uN ciNéaste qui coNte

Transcription

uN ciNéaste qui coNte
Nacer Khemir
un cinéaste
qui conte
Aux antipodes du réalisme, l’œuvre
de ce réalisateur tunisien est une
véritable fresque cinématographique
de « défense et illustration » de
la culture, de l’histoire et de la
littérature arabo-musulmanes
Par Marie Pierre*
acer Khemir
est une
exception
en Tunisie.
Montrer
le monde
tel qu’on le
voit de sa
fenêtre, soulever des questions politiques,
sociales ou d’actualité, comme le font
les autres réalisateurs tunisiens déjà
évoqués dans ces pages (Nouri Bouzid,
Mohamed Zran, Ferid Boughedir, Selma
Beccar) ne l’intéresse pas. Nacer Khemir
est un cinéaste formaliste, symboliste
et perfectionniste, mais non abscons.
D’emblée, la beauté du décor (un désert
chatoyant et intemporel), des costumes
(créés par Maud Perl) et des plans (lents et
contemplatifs) captivent le spectateur. Puis
c’est l’insolite des situations qui empêche
l’attention de jamais se relâcher : dès les
premières images des Baliseurs du désert
(1986), Nacer Khemir nous introduit dans
un monde qui ouvertement en recèle un
autre. Le commencement de Bab’Aziz,
le prince qui contemplait son âme (2005)
confronte avec une belle simplicité un
jeune chanteur « contemporain », en veste
et pantalon en jean, au couple étrange
de deux « vieilles âmesÓ», venues des
84 - novembre 2012 - Zamane
profondeurs du désert et de l’Histoire : un
vieil aveugle enturbanné et une petite fille
pleine de sagesse. Tous trois se rendent à la
même réunion soufie, aucun n’en connaît
la situation géographique exacte (sauf
l’aveugle, mais il est aveugle), et pourtant
ils se séparent, laissant le récit déployer ses
méandres.
Un objet non identifié
Nacer Khemir nous confronte alors à un
objet non identifié : une fiction de toute
beauté, à la croisée des arts et des temps.
Le réalisateur à casquette puise en effet
son inspiration dans diverses « formes »
artistiques arabo-musulmanes, en
particulier la culture et la mystique soufies.
Les derviches errants peuplent l’écran de
leurs chants. Ces chants disent un amour
mystique et charnel de Dieu, que répète la
beauté même des images. La caméra, lente
et continue, suit au rythme des chants, avec
une simplicité solennelle, les personnages,
multiples, et leurs paroles, leurs contes,
leurs récits, leurs chants enchâssés. Le
spectateur sort apaisé de ce film chargé de
spiritualité.
C’est cette beauté millénaire et cette
spiritualité presque picturale qui
rapprochent l’art cinématographique de
Nacer Khemir d’un autre art persan : la
miniature. Comme les miniaturistes, Nacer
Khemir se défend de dépeindre le monde
tel qu’il est : ce qu’il veut transmettre, ce
n’est pas la réalité, mais le beau et la vérité
qu’il recèle, c’est la divine beauté d’un
monde et d’une civilisation. Pour ce faire,
il choisit de tourner dans le splendide
désert d’Iran, où se dresse le dédale
onirique d’une ville en ruines. Comme
un œil collé à une miniature chatoyante,
la caméra se déplace lentement, linéaire,
horizontale et continue, dans un décor dont
la profondeur de champ est très courte
malgré l’immensité du désert.
En dépit de l’esprit et de la musique
soufis qui imprègnent le film, en dépit
de cette façon de filmer les espaces et
les histoires comme un emboîtement de
miniatures, le modèle narratif principal de
Nacer Khemir reste la littérature arabopersane, et en particulier les récits fabuleux
des Mille et Une Nuits, qui enchantent et
dépaysent le public : en une heure et demie
de film, combien d’histoires, d’anecdotes,
de poésies et de légendes nous sont
montrées !
C’est finalement le conte arabe qui accède
à une forme cinématographique accomplie
grâce à Nacer Khemir. Le cinéaste, outre
la réalisation d’un film tous les dix ans
(Les baliseurs du désert, Le Collier perdu de la
dans ses films, nacer khemir
entend illustrer et réveiller cette âme
islamique intemporelle, seule à même
d’apaiser les crises contemporaines
colombe, 1994, et Bab’Aziz), a consacré sa vie
au renouveau du conte arabe : depuis les
années 1970, il a collecté des contes dans la
médina de Tunis, écrit ses propres contes
et raconté les Mille et Une Nuits au Théâtre
de Chaillot (1982-1988). Mais ses films sont
