Untitled - Bienvenue futur Bouddha

Transcription

Untitled - Bienvenue futur Bouddha
CHöGYAL NAMKHAï NORBU
DZOGCHEN
ET TANTRA
L a V o i e d e la L u m i è r e
d u b o u d d h i s m e tibétain
Textes rassemblés et édités par John Shane
Traduits de l'anglais par Bruno Espaze
Nouvelle édition mise à jour
Albin Michel
Albin Michel
• Spiritualités m
Collections dirigées
par Jean Mouttapa et Marc de Smedt
Édition originale :
THE CRYSTAL AND THE WAY OF LIGHT
© Namkhaï Norbu et John Shane 1986
Routledge & Kegan Paul Ltd, 1986
Arkana, Penguin, 1993
Seconde édition mise à jour :
© Snow Lion Publications, 2000
Traduction française :
© Éditions Albin Michel, 1995, 2006
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.
Ce livre est dédié à mon maître
Tchangchoup
Dordjé,
à mes oncles
Urgyen Tendzin et
Khyentsé Tchôkyi
Wangchouk
et pour le bien de tous les êtres.
Namkhaï
Norbu
Namo Guru Bhya
Namo Deva Bhya
Namo Dâkinî Bhya
Pareil au soleil s'élevant dans le ciel, puisse le
Grand Trésor secret des Victorieux, l'Enseignement suprême du Dzogchen, rayonner et se diffuser dans tous les royaumes.
(En haut de la page, la lettre tibétaine A, olanche, symbole de l'état primordial de l'esprit ; en
dessous, la salutation aux trois racines, Guru,
Deva, Dâkinî, puis encore en dessous les mots de
Padmasambhava rendant hommage aux enseignements Dzogchen. Le mot « Victorieux » se réfère
à ceux qui ont surmonté la condition dualiste.)
Avant-propos
Ce livre a été rédigé à partir de transcriptions d'enseignements oraux donnés par Chögyal Namkhaï
Norbu lors de retraites ou de conférences en divers
lieux du monde au cours des sept dernières années,
et également à partir de mes notes personnelles de
certains enseignements ou conférences non enregistrés ou non transcrits, ainsi que de conversations privées avec Rinpoché.
Bien que Namkhaï Norbu ait une bonne
connaissance de l'anglais, il a préféré (jusqu'à fin
1984) enseigner en italien, la langue occidentale
qui lui est la plus familière. Il fait de fréquentes
pauses permettant la traduction en anglais s'il est
en Italie, ou dans la langue de la majorité des auditeurs ailleurs. Sans les efforts et le travail de tous
ceux qui ont traduit, enregistré, transcrit les enseignements de Namkhaï Norbu, ce livre n'aurait
donc pu être réalisé. Mais bien que la traduction
spontanée soit souvent inspirée, sa transcription
mot à mot laisse bien souvent à désirer.
Le travail de rédaction a donc bien sûr consisté
à rendre en bon anglais les sources utilisées. Mais
au-delà, il fallait que le livre mette en évidence la
12
Dzogchen et Tantra
structure inhérente aux enseignements, sans pour
autant perdre la saveur de l'enseignement oral de
Namkhaï Norbu. Je me suis efforcé de réaliser cela
en alternant, comme le fait Namkhaï Norbu, les
enseignements eux-mêmes et les anecdotes —
amusantes et toujours riches de sens — qu'il
raconte et qui illustrent si clairement ses enseignements. Ce livre étant destiné au vaste public
comme à l'érudit, j'ai évité autant qu'il était possible d'alourdir le texte par des notes.
Si j'ai tant soit peu réussi dans ma tâche, je le
dois à la patience de Chögyal Namkhaï Norbu, qui
a souvent pris le temps de me donner en privé
les explications et clarifications nécessaires. Les
erreurs ou interprétations erronées qui demeureraient dans ce texte seraient de mon entière responsabilité.
Trop d'amis m'ont aidé dans ce projet pour tous
les nommer ici, mais j'aimerais remercier tout particulièrement ma femme, Jo, pour ses encouragements et son infaillible appui.
