Jean-Jacques FOUCHÉ Intérieur de l’église d’Oradour-sur-Glane après l’effondrement de la voute ; été 1944 ; anonyme ; archives départementales de Haute-Vienne et Centre de la mémoire d’Oradour. Le procès en janvier et février 1953 d’une vingtaine de sous-officiers et hommes de troupe Waffen SS, accusés devant le tribunal militaire de Bordeaux d’avoir participé au crime de guerre à Oradour, connut un retentissement national. Après une attente de plusieurs années, c’était le procès des « bourreaux d’Oradour ». Il n’y avait pas d’officiers nazis sur les bancs des accusés. On y trouvait quatorze Français originaires d’Alsace annexée, dont treize étaient considérés comme des « incorporés de force »8. Ce procès eut une conclusion estimée déshonorante. Les condamnations parurent insuffisantes aux familles des victimes. Celles des treize « malgré nous » furent reçues comme un camouflet par la population alsacienne. En période de Guerre froide, les élus alsaciens se mobilisèrent pour éliminer d’Alsace le parti communiste qui réclamait le 8 Sur le « procès de Bordeaux », voir notre livre, Oradour, la politique et la Justice, SaintPaul, Lucien Souny, 2004 ; Claudia Moisel, Frankreich und die deutschen Kriegsverbrecher. Politik und Praxis der Strafverfolgung nach dem Zweiten Weltkrieg, Göttingen, Wallstein Verlag, 2004 ; Jean-Laurent Vonau, Le Procès de Bordeaux. Les Malgré Nous et le drame d’Oradour, Strasbourg, Éditions du Rhin, 2003 (un élu local d’Alsace raconte à ses lecteurs ce qu’attendent ses électeurs). L’aura des ruines d’Oradour 67 châtiment des « bourreaux d’Oradour » ; on était alors à quelques semaines d’élections municipales. L’importante médiatisation du procès en 1953 a diffusé la représentation d’une « injustice absolue » qui s’ajoutait à celle de la « victime innocente » de 1944. Ces deux représentations se sont amalgamées, la seconde confirmant la première, et justifiant l’aura attachée à un événement réputé « unique » et « le plus grand crime de la guerre ». Cette aura, transférée sur les ruines, attire des visiteurs. Ils disposent d’un « savoir », un bagage culturel construit à partir de publications et des images ou encore de rumeurs dont la présence des ruines constitue la preuve. Le site avec ses ruines atteste la véracité des récits des témoins. En dépit des détériorations des intempéries et des transformations dues aux travaux d’entretien ou encore à la muséographie, les ruines d’Oradour restent un espace dédié à l’émotion. Telle était la demande, formulée en octobre 1944, par le conservateur des ruines et le Comité officiel du souvenir. L’émotion rapproche le visiteur des victimes. Elle provoque un attachement et déclenche une adhésion. Le visiteur prend en pitié les « victimes innocentes » et en particulier les enfants dont il effleure du doigt le nom et plus encore l’âge sur les plaques à l’intérieur du « monument de l’État »9. L’émotion ressentie par la vision des ruines, parfois jusqu’à des épisodes de paroxysme fusionnel, accroît les phénomènes d’identification. La mémoire, construite à partir d’émouvants récits de témoins et mise en forme dans des publications, s’oppose alors à la critique historique. Comme l’avaient compris les membres du Comité officiel en 1944, le récit du massacre devait être maîtrisé pour accompagner l’émotion des visiteurs, qualifiés de « pèlerins », dans des ruines aménagées. La fonction des ruines est d’attester l’existence de l’événement. Elles sont là, simplement présentes. Les récits, des témoins d’abord puis des historiens ensuite, exposent l’événement qui transforma un village en une ruine. 9 Suite au verdict du procès en 1953 et à la loi d’amnistie en faveur des « malgré nous », l’association des familles des victimes, en signe de protestation, refusa de placer les cendres des morts dans le monument construit par les pouvoirs publics ; elle édifia, dans le cimetière communal, son propre monument « le tombeau des martyrs » devenu le centre des commémorations et cérémonies officielles. 68 Jean-Jacques FOUCHÉ Conséquence de décennies d’interventions pour la conservation des ruines, la sécurité des visiteurs et leur information, les ruines ont perdu leur authenticité. Les responsables du site ont dû concilier conservation, sécurité et information des visiteurs. Ainsi des murs ont été démontés puis remontés pour éviter qu’ils ne s’affaissent. Pour restreindre les déplacements à l’intérieur des maisons, des portes ont été obstruées à mihauteur par des murets en pierres modifiant la lisibilité des façades. Des cartouches, en forme d’ardoises d’écoliers, ont été disposés à même les murs des maisons pour indiquer les métiers – charron, gantière, puisatier… – des habitants, faisant du site un écomusée de la vie rurale limousine. Conséquence de ces traitements, les ruines d’Oradour ne sont plus celles, vues avec stupéfaction, par des parents cherchant leurs enfants… Ce que l’on peut voir sur les premières photographies datant de juin 1944 s’est transformé ou a disparu. Église d’Oradour-sur-Glane, classée monument historique ; photographie : Emmanuel Sautai, juin 1998. L’aura des ruines d’Oradour 69 Rue principale du village martyr d’Oradour-sur-Glane (monument historique), dénommée rue Desourteaux, ancien maire ; photographie : Emmanuel Sautai, juin 1998. Il ne pouvait pas en être autrement. Dès octobre 1944, après avoir assisté à la première réunion du Comité officiel du souvenir, un architecte des Bâtiments de France écrivait au ministre des Beaux-Arts qu’il serait impossible de conserver les ruines d’Oradour. Il avait luimême constaté les effets dévastateurs des intempéries et vu des pans de murs s’écrouler ; mais il n’en concluait pas moins sur la nécessité de les conserver, c’était un impératif politique10. Toutes les restaurations transforment ce qu’elles tentent de préserver. S’agissant d’une œuvre d’art, le restaurateur choisit de restituer un état antérieur de l’œuvre qu’il restaure. Dans le cas d’une ruine, un tel choix est impossible sans reconstruire ; on ne peut jamais revenir à un état antérieur, la dégradation est inéluctable et irréversible. La perte de l’authenticité sera-t-elle suppléée par l’esthétique, comme le prévoyait Walter Benjamin ? Les interventions les plus récentes pour la conservation des ruines d’Oradour semblent aller dans le sens d’une 10 Rapport de Jean Creuzot, ABF au ministre des Beaux-Arts, Médiathèque du Patrimoine, carton 3174, cité par Élisabeth Essaïan, Oradour-sur-Glane…, op. cit., p. 43. 70 Jean-Jacques FOUCHÉ « esthétisation » d’un parcours destiné à susciter l’émotion des visiteurs. Les immeubles exclus de ce parcours sont abandonnés. Mais c’est également l’affaire de la création d’un équipement d’accueil – le Centre de la mémoire ouvert en 1999 – qui accentue l’apport esthétique sur le site. La forme du bâtiment, fortement, mais à ce qu’il semble inconsciemment, influencée par des images du romantisme allemand, impose sa vision. Centre de la mémoire d’Oradour-sur-Glane (maître d’œuvre Yves Devraine), photographie : Frédéric Magnoux, 1999. De même la scénographie de l’exposition permanente (le récit du massacre dans son contexte historique) esthétise l’histoire au point d’atténuer la violence d’images ou d’archives qu’elle englobe dans un dispositif de codes graphiques, de valeurs et de couleurs11. L’exposition 11 Voir notre article : « Le Centre de la mémoire d’Oradour », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 73, janvier – mars 2002, p. 125 sq. L’aura des ruines d’Oradour 71 permanente « vend » de l’histoire aux visiteurs. C’est un récit historique décevant pour les familles des victimes : en rappelant le contexte, le récit n’est plus exclusivement celui des mémoires des témoins12. Par ses victimes et ses destructions, le massacre du 10 juin 1944 à Oradour-sur-Glane est à l’origine d’un dispositif symbolique comprenant des traces matérielles : des ruines classées « monument historique » et des monuments publics et privés. Il a également provoqué la production de récits, de commémorations. Toutefois une politique mémorielle semble impossible à imaginer du fait de conflits mémoriels entretenus et donc non résorbés. Celui avec l’Allemagne où aucune autorité n’a jamais formulé une demande de pardon ; celui avec l’Alsace dont les élus locaux ont privilégié les « malgré nous » et leur électorat ; celui avec le parti communiste qui a utilisé les ruines comme une scène de propagande durant la Guerre froide ; celui avec les autorités politiques et administratives françaises qui n’ont pas pu respecter le choix de 1944 privilégiant les victimes du « plus grand crime de la guerre »… Chacun de ces conflits a eu une traduction à l’intérieur du site : les doubles commémorations, les deux monuments, celui de l’État et le « Tombeau des martyrs » de l’association, le « Livre officiel » et les livres rejetés… La motivation principale de ces conflits reste une revendication concernant la propriété du site. À qui appartiennent les ruines du village martyr ? Est-ce qu’elles appartiennent aux familles des victimes ? à la communauté locale ? à l’État ? à la Nation ? La signification de la visite évolue en fonction de la réponse. Les situations conflictuelles ont été « médiatisées » et elles ont contribué, à la fois, à la promotion et à l’isolement du site Oradour des bruits et des drames du monde dont on ne dit rien sur place. Cette situation apparaît dès le 10 juin 1945, lorsque le ministre de l’Intérieur Adrien Tixier (SFIO, élu local à Bellac en Haute-Vienne) préside la première commémoration du massacre. Il avait, avec l’ensemble du Gouvernement, approuvé la sanglante répression du mois de mai à la suite des manifestations à Sétif en Algérie. Oradour sera, dans les années qui suivent le massacre, un lieu de l’oubli des massacres coloniaux. La liste des oublis est longue, et l’oubli isole. 12 Voir sur ce point l’analyse de Sarah Farmer dans la postface d’Oradour : arrêt sur mémoire…, op. cit., et notre article, « La déception des témoins », dans Florent Brayard (dir.), Le Génocide des Juifs entre procès et histoire 1943-2000, Bruxelles, Éditions Complexe, 2000. 72 Jean-Jacques FOUCHÉ L’aura des ruines d’Oradour s’est nourrie de la médiatisation du massacre et de l’isolement d’une communauté qui vit avec et pour ses morts mais sans tenir compte de leur origine ou de leur histoire personnelle. On y vient voir ce qui a été considéré comme unique : une expression de la violence qualifiée de « gratuite »13, la barbarie. On y vient constater une forme de détresse absolue. La détresse a accru la pitié des visiteurs, elle a participé au maintien de l’aura. Les ruines sont alors perçues comme la représentation de l’injustice absolue lorsque l’injustice, née du verdict et de l’amnistie de 1953, s’ajouta à celle de la barbarie du massacre. Le massacre à Oradour a produit des ruines, aujourd’hui classées monument historique et protégées par un mur, et des récits tous unifiés formellement par la structure du conte « Il était une fois, un village paisible… ». Ces récits accompagnés de photographies ont assuré le socle de notoriété du site. Ensuite, les péripéties politiques, administratives, judiciaires, qui entourent l’histoire d’Oradour durant la décennie 1944 à 1953, ont renforcé cette aura des ruines qui motive la présence de 300 000 visiteurs14. Le « village modèle », construit dans les années cinquante, n’intéresse pas les visiteurs qui dédaignent son architecture. Ils viennent communier avec les « victimes innocentes » en touchant du doigt une représentation de l’innocence. Nous avons vu qu’ils le font en effleurant les noms et l’âge des enfants tués, laissant ainsi leur trace dans le site. Dès lors, l’authenticité des ruines devient sans enjeu, elle n’est même plus une question et le défaut d’authenticité n’apparaît pas. Il suffit d’un espace, créé par une enceinte pour rendre le site efficace. Les ruines des constructions de l’ancien village peuvent s’effondrer, s’aplatir jusqu’à pratiquement disparaître. L’essentiel tient dans le mur d’enceinte, construit avec une sélection de bons matériaux issus des déblaiements, il dispose d’une longévité supérieure aux ruines. Ce mur délimite un périmètre sacré lié à la présence des morts, et c’est ce sacré, qui, attaché au site, en détermine l’aura. 13 14 Les sciences humaines, l’anthropologie, l’histoire et la psychanalyse, nous ont appris que la violence a toujours une signification pour celui qui l’emploie et qu’il n’y a pas de « violence gratuite ». Les chiffres de fréquentation sont anciens, du début des années quatre-vingt-dix, cités par Élisabeth Essaïan, Oradour-sur-Glane…, op. cit. Débats. Deuxième partie Fabrice Virgili – La difficulté, voire l’impossibilité d’entretenir des ruines, qui fait écho à l’idée que développait Sophie Wahnich en parlant de patrimoine négatif, est aussi un problème que vous rencontrez, Piotr Cywinski. Piotr Cywinski – Une ruine doit disparaître certes, mais le conservateur est un peu comme un médecin – le patient va mourir mais plus ou moins vite. C’est quand même une grande différence. De même dans la conservation, on prolonge la vie des objets. En ce qui concerne les ruines c’est plus difficile car elles sont déjà le signe d’une destruction. Dans le site dont j’ai la charge, le plus difficile en ce qui concerne les vestiges, c’est la médiatisation et l’instrumentalisation de la mort, voire même la politisation de la mort ou de la souffrance. On ne parvient pas toujours à y échapper, par exemple avec les visites officielles. Fabrice Virgili – Comment interpréter la question du vol ou du déplacement des objets ? Il y a une manière privée et une manière publique de le faire. En plaçant un objet venant d’Auschwitz au Mémorial de l’Holocauste à Washington, on y met une partie du site ; de même quand, à Varsovie, on constate que certaines briques de ce qui reste du mur du ghetto ont été retirées. Or il y en a une à Yad Vashem. Piotr Cywinski – Ces objets-là doivent parler, donc les placer en un autre lieu n’est pas choquant. Quels sont les objets qui ont été retenus pour raconter cette histoire ? Ce sont des valises, des talits, des casseroles, des lunettes, des chaussures et des prothèses (les cheveux ne sont pas, pour moi, des objets). Très peu de documents, de vêtements. Ce sont les choix d’objets des années d’après-guerre et ils sont aussi à discuter. Je voudrais revenir sur cette question de patrimoine négatif. Il y a différents niveaux de compréhension d’Auschwitz de nos jours. Un 74 Débats. Deuxième partie niveau individuel : la famille des victimes. L’inscription dans le sens de l’histoire des Juifs. Mais il y a aussi d’autres niveaux, civiques, intellectuels, philosophiques. Ce qui est important c’est de ne pas considérer ce site uniquement comme un patrimoine tourné vers l’histoire. Il y a quelque chose de plus universel. Un jour j’ai rencontré un groupe de Coréens et je leur ai demandé la raison pour laquelle ils étaient venus. L’un d’eux m’a répondu : « ce que je voulais c’était comprendre l’Europe ». Cela m’a sidéré. Il y a un esprit communautaire créé après la Seconde Guerre mondiale qui n’a jamais existé auparavant d’une façon aussi institutionnelle. Aujourd’hui, quand on explique à des jeunes qui viennent à Auschwitz que beaucoup de choses ont changé depuis la Seconde Guerre mondiale et qu’ils demandent ce qui a changé, je leur dit : « auparavant la paix en Europe reposait sur un équilibre des forces, maintenant sur l’interdépendance ». Les jeunes Européens ont peine à comprendre que l’équilibre des forces puisse être source d’équilibre et de paix. Il y a donc un niveau de mémoire mais la mémoire ne suffit pas. Sur cette mémoire, il faut construire un niveau de conscience et de responsabilité. Ce dont j’ai peur, c’est de l’impact d’une éducation purement émotionelle. Par exemple : le Journal d’Anne Frank que presque toutes les jeunes filles de 14-15 ans ont lu. En faisant lire ce livre aux adolescentes, on leur propose de s’identifier à une jeune fille innocente, vouée à la mort, que ses parents ne peuvent aider face à l’omniprésence et la puissance d’un ennemi, d’un assassin invisible. On est loin de l’idée de la responsabilité, de la mise en condition de responsabilité. Quand on traverse Auschwitz, on est complètement empathique et on ne voit pas l’autre côté. Il m’arrive parfois, rarement, quand je suis sûr de l’identité d’un groupe, quand