de véritables contes non seulement d’un
point de vue formel, mais également parce
qu’ils sont porteurs d’un message. Ces
sensations, ces évocations, ces couleurs,
ces images tirées d’un imaginaire collectif,
entendent présenter une sorte de synthèse
décentrée, plurielle, sans nationalité
précise (la langue arabe et la langue
persane se côtoient dans la bouche des
personnages de Bab’Aziz) d’une histoire
et d’une culture arabo-musulmanes qui,
« il était une fois, il y a bien longtemps »,
étaient belles, spirituelles et harmonieuses. Ce qui intéresse Nacer Khemir dans
le conte, c’est certes l’universalité de son
message, mais c’est surtout son caractère
fictionnel : il propose une infinité de
possibles, et par ces possibles ouvre
une faille au sein de la réalité présente.
Dans l’espace fictif du conte, Nacer
Khemir peut confronter à ce présent qui
le regarde, qui l’écoute et qui l’abrite, la
mémoire spectrale, stylisée et mythifiée
de l’Andalousie arabe (Le collier perdu,
Les baliseurs) ou de la Perse des arts et
des lettres (Bab’Aziz). Il ne s’agit pas
pour Nacer Khemir de procéder par là
à la glorification passéiste d’un paradis
perdu : il s’agit au contraire de puiser dans
ce souvenir des modèles qui permettent
de représenter en images l’esprit de la
culture arabe. Les contes filmés de Nacer
Khemir sont de véritables allégories
de ce passé et de cette culture rêvés : le
désert de Bab’Aziz est un carrefour de
chants, de rites, de prières, de contes, tous
anachroniques entre eux, mais tous reliés
par leur islamité et/ou leur arabité. Ce
désert – cadre du conte – est le réceptacle
intemporel et fictif de ce que Nacer Khemir
retient des siècles d’histoire, de culture,
de pensée, de spiritualité et de littérature
arabo-musulmanes : il est le lieu de sa
rêverie islamique personnelle. Mais en
rassemblant dans ce décor unique et
onirique ces motifs disparates de la culture
arabo-persane, Nacer Khemir donne en
même temps un visage universel à une
culture à la richesse méprisée ou oubliée.
Pour un cinéma « civilisationnel »
En se situant ainsi aux antipodes du
réalisme, Nacer Khemir révèle également
en creux les vérités et les carences
profondes du monde arabe contemporain.
En effet, la fiction, la spiritualité, la
littérature lui permettent de réfuter le
prosaïsme actuel, et de proposer une
issue à un présent aux tendances obtuses,
simplificatrices et clivantes. Il a en effet
l’espoir d’instruire et de redresser le
présent : comprendre ce monde révolu
dans toute sa richesse et renouer avec
lui permettra peut-être de construire
un avenir meilleur. Rester fidèle à une
identité, une histoire et une pensée (bien
plus complexes et chamarrées que ce
que les « traditionalismes » en retiennent
souvent) raffermira peut-être l’harmonie
des temps et la paix des mondes. Dans
ses films, Nacer Khemir entend illustrer
et tout en même temps réveiller cette âme
islamique intemporelle, la seule à même
d’apaiser les crises identitaires du monde
arabe contemporain. C’est pour l’instant un
échec puisque ses films n’ont été diffusés
dans aucun pays musulman, pas même la
Tunisie, hormis Bab’Aziz, qui fut diffusé
par son coproducteur iranien.
Le cinéaste français Robert Bresson
écrivait : « La beauté de ton film ne sera pas
dans les images (cartepostalisme) mais dans
l’ineffable qu’elles dégageront » (in Notes sur
le cinématographe, 1975). Or, il nous semble
que la beauté du cinéma de Nacer Khemir,
échappant à la fois au rigorisme et au
« cartepostalisme », atteint précisément
cette grâce ineffable, cette spiritualité
islamique, que seul peut-être l’Iranien
Abbas Kiarostami a touchée avant lui dans
le monde musulman. Quand Kiarostami
filme cette microscopique et miraculeuse
quotidienneté qui donne sens et goût à
la vie, Nacer Khemir – seul représentant
actuel du cinéma « civilisationnel » dont
il proclame la nécessité – ravive une
civilisation, en illustrant les contes, les
chants ou les paysages qui en font la
richesse, la culture et la beauté. w
* Marie Pierre est étudiante-chercheuse à l’Ecole
normale supérieure de Paris-Ulm.
Zamane - novembre 2012 - 85

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