6| Histoire d`un livre

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6| Histoire d`un livre
6 | Histoire d’un livre
0123
Vendredi 4 juillet 2014
Chanel à quatre mains
C’est d’actualité
Jean Lebrun a écrit « Notre Chanel » par fidélité pour son compagnon disparu
en 1990 – ils avaient commencé ensemble cette enquête sur la créatrice de mode
Six cents
et quelques
Les chiffres viennent de tomber : 607
romans (404 français et 203 étrangers)
paraîtront à la rentrée, entre mi-août
et fin octobre. C’est plus qu’en 2013.
En revanche, on dénombre moins
de premiers romans : 75, contre 86
l’an passé.
christine rousseau
L
ongtemps il n’aura été
qu’un livre fantôme.
Fait de notes éparses,
parfois illisibles, de témoignages, de fiches
chronologiques et de
lectures, de souvenirs : archives
matérielles ou intérieures,
nouées par le fil ténu d’une promesse faite au terme d’une
course de vitesse (é)perdue contre la maladie. Vingt ans après la
disparition de son compagnon,
Bernard Costa – journaliste de
mode, mort du sida en 1990 –,
Jean Lebrun est parvenu à dénouer cet encombrant matériau
et à honorer son engagement à
travers Notre Chanel : un livre de
fidélité, donc, prenant la forme
d’une vanité tissée, à fleur d’émotion, dans les entrelacs d’une vie
complexe et insaisissable : celle
de Coco Chanel (1883-1971), l’une
des plus grandes créatrices de
mode du XXe siècle.
Sans l’admiration de Bernard
Costa pour une femme, dont il
pensait à juste titre qu’elle a marqué « une rupture décisive » dans
l’histoire de la mode, et le désir de
réaliser un livre à quatre mains
sur le modèle du Misia, d’Arthur
Gold et Robert Fizdale (Gallimard,
1981), sans doute celui qui anime
« La Marche de l’Histoire » sur
France Inter, après avoir été une
des grandes voix de France
Culture, n’aurait-il jamais croisé
la route de Chanel, pour laquelle il
reconnaît n’avoir guère de sympathie. « Je me sentais peu concerné et surtout totalement illégitime dans le domaine de la mode.
Je n’ai pas l’intelligence des mains
et ne suis pas capable de faire de
l’histoire technique. Pour autant,
je voyais bien que Bernard voulait
que l’on passe un peu de temps ensemble, puis de plus en plus, dans
les lieux chanéliens. »
Ce qui ne pouvait que séduire ce
passionné d’histoire – il est
agrégé – et cet amoureux des chemins de traverse. Dans un paysage où figuraient déjà L’Allure de
Chanel, de Paul Morand (Herman,
1976), et surtout L’Irrégulière,
d’Edmonde Charles-Roux (Grasset, 1974), première biographie de
référence, les deux hommes choisissent de « battre les haies, d’explorer les coins, débusquer des témoins qui ne parlent pas comme
les livres ». A l’été 1988, loin des ors
du Ritz ou de la rue Cambon, à Paris, Bernard Costa et Jean Lebrun
commencent une quête qui les
amène à sillonner la France : du
couvent d’Aubazine en Corrèze
– lieu fondateur – à Biarritz, en
passant par l’usine de Maretz,
Consécrations
Raymond Chandler (1888-1959),
l’auteur du Grand Sommeil, possédera
l’an prochain son étoile sur le célèbre
Walk of Fame d’Hollywood. Le père
du détective privé Philip Marlowe rejoindra deux romanciers aux côtés des
stars du grand écran : Sidney Sheldon
et Ray Bradbury. Tandis que, au Japon,
les noms des poètes Takuboku Ishikawa (1886-1912) et Hakushu Kitahara
(1885-1942), ceux de Yasunari Kawabata, Prix Nobel de littérature 1968, et
du romancier, dramaturge et poète
Kyoka Izumi (1873-1939) seront donnés
à des reliefs sous-marins au sud d’Okinawa. Désormais, ils apparaîtront sur
les cartes hydrographiques.
Anti-Amazon
Coco Chanel, 1935.