j’ai affaire à des spécialistes, de les faire monter dans une tour de SS, dans un mirador, pour qu’ils jettent un coup d’œil de l’autre côté. Ceux qui étaient de l’autre côté, dans les miradors, étaient des êtres humains qui tiraient quand un interné s’approchait des barbelés parce que cela leur donnait droit à trois jours de congés. Sophie Wahnich – Je voudrais revenir sur les termes employés qui me paraissent nécessiter une discussion. Que veut dire réclamer d’un côté qu’il y ait une efficacité en termes de prise de conscience historique, de vouloir qu’une responsabilité éthique advienne et affirmer dans le même temps que ce lieu ne doit pas être un instrument ? Peut-être doit-il justement être l’instrument qui doit produire cette responsabilité ? Comment transmettre l’inouï à des générations qui ne Débats. Deuxième partie 75 l’ont pas vécu et dont seuls les arrières grands-parents, comme vous l’avez évoqué, ont été contemporains ? Comment fabriquer « l’intelligence rusée » qui permettra non pas simplement la compréhension évoquée par ce Coréen mais aussi cette responsabilité qui vous préoccupe en tant que directeur de ce musée ? Ce que l’on entend dans votre témoignage, c’est que ce lieu, s’il ne parvient pas à fabriquer une sorte de conscience civique mondiale, n’a pas de raison d’être au cœur de notre présent. Il y a quelque chose de l’ordre d’un sentiment d’échec que l’on ressent en vous écoutant. Dans ce cas-là, si c’est un centre d’éducation, c’est au moins un instrument d’éducation. Comment faire en sorte que cette éducation soit efficace ? Et comment articuler l’éthique de la méthodologie muséale et cette éthique de la responsabilité qui travaille tout autant le lieu, pour sortir de cette idée d’instrumentalisation, pour arriver à quelque chose qui soit moins moralement dans l’opprobre et plus dans la responsabilité afin que l’on ne vienne pas dans ces lieux en vain ? Comme vous nous l’avez dit, il y a des gens qui arrivent et qui n’ont pas eu les bons cours d’histoire auparavant. Ils passent la porte d’Auschwitz sans savoir où ils sont. On est dans une situation de pure curiosité, on est venu pour voir. C’est le « voir pour voir » qui est le propre de l’exposition, de la galerie d’art, et des gens viennent dans ce lieu dans ces termes là et donc entre voir pour voir, voir pour comprendre (le Coréen) et voir pour agir, qui est le propre de l’éthique de la responsabilité, il y a différentes manières de penser le statut d’une exposition comme celui du guide dans les lieux de mémoire. N’y a-t-il pas là quelque chose à penser dans le rapport au futur, car si on est effrayé par l’idée d’instrumentalisation, on bloque dans une certaine mesure la possibilité même de penser cette question. Piotr Cywinski – Cette tension entre instrumentalisation et visibilité éthique demeurera, et on n’y échappera pas. Mais si l’on se sent le droit de dépasser cette tension et d’instrumentaliser, on deviendra d’une part « propriétaire » de ce site dans le sens le plus matériel, le plus fou du terme, et d’autre part censeur, qu’on le veuille ou non. Chaque semaine, je reçois des demandes que je refuse – présentation de mode par exemple sous l’Arbeit Macht Frei, manifestations artistiques. Si l’on commence à se penser « instrumentalisateur » de ce site, on devient et censeur et propriétaire de cette narration, ce qui me paraît impossible. C’est le site qui doit parler, si ce site est devenu symbole, cela veut dire qu’il parle, qu’il a une voix. L’exposition n’est pas une narration qui peut être détachée du site, ce n’est pas une narration comme celle que l’on peut 76 Débats. Deuxième partie faire à Yad Vashem ou ailleurs. Elle doit rendre le site lui-même plus lisible. Sinon on détache l’exposition du lieu et on peut la faire dans un bâtiment neuf. Ici, c’est le site qui est le point central, c’est ce qui nous reste et il parle encore aujourd’hui puisque tous ces gens viennent. Sophie Wahnich – La question n’est pas d’échapper à cette tension mais de la penser comme nécessaire pour pouvoir atteindre ces multiples objectifs qui, au bout du compte, se contrecarrent. Quand il s’agit de faire des photos de mode, c’est bien sûr une instrumentalisation terrifiante, mais quand il s’agit de vouloir aller vers l’objectif éthique que l’on s’est donné dans le lieu, peut-être y a-t-il une part de ce que j’appelle « l’intelligence rusée ». Sur la question éthique, j’ai été frappée, dans Archeologia, par la présence de la devise « Liberté, égalité, fraternité », pas seulement parce que je suis spécialiste de la Révolution française, mais aussi parce qu’aujourd’hui on a tendance à vouloir ne montrer que l’aspect victime, et de victime impuissante, comme Anne Frank. Il y a ce qui est montré et ce qui ne l’est pas, comme les bourreaux dans leur vie quotidienne, leur comportement, qui révèle à quel point ils pouvaient être détachés. C’est un exemple de ce qui n’est pas montré. Dans tous les musées, il est difficile de figurer les bourreaux. C’est le cas dans les musées d’histoire de la Résistance ou de la Collaboration. Dans très peu de lieux le risque a été pris de présenter les bourreaux. Mais dans très peu de lieux on a aussi pris la décision de présenter des personnes qui ont résisté à l’extermination. Dans la nouvelle présentation de Yad Vashem, il y a cette présence forte de la résistance. Peut-être est-ce le troisième terme. Ce qui manque aussi, c’est que l’on présente toujours l’idéologie nazie mais on ne montre pas ce qui serait le contraire de cette idéologie : on présente le pire de l’humanité, mais on ne présente pas les moments où l’humanité a cherché à se doter d’idéologies humanistes qui sont fragiles. Dans une perspective contemporaine, il faut à la fois, comme vous l’avez dit, réintroduire les bourreaux, mais aussi les résistants et la manière dont les idéologies se sont affrontées, dans la période historique considérée, mais également en amont. Jean-Jacques Fouché – Entre les années 1950 où, enfant, j’ai découvert le lieu, et 1994 où j’ai été en charge du projet du centre de la mémoire d’Oradour, le lieu avait changé : conservation, restauration, transformation. Dans le récit, j’ai proposé que l’on introduise des éléments qui étaient inopportuns pour l’association des amis des victimes : la logique des bourreaux – qu’est-ce que les Waffen SS qui ont détruit et tué à Oradour venaient faire à cet endroit ? La question était Débats. Deuxième partie 77 officiellement réglée : ils sont venus nous chercher, nous habitants innocents du Limousin. Pourquoi innocents ? La réponse est difficile à formuler mais elle est claire : nous étions non-engagés dans la Résistance, dans les mouvements contre les Allemands et nous n’avions rien fait contre eux. Ce n’est pas exact puisque certains habitants avaient un passé, notamment des réfugiés juifs d’Europe de l’Est, d’Allemagne, qui se trouvaient à Oradour sous l’appellation « Alsaciens » et dont la population ignoraient leurs origines réelles, et des Juifs français de longue date qui s’étaient réfugiés à Oradour, parmi eux un agent comptable de l’Union générale des Israélites de France (UGIF) dont le courrier était connu des services de police de Limoges. En introduisant comme une des causes du passage des SS la présence d’une cellule communiste active dans les années 1930 (en mai 1945 le maire sera un élu communiste) et la présence de Juifs étrangers, on change un peu le récit. Cette introduction de la logique de bourreaux n’était pas demandée par les familles des victimes auxquelles cela n’apportait rien. Je me suis demandé, après l’avoir fait, si j’avais eu raison de modifier leur récit. Ce qui apparaît nettement dans cette affaire d’Oradour, c’est un conflit entre l’aspect privé défendu par les familles des victimes et l’aspect public des autorités dont j’étais un représentant. A-t-on le droit de modifier le récit local ? Quant aux objets, ils sont matière à un lourd débat sur place. Le conservateur des ruines et l’architecte des bâtiments de France voulaient les éliminer mais les familles des victimes les ont récupérés. Éva Weil – J’ai l’impression, Piotr Cywinski, que dans votre dialogue avec Sophie Wahnich, il y a quelque chose au bout duquel vous ne parvenez pas à aller : que ce soit à propos de la patrimonialisation négative ou positive, des bourreaux contre les victimes, la question qui se pose est celle du Mal dans la nature humaine. J’ai eu l’impression que c’est cela que vous avez voulu aborder, et bien sûr on s’identifie aux victimes, bien sûr il y a le devoir de mémoire, de transmission et de responsabilité éthique… En même temps derrière tout cela il reste une question qui nous réunit tous aujourd’hui, qui réunit les historiens et les psychanalystes depuis longtemps : comment des hommes ont pu faire cela à d’autres hommes, en Europe et dans le monde ? Cette question reste en filigrane comme un fil rouge. Robert Frank – Il est difficile d’échapper à la question de l’instrumentalisation ; il y a une typologie de l’instrumentalisation et on 78 Débats. Deuxième partie ne pourra simplement séparer les bonnes et les mauvaises instrumentalisations. Mais il y a aussi l’instrumentalisation politique. J’écarte l’instrumentalisation politicienne et je prends le terme au sens noble, – comment construire le vivre ensemble de la cité, y compris sur le plan européen et international. On a vu comment, au cours du XXe siècle, surtout pendant la seconde moitié du siècle, l’instrumentalisation politique a pu aller jusqu’à transformer des lieux de mémoire négative en des lieux positifs de mémoire : Verdun 1916, 1984 ; Versailles 1871 et 1919, mémoire négative pour les uns et pour les autres et 2003 où Allemands et Français se retrouvent pour organiser le « plus jamais çà » ; à Oradour ce n’est pas possible, Jean-Jacques Fouché nous l’a expliqué, du fait de la tension entre public et privé, avec des gens d’Oradour qui ne veulent pas entendre parler de la mémoire juive, de l’État, surtout après le procès de Bordeaux de 1953 et qui refusent encore dans les années 1990 la présence d’Allemands. Alors que, dans la province d’Arezzo, dans d’autres lieux de grand massacre, la population locale très tôt, pour exorciser tout cela, a accepté la présence d’Allemands. Là aussi il y a instrumentalisation politique pour essayer de construire un avenir ensemble. J’en viens à Auschwitz, comment faire de ce lieu de mémoire négative, un lieu positif ? Tal Bruttmann – Une question à propos des objets exposés à Auschwitz. Vous avez dit qu’ils avaient été choisis par les internés dès la libération du camp. Les talits ont-ils figuré dans l’exposition depuis le début ou ont-ils été introduits récemment ? S’ils figuraient depuis le début dans l’exposition, comment s’est-on arrangé avec les talits qui symbolisaient les victimes juives pendant la période communiste qui taisait les victimes juives et surtout pendant le « moment antisémite » de 1967-1968 ? Piotr Cywinski – Les objets volés aux victimes figurent depuis 1955 dans l’exposition. Il y a eu des tensions après 1968 mais les objets sont restés sur place. Il y a d’autres endroits où la judéité des victimes a été dissimulée, surtout après 1968 et jusqu’à la fin des années 1980, mais apparemment pas pour les talits. Il y a eu des pressions communistes après 1968 pour enlever les talits, mais le musée les a laissés. Philippe Allouche, directeur de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah – On voit bien grâce à cette Journée d’études que tous les jours, de grandes questions éthiques se posent à vous et que vous avez cette responsabilité qui pèse sur vos épaules. Je tiens d’ailleurs à dire au nom Débats. Deuxième partie 79 de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah que nous sommes très contents que ce soit vous particulièrement qui soyez à ce poste pour trancher ces questions qui ne sont pas simples. Mais j’ai une question ouverte à vous poser : avez-vous pour vous aider à répondre à toutes ces questions des personnes référentes sur le plan moral, spirituel et j’ose dire religieux au sens large, pas seulement en ce qui concerne les Juifs, vers qui vous pouvez vous tourner ? Piotr Cywinski – Si je me sens responsable du site, je ne m’en sens pas propriétaire, dans le sens où je ne m’en sens pas le seul décideur. C’est cela qui est difficile, être responsable sans vouloir puiser uniquement en soi-même des éléments de décision. Ce site doit parler, la toute première narration doit provenir du site. Quand il cessera de parler, et cela arrivera probablement un jour, il cessera de parler. Pour l’instant il parle et c’est là que l’on trouve l’authenticité de la parole. Pourquoi l’homme a-t-il fait cela à l’homme, je n’en sais rien. Ce qui me pose le plus de problème c’est que ce genre de choses arrive encore de nos jours et que 90% des gens sont toujours simples observateurs. La narration d’Auschwitz n’est pas la narration des Justes, du débarquement en Normandie, de la Résistance, il y a d’autres institutions qui s’en chargent, la question de l’héroïsme, le Bien ce sont des questions très difficiles… La question du Mal, l’assassinat des tout petits (150 000 à 200 000 enfants), c’est là que l’humain commence à transcender l’humain et dans cette perspective, l’absence du bourreau est une déshumanisation de ce crime. Les personnes qui m’ont le plus aidé et qui m’aident encore, il y en a trois ou quatre : Primo Levi que je n’ai pas connu personnellement, Israel Gutman, Wladyslaw Bartoszewski et ce regard d’enfant de 9 ans – celui de Zril de l’Album Auschwitz – j’en ai une photo dans le bureau, elle m’a aidé à prendre les décisions les plus difficiles. Sophie Wahnich – Je pense qu’il y a quand même un enjeu fort pour la question du futur dans cette internationalisation, avec les Coréens, les Chinois et la Mandchourie, de bien entendre qu’Auschwitz occupe une place de point étalon de ce que Éva Weil a appelé le Mal. À l’entrée du musée sur les crimes de guerre à Hochiminhville, ce qui est évoqué c’est le procès de Nuremberg, pour montrer qu’il y a une analogie possible entre les violences qui ont été commises pendant la guerre du Vietnam et 80 Débats. Deuxième partie les violences de la Seconde Guerre mondiale sous la dictature nazie. Il y a quelque chose qui se joue aujourd’hui concrètement qui est de l’ordre d’une comparaison, que les historiens le souhaitent ou non. Et on a à prendre en charge une telle situation. Il y a une sorte de déshistorisation, au sens où l’historicisation c’est la possibilité de mettre dans un contexte singulier et en même temps, autour de cette déshistorisation, on a la possibilité d’accrocher une question qui serait la question mondiale que vous avez évoquée en parlant du « Mal » qui traverse chaque individu, l’humanité. Mais il faut bien savoir que quand on pose la question en ces termes on déshistorise et on perd une partie de la mémoire au sens où on a souhaité la transmettre. Il y a là une tension nouvelle qui est liée à cette projection vers le futur et à ces nouvelles générations, qu’il faut prendre en compte et travailler. L’autre chose qu’il me paraît important de travailler c’est de considérer que, même en Europe, rien n’est acquis de la transmission car on a vu sur les graphiques qu’il y avait un écart important dans les publics entre l’Autriche et la Slovaquie. Ils n’ont pas les mêmes politiques muséales sur la question de l’extermination et de la Seconde Guerre mondiale en général. La Slovaquie est un pays d’Europe centrale assez atypique où un des grands musées qui évoquent la Seconde Guerre mondiale s’intitule le Musée de l’insurrection nationale slovaque dont l’objectif est de montrer à quel point cette insurrection nationale slovaque était internationale et on a dans le même musée la présence des Américains, des Soviétiques, des Français, de toutes les résistances à l’idéologie nazie. Du côté autrichien, on est dans un cafouillage permanent et il n’y a pas de vrai lieu qui soit explicite. En revanche, il y a des lieux qui sont explicites et qui sont proches du négationnisme, par exemple, le Musée du génocide à Vilnius qui a la volonté, exprimée par le responsable du ministère de la Propagande (oui il y a encore un ministère de la Propagande dans l’Europe des VingtSept), de « désenclaver le mot “génocide” de l’extermination des Juifs d’Europe » en sorte que ce mot serve à désigner la répression communiste et la mortalité qu’elle a entrainée. Or on compte pêle-mêle les gens qui sont morts dans le cadre de l’extermination nazie et ceux qui sont morts dans le cadre de cette répression. On n’est pas complètement sorti des difficultés de transmission d’une mémoire historique dans une partie de l’Europe. Il faut donc à la fois questionner l’élargissement de la focale et des points très précis pour comprendre le rôle que l’on peut donner à un musée aussi singulier, qui attire autant de public, parfois dans une très grande méconnaissance de ce qui s’y joue. « Mes » Auschwitz Éva WEIL Comme vous le savez, la grande histoire et l’histoire privée ont partie liée et c’est pour cela que je me propose de vous parler de mes voyages à Auschwitz dans la mesure où ceux-ci recoupent des moments différents de l’histoire collective inscrite dans ce lieu en mêlant subjectivité personnelle dans ses contextualisations. Auschwitz est toujours au présent. Le temps de ce qui s’y est déroulé se replace toujours dans l’actualité, maintenant, dans l’actuel et dans la mémoire, dans l’Europe et le monde. La planète Auschwitz a constitué un nouveau pays : celui qu’habitèrent de force pendant quelques jours, quelques mois ou quelques années des êtres nés aux quatre coins de l’Europe et qu’une puissance démente fit converger dans des lieux de mort. Premier voyage : août 1972, il y a 38 ans, je me rends en Pologne pour montrer à mon mari les traces de mon histoire : la ville natale de mon père, de ma mère, mon lieu de naissance, Czestochowa, et Lodz où nous avons vécu de 1947 jusqu’à notre départ pour la France fin 1949. Dans ce périple, dans le trajet en voiture de Cracovie au site du camp d’Auschwitz, malgré mon peu de connaissances topographiques, je constate qu’en nous rapprochant, les rails de chemin de fer se multiplient, se densifient et s’enchevêtrent pour se transformer en un véritable nœud ferroviaire aux abords du camp. C’est donc le mois d’août ; il fait très beau, pas grand monde à l’emplacement du camp où se trouve le musée, à part des écoliers polonais venus en car, manifestement en voyage scolaire, qui comme tous les écoliers en groupe, chahutent et sont rappelés à l’ordre par leurs accompagnants. J’ai l’impression que c’est un circuit obligé pour ces classes de jeunes adolescents. Je n’arrive pas à croire que j’y suis vraiment, dans ce lieu, dans ce camp, qu’on peut y aller, librement, même si à l’époque, pour se rendre 82 Éva WEIL en Pologne, il fallait se soumettre aux exigences de la bureaucratie et à ses diktats économiques. Après tout ce que j’ai pu entendre, voir, lire sur cet antre de souffrance, de torture, de destruction, est-ce vraiment le même lieu ? Des visages se présentent à mon esprit, ceux des Juifs des shtetlekh évoqués par mes parents et les photos des livres du souvenir, celles des israélites parisiens déportés à partir des appartements bourgeois, la figure emblématique d’Élie Wiesel, celle de Simone Veil, Primo Levi et les autres, ceux dont j’entendais dire quand ils sanglotaient durant les prières ou les réunions ou dans certaines commémorations : « laisse, il a perdu ses enfants à Auschwitz ou tous ses frères et sœurs » et encore ceux qui ne disaient rien et dont on racontait qu’ils avaient été soumis à des expérimentations ou encore et encore… Outre le musée et ses vitrines où s’entassent les valises, les cheveux, les chaussures que vous connaissez tous, au moins par les reproductions ou les récits, on pouvait voir les baraquements avec quelques photos, me semble-t-il de lieux, des déportés alignés pour l’appel ou des objets utilisés par les déportés. Les plaques commémoratives placées dans le camp, rédigées en polonais et peut-être en russe, ne mentionnaient pas la qualité de Juifs du million d’être humains mis à mort dans ce lieu. Un homme a proposé de nous guider, il parlait un mélange de polonais et d’anglais, et nous a conduits vers l’emplacement des chambres à gaz à ciel ouvert pour nous montrer les boites de ZYKLON B en tas dans un coin. J’ai eu la sensation de voir cette foule de femmes, d’enfants et d’hommes être suppliciés et envahis par une terreur que je ne peux ni qualifier ni mettre à distance ; le guide, sans doute autoproclamé guide, nous a raconté des histoires de mères qui jetaient leurs enfants pardessus le mur au moment d’entrer dans les douches pour leur éviter la chambre à gaz et que les habitants d’Oswieczim trouvaient et recueillaient sans savoir leur nom, leur nationalité, ni rien de leur identité. Il nous narre l’histoire particulière d’un bébé recueilli par des paysans du village qui n’a jamais su d’où elle venait, ni quel était son nom, ni qui étaient ses parents. Arrivée à l’âge adulte, elle continue à errer sur les lieux, à la recherche d’un indice sur son identité. En août 1972 donc, je finis par demander à la préposée à l’entrée mais où sont les Juifs ici ? elle me répond : il y a le pavillon polonais, russe, le pavillon néerlandais, le pavillon hongrois, tchèque, grec, etc. et elle énumère un grand nombre de pays dont les habitants ont été déportés là. J’insiste, et les Juifs ? ah oui, le pavillon juif, mais il est tout au fond, d’ailleurs il est fermé et puis personne ne demande à le visiter. La « Mes » Auschwitz 83 logique du chaudron me vient à l’esprit maintenant. Afin de mettre à jour l’étrange logique des rêves, Freud recourait à la vieille blague du chaudron cassé. « (1) Je ne t’ai jamais emprunté un chaudron, (2) Je te l’ai rendu intact, (3) Le chaudron était déjà cassé lorsque tu me l’as confié. Naturellement, une telle succession d’arguments inconséquents confirme exactement ce qu’ils sont censés nier “le fait que je t’aie rendu un chaudron cassé“ »1. Par contre, sur le site, il y a un bureau avec des employés où je peux demander un certificat de « décès » de mon grand père Abraham Faktor, déporté à Auschwitz, en 1942, au début du fonctionnement du camp après un attentat contre les Allemands dans sa ville natale, en rétorsion duquel les nazis avaient décidé de déporter 10 notables juifs. La légende familiale racontait que quelque temps après on avait renvoyé à sa famille ses objets de culte, talit, tefilin, etc. Je me demande si c’est vrai ou même vraisemblable, mais quant au certificat, je le reçus effectivement par la poste chez moi à Paris quelques semaines plus tard. Ce certificat d’une exécution individuelle me semble presque incongru dans cette destruction collective. Le fait que les Juifs ne soient pas nommés comme tels dans la politique mémorielle de ce moment-là, à cet endroit si particulier, entraîne probablement une déviation de l’émotion dans la colère, le ressentiment, l’angoisse. En effet, en ne nommant pas ce qui les a réunis, on efface les Juifs, à nouveau, en les recouvrant de silence, d’absence, de dénégation. Répétition en mineur des négations, dénis et raisons qui ont contribué à ce que personne n’intervienne dans cette extermination programmée malgré les avertissements dès 1942 de Jan Karski, par exemple et de quelques autres. Actuellement et depuis longtemps déjà cette inscription de la qualité de juif dans la mémoire du monde sur les lieux mêmes est faite. Deuxième voyage : cela se passe à nouveau dans l’actuel, à l’occasion de la conjonction d’un événement personnel et d’un acte collectif dans la mémoire. 1er septembre 1989 – C’est le 50e anniversaire de l’invasion de la Pologne par Hitler. Je me demande quel geste pourrait être fait pour marquer cette date et je propose que l’association que je présidais alors, le Prix de la Mémoire, se rende à Auschwitz ce jour-là en compagnie de 1 Sigmund Freud, L’interpétation des rêves, Paris, PUF, 1967. 84 Éva WEIL représentants de SOS RACISME ainsi que de l’évêque d’Évreux. L’affaire du Carmel d’Auschwitz était en pleine actualité. En effet depuis 1980, des religieuses s’étaient installées sur le site et les images de l’immense Christ sur sa croix avaient fait le tour du monde des actualités. En août 1989, un groupe de Juifs américains, conduits par un rabbin progressiste avait voulu rencontrer les autorités de ce couvent. Ils s’étaient rendus sur place et de l’intérieur du couvent, par les fenêtres, de la peinture et de l’urine avait été déversées sur le groupe. Le symbole était difficile à supporter et dans Le Monde nous avions fait paraître un encart : « 60 ans après on “bat“ des Juifs à Auschwitz ». Ce jour-là, le 1er septembre 1989, nous nous rendons donc en délégation à Cracovie, pour remettre un texte aux dirigeants de Solidarnosc et aux religieuses du couvent. Le chef de l’Église polonaise Mgr Glemp avait tenu un discours le jour même sur le site. L’aménagement du site est transformé par rapport à ma visite de 1972 ; le musée s’est étendu et agrandi, professionnalisé, une cafétéria, un aménagement des baraquements et des plaques commémoratives sont rédigées en plusieurs langues dont le yiddish et l’hébreu. Des très nombreux cars stationnent devant l’entrée du musée et il y a même une délégation de prêtres orthodoxes qui le visitent. Les baraquements exposent les châlits et des photos ; les vitrines où sont conservées les montagnes de chaussures, de valises, de cheveux sont au premier plan. Les visites guidées se font en toutes sortes de langues et nous déposons des fleurs et des cailloux. On peut croiser de nombreux visiteurs d’un certain âge avec leurs enfants ou petits-enfants à qui ils montrent la fameuse rampe où ils sont arrivés ou ont été sélectionnés. L‘émotion semble très forte et je me demande ce que ça peut faire à un ancien déporté d’être là, 60 ans après avec ses descendants. De jeunes Israéliens parcourent le camp avec un drapeau et des kaddish plus ou moins solennels ou improvisés sont entendus devant certains baraquements. Nous nous dirigeons vers le couvent et une jeune religieuse voyant s’approcher notre petit groupe se réfugie chez la gardienne d’un entrepôt proche. L’évêque sonne à la porte du couvent : pas de réponse. Les ouvriers qui travaillent ferment toutes les fenêtres et nous crient : « Barrez-vous ». « Mes » Auschwitz 85 Un des dirigeants de SOS qui tente de parler à la carmélite réfugiée s’entend dire par la gardienne, en polonais, que tous les Juifs devraient être tués – ceci accompagné d’un geste ample du pouce sur la gorge2. Trois jeunes hommes arrivent dans une voiture qui affirment être des prêtres mais ressemblent plutôt à des policiers en civil. Après une discussion en sabir anglo-polonais ils nous répètent que ce sont surtout des Polonais et des Soviétiques qui ont été tués à cet endroit et d’ailleurs ce n’était pas tout à fait là, car l’endroit où se trouve le couvent était l’emplacement d’un théâtre. Ces hommes partent téléphoner et au retour nous informent que les carmélites acceptent de recevoir l’évêque et seulement lui. Comme Mgr Gaillot ne parle pas polonais, il me demande de l’accompagner, ce que je fais et dans la précipitation de l’ouverture de la porte du couvent, encore plus vite refermée, je me retrouve à l’intérieur du carmel pendant que les religieuses se jettent à terre pour baiser l’anneau de Monseigneur. L’entretien durera une dizaine de minutes, nous remettrons le message que nous avons apporté et à la question de ce qui a motivé leur installation à cet endroit, les religieuses répondront qu’elles sont dans les mains de Dieu. Voici ce texte : « Il y a 50 ans, l’invasion de la Pologne plongeait l’humanité dans la nuit de la guerre. Ici, à Auschwitz furent tués des hommes, des femmes, des enfants de toutes nationalités, races et religions parce qu’ils refusaient la soumission à la barbarie. Mais comment oublier qu’Auschwitz fut la destination finale de millions de Juifs et de Tziganes exterminés simplement parce qu’ils étaient Juifs ou Tziganes. Personne n’a le droit de s’approprier leurs cendres. Elles appartiennent au vide et au silence du monde. Aucune église n’a le droit de confisquer cette mémoire. C’est pourquoi la présence d’un carmel en ce lieu ne respecte pas la mémoire de ce génocide. Auschwitz doit nous rappeler en permanence jusqu’où mènent les idéologies du mépris de l’homme : le racisme et l’antisémitisme. Seul le travail de la mémoire active permet que la vérité historique ne s’efface pas et ne soit ni falsifiée ni déformée par les uns ou les autres. C’est pourquoi nous avons tenu à être présents à Auschwitz ce 1er septembre 1989 ». 2 Ces événements sont relatés dans Libération, 4 septembre 1989. 86 Éva WEIL Dix-sept ans séparent mes deux visites et le contexte politique, économique, culturel de la Pologne en est très différent. Les gouvernements de la Pologne sont certes différents mais également les politiques de la mémoire en Europe. C’est en ce sens que Auschwitz se situe toujours à la fois dans un travail de mémoire qui tente de rendre, sur les lieux mêmes, la destruction dont ils ont été les témoins et dans l’actuel, la scène de l’histoire du monde qui se construit et se déconstruit en permanence. Auschwitz Today: Personnal Observations and Reflections about Visitors to the Auschwitz-Birkenau State Museum and Memorial Anna SOMMER Soon after the liberation of Auschwitz concentration and extermination camp a group of prisoners who managed to survive from the camp started to spread the idea to safeguard the site, the buildings and most of all, the memory of those who were murdered by the Nazis in this largest “death factory” called Auschwitz. The idea of creating a permanent physical “memory” for the victims started in 1947. The same year the Polish Parliament passed a bill to preserve the grounds and buildings of the former camp of Auschwitz. This bill also mentioned the camp of Majdanek, which was erected by the Nazis on Polish soil. According to this new law the grounds of the former camp of Auschwitz and Birkenau were preserved as the “Martyrdom Memorial of Polish People and Other Nations.” In addition to this law preserving the grounds of the former camp, and the subsequent museum, it also created the Council for the Protection of Memorials to Struggle and Martyrdom. This Council’s mandate included the commemoration of Polish martyrdom in Poland and abroad as well as guarding memorial sites on Polish soil. As a result, two parts of the former camps Auschwitz I and Auschwitz II Birkenau were incorporated in what is now known as the State Museum of Auschwitz-Birkenau. More than 30 million people have visited the site of this notorious concentration and extermination camp since its inception in 1947. Though, during the communist era the Museum was visited mostly by the representatives of the Soviet satellite countries, which changed after the fall of communism. At approximately the same time, the number of visitors to “Auschwitz” started to decline to reach a little over 400 thousand visitors at the turn of the century. 