Aujourd'hui, alors que l'humanité traverse une
crise intense, il est d'une extrême importance que
les anciennes traditions de sagesse qui mènent à la
transformation de l'individu soient préservées et
communiquées clairement, car elles peuvent puissamment contribuer à la transformation pacifique
de la société, dont dépend à présent la survie future
de l'espèce humaine et de la planète.
Puisse le travail qui a donné naissance à ce livre,
que j'ai eu le privilège de réaliser en collaboration
avec Chôgyal Namkhaï Norbu, apporter véritablement une contribution, même minime, au vaste
effort entrepris pour mettre fin à la souffrance et
Avant-propos
13
au conflit, et pour amener paix et liberté à tous les
êtres.
Que le lecteur veuille bien se souvenir qu'aucun
livre ne peut remplacer la transmission reçue d'un
maître compétent. Puissent ceux qui n'ont pas
encore eu cette chance, rencontrer bientôt un véritable « ami spirituel ».
Puisse cela être de bon augure !
John Shane
Arcidosso, juin 1985
L e s Six V e r s d e V a j r a
Bien que les phénomènes apparaissent très divers,
la nature de cette diversité est non duelle
et de toutes choses individuelles
aucune ne peut se ramener à un concept fini.
En évitant le piège de dire : « C'est comme ceci »
ou « c'est comme cela »,
il apparaît clairement que toutes formes manifestées
sont des aspects de l'infini sans forme et,
étant inséparables de lui, sont parfaites en soi.
16
Dzogchen et Tantra
Voyant que toutes choses sont parfaites en soi
depuis l'origine,
on abandonne la maladie de s'efforcer sans cesse
vers un but
et, demeurant simplement dans l'état naturel non
modifié,
la présence de la contemplation non duelle s'élève
spontanément.
Note sur les Six Vers de Vajra
Les Six Vers de Vajra ou, littéralement, les Six
Lignes de Vajra, puisque le texte original en tibétain est de six lignes, contiennent un résumé parfait
des enseignements Dzogchen.
La traduction anglaise de Brian Beresford et
John Shane est une libre adaptation d'après les
explications orales de Chögyal Namkhaï Norbu.
L'illustration montre les Six Vers en cursive
Oumé (Wumed) calligraphiée par Namkhaï Norbu
Rinpoché. Le corps principal de ce livre pourrait
être considéré comme un commentaire de ces Six
Vers, qui constituent le Tantra «Rigpai khoudjouk » (Rigbai Kujyug), le Tantra du « Coucou
porte-bonheur de l'état non duel (Rigpa) ». Tout
comme le coucou est le premier hérault de l'arrivée du printemps, ces vers se font le hérault de
l'éveil spirituel.
N.d.T. : Les Six Vers de Vajra renferment sous
une forme très condensée et même elliptique une
grande richesse de sens. Cette caractéristique
Les Six Vers de Vajra
17
explique que les traductions qui en ont été faites
aient pris des formes assez diverses.
Dans La Liberté naturelle de l'esprit, texte de
Longchempa qu'il a présenté et traduit du tibétain
(Éd. du Seuil, coll. « Points Sagesse »), Philippe
Cornu propose cette traduction :
La variété des phénomènes est non duelle,
Et dans leur multiplicité même, les phénomènes
individuels
sont dénués d'élaborations conceptuelles.
N'allez donc pas penser « c'est ceci ou cela » ;
Les apparences dans leur totalité sont toutes ultimement bonnes
Abandonnez l'attitude maladive qui s'efforce de
saisir
Et demeurez dans la spontanéité, laissant toutes
choses dans leur état naturel.
On pourra également consulter la version
anglaise de John Reynolds dans Rigbai Kuj'yug,
The Six Vajra Verses, an oral commentary
by
Namkhai Norbu Rinpoche, édité par Cheh-Ngee
Goh chez Rinchen Editions Pte Ltd, 15 Phillips St.
Singapour.
Guide pour la prononciation
des termes tibétains
Les termes et les noms tibétains ont été transcrits
dans l'édition anglaise selon un système mis au
point par Namkhaï Norbu Rinpoché, qui présente,
entre autres avantages, celui d'être relativement
facile à prononcer. Il est également assez proche
du système pinyin, généralement utilisé pour la
transcription du chinois et avec lequel beaucoup
d'universitaires sont déjà familiers.