GEORGE HOYNINGEN-HUENE/
RUE DES ARCHIVES/AGIP
dans le Nord, jusqu’au château de
Corbère, dans les Pyrénées-Orientales. Avant que la mort ne vienne
l’interrompre. « Le dernier été, j’ai
pris le relais, avec le sentiment
– hors du caractère inéluctable de
la maladie – que ce livre était impossible à faire. » Jean Lebrun se
souvient aussi de l’impression
étrange ressentie dans cette maison entourée de lapins, charmants à première vue, mais atteints de myxomatose. « Je craignais que ce livre ne ressemble à
cela… c’est pourquoi je l’ai laissé reposer tant et tant d’années. »
Dette impayée
Des années au cours desquelles
paraissent de nombreux essais
sur la Grande Mademoiselle, tels
Chanel solitaire, de Claude Delay
(Gallimard, 1983), Coco avant
Chanel, de Justine Picardie (Steidl,
2011), ou encore Dans le lit de l’ennemi. Coco Chanel sous l’Occupation, d’Hal Vaughan (Albin Michel, 2012). Malgré cela, le journaliste prend conscience que, s’il
n’écrit pas ce livre, dette impayée,
celui-ci demeurera un verrou
pour tous les autres.
Reste néanmoins les scrupules
de l’historien face à une documentation parcellaire, des témoignages peu ou pas recoupés, une
enquête inachevée qu’il entend
par fidélité laisser ainsi. Deux éléments lui permettent de les
Extrait
« Pendant que nous chanélisons en équipage depuis des mois,
je propose à Bernard, en 1989, de me laisser partir sur la route
de Pierre Reverdy pour mon propre compte. Le bonhomme
s’est toujours tenu dans l’ombre, en lisière de la route de la
réussite de Chanel. De son vivant, il fallait le prendre par le bouton de la veste pour le retenir, et mort, il est resté rétif à tout
attroupement de plus de deux personnes. Charles-Roux dit
qu’aux yeux de Chanel, il demeure, avec Boy, le seul nom qu’elle
juge associable au sien. Toute sa vie, elle gardera à portée de
main, et au vu de tous, les livres du poète : l’exemplaire des
Cravates de chanvre, illustré par Picasso et datant du début de
leurs rapports, en 1922, comme celui d’Epaves du ciel, avec sa
dédicace “A ma très grande et chère Coco, tout mon cœur,
jusqu’à mon dernier battement”. »
notre chanel, page 113
dépasser. L’agacement devant
« l’engoncement » de certains
jeunes universitaires qu’il invite
à « La Marche de l’Histoire »,
émission dont il tient les rênes
depuis 2011 ; et, en contrepoint, le
développement de l’« ego-histoire », qui voit les artisans du
métier, comme Mona Ozouf ou
Jacques Le Goff, Pascal Ory ou
Gérard Noiriel, emprunter le
« je ». « Tout ceci combiné m’a
laissé penser que l’on pouvait faire
de l’histoire en se libérant de
certains impedimenta. Et puis,
ajoute encore Lebrun, pour moi,
Chemins de traverse
MÊME SI, en 1988, ils
ne sont pas encore
légion à s’être emparés de la Grande Mademoiselle, lorsque
Bernard Costa et
Jean Lebrun entament leur enquête,
la biographie d’Edmonde CharlesRoux s’est déjà imposée comme la
référence. Aussi choisissent-ils d’explorer d’autres chemins, de traverse
ceux-là, en suivant les précieux conseils de Boris Kochno, proche collaborateur de Diaghilev, dont Chanel
a été la mécène. « Le premier cercle,
ou du moins celui à qui elle faisait
croire qu’il était le premier, est facilement identifiable : les proches collaborateurs qu’elle essore, les courtisans
qu’elle manipule, les obligés du grand
monde qu’elle rince… Voyagez plutôt
dans les autres cercles. Et vous serez
étonnés. »
D’étonnements en surprises, d’émotions en sourires, ainsi chemine en
effet le lecteur dans ce singulier roadmovie, prix Goncourt de la biographie
2014, qui narre la quête menée à deux
(puis seul, à mesure que la maladie
s’empare de son compagnon) afin de
saisir la vie de la grande dame dans les
méandres de sa géographie secrète, sinon inédite, mettant au jour des
témoins, telle la très chanélienne
Mme Madoux, dont le mari fut
l’homme de confiance de la couturière. Mais également des personnalités à qui l’auteur redonne toute leur
place. On pense à André Palasse, son
La loi a été adoptée le 26 juin au Sénat.
Le cyberlibraire Amazon ne devrait
bientôt plus avoir le droit de cumuler
gratuité des frais de port et rabais légal
de 5 %. Une mesure destinée à lutter
contre les pratiques commerciales
déloyales du géant américain qui portent préjudice aux librairies.
neveu, qu’elle élève comme son fils, au
risque d’étouffer chez lui toute velléité
d’émancipation ; à Etienne Balsan,
« l’inventeur de la jeune Gabrielle » ;
au poète Pierre Reverdy, qui la ramène
à « sa vérité originelle de paysanne »,
selon les mots d’Alain Cuny ; ou encore au cinéaste Robert Bresson, un
familier de la tribu de Corbère, où se
réunissait le premier cercle, et auquel
elle inspirera Les Dames du bois de
Boulogne. De lieux en rencontres, de
souvenirs en impressions, se déploie
ce périple chanélien, mené avec une
pudique élégance et miroitant d’éclats
d’éternité. p ch. r.
notre chanel,
de Jean Lebrun,
Bleu autour, 280 p., 20 €.
l’histoire a toujours été une affaire
d’écriture, de style. »
Et d’évoquer Madame de Lafayette et La Princesse de Clèves,
un roman qui s’adosse à un matériau historique : la cour d’Henri II.
Une méthode dont – « toutes proportions gardées », souligne-t-il –
il s’est inspiré pour nouer ensemble les fils de deux vies. Celle de
Bernard Costa, écorché vif, hypersensible, dépeint par Christian
Lacroix comme un « ange à la
Cocteau », trop peu remarqué
dans le milieu de la mode ; et celle
d’une créatrice de génie entourée
d’ombres, de mystères, de silences et de mensonges dont il ôte
une part de la souveraineté, de
l’éclat romanesque, pour en parer
son ami.
Se gardant bien de toute forme
de sentimentalisme, d’épanchement ou d’emphase, Jean Lebrun
confesse néanmoins avoir vécu
l’écriture de ce livre comme un
« arrachement », au terme duquel
il a appris, sinon à aimer Coco
Chanel, du moins à considérer la
femme fidèle à son enfance, l’artisane cistercienne rabaissant à
coups de ciseaux les puissants
pour exalter les pauvres ; à apprécier aussi chez cette « fondatrice
d’ordre » la discipline qu’elle s’imposait à elle-même, l’austérité, la
simplicité, la générosité. Et surtout l’extraordinaire faculté à rebondir après le deuil. Une leçon
qu’a faite sienne, de belle et singulière manière, Jean Lebrun. p
« Mettez-vous dans
ma peau, je me mettrai
dans la vôtre. Je deviens
ce que vous êtes,
devenez ce que je suis. »
A en croire la préface écrite par colum
mccann pour le recueil Etre un homme,
qui vient de paraître chez Belfond (354 p., 21 €),
cette identification réciproque est « un acte
qui peut affecter toute une existence, se fondre
dans un récit universel, s’unir à une somme
de narrations et ouvrir les poumons du
monde ». Pour soutenir son association caritative, Narrative 4, créée en 2013 afin de permettre à des enfants de divers horizons de partager leur expérience à travers l’écriture, l’écrivain irlandais, installé à New York, a sollicité
75 auteurs. De Michael Cunningham à Khaled
Hosseini, en passant par Salman Rushdie, Ron
Rash, Edna O’Brien et Ian McEwan, tous ont
accepté d’écrire un texte bref, répondant à la
question : « Qu’est-ce qu’être un homme ? »
Un passeur
Le mangaka Jiro Taniguchi sera l’invité
exceptionnel du Festival de la bande
dessinée d’Angoulême, en janvier 2015. La 42e édition consacrera, en
effet, une grande exposition à l’auteur
de L’Homme qui marche (Casterman,
2003). Inspiré par le roman noir américain et les auteurs de BD européens tel
le Français Jean Giraud, le maître japonais a abordé tous les genres, du western à l’autobiographie, du récit psychologique au polar. Il possède un
« rare statut de “passeur” entre Orient
et Occident, qui confère à son œuvre
une dimension universelle », soulignent
les organisateurs du festival.
Célèbres héroïnes
Elles s’appellent Gastonne, Coco
Maltese, Lucky Lucy, Spirouette et
Fantasia, Vulverine, Tintine ou Buck
Danielle. Que seraient les grands héros
de la BD s’ils étaient des femmes ?
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