88 Anna SOMMER It was not until 2006 that the number of visitors to Auschwitz started to rapidly increase, reaching almost 1,3 million in 2009. This gradual increase of visitors to Auschwitz in the last couple of years can be motivated by the access of Poland to the European Union, and Auschwitz’s proximity to Krakow which is considered a high ranking tourists destination. But, the most important factor is probably the support of some governments to the study tours to Auschwitz. The best example being probably the United Kingdom. Currently, 250 guides are involved with the State Museum of Auschwitz-Birkenau. Many work as free-lance; among them are many teachers and students who don’t work full time. Only guides licensed and trained by the Museum’s Education Department are authorized to serve visitors. To prepare as a guide a multi-month training takes place which covers the history of Auschwitz-Birkenau concentration and extermination camp, as well as the most important aspects of World War II history and the history of the Holocaust. Today guides are available to serve visitors in 15 languages including: Croatian, Chinese, Czech, English, French, German, Hungarian, Italian, Japanese, Polish, Russian, Serbian, Slovak, Spanish and Swedish. Despite the increasing number of visitors to Auschwitz – roughly 60 percent of them being students, one can remain skeptical about the motivations and results of such visits. Despite the fact that many people believe Auschwitz is a ‘MUST’ destination today, for many visitors, particularly students, it may be difficult to understand and appreciate what happened there. Could it be due to a poor education and preparation prior to arrival at this memorial site? This brings the question of what kind of memory was created by post-War generations, in order to understand issues affecting the memory of the Holocaust today. Many guides of the Auschwitz-Birkenau State Museum were born, like myself, in Oświęcim and surrounding villages. Although, hundreds of thousands of people visited Auschwitz since its liberation in 1945, there is nothing in downtown Oświęcim that makes it as a major tourist destination. Though, the history of Auschwitz and its proximity to the town of Oświęcim exerts a profound impact on the lives of its inhabitants and even the decisions we make regarding our future career. When I was a child, little information was available to me about Auschwitz, even though I grew up literally in the shadows of the former camp. I never heard the word “Holocaust”, as a child, and it was not Auschwitz Today: Personnal Observations and Reflections… 89 until I was accepted to the Department of Jewish Studies at the Jagiellonian University in Krakow, that I learned that 60 percent of the inhabitants of my town were Jewish before the Second World War. Due to restrictive Museum policy in the past, children below 14 were not allowed in the Museum; it wasn’t until I was 14 years old that I summoned up the courage to visit for the first time the former camp to understand better what went on there. I can remember the day that I first set foot on the camp property. From that moment onwards, I tried to come to grip with the real meaning of events during the World War II. The period of self-discovery for me and my own search for the interpretation of memory invariably led to question those who were in position of power within the political system. And this realization also is tied to the fortune or demise of the Jewish community in the decades after the War. Before the outbreak of the Second World War, the Jewish population of Poland was at its height in Europe – reaching approximately 3,5 million in 1939. This figure comprised nearly 10% of the total Polish population, the largest Jewish Diaspora in Europe. During World War II, over 90% of the pre-war Polish Jewish population was killed. When the war ended, in order to rebuild the country, Polish authorities let the Jewish political activists who survived recreate their social and cultural institutions. However, this benevolent and cordial policy didn’t last long. By the end of 1950 all Jewish political and culture institutions were disbanded and the Central Committee of Jews in Poland, umbrella institution for all Jewish organizations, was turned into the SocioCultural Association of Jews in Poland, which became a puppet institution created for propaganda purposes. After the disbanding of the Central Committee, the Jewish community was thoroughly deprived of social and religious rights. The cordial and tolerant policies were replaced with hostility. And the hostility also extended to the articulation of facts and the covenant of memory. At the same time, the Communist government in Poland began their selective attitude towards history. The past events, especially those of World War II were chosen in order to emphasize the Red Army victory over Nazi Germany rather than to present the historic truth. Also, the attitude towards the victims of the Holocaust changed considerably. Communist officials started to push the memory of the Jews murdered into oblivion. Officialdom of the Communist government sought to down-play or extinguish the truth of what happened to Jews and other 90 Anna SOMMER persecuted minorities during the war. In other words, and simply, there was no space for Jewish victims in Auschwitz and other extermination sites in the collective communist ideology. Little was written after the war regarding the Jewish fate during the Holocaust. With this historical void in mind, the Jewish experience of the war became politicized and saw its fate blended with that of the Polish experience. The communist narrative became one where Poles and Jews suffered the same way and shared the same fate in the concentration camps. With this background in mind, many questions emerge: how did we, as post-war witnesses, process the knowledge of absolute destruction and annihilation? What was our response to the crimes of World War II? Did we pay the proper tribute to the millions that died at the hands of National Fascism? For many, especially the survivors, a profound and lingering question was, what to do with the death camps and how to remember their importance. As a student and guide at Auschwitz, I began to struggle with these and other questions. The communist government, in their first series of acts after the war, created bureaucratic institutions that set in concrete the first post-war memory of acts committed on Polish soil. Despite the fact that millions of Jews were slaughtered on Polish soil by the Nazis, this government machine bestowed and honored the dead “Polish citizens” – and not as Jews who were the targets and eventual victims of the “Final Solution”. Thus, we find officially legislators acknowledging that Poles were the leading group of Auschwitz victims, while almost completely ignoring the Jewish victims. This is not to say that the Communists denied the truth about Auschwitz and the other death and concentration camps built on Polish soil. But, through their omission and ignoring of the Jews murdered, they simply de-legitimized the real target of the largest Nazi death factories like Auschwitz, built with a killing apparatus specifically for the extermination of the Jews. The Communist memory of Auschwitz, or shall I say, what the Communist wished to mold into a memory of this death camp, was a policy that led the Polish people to believe that Auschwitz was above all a Polish national memorial of martyrdom, and not a symbol of anti-Semitism and hate in its most evil form. This was the memory that was created by Polish governmental officials after the war. We cannot forget that the Poles also had to fight for their memory, since it was virtually impossible to commemorate victims of Katyn, Auschwitz Today: Personnal Observations and Reflections… 91 Home Army and other crimes perpetrated by the Nazi and Soviet occupants on Polish nation. Partially, due to the political decisions of the communist authorities, Auschwitz, for the average Polish citizen, became a symbol of the occupation of their country: terror, slave labor and the systematic destruction of intellectuals, culture and community. The decades of the 1950’s and 1960’s saw the Communist Polish government’s attitude towards the surviving Jewish community and the Holocaust swing widely. Throughout most Soviet satellite countries, anti-Semitism was not only a continuing form of hate but also served a useful purpose for the authorities. It became an important instrument in the inner party struggles that arose. This decade of post-Stalinism led to the several dramatic events leading to the final rupture in 1968. The resulting public campaign sponsored by Communist authorities was directed against students and remaining Jews holding different governmental as well as Academic positions. By the end of the 1960s, approximately 20 000 Polish citizens of Jewish descent were expelled from Poland. Many of them did not even realize they were Jewish. Thousands of careers and families were broken. The campaign of 1968 became the new era of broken dreams for the Jewish community of Poland. It was also seen as a major turning point in the history of the Jews of Poland – it was a defining moment of almost 1000 years of lasting Jewish presence in that country. While the government tried to push the memory of Jews murdered during the war into oblivion, Polish Catholic intelligentsia started to undermine this communist propaganda. Among those who triggered off the discussion was the preeminent historian and Auschwitz survivor, Professor Władysław Bartoszewski, who started to collect and publish accounts about the Polish Righteous Among the Nations. Individual stories about the Poles who rescued the Jews during the war were first published in the Catholic intelligentsia periodical Tygodnik Powszechny in 1963 and 1964, then published as a book in 1967. It was not until the late 1970’s, however, that the Polish public opinion started to recognize the Jewish victims of World War II. The event which drew the attention of Poles to the problem of Jewish victims of Auschwitz, was the visit of Pope John Paul II at Auschwitz-Birkenau in June, 1979. Also, during the 1970s, some of the leading Polish intellectuals began to write about the loss of the Jewish community and the impact it had on society. Finally, Tygodnik Powszechny hosted the first debate between Catholic priests and 92 Anna SOMMER German Protestants on the exterminations of Jews during the Second World War. A well-mentioned article was published by Jan Blonski on January 11, 1987, in the same Catholic weekly Tygodnik Powszechny, entitled: “Poor Poles look at the Ghetto”. Błoński examined in his article, the collective guilt of being indifferent to the extermination of the Jews. “eventually, when we lost our home, and when, within that home, the invaders set to murdering Jews, did we show solidarity towards them? How many of us decided that it was none of our business? There were also those (and I leave out of account common criminals) who were secretly pleased that Hitler had solved for us ‘the Jewish problem‘”. This singular article caused a national debate with many Poles accusing Błoński of slandering the Polish nation. But the door had begun to open slowly and we began to see this level of discourse take gradually place. This leads to questions about the awareness among visitors to Auschwitz. Do the statistics of visitors to Auschwitz translate their awareness and understanding? Over the last twelve years, since I worked as a guide in the State Museum of Auschwitz Birkenau, few students have come with either understanding or any educational background of the events that took place there. For many who come to visit the site of Auschwitz, it is just a substitute to a history class. Interestingly, country nationality is not the determining factor in one’s reaction to the Auschwitz experience. Rather, my observation is that a higher level of education and awareness of the historical issues surrounding this location is the single most important factor. The key questions which result are: What should teachers do to prepare students to such a visit? Do we even know that teachers themselves are aware of the meaning of Auschwitz before educating their students? What needs to be done to improve the awareness not only by students, but also teachers and public officials? How can we overcome misinterpretations and sometimes prejudice in teaching the history of the Holocaust? In many circles the Holocaust became mythologized. Sometimes entire communities build their vision and understanding of the past events on Hollywood productions or stories like Anne Frank. The picture of the Shoah bereft historical background moves one to tears, but it doesn’t help to comprehend this catastrophic event. It inevitably leads to misunderstanding and misinterpretation of history. Auschwitz Today: Personnal Observations and Reflections… 93 Though, according to many sociologists who conduct surveys among young people who come to visit Auschwitz and other Holocaust-related memorials, both the awareness and knowledge about the Holocaust has increased in the last couple of years. Pr Yehuda Bauer wrote: “Where are we today? Jewish and non-Jewish awareness of the Holocaust is certainly very widespread. But, I would argue, it is to a certain degree a false awareness. Legends and misunderstandings of and about the actual event abound. The gap between the experts and the people is huge. We try to bridge it by education, but one can only hope that this will help – there is no assurance that it will; after all, the teachers who transmit the awareness of the Shoah are very often no more knowledgeable than the public whom they educate”. What should then, our goals be for students visitors to Auschwitz? Should it be remembrance or cognition of genocide or even steps to prevent such events in the future? Peter Novick, doubts that the lessons of the Holocaust can help to prevent genocide – having in mind the world’s passivity in the face of recent killings in Rwanda and Bosnia. In his book “Holocaust in American Life”, Novick referred to passivity in the face of atrocity committed only half a century since the Holocaust. He argues that “the principal lesson of the Holocaust, it is frequently said, is not that it provides a set of maxims, or a rule book for a conduct, but rather that it sensitizes us to oppression and atrocity. In principle it might, and I don’t doubt that sometimes it does. But making it the benchmark of oppression and atrocity works in precisely the opposite direction, trivializing crimes of lesser magnitude” . One of the most debated issues I am confronted to as a guide is that of “the bystanders”. This is a lingering question – the one of the “ordinary” people who neither helped nor killed the Jews during the war. It is not necessarily whether the bystanders could or couldn’t have done more to rescue the Jews but it is how the post-war generations accuse those who witnessed deportations of Jewish victims from entire Europe to gas chambers for remaining silent and passive. As Alvin Rosenfeld puts it: “In moral terms, the passivity of the bystanders came to be understood as a form of silent complicity, but their role was a muted one and evoked no feelings comparable to either the pity and horror evoked by the lot of the victims or the contempt, outrage, and revulsion awakened by the deeds of the perpetrators”. Teachers and educators who lead groups of students to Auschwitz, often raise the question of bystanders and silent complicity while 94 Anna SOMMER referring to deportations of Jewish people through all over Europe. One can get the impression that the bystanders played even more important role in extermination of Jewish people than the Nazis themselves. What about us and our silent passivity facing the crimes of genocide committed in present time? Are we silent witnesses? Perhaps, future generations will accuse us of passivity and complicity? Thus, what lesson do we derive from the Holocaust? Eventually, what can we do to educate morally responsible societies? What can individuals do? What can governments do? And what’s the role of education in this process? Today we have to raise the essential question – how the memory will be preserved and how the knowledge of the past events will be conveyed in responsible way in the future. It is our duty to create a memory free of simplifications. As noted by Alvin Rosenfeld in his book (soon to be published): “For most people, in fact, the event is simply not accessible apart from its representations. Because the latter have become so numerous and so varied, it is important that one attend to how the story of the Holocaust has been conveyed, who is conveying it, how and by whom it is being received, within particular cultural context, with what degree of measurable impact on individual and collective awareness, with what consequences for cultural memory, etc.” While teaching World War II history and the Holocaust, the past events relating to hatred and European anti-Semitism have been thoroughly ignored. Therefore, to better understand what led to Holocaust, such elements should be incorporated: – The impact of anti-Judaism – the outcome of the policy of the Catholic church on anti-Semitism in Europe and elsewhere. – History of modern anti-Semitism, including the racial anti-Semitism dominating in Europe and outside Europe before the Second World War – which inevitably led to the Holocaust. – Finally, how do we deal with anti-Semitism today, and the new form of anti-Semitism – anti-Zionism propaganda, which started to affect the Memory of the Holocaust in the most negative way. I want to conclude with words expressed by Pr Yehuda Bauer during the conference marking the 60th anniversary of the creation of the State Museum of Auschwitz-Birkenau: “The Holocaust is seen today as the paradigm of genocide, and education about it should lead to public awareness of the need to confront other cases of genocide. Moral sermons are not much help, but moral awareness may – I hope – be a step towards humankind’s surviving a little bit longer”. La centralité d’Auschwitz-Birkenau dans les représentations de la Shoah Tal BRUTTMANN Auschwitz s’est imposé comme le lieu de mémoire central de l’horreur nazie. Le camp est devenu, pour l’opinion publique, bien audelà de la seule Europe, un symbole, la métonymie de la Shoah, comme l’a très justement qualifié Annette Wieviorka1. Et chaque année, venant des quatre coins de la planète, près d’un million de visiteurs s’y presse. Les raisons permettant de comprendre que ce lieu occupe une telle centralité dans les mémoires et dans les représentations ne manquent pas. Tout d’abord parce que le site est marqué à plus d’un titre par le gigantisme. Gigantisme du camp de concentration de Birkenau (« Auschwitz II »), qui de par sa superficie et avec ses cent mille détenus fut le plus grand des camps de la nébuleuse concentrationnaire nazie. Gigantisme ensuite du complexe concentrationnaire d’Auschwitz, avec ses trois camps principaux (le Stammlager ou Auschwitz I, Birkenau donc et Monowitz-Auschwitz III), et la quarantaine de sous-camps dans son orbite sans oublier la « zone d’intérêt » de 40 km2 aux mains de la SS. Gigantisme meurtrier enfin : Auschwitz est le plus grand cimetière juif du monde, de même que le plus grand cimetière polonais et tzigane. Mais si le centre de mise à mort de Birkenau a été le lieu principal de l’assassinat des Juifs de l’Europe occidentale, si le camp de concentration d’Auschwitz a été le principal camp pour les Tsiganes de même que, avec le Konzentrationslager (KZ) Stutthof, celui des Polonais, il n’a concerné qu’à la marge les autres pays d’Europe. Pourtant, le lieu est devenu central, s’inscrivant dans chaque pays comme la représentation de la criminalité nazie, bien au-delà des réalités historiques. Ainsi, la salle du musée de la Grande guerre patriotique de Kiev consacrée à la répression nazie est-elle ornée d’une immense photographie de Birkenau, alors que le camp n’a concerné que d’une façon très marginale 1 Annette Wieviorka, Auschwitz, 60 ans après, Paris, Robert Laffont, 2005. 96 Tal BRUTTMANN les populations d’URSS – et à plus forte raison celles d’Ukraine. Alors que pour ce pays les diverses politiques nazies, et la Shoah, ont pris des formes totalement différentes et se sont déroulées en d’autres lieux – avec des bilans considérablement plus élevés que la quinzaine de milliers de prisonniers soviétiques acheminés à Auschwitz – c’est pourtant ce site qui a été choisi afin d’illustrer à Kiev la politique de terreur du IIIe Reich. Ce constat n’est pas isolé, et pourrait être multiplié. Ainsi en France, le récent Mémorial de l’internement et de la déportation de Compiègne a choisi de consacrer dans son exposition une place particulière à deux des convois « politiques » partis à destination de ce camp, alors que l’immense majorité des déportations de France se sont faites à destination des camps de Buchenwald, Neuengamme ou Ravensbrück, lieux de mémoire de la déportation « politique » française. Une autre raison, fondamentale, explique également qu’Auschwitz se soit ainsi imposé : la juxtaposition – unique dans le système nazi – de deux politiques radicalement différentes en un même lieu géographique, source de confusion permanente sur ce que fut le lieu. Car le complexe d’Auschwitz est le lieu de la collision entre deux politiques criminelles nazies différentes : le phénomène concentrationnaire, ciblant un ensemble de catégories diverses, et la politique de mise à mort des Juifs. Une telle collision est unique, aucun autre des centres de mise à mort créé dans le cadre de la « solution finale de la question juive » ne se trouvant aussi directement et étroitement lié à un camp de concentration2. Car si les Juifs ont été acheminés en masse (un million cent mille3) vers ce lieu, c’est avant tout à destination du centre de mise à mort de Birkenau. 2 3 Le cas du camp de Lublin-Majdanek est différent. Le lieu – proche de Lublin, centre de commandement de l’opération Reinhard – a été ponctuellement utilisé afin de liquider des Juifs (probablement 60 000 au total), et a joué le rôle de centre de mise à mort « d’appoint », principalement à la fin de l’année 1942 puis lors de l’opération « Fête des moissons », signant la fin de l’Aktion Reinhard. 437 000 Juifs déportés de Hongrie, de 250 à 300 000 de Pologne, 69 000 de France, 60 000 des Pays-Bas, 55 000 de Grèce, 46 000 du Protectorat de Bohême-Moravie, 27 000 de Slovaquie, 25 000 de Belgique, 23 000 d’Allemagne, 10 000 de Yougoslavie, 7 500 d’Italie, constituent l’essentiel des déportés juifs. Des convois en provenance d’autres pays (Norvège, Autriche…) furent également acheminés à destination d’Auschwitz, ainsi que quelques dizaines de milliers de détenus juifs extraits de camps de concentration. Voir Wacław Długoborski et Franciszek Piper (dir.), Auschwitz, 1940-1945. Central issues in the history of the camp, vol. III, Mass murder, Oświęcim, Auschwitz-Birkenau State Museum, 2000. La centralité d’Auschwitz-Birkenau dans les représentations de la Shoah 97 Même lieu géographique, c’est-à-dire le site de Birkenau, mais pas pour autant même lieu physique : les cinq chambres à gaz4 qui ont été construites par les SS se trouvent hors du périmètre concentrationnaire. Les deux premières structures homicides (les bunkers 1 et 2) se trouvaient même éloignées de plusieurs centaines de mètres du KZ, avant que ses extensions successives ne finissent par l’en rapprocher. Cette confusion entre ces deux « mondes » est prégnante : pour le visiteur, Birkenau est un vaste champ de ruines, sans distinction. Il existe pourtant une différence majeure entre les ruines qui jalonnent à perte de vue le camp de concentration et celles du centre de mise à mort. Seules les structures liées à ce dernier (les chambres à gaz et crématoires, les baraques constituant le Kanada, où étaient triés et entreposés les biens des victimes) ont été détruites par les SS5, alors que le KZ Birkenau est quant à lui parsemé de vestiges de baraques démontées après la guerre, afin d’être récupérées – et dans le cas du secteur BIII de Birkenau (le « Mexique »), ce sont les Allemands eux-mêmes qui ont procédé aux démontages des baraques, réexpédiées vers le camp de Gross Rosen afin d’y être utilisées. Or ceci, difficilement perceptible, signe la différence fondamentale entre ces deux lieux qui coexistent : d’une part un camp de concentration, lieu « banal » aux yeux des nazis, ne nécessitant pas d’être détruit, et de l’autre, un centre de mise à mort dont l’existence même ne saurait être admise. Il faut s’interroger sur les raisons qui poussent à la visite du lieu. Selon que l’on soit français, polonais ou coréen, le site ne porte pas les mêmes représentations. Pour les Polonais, Auschwitz est l’un des hauts lieux de mémoire du pays, où près de 75 000 Polonais ont laissé la vie, parmi lesquels des figures importantes du martyrologe national comme le père Maximilian Kolbe. Mais ce n’est pourtant qu’une mémoire partielle, celle de la nation polonaise, et non des victimes polonaises. Car même si Birkenau ne fut pas le lieu principal de la destruction du judaïsme polonais – ce sont les centres de mises à mort de l’Aktion Reinhard (Belzec, Sobibor, Treblinka et Majdanek) qui ont servi pour l’essentiel à ce but – plus de 200 000 Juifs polonais y furent tués6. Mais ces 4 5 6 La première chambre à gaz (le « KI ») a été aménagée à proximité du Stammlager. L’utilisation de celle-ci a cependant été de moindre envergure que celles de Birkenau, et elle sera démantelée à l’été 1943. Et en ce qui concerne le KIV, par les détenus du Sonderkommando (chargés de vider les chambres à gaz et de l’incinération des corps) lors de la révolte du 7 octobre 1944. Chiffre certes considérable, mais qui constitue à peine moins de 10% de l’ensemble des victimes juives de Pologne. Il n’en demeure pas moins que les Juifs de Pologne 98 Tal BRUTTMANN derniers sont absents du musée, où ils ne sont pas évoqués. Les pavillons consacrés aux victimes de Pologne s’attachent au seul sort des victimes de nationalité polonaise. Sans doute s’agit-il là d’un héritage de la période communiste, auquel il sera d’ailleurs bientôt remédié. Pourtant, même durant cette période, le cœur de l’exposition du musée a été constitué par les victimes dont l’identité juive et la spécificité furent niées : les chambres à gaz, leurs centaines de milliers de victimes, les montagnes d’objets, des valises aux prothèses en passant par les châles de prières constituent les éléments centraux de la visite, qui confèrent au lieu son caractère unique. Pour un groupe venu de France, Auschwitz est avant tout le lieu de la destruction des Juifs de France et c’est essentiellement comme lieu symbole de la Shoah que ces visites sont effectuées – comme pour nombre d’autres pays, depuis les États-Unis jusqu’à Israël, en passant par l’Italie. Mais là encore, l’objet poursuivi, en général un voyage d’étude sur la Shoah, révèle la confusion qui entoure Auschwitz. Il en est ainsi de la volonté de s’y rendre en hiver afin que le visiteur (au demeurant nourri et plus que convenablement vêtu) puisse constater au cours de sa visite les rigueurs hivernales auxquelles durent faire face les détenus (certains rescapés rapportent même l’inverse, considérant que les conditions en été étaient pires encore, Birkenau se trouvant sur un marécage). Or cette idée montre combien la visite d’Auschwitz est problématique si l’on veut en faire le paradigme de la Shoah : 80% des Juifs acheminés à destination d’Auschwitz-Birkenau n’ont pas eu à subir la rigueur du climat silésien, leur mort intervenant dans les heures suivant leur arrivée… De même, le recours quasi permanent au « témoin », incarné par le déporté rescapé accompagnant les groupes, devrait amener à s’interroger sur ce que l’on entend montrer ou faire découvrir aux visiteurs qu’il accompagne. Car ces témoins, qui sont certes des victimes de la Shoah, sont des rescapés de l’univers concentrationnaire et témoignent de celui-ci, non de la machine de destruction dont nul, si ce n’est un petit nombre de Sonderkommandos, n’a réchappé. La force de leur témoignage, l’aura qui les entoure7 focalise l’attention du visiteur avant tout sur le camp de concentration. Ceci d’autant plus que le gigantisme même du KZ, qui s’étend à perte de vue, marque davantage le visiteur que les espaces étriqués du centre de mise à mort que constituent les ruines des chambres à gaz. Cet « effet de 7 constituent le deuxième plus important contingent de victimes, après les Juifs de Hongrie (437 000). Voir Annette Wieviorka, L’ère du témoin, Paris, Plon, 1998. La centralité d’Auschwitz-Birkenau dans les représentations de la Shoah 99 brouillage » se trouve aujourd’hui accentué par la circulation aisée qui se fait lors de la visite entre l’espace du KZ et celui du centre de mise à mort, alors que ces espaces concomitants étaient strictement cloisonnés. On ne soulignera jamais assez combien Auschwitz constitue une anomalie dans la politique de destruction des Juifs d’Europe. De tous les centres de mise à mort, c’est le seul où fut opérée en masse la « sélection », qui envoya les Juifs temporairement épargnés et jugés « aptes » au travail dans le camp de concentration, raison pour laquelle plusieurs dizaines de milliers de Juifs ont survécu à Auschwitz. Or la focalisation sur Auschwitz, avec son nombre relativement important de rescapés, brouille la réalité du processus de destruction. Dans les autres centres de mises à mort, le nombre de rescapés se réduit à une poignée, constituée d’évadés lors des révoltes de Sobibor et Treblinka, ou de quelques miraculés échappés de Chelmno ou Belzec. Dans le système nazi, les Juifs n’ont jamais été destinés aux camps de concentration et Auschwitz constitue de ce fait une exception. Ce n’est qu’en raison de l’effondrement du Reich et des évacuations massives des détenus du camp à partir de l’été 1944, que des dizaines de milliers de Juifs encore vivants se sont retrouvés disséminés dans l’univers concentrationnaire. Cette ultime séquence historique a eu pour effet d’ancrer, a posteriori, l’idée dans l’opinion que les camps de concentration avaient joué un rôle central dans la destruction des Juifs d’Europe. Or, rapporté aux nombres des victimes de la Shoah, ce sont moins de 5% de celles-ci qui ont été plongées dans l’univers concentrationnaire, en premier lieu en raison du système de sélection prévalant à Auschwitz. Mais en devenant le lieu symbole de la Shoah, Auschwitz altère la connaissance de celle-ci : pour l’immense majorité des gens – et pas uniquement ses visiteurs – la connaissance de la destruction des Juifs s’articule à partir de ce lieu, alors qu’il constitue paradoxalement, à bien des égards, une exception, voire une anomalie dans le processus de la « solution finale », conduisant à des représentations largement erronées. Il en est ainsi des crématoires couplés aux chambres à gaz d’AuschwitzBirkenau, devenus à la fois synonymes et symboles du meurtre des Juifs, qui appellent deux constats. D’une part, ces crématoires ne servirent pas au meurtre, mais à la destruction des corps des victimes. Et d’autre part, de tous les sites de mises à mort, seul Auschwitz en fut doté. Ailleurs, les corps furent détruits dans des bûchers et des fosses – tout comme à Birkenau où ces crématoires n’entrèrent en fonction qu’à partir du printemps 1943. 100 Tal BRUTTMANN Lieu particulier en matière de « solution finale », Auschwitz, par la force des représentations qui s’y attachent, fait littéralement disparaître des pans entiers de la Shoah, occultant ce que fut la « norme » de celle-ci pour une immense majorité de Juifs, ceux du Yiddishland : celle des ghettos, des camps de travaux forcés (les ZAL) et de la mise à mort, hors de tout contact avec l’univers concentrationnaire. Il y a ainsi eu moins de Juifs détenus au KZ Auschwitz (200 000 personnes) qu’au ghetto de Varsovie (500 000), et le nombre de rescapés de ce dernier est infiniment moindre que celui des rescapés juifs d’Auschwitz. De même, la centralité du site dans les représentations de la « solution finale » fait disparaître une autre réalité : il s’agit du seul centre de mise à mort à vocation internationale, où furent englouties les communautés juives européennes « périphériques ». Car, même si ce sont près d’un million de Juifs qui ont été tués là, le cœur du judaïsme européen a été détruit ailleurs, par l’action des groupes mobiles de tueries et dans des centres de mise à mort qui avaient tous, à la différence d’Auschwitz, une vocation régionale : ceux de l’Aktion Reinhard déjà évoqués dédiés au Gouvernement général, celui de Chelmno pour le Wartheland, de Ponari pour Vilnius, de Rumbula et Bikernieki pour Riga, de Maly Trostinets pour Minsk, de Brona Gora pour Brest… Or, de cela, la visite d’Auschwitz ne dit rien, et pour cause. Le musée n’a pas vocation à narrer l’histoire de la Shoah, mais l’histoire du lieu et de son rôle dans l’accomplissement de celle-ci. S’il illustre le gigantisme de l’entreprise meurtrière, la rationalisation et l’industrialisation du processus de destruction des Juifs d’Europe, il ne représente pourtant que l’un des aspects de cette annihilation. Des sites sans visiteurs : les mémoriaux du camp de Salaspils et de la forêt de Bikernieki en Lettonie Fabrice VIRGILI Ceux qui se rendent aujourd’hui à Auschwitz, au-delà de ce qu’ils peuvent ressentir ou apprendre, constatent aussi qu’ils sont loin d’être les seuls à visiter ce symbole de l’extermination nazie. L’évolution du nombre de visiteurs confirme le caractère exceptionnel pris par ce site. En dix ans le nombre de visites annuelles est passé de 500 000 à 1 300 000. Dans le même temps, d’autres lieux connus de l’univers concentrationnaire ont vu leur fréquentation stagner, tout en demeurant au-dessus de plusieurs dizaines de milliers de visiteurs (jusqu’à 400 000 pour Sachsenhausen au nord de Berlin). À l’inverse, d’autres sites se visitent seuls ou presque, à l’image de deux mémoriaux proches de Riga en Lettonie, le mémorial de Salaspils et celui de la forêt de Bikernieki1. Je les ai visités comme touriste, sans projet scientifique et sans savoir à l’époque que j’allais en faire part à l’occasion de cette journée. Je ne suis un spécialiste ni de l’histoire de la Shoah, ni de celle des pays baltes pendant le Second conflit mondial ; j’ai visité ces lieux sans avoir rien lu, et sans en avoir entendu parler auparavant, décidant de m’y rendre à la simple lecture du Guide du routard. Le sentiment de solitude commence avec la recherche du lieu : « Le mémorial de l’holocauste de la forêt de Bikernieku (hors plan I) Bikernieki iela, vers le village de Mezciems. Pour s’y rendre, bus n° 15, 16, 31, arrêt Kapi, puis 200 m à pied par un petit chemin ; sinon trolleys n° 14, 18, arrêt Keguma, puis 1 km de marche à pied dans la forêt, sur Bikernieku (puis chemin pour le mémorial à droite bien indiqué) »2. Il est en effet bien indiqué une fois que vous l’avez trouvé, bien qu’auparavant 1 2 Il existe un troisième site important à proximité de Riga, celui de la forêt de Rumbula où furent abattus 25 000 Juifs au début du mois de décembre 1941. Le guide du routard, Pologne et capitales baltes 2009/2010, Paris, Hachette, 2009, p. 479. 102 Fabrice VIRGILI rien ne vous oriente vers l’endroit que vous recherchez. Quelques places de stationnement vides à l’entrée du chemin, une prostituée qui déambule à proximité. Vous pénétrez alors dans la forêt pour vous trouver en présence de quelques poteaux de béton, qui délimitent le site, sur lesquels sont gravés, ici une étoile de David, là une croix chrétienne, plus loin des lauriers (et non une faucille et un marteau) évoquant les prisonniers de guerre soviétiques ou des communistes lettons également abattus à cet endroit. Au centre, la clairière où a été érigé le mémorial. Une arche protège un cube de marbre noir sur lequel est gravé sur chacune des faces le vers 16 : 18 du livre de Job, en hébreux, en letton, en allemand : « Ô terre, ne couvre point mon sang, Et que mes cris prennent librement leur essor ! ». Tout autour des pierres plantées dans le sol – qui ne sont pas sans évoquer le mémorial bien antérieur de Treblinka et les longs panoramiques qu’en fit Claude Lanzmann dans Shoah – divisées selon les villes d’où vinrent les personnes exécutées : Lubeck, Berlin, d’autres villes allemandes et autrichiennes, mais aussi Riga. La forêt de Bikernieki fut en effet avec Rumbula, un des principaux lieux de massacre des Juifs lettons, mais aussi allemands déportés dans le ghetto de Riga avant d’être assassinés. Berlin, gravé au sol, fait écho aux « Riga » qui figurent sur les quais du mémorial Gleis 17 de la gare de Grunewald à Berlin. C’est en effet de là que partirent plusieurs convois emportant les Juifs berlinois vers le ghetto de Riga puis dans les lieux de mises à mort environnants. Bikernieki : Indication des lieux d’origine des personnes exécutées 3 Grunewald : indication des destinations des personnes déportées3 Toutes les photographies ont été réalisées par l'auteur à l'occasion d'un voyage à Berlin en mars 2008 et en Lettonie en août 2009. Des sites sans visiteurs : les mémoriaux du camp de Salaspils… 103 Une trentaine de rectangles signalent à travers les arbres les fosses qui ont été retrouvées. Nous sommes donc dans un cimetière, où les corps n’ont pas été réduits en cendres mais se trouvent quelques mètres sous terre. Pas de musée, ni de boutique où seraient vendus ouvrages et brochures sur le sujet, seules d’immenses tombes éparses dans les sous-bois. Non par choix, comme le sont souvent dans cette partie boisée de l’Europe les cimetières, mais parce que l’inhumation se confond ici avec l’exécution. Les chiffres varient selon les auteurs mais le nombre de victimes se compte en dizaines de milliers. Un lieu vide pourtant, non de sens, mais de visiteurs : quelques cailloux déposés témoignent de rares passages et moments de recueillement et si l’on croise quelques personnes, ce sont des habitués, joggeurs à travers les bois ou couples de jeunes amoureux fumant tranquillement une cigarette sur un banc à proximité. Au sol, quelques canettes de bière et tessons de bouteille témoignent encore d’une fréquentation ignorante du site. Sentiments similaires aux abords de Salaspils4. À une vingtaine de kilomètres au sud-est de Riga, une seule indication à l’approche du site et plusieurs bifurcations, un cul-de-sac où stationne un poids lourd et à nouveau une prostituée, habituée manifeste d’un lieu tranquille. 4 Pour en savoir plus sur le camp de Salaspils voir : Andrej Angrick, Peter Klein, The “Final Solution” in Riga: Exploitation and Annihilation, 1941-1944, Londres, Berghahn books, 2009. 104 Fabrice VIRGILI L’unique panneau indicateur L’entrée du site Là encore, la forêt fait écran, choisie à dessein par les Allemands pour y masquer camps et/ou lieux de mise à mort, elle continue à masquer encore aujourd’hui ces sites. Pourtant celui de Salaspils est très étendu : une immense clairière à laquelle on accède après avoir franchi un mur incliné de béton portant l’inscription « Derrière cette porte la terre pleure ». Sentiment de solitude démultiplié par l’ampleur du mémorial et l’absence totale de visiteurs pourtant en plein mois d’août, le pic de fréquentation pendant ce temps à Auschwitz où une personne passe toutes les deux secondes sous la porte Arbeit macht Frei5. De l’ancien camp il ne reste rien, si ce n’est le tracé reconstitué au sol de la place centrale du camp et de quelques baraquements. Ici, comme dans de nombreux autres lieux du système concentrationnaire nazi, les bourreaux prirent soin de détruire les traces de leur crime ; les constructions furent brûlées6, les archives emportées ou détruites au cours de l’été 1944 à l’approche de l’Armée rouge. Ce fut en octobre 1967, pendant la période soviétique, que le mémorial fut inauguré. Ses architectes et sculpteurs furent récompensés pour leur œuvre par le prix Lénine en 1970. L’intention était à la fois pédagogique, une modeste exposition permanente figurait à l’intérieur du « mur » de béton, et politique, ériger un tel monument en République socialiste soviétique de Lettonie était un moyen de dénoncer en creux l’engagement de nombreux Lettons auprès des nazis et de légitimer le rôle de l’Armée rouge. Depuis l’indépendance 5 6 Voir dans le même volume Piotr Cywinski, « Auschwitz, site mémoriel au XXIe siècle », p. 9. Céline Bayou et Éric Le Bourhis, « Rendez-vous manqué entre histoire et mémoire. Le camp de concentration de Salaspils en Lettonie », Le Courrier des pays de l’Est, 2007/6, n° 1064, p. 69. Des sites sans visiteurs : les mémoriaux du camp de Salaspils… 105 des pays baltes en 1991, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et son articulation avec la période soviétique est particulièrement sensible. Les productions mémorielles nationales récentes tendent à estomper, si ce n’est effacer, le souvenir de l’occupation nazie pour mettre en avant l’horreur de la domination soviétique. En Lettonie, où la minorité russophone est la plus importante, le récit prend une dimension polémique et politique accrue, à l’intérieur du pays comme vis-à-vis de la Russie voisine. Les débats concernent aussi bien l’origine des victimes, leur nombre respectif, le rôle des auxiliaires lettons, que le financement, la dédicace et l’usage du mémorial7. Rien de tout ça n’apparaît lors de la visite, excepté la marque de l’époque soviétique dont les statues colossales sont le plus évident témoignage. Sur la gauche du site, deux figures de femmes, « l’Humiliée » et « la Mère ». On retrouve ici deux images traditionnelles de la propagande de guerre soviétique8. La posture agenouillée, le bras venant masquer le bas du visage et le regard vers le sol, toute la sculpture désigne une image féminine de la honte, celle de la femme victime d’un viol, que l’on retrouve sur de nombreuses affiches en 19411945. Elle est le double symbole de l’invasion du pays et de la barbarie nazie. Quelques dizaines de mètres plus loin, on retrouve « La Mère patrie », abondamment utilisée pour la mobilisation de guerre, elle contraste par son regard et sa posture avec la femme précédente. Seule la femme dans son rôle maternel et protecteur est valorisée, d’autant qu’ici furent détenus et moururent plusieurs centaines, voire des milliers d’enfants. Non loin de l’emplacement de la statue se trouvaient les baraques qu’ils occupaient ; à l’emplacement de l’une d’entre elles un monument sur lequel ont été déposés peluches et jouets. 7 8 Voir à ce propos l’article de Céline Bayou et Éric Le Bourhis, « Rendez-vous manqué entre histoire et mémoire… », op. cit., p. 65-76, qui propose une excellente mise au point à ce sujet. Christophe Barthélémy, « Vierges et martyres dans l’imagerie soviétique », dans François Rouquet, Fabrice Virgili, Danièle Voldman (dir.), Amours, guerres et sexualité 1914-1945, Paris, Gallimard, 2007, p. 99-101. 106 Fabrice VIRGILI L’humiliée La Mère Baraquement des enfants Du côté droit sont érigées les statues masculines : « L’homme qui résiste »9 isolé comme « l’Humiliée », mais à la différence de celle-ci, le sculpteur le fait tenir malgré la souffrance car « les personnes éprises de liberté ne peuvent jamais être anéanties »10. Les trois autres sont « Solidarité », « le Serment », et « Front rouge ». Ils font groupe et rien ne saurait briser ces hommes soutenus par la foi en leur engagement, tous derrière l’homme le point levé. 9 10 Les titres proposés sont en letton « Nesalautztais », en anglais « The Unbroken » et en allemand « Der Unbeugsame ». A. Gavers, T. Vilemsons, Salaspils, Riga, Avots, 1989. Des sites sans visiteurs : les mémoriaux du camp de Salaspils… 107 L’homme qui résiste Ensemble statuaire : Solidarité, le Serment, Front rouge. Écrasé par la taille de ces statues, avec la forêt comme seul horizon, le sentiment visuel de l’isolement est accentué par une sourde pulsation sonore qui envahit tout le site. D’un rectangle de granit noir, prévu pour recevoir les couronnes de fleurs d’éventuelles cérémonies, bat un métronome « le battement du cœur des victimes provenant des profondeurs de la terre et rappelant aux vivants : Souvenez-vous ! Plus jamais ça ! »11 Ce n’est qu’après un long moment passé au mémorial que vous apercevez quelqu’un, une jardinière entretenant des bosquets fleuris. À votre vue, elle sort d’un simple sac en plastique deux brochures consacrées au camp de Salaspils qu’elle vous donne sans explications. Elles sont toutes deux écrites en quatre langues (letton, russe, allemand, anglais), la première, qui date de 1989, évoque le camp construit par les « envahisseurs fascistes allemands » pendant la « Grande Guerre 11 A. Gavers, T. Vilemsons, Salaspils…, op. cit. 108 Fabrice VIRGILI patriotique ». La liste des victimes est ainsi présentée : « travailleurs et paysans lettons, femmes biélorusses, enfants et vieillards, patriotes polonais, massivement des milliers de citoyens allemands, tchèques, autrichiens, néerlandais et de nombreux autres pays ». La seconde fut réalisée pour le 40e anniversaire du mémorial en 2007. Plus sommaire, elle laisse toute la place aux photographies, le récit se contente d’évoquer des milliers de personnes d’URSS et de nombreux pays européens détenues dans le camp. Plus de mention de morts pour un camp présenté alors comme de travail et de transit. Comme celle de bien des camps, l’histoire de Salaspils est complexe. Construit à l’été 1941 à l’initiative de la police SIPO et SD et non de la SS, il n’a pas porté l’appellation de « camp de concentration » mais celle de « prison de police et camp d’éducation par le travail ». Après avoir servi de lieu de détention de Juifs allemands, il reçut les détenus politiques et de droits-communs lettons ; puis à partir de 1943, il devint camp de transit avant le départ vers les camps en Allemagne de Soviétiques soupçonnés d’aide aux partisans, y compris de nombreux enfants et adolescents. Sans oublier les très nombreux prisonniers de guerre de l’Armée rouge détenus dans le Stalag voisin. Des groupes variés et variant au gré des impératifs de l’occupant. La comparaison des deux brochures témoigne d’une constante : l’absence des Juifs. Internés de l’automne 1941 à l’été 1942, date à laquelle ils furent, soit exécutés soit d’abord transférés vers le ghetto de Riga, ce sont en fait les « citoyens allemands, tchèques et autrichiens » de la brochure de 1989. Ils n’apparaissent pas davantage en 2007, tout comme les Tziganes des pays baltes également détenus à Salaspils12. Le changement de la brochure du quarantième anniversaire consacre en revanche l’atténuation des crimes nazis. Afin d’estomper le rôle des collaborateurs lettons – qui formaient l’essentiel des gardes du camp – et de renforcer la dénonciation de la terreur soviétique après guerre, la mention des morts laisse la place à celle « d’un régime strict »13. 12 13 Anton Weiss-Wendt, « Extermination of the Gypsies in Estonia during World War II: Popular Images and Official Policies », Holocaust and Genocide Studies, Volume 17, n° 1, printemps 2003. Brochure, Salaspils Memorials - 40 1967-2007. Des sites sans visiteurs : les mémoriaux du camp de Salaspils… 109 L’entretien du site Les brochures de 1989 et de 2007 Avant de conclure cette visite, un autre point commun à Bikernieki et à Salaspils mérite d’être souligné, celui du rôle de la commission allemande des tombes de guerre (Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge) dans l’établissement et l’entretien des sites. Bien qu’en partie détruit, le camp de Salaspils, dès que la zone fut sous le contrôle de l’Armée rouge, devint un camp de prisonniers de guerre allemands. Cent cinquante d’entre eux décédés en captivité y furent enterrés. Une fois la Lettonie indépendante, une première coopération entre la Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge et le gouvernement letton amena à l’établissement d’un premier cimetière de guerre allemand à Riga. En janvier 1996, un accord officiel s’est traduit par l’établissement d’une trentaine de cimetières de militaires allemands, mais aussi de Juifs allemands déportés et assassinés en Lettonie comme ceux de Rumbala14 et Bikernieki15. À Salaspils, le cimetière restauré en 2008 se trouve en léger retrait du camp, entouré d’un petit talus qui le 14 15 http://www.volksbund.de/kgs/stadt.asp?stadt=4763 http://www.volksbund.de/kgs/stadt.asp?stadt=4161 110 Fabrice VIRGILI soustrait pratiquement à la vue16. Le monument aux milliers de prisonniers de guerre soviétiques décédés en captivité se trouve quant à lui sur l’emplacement de l’ancien Stalag à quelques kilomètres de là. À Bikernieki, en revanche, pas de voisinage des bourreaux et des victimes. Le monument a été érigé en 2001 par la commission allemande des tombes de guerre grâce au soutien financier du Deutsches RigaKomitee. L’association fut fondée peu de temps auparavant et regroupe les municipalités des villes dont furent déportés les Juifs vers Riga et tués ici17. Stèle à l’entrée du site de Bikernieki Stèle à l’entrée du cimetière militaire allemand de Salaspils On constate donc une activité commémorative non négligeable, des enjeux politiques, symboliques et financiers, mais un désintérêt de la part des Lettons. Céline Bayou et Éric le Bourhis18 soulignent combien le mémorial de Salaspils, mais il en est de même de Bikernieki, n’est pas un lieu de « mémoire vive ». Non seulement il n’y a pas d’appropriation par les habitants, mais ces sites nuisent à une histoire plus nationaliste que nationale vingt ans après l’indépendance. La forêt, après avoir caché les crimes de l’occupation nazie, masque aujourd’hui les traces d’un passé gênant que seuls quelques visiteurs égarés ou volontaires découvrent pour l’instant. 16 17 18 http://www.volksbund.de/kgs/stadt.asp?stadt=5031 Ces villes sont : Berlin, Bielefeld, Dortmund, Düsseldorf, Hambourg, Hanovre, Kassel, Cologne, Leipzig, Münster, Nuremberg, Osnabrueck et Stuttgart, Bocholt, Kiel, Luebeck, Vienna, Bremen, Paderborn. http://www.volksbund.de/schon_gelesen/spektrum/riga_english/ Céline Bayou et Éric Le Bourhis, « Rendez-vous manqué entre histoire et mémoire… », art. cit., p. 75. Débats. Troisième partie Annette Wieviorka – En vous écoutant toutes les deux successivement, Anna Sommer et Éva Weil, je me faisais la réflexion qu’il y avait une mémoire communiste qui dissolvait le sort des Juifs dans le grand tout universel et dans la lutte contre le fascisme, l’impérialisme, selon les variations du moment. Le premier voyage d’Éva Weil, celui de 1972, s’inscrivait dans cette période. Le second s’inscrivait dans une nouvelle période, celle de l’affaire du Carmel, une affaire intéressante et compliquée qui marquait le réveil de la mémoire juive d’Auschwitz. Les organisations juives ont fait valoir peu de revendications concernant Auschwitz avant la fin des années 1980. C’est à partir de ce moment-là qu’il y a eu dans le monde un mouvement pour que Birkenau soit honoré comme lieu du génocide des Juifs. Aujourd’hui, il n’y a plus de grande agitation autour d’Auschwitz, plus de grandes « affaires », une sorte de consensus. Quand un néo-nazi donne quelque argent à un Polonais pour aller voler l’inscription Arbeit macht frei, cela ne crée pas une « affaire » mais une émotion analogue à celle causée par certains faits divers. Sophie Wahnich – Piotr Cywinski, vous avez insisté ce matin sur le fait qu’il fallait que les lieux parlent par eux-mêmes et cet après-midi on entend que 90% des gens choisissent d’avoir un guide. Cela veut dire que les lieux ne sont pas visités comme s’ils parlaient par eux-mêmes : je n’arrive donc pas à saisir ce que veut dire l’expression « des lieux qui parlent par eux-mêmes ». Jean-Jacques Fouché – Dans le même sens, les ruines d’Oradour sont muettes par rapport aux événements qui s’y sont déroulés : ce ne sont pas les ruines qui parlent, ce sont les témoins. Piotr Cywinski – Le site parle, j’en suis sûr, même si je n’arrive pas à l’exprimer. La majorité des visiteurs qui viennent des États-Unis ont déjà passé des heures dans un musée de la Shoah, à Washington ou ailleurs et 112 Débats. Troisième partie ils viennent quand même. Je pense que 100% des visiteurs d’Israël sont passés par Yad Vashem et ils viennent pourtant. Ce n’est pas pour le fantastique travail de nos guides, ou pour les merveilleuses inscriptions en trois ou quatre langues que l’on trouve sur le terrain, c’est l’authenticité qu’ils veulent entendre. Sophie Wahnich – Pour que cet effet de transfert que vous avez évoqué se produise, cela suppose qu’il y ait eu en amont toute une série d’énoncés, de récits, qui aient circulé et que les personnes qui viennent visiter aient entendus. Si les personnes arrivent sans avoir été préparées, alors le lieu peut devenir muet. S’il parle, c’est qu’il a déjà été parlé en amont, du coup quelque chose peut avoir lieu en termes subjectifs. Ce qui se joue en termes de subjectivité ce n’est pas la même chose dans un lieu artefact et sur le sol de l’histoire. Il y a l’enjeu du site en tant que tel et la question se pose de savoir quel sens cela a-t-il de mettre sur le même site le musée qui a une fonction éducative et le sol de l’histoire. Cette cohabitation n’est pas si simple et les deux peuvent se contrarier. Il n’est pas simple de faire cohabiter la possibilité d’un savoir, d’une compréhension, et la possibilité d’une appropriation subjective singulière. Soulever ce problème permettrait de cerner l’énergie qui doit être mise dans la préservation des lieux et la fabrique d’un autre musée. Piotr Cywinski – Lorsque j’ai dit que le site doit parler, qu’il est évocateur, cela comprenait l’exposition. Je ne sépare pas les deux, je ne vois pas de contradiction nécessaire entre les deux. Si les gens veulent voir l’authenticité, l’originalité du lieu, cette exposition doit servir à la compréhension du site. Cet endroit ne sera jamais semblable au musée de l’Holocauste à Washington, à Yad Vashem, ou ailleurs, parce que la clé sera toujours le site. Annette Wieviorka – L’exposition n’est pas une exposition « classique » : c’est un peu l’équivalent de ce que l’on a vu dans Archeologia, ce sont les objets qui ont été déposés et sa force émotionnelle ne vient pas du récit historique qui est raconté mais des vitrines avec les cheveux, les prothèses, les vêtements d’enfants. C’est là que parfois des jeunes s’évanouissent ou éclatent en sanglots. Le mot « exposition » ne convient pas, de même que le mot « musée » comme Piotr Cywinski l’a dit. La remarque que vous avez faite sur le fait que les jeunes qui Débats. Troisième partie 113 viennent ici ont des grands-parents qui n’ont pas connu la guerre m’a bouleversée et il faut y réfléchir. C’est une mutation considérable, y compris pour la visite. Qu’est-ce que vous percevez de ces groupes de jeunes qui visitent ? quels sont les moments dans le circuit où vous percevez un silence, une écoute ? Est-ce à Birkenau, à Auschwitz 1, dans quelle partie du musée ? Jean-Charles Szurek, sociologue – Je suis opposé au titre de cette Journée d’études, je l’étais déjà quand Jonathan Webber l’avait inventé il y a vingt ans et je suis contre ses différents usages. C’est le futur du camp-Musée d’Auschwitz. Pour en revenir à ce qui a été dit dans la discussion, ce qui est fascinant dans le musée d’Auschwitz c’est que c’est un musée compliqué, peut-être le plus compliqué des musées avec Majdanek (que ce soit le musée de l’Holocauste à Washington, Yad Vashem, ou les différents musées issus des camps de concentration en Pologne). Il témoigne de 60 ans d’histoire et il témoigne presque autant de ce qui s’est passé dans le camp que des 45 ans de communisme et d’après communisme. On voit bien les premières traces du dispositif muséologique tout de suite après la naissance du camp-musée, on voit ensuite la période stalinienne, on voit les années 1970, on voit l’irruption de l’Église dans les années 1980 quand l’espace d’Auschwitz a été sacralisé et qu’il y a eu concurrence entre la mémoire communiste faiblissante et la mémoire chrétienne catholique qui venait s’installer dans le camp. C’est de tout cela que témoigne ce musée qui est à la fois un ancien camp, un lieu d’histoire, un musée visité par des millions de gens, et c’est un cas unique. Et ce n’est pas le cas d’autres musées : ainsi, je suis assez opposé aux multimédias qui traduisent une modernité qui ne rend pas compte de l’événement. On le voit très bien au musée d’Auschwitz : j’ai vu il a deux ou trois ans deux expositions modernes qui ne m’ont pas plu : le pavillon des Tsiganes dont la mise en images témoigne d’aujourd’hui beaucoup plus que de ce qui s’est passé là et même le sauna qui pourtant, sous certains aspects, est émouvant, témoigne de ces nouvelles techniques d’aujourd’hui ; de même pour le musée de la Seconde Guerre mondiale de Varsovie qui aurait dû traduire l’insurrection de Varsovie. Éva Weil – À propos du site qui parle de lui-même, et c’est vrai qu’il parle, même s’il est muet, je voudrais revenir à la question du bain antérieur à l’arrivée à Auschwitz. Je crois qu’Auschwitz est dans la 114 Débats. Troisième partie connaissance humaine d’aujourd’hui, partout. Le fait que ce soit arrivé, ce n’est pas l’histoire des Juifs, ce n’est pas l’histoire des Allemands, c’est l’histoire humaine d’aujourd’hui. Est-ce que cela arrive que quelqu’un vienne à Auschwitz sans rien savoir avant, je parle d’une connaissance consciente ? Et que disent les jeunes Allemands quand ils viennent ? Piotr Cywinski – Les groupes allemands sont les plus différenciés. Cela va des groupes d’associations de repentis qui viennent travailler comme volontaires pendant une semaine depuis les années 1970, jusqu’à des groupes qui posent parfois problème. Je me souviens du récit que m’a fait un guide de langue allemande : il guidait trois familles, un groupe intergénérationnel, avec un vieux papy qui traînait un peu en arrière en regardant les documents. Le guide est revenu vers lui, pensant qu’il avait besoin de davantage d’explications, et le papy qui n’avait pas vu que c’était le guide qui s’approchait de lui, dit : « on faisait cela différemment à Herzogenbosch » (camp entre la Hollande et l’Allemagne). Un autre exemple allemand m’a bouleversé : c’était trois mois après mon arrivée, un appel téléphonique d’Allemagne. L’auteur de l’appel n’a pas dit son nom, mais il m’a demandé si untel était SS à Auschwitz, comment il était… Il avait effectivement été SS à Auschwitz, physiquement c’était un de ces SS brutaux classiques dont on avait des traces dans des livres d’histoire, et le bonhomme me dit qu’il avait 70 ans, que sa mère venait de mourir à 90 ans et qu’il avait retrouvé des lettres et des photos au grenier. Il était jusqu’alors persuadé que son père était mort dans la Wehrmacht sur le front de l’Est. J’ai senti que tout s’effondrait pour lui, le mythe positif des origines s’écroulait. Il m’a alors posé la question suivante et cela je ne l’oublierai jamais : « est-ce qu’un jour j’aurai le droit de venir visiter Auschwitz ? ». C’est là que je me suis dit qu’il y avait des personnes qui avaient besoin d’encore plus d’aide que l’on ne le croit. Hubert Tison, secrétaire général de l’« Association des professeurs d’histoire-géographie » – J’ai une question pour Éva Weil : quelles sont les précautions à prendre, quelle aide la psychanalyse peut-elle apporter quand on fait visiter ces lieux à des jeunes adolescents ? Éva Weil – La psychanalyse est une science du particulier, du subjectif et je ne suis pas sûre que l’on puisse mettre en place des précautions Débats. Troisième partie 115 collectives sauf à être à l’écoute, mais je pense que les guides le font. Je n’ai pas fait visiter Auschwitz, j’y suis allée avec une délégation et nous avons été pris dans un mouvement historique particulier et dans l’actualité. Tal Bruttmann – Comment faire apparaître la séparation physique qui existait à l’époque entre les deux politiques différentes du système nazi : politique concentrationnaire et processus de mise à mort des Juifs d’Europe ? Piotr Cywinski – Oui, il y a deux politiques distinctes, celle qui s’inscrit dans la perspective de Wannsee de la « Solution finale » et celle de la concentration dans divers camps sont très différentes, cela apparaît par exemple quand on analyse les départs des convois. Mais elles ne sont pas si faciles à distinguer sur place. L’histoire des familles qui sont allées directement dans les chambres à gaz nous a été rapportée par ceux qui ont été séparés de ces familles. C’est distinct mais c’est entremêlé. Ce sont ceux qui ont été « sélectionnés » pour entrer dans les camps qui sont les vecteurs de notre savoir, et ils sont passés par la concentration. Ce qui les lie c’est la sélection. À vouloir trop distinguer ces deux histoires, on perdrait quelque chose sur ce site-là. Car il y a eu une « sélection », chose inexistante à Treblinka ou Sobibor. À trop séparer j’ai peur que l’on rende le site moins lisible. Fabrice Virgili – Une question pour Piotr Cywinski : quand vous visitez d’autres lieux qui sont d’anciens camps de concentration ou d’extermination, quel regard avez-vous ? Piotr Cywinski – Quel regard sur d’autres lieux ? Il y a quatre choses à quoi je suis très attentif. Un regard d’historien : le site que l’on essaye de comprendre ; un regard de directeur : comment organiser les choses aujourd’hui ; le regard de la pédagogie qui est proposée sur place ; le regard de ceux qui travaillent sur ces sites. Conclusions Auschwitz, un devoir d’avenir Comment oser parler du « futur d’Auschwitz » ? quelle idée effroyable ! Jean-Charles Szurek a eu raison de souligner que ce titre peut légitimement indigner. S’il faut en effet bien espérer une chose, c’est que la Shoah n’ait pas d’avenir. Elle en a eu un pourtant et en aura peut-être encore. Des massacres, des « purifications ethniques » et même des génocides ont eu lieu après 1945. Alors, pour que la réalité du phénomène criminel d’Auschwitz n’ait pas d’avenir, il faut peut-être en parler, en entretenir et en transmettre la mémoire. Si « futur d’Auschwitz » il doit y avoir, ce n’est pas celui du crime, c’est celui de son musée, c’est aussi la question de la postérité de la mémoire de la Shoah. Rien n’est simple pourtant. L’évocation du pire dans le passé n’empêche pas automatiquement le mal à venir, ne serait-ce que parce qu’il prend des formes différentes. Pour nécessaire qu’il soit le cri du « plus jamais çà ! » n’est pas nécessairement fécond. Cette question de la productivité et/ou de la contre-productivité de la mémoire, les historiens sont bien obligés de se la poser. Au cœur des communications précédentes, se trouvent les interrogations essentielles : pourquoi, pour quoi et comment gérer la mémoire, ou mieux, les traces d’Auschwitz ? Quelles sont, quelles doivent être les responsabilités des uns et des autres, chercheurs, archivistes, artistes, cinéastes, documentaristes, muséographes ? Ces quelques remarques conclusives ne pourront pas rendre compte de la richesse de ce travail collectif. Elles se limitent à quelques réflexions sur les mots, sur le sens et sur le temps ou les régimes de temporalité. Les mots, d’abord. Comme l’a déjà dit Annette Wieviorka, l’UMR IRICE – Identités, Relations internationales et civilisations de l’Europe -1, a inclus le terme de « traces » dans un de ses axes de recherche : « Vivre avec l’autre, traces de guerre, réparations et enjeux de la réconciliation ». Le mot « traces de guerre » a l’avantage d’être plus large que celui de « mémoire des guerres ». Parce que les mémoires sont elles-mêmes des traces, elles n’ont pas toujours besoin d’autres traces pour se construire et 1 Unité mixte de recherche (CNRS, Universités de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et Paris 4 Sorbonne). 118 Robert FRANK elles en laissent de côté ; et il y a des traces qui ne fabriquent pas automatiquement de la mémoire, non point parce qu’elles sont oubliées ou occultées – oubli et occultation font partie de la mémoire –, mais parce qu’elles n’ont pas – encore – donné de prise à celle-ci, parce qu’elles n’ont pas été investies de sens. Le film Archeologia d’Andrzej Brzozowki (1967), présenté et commenté par Ania Szczepanska, montre merveilleusement ce que l’on entend par « traces de guerre ». Silencieux, sans paroles, sans pathos, il montre des mains et des gens qui fouillent dans la terre, selon la méthode archéologique scientifique de l’époque, pour déterrer des objets qui à la limite n’ont aucun sens : une cuiller, un verre de lunette, des dents, des cartes à jouer, des lettres, des billets, des pièces de monnaie, une montre à gousset, une poupée, un casse-noix, un dé à coudre, une croix, du rouge à lèvres, etc. La narration est sobre et la focale finit par s’élargir pour dévoiler les barbelés qui donnent du sens. Derrière ces objets, il y a, ou plutôt il y avait, des hommes et des femmes, dont il ne reste que ces traces, dont l’insignifiance première contraste avec la signification soudaine qu’on leur donne quand vient la conscience de ce qui s’est passé. Là réside à la fois la force et les difficultés de la gestion des traces et de la mémoire de ce sinistre endroit. Attardons-nous en effet encore sur les mots. Auschwitz est à la fois un « lieu » et un « site » de mémoire. Un lieu de mémoire, selon la terminologie de Pierre Nora, n’est pas forcément un lieu physique. Il peut être informel, symbolique ou être un modèle reflétant ou éveillant de la mémoire partout, nulle part ou dans plusieurs sites. Auschwitz, parce que c’est devenu – tardivement, d’ailleurs – le paradigme de la Shoah, est un lieu qui résume, symbolise, synthétise toutes les traces susceptibles d’entrer dans le processus mémoriel. Un site de mémoire, c’est autre chose : c’est physique, c’est précisément la mémoire in situ avec sa spécificité qui n’est pas nécessairement facile à universaliser. Il est possible de reprendre la question de Sophie Wahnich en la formulant d’une façon provocante : est-ce bien raisonnable d’organiser un lieu de mémoire sur un site de mémoire ? En tout cas, une telle installation oblige à un traitement différent qui tienne compte à la fois de la particularité du site et de la capacité de résonance générale du lieu qui met en écho tous les autres sites de la même tragédie. De ce point de vue, le « lieu » fonctionne, puisque, nous dit Piotr Cywinski, un visiteur américain dont le père est mort à Bergen-Belsen, vient à Auschwitz pour voir le symbole des symboles. Rien n’est simple, cependant. Tal Bruttmann, à juste titre, rappelle qu’Auschwitz est en Pologne, mais que les Polonais ne le visitent pas comme un lieu d’extermination, mais Conclusions. Auschwitz, un devoir d’avenir 119 comme un camp de concentration, à la différence des Français qui y voient un centre de mise à mort de leurs Juifs. La mémoire des Juifs de Pologne s’inscrit ailleurs, là où ils ont disparu en masse, plutôt à Treblinka ou à Belzec. Un même lieu ne parle pas de la même manière à tout le monde. D’où la question du sens. Sophie Wahnich et Piotr Cywinski se demandent si Auschwitz aura pour toujours du sens, si le site cessera un jour de « parler ». Tous deux mentionnent aussi le couple nécessaire pour faire durer le « sens » : l’émotion et le message, ou le rapport entre émotion et politique (Sophie Wahnich). Comment concilier les deux ? Pour que le message définisse le « sens » et interpelle la conscience, il faut au préalable de la connaissance. Là intervient le travail de l’historien, qui se veut scientifique, au-dessus des émotions. Celles-ci sont pourtant nécessaires : le message est important, mais un message sans émotion peut-il être transmis et s’inscrire dans la durée ? C’est là le difficile travail du muséographe qui doit concilier les deux composantes. De plus, le sens a évolué dans le temps. Dans les années 1960 et même encore en 1972, ne figure aucune mention de l’extermination des Juifs (Éva Weil). C’est un sens qui s’est construit lentement et il est extraordinaire de constater qu’il a fallu beaucoup plus d’années – entre trente et trente-cinq ans – pour comprendre le crime dans toute son étendue qu’il n’en a fallu pour le perpétrer : trois ans et demi. La mémoire communiste en Pologne renforce la tendance, avec sa volonté de diluer Auschwitz dans l’universel et de promouvoir le combat « antifasciste » sur des bases générales sans allusion aux victimes juives. Jean-Charles Szurek insiste sur le fait qu’Auschwitz n’est pas seulement un lieu de mémoire ; c’est aussi un lieu d’histoire de la mémoire, avec ses errements, ses tâtonnements et ses difficultés pour comprendre le phénomène. Piotr Cywinski pose la question : que fait-on avec toutes ces perceptions inexactes ou incomplètes ? Ces « erreurs de mémoire » ou « de représentation de mémoire » font partie de notre histoire. À l’inverse, lorsque le génocide est appréhendé dans toute son ampleur dans les années 1970 et 1980, de nouveaux processus d’identification victimaire se mettent en place : avec la conscience de la spécificité de la Shoah, comment ne pas donner dans la mémoire communautaire ? comment ne pas perdre l’universel si nécessaire pour la transmission du message et de l’émotion à l’échelle de l’humanité ? mais comment faire aussi que le maintien du lien avec l’universalité n’efface pas à nouveau la 120 Robert FRANK spécificité du génocide des Juifs ? La marge de manœuvre est bien étroite. Le sens n’est pas le même selon l’espace, nous l’avons dit, selon la nationalité des visiteurs. Je puis rapporter le témoignage d’un professeur qui a conduit ses élèves de Boulogne-Billancourt à Birkenau, ceux-ci ont été choqués par l’attitude triomphaliste de jeunes scouts israéliens déployant et tournoyant le drapeau d’Israël sur le site. Éva Weil nous a parlé aussi du difficile dialogue des Carmélites avec elle-même et Mgr Gaillot lors de leur voyage en 1989. Ce qui frappe aussi c’est, depuis la fin du XXe siècle et le début du XXIe, l’énorme croissance du nombre de visiteurs, venus de tous les continents, avec un tournant en 2005, lors du 60e anniversaire de la libération du camp (Anna Sommer). Peut-on parler pour autant de « mondialisation de la mémoire » ?2 Et, celle-ci ouvre-t-elle la voie à une universalisation qui prépare à une plus grande communicabilité ? Il ne le semble pas, car cette notion de mondialisation implique un minimum d’intégration et de transnationalisation, ce qui n’est pas le cas. Il faudrait plutôt employer le terme d’« internationalisation ». Les nationalités des touristes sont de plus en plus variées, mais chacun reste dans sa logique et sa mémoire nationales. De ce point de vue, les barrières et les frontières mentales ne tombent pas. Aux sens différents d’Auschwitz pour les Français et les Polonais, donc à l’intérieur de l’Europe, il convient d’ajouter les perceptions des visiteurs venus d’autres continents. Terrible est la phrase prononcée par un Coréen, rapportée par Piotr Cywinski : en venant ici, « je veux comprendre l’Europe ». Il ne dit pas « Je cherche à comprendre l’humanité, je cherche ce qu’il y a d’humain et donc d’inhumain en elle ». Non, il cherche ce qu’il y a d’européen, ce qui a pu conduire la civilisation européenne à ce crime absolu. Cette « sentence », typiquement extra-européenne, tombe comme un couperet sur l’arrogance des Européens qui ont longtemps cru à la supériorité de leur culture. Bref, les processus d’identification sont complètement différents selon les espaces de référence. Dans cette anarchie de sens, comment éviter que le couple « émotion et politique » ne fasse parfois d’Auschwitz un lieu d’incommunicabilité suprême ? Finalement, important est le régime de temporalité et d’historicité dans lequel le sens d’Auschwitz s’inscrit. Personne heureusement, n’a parlé ici de « devoir de mémoire ». Les historiens ont raison de se méfier 2 Henry Rousso, « Vers une mondialisation de la mémoire », Vingtième siècle. Revue d’histoire, n° 94, 2007/2. Conclusions. Auschwitz, un devoir d’avenir 121 de cette expression. Obliger les gens à se remémorer c’est tuer à coup sûr la mémoire, c’est la figer et l’enfermer dans le passé pour le passé. En revanche, lui préférer un « devoir d’histoire », c’est-à-dire s’obliger à soumettre la mémoire à la critique historique, c’est se donner une chance de la renouveler, de l’enrichir et de l’actualiser sans cesse, avec les interrogations du présent, voire les perspectives d’avenir. L’exercice se fait dans les collèges et les lycées depuis que la Shoah figure dans les programmes scolaires à partir des années 1980 (Hubert Tison). Le devoir d’histoire, c’est également s’interdire les tabous. Quelle que soit la spécificité de la Shoah, il faut oser la faire entrer dans l’histoire comparée ou croisée, dans la comparaison avec d’autres crimes, qu’il s’agisse des crimes nazis – Oradour dont nous parle Jean-Jacques Fouché ou le camp de Salaspils près de Riga, évoqué par Fabrice Virgili –, des crimes de la Seconde Guerre mondiale en Asie, ou des crimes qui ont été perpétrés après 1945. Certes, nombreuses sont les embûches. Grande est l’illégitimité de comparer à la solution finale tout manquement aux droits de l’homme, et cette banalisation est tout à la fois anachronique et honteuse. Mais tout aussi dangereux est de crier trop fort à l’illégitimité de la comparaison pour couvrir des crimes sous prétexte qu’ils sont moins graves qu’Auschwitz. Il faut oser aussi convoquer l’art et les artistes pour nous présenter et représenter Auschwitz le plus librement possible. Roberto Benigni a ouvert une belle brèche en 1997 avec son film La vie est belle, brèche qu’il convient d’élargir. Quand on rit ou quand on fait rire non point de la Shoah, mais à propos de la Shoah, c’est que la partie est en passe d’être gagnée : l’histoire remplace la mémoire, la distance devient compatible avec l’émotion. Enfin, Piotr Cywinski souligne qu’il ne faut surtout pas oublier les bourreaux et leur point de vue. Charles Browning a fait une œuvre historique salutaire en montrant comment « des hommes ordinaires », les 500 policiers du 101e bataillon de réserve, la plupart originaires de Hambourg, de milieux ouvriers, relativement peu imprégnés de culture nazie, votant probablement à gauche avant 1933, ont été capables, dans la région de Lublin en 19421943, de tuer par balles 38 000 juifs polonais et d’en déporter 45 000 vers le camp d’extermination de Treblinka3. Il y a un « devoir d’histoire » de ne pas déshumaniser les bourreaux, de montrer leur vérité. « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde », nous dit Brecht, et cette 3 Charles R. Browning, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de réserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, Paris, Les Belles Lettres, 1994, réédition, Tallandier, coll. « Texto », 2007. 122 Robert FRANK bête n’aura jamais le même visage, et pourtant elle aura toujours figure humaine. Déshumaniser les bourreaux du passé c’est s’assurer de ne pas reconnaître les bourreaux potentiels du présent. Voilà pourquoi est urgente la rupture avec le « devoir de mémoire » qui, en insistant davantage sur le processus d’identification victimaire, fabrique de la complaisance et de la bonne conscience à bon marché : je m’identifie avec la victime et je ne pourrai donc jamais être un bourreau. L’histoire et la muséographie d’Auschwitz ne doivent pas conforter et réconforter, mais au contraire susciter des questions de conscience. Alors, elles pourront nous éloigner de la complaisance dans le passé et du présentisme de la douleur. Elles pourront être socialement utiles dans l’amélioration de la gestion du « Plus jamais çà ! ». Le futur d’Auschwitz réside bien, non dans le devoir de mémoire, mais dans un devoir d’avenir. Les auteurs Tal Bruttmann est chargé de mission à la Ville de Grenoble, où il mène les travaux sur la spoliation des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale. Ses recherches portent sur les politiques antisémites pratiquées en France par Vichy et l’occupant et sur la mise en œuvre de la « solution finale ». Il a récemment dirigé, avec Laurent Joly et Annette Wievioka, Qu’est-ce qu’un déporté ? Histoire et mémoires des déportations de la Seconde Guerre mondiale (CNRS éditions, 2009), et publié Aryanisation économique et spoliations en Isère, 1940-1944 (Presses universitaires de Grenoble, 2010). Piotr M. A. Cywiński est historien, docteur en sciences humaines, membre du Conseil international d’Auschwitz depuis 2000, et depuis 2006 directeur du Musée et lieu de mémoire d’Auschwitz-Birkenau, co-créateur et président de la Fondation AuschwitzBirkenau. Il siège aussi dans diverses institutions muséales et mémorielles en Pologne. De 2000 à 2010, il a présidé le Club de l’intelligentsia catholique à Varsovie. Jean-Jacques Fouché, a enseigné la philosophie, il est aussi dramaturge, directeur de centres d’action culturelle et d’une maison de la culture, et inspecteur général au ministère de la Culture. Ses activités comme muséographe : rénovation du Musée de l’air et de l’espace ; chef de projet, puis directeur du Centre de la mémoire d’Oradour-surGlane ; chargé de cours à l’Université de Limoges. Principales publications : Oradour, (Liana Levi, 2001) ; dernier livre paru (avec Gilbert Beaubatie) : Tulle : nouveaux regards sur les pendaisons et les événements de juin 1944, (Lucien Souny, 2008) ; en cours, Mémoires des violences nazies en Limousin ; Les maisons de la culture et l’expérience chalonnaise. Robert Frank est professeur à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Parmi ses nombreuses fonctions administratives et scientifiques, il est directeur de l’UMR IRICE (Paris I, Paris IV, CNRS) et Secrétaire général du Comité international des sciences historiques. Il a récemment publié : Image des peuples et histoire des relations internationales du XVIIIe siècle à nos jours, en co-direction avec Maria M. Benzoni, et Silvia M. Pizzetti, (UNICOPLIPublications de la Sorbonne, 2008) ; Peace, War and Gender from Antiquity to the Present. CrossCultural Perspectives, en co-direction avec Jost Dülffer (Klartext Verlag, 2009) ; L’expérience européenne. 50 ans de construction européenne, 1957-2007. Des historiens en dialogue, actes du colloque international de Rome en 2007, en co-direction avec Gérard Bossuat, Éric Bussière, Wilfried Loth, Antonio Varsori, (Bruylant-LGDJ-Nomos Verlag, 2010) ; « Überlegungen zu Willy Brandt und Europa », dans Andreas Wilkens (dir.), Wir sind auf dem richtigen Weg. Willy Brandt und die europäische Einigung (Dietz, 2010) ; Un espace public européen en construction, des années 1950 à nos jours, en co-direction avec Hartmut Kaelble, Marie-Françoise Lévy et Luisa Passerini (P.I.E. Peter Lang, 2010). Parmi ses travaux sur la mémoire, citons notamment : « La mémoire empoisonnée » dans Jean-Pierre Azéma, François Bédarida (dir.), La France des années noires, tome 2 : De l’Occupation à la Libération, Seuil, 1993. Anna Sommer est guide à Auschwitz, elle a suivi des séminaires à Yad Vashem, aux États-Unis et prépare une thèse de doctorat à l’Université Jagielonne de Cracovie sur l’activité de l’American Jewish Joint Distribution Committee dans la Pologne d’aprèsguerre. Depuis 2007, elle enseigne comme assistante au département d’Études juives à l’Université Jagielonne. Ania Szczepanska est ancienne élève de l’ENS-LSH, elle enseigne à l’Université de Paris 7 et rédige une thèse à Paris 1 sur le cinéma polonais des années 1970-1980 sous la 124 Les auteurs direction de Sylvie Lindeperg. Elle réalise actuellement Nous filmons le peuple ! un film documentaire sur les relations entre cinéastes polonais et pouvoir communiste, produit par Abacaris films. Ses dernières publications ont porté sur le cinéma de K. Kieślowski (Cinémaction), les séries télévisées polonaises d’avant 1989 (Les cahiers de l’Afeccav) et les films documentaires de Marcel Lozinski (Conserveries mémorielles). Fabrice Virgili est chargé de recherche au CNRS, habilité à diriger des recherches. Il est membre de l’UMR IRICE où il co-anime l’axe « Traces de guerre, réparations et enjeux de réconciliation ». Ses travaux portent sur les relations entre hommes et femmes dans les guerres du XXe siècle. Il a notamment publié La France virile, des femmes tondues à la Libération (réédition Petite bibliothèque Payot, 2004), Naître ennemi, les enfants de couples francoallemands nés pendant la Seconde Guerre mondiale (Payot, 2009) et en collaboration avec Luc Capdevila, François Rouquet et Danièle Voldman, Sexes, genre et guerres (France 19141945) (réédition PBP, 2010). Sophie Wahnich est directrice de recherche au CNRS à l’Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain, dans l’équipe du Laios-EHESS. Ses recherches portent sur les liens entre émotions et politique, sur l’histoire de la Révolution française et sur les après-coups des violences politiques du XXe siècle dans un rapport comparatif. Dans ce cadre elle a travaillé sur les musées d’histoire des guerres du XXe siècle. Elle a notamment publié récemment La longue patience du peuple, 1792, naissance de la République, Payot, 2008, Les émotions, la Révolution française et le présent (CNRS éditions, 2009), et sur les musées, Fiction d'Europe, la guerre au musée en Allemagne, en France et en Grande Bretagne (Éditions des archives contemporaines, 2003). Elle travaille désormais sur la place dévolue aux émotions dans la transmission des enjeux démocratiques et plus particulièrement la question du contrôle de la cruauté. Éva Weil est psychanalyste, chercheur associé à l’UMR IRICE et à l’Université Denis Diderot-Paris VII. Elle co-anime l’axe : « Traces de guerre, réparations et enjeux de réconciliation ». Membre de la société psychanalytique de Paris, elle y dirige un séminaire intitulé « Traumas collectifs : abords cliniques et théoriques de leurs traces dans les cures ». Ses travaux portent sur les mécanismes de transmission des traces psychiques de ces traumas aux descendants des survivants ainsi qu’aux liens de la remémoration de ces traces entre l’individuel et le collectif. Parmi ses derniers articles parus : « Isaac Bashevis Singer : reconstructeur d’identités collectives perdues ? », dans J.-C. Szurek, A. Wieviorka (dir.), Juifs et Polonais, 1939-2008 (Albin Michel, 2009), « Travail de Mémoire et travail thérapeutique », dans Claude Nachin (dir.), Psychanalyse, histoire, rêve et poésie, Travaux de l'Association européenne Nicolas Abraham et Maria Torok (L’Harmattan, 2006) ; « Silence et latence », Revue française de Psychanalyse, 1/2000. Annette Wieviorka est directrice de recherche au CNRS à l’UMR IRICE où elle co-anime l’axe « Traces de guerre, réparations et enjeux de réconciliation ». Ses recherches ont porté principalement sur la mémoire de la Shoah à laquelle elle a consacré plusieurs ouvrages notamment Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Hachette, 1995 ; Le procès Eichmann (Éd. Complexe, 1989) ; L’Ère du témoin (Hachette Littératures, 2002). Elle a récemment publié Maurice et Jeannette. Biographie du couple Thorez (Fayard, 2010). Dans le cadre de la commémoration du 60e anniversaire de l’ouverture des camps d’Auschwitz, elle a conçu le scénario de la nouvelle exposition du pavillon français et publié Auschwitz. Soixante ans après (réédité en collection de poche Hachette Pluriel sous le titre de Auschwitz : la mémoire d’un lieu, 2006).