Nous avons choisi d'utiliser pour la version française le système le plus couramment usité pour les
ouvrages sur la culture tibétaine paraissant actuellement en langue française, qui permet de donner
immédiatement la prononciation approximative
des termes transcrits.
Toutefois, lors de la première occurrence des
termes tibétains, nous avons indiqué entre parenthèses la transcription selon le système de Namkhaï Norbu Rinpoché, afin que les lecteurs intéressés par ce système ou par une prononciation
plus précise puissent s'y référer.
1. L'accent circonflexe renversé " indique un
ton plus bas dans la prononciation.
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Dzogchen et Tantra
2. L'accent grave " indique une nasalisation de
la consonne précédente ; ex. : mangue.
3. L'accent aigu ' a la m ê m e fonction que dans
la langue française.
tibétain
Ga
Gâ
Gà
Gâ
Ja
Jâ
Jà
Jâ
Da
Dâ
Dà
Dâ
Ba
Bà
Bà
Bâ
Sa
Sa
Sà
Sâ
Xa
Xâ
Xà
Xâ
Ta
Tà
Pa
Pà
prononciation française
ca, comme dans café
ca, le même un ton plus bas
nga, comme mangue (accent nasal)
gagner, garçon
comme tchèque
comme ci-dessus mais un ton plus bas
comme dans manger
John, j renforcé
ta, comme table
comme ci-dessus, mais un ton plus bas
nda, comme standard
date, d renforcé
pa
un ton plus bas
comme dans combien
bien, b renforcé
sa, comme dans sourd
un ton plus bas
sa, avec le s renforcé
comme le 2e s de saison
comme chat
un ton plus bas
ch renforcé
comme jour
t aspiré, t + h comme dans thé (pas le th
anglais)
le même avec nasalisation
p aspiré
le même avec nasalisation
Guide pour la prononciation des termes tibétains
tibétain
Ca
Cà
Ya
Yâ
Ra
Râ
La
La
Wa
Wâ
Va
Ha
Hâ
Gya
Gyâ
Gyà
Gyâ
Jya
Jyà
Jyà
Jyâ
Kya
Kyà
Qya
Qyà
Za
Zà
Zà
Zâ
Na
Nà
Nâ
Na
Nà
Nâ
prononciation française
tsa sourd, en renforçant l'aspiration
ntsha, nasalisation
comme ia
id. en forçant l'accent
comme dans Roma en italien
id. en forçant l'accent
comme la en français
accent renforcé
oua comme noix
accent renforcé
comme oua un ton plus bas
h aspiré
h muet, voyelle basse
kia comme dans kiosque
ton plus bas : ghia
nasalisé : nghia
ghia, accent renforcé
tchia
tchia plus bas
ndjia, précédé d'une nasalisation
djia, renforçant l'accent
khya
nkhya
comme tchia, en renforçant l'aspiration
précédé d'une nasalisation
tsa, comme tsar
comme dans pizza
ndza, précédé d'une nasalisation
comme dza renforcé
na, comme Naples
id. en forçant la nasalisation
na, renforçant l'accent
union de ntg, comme « ring » anglais
renforcement de la nasalisation
renforcement de l'accent
21
22
Dzogchen et Tantra
tibétain
Nà
Nâ
Ma
Mà
Ma
Ka
Kà
Qa
Qà
Dra
Drâ
Drà
Drâ
Tra
Trà
Lha
Hra
Les
A:
I :
U:
E:
O:
prononciation française
le précédent, nasalisation renforcée
gna, en forçant l'accent
comme dans maison
nasalisation renforcée
accent renforcé
k aspiré : k + h
nkha : nasalisation
tchia, renforçant l'aspiration
id., précédé d'une nasalisation
comme tra
id., mais ton bas
id. nasalisé : ndra
dra, accent forcé
t aspiré
comme le précédent avec nasalisation
comme hca
comme hr en un seul son
voyelles
a
comme dans « mie »
ou
é
o
Consonnes finales (précédées d'une
voyelle)
g : comme c-k très léger, abrégeant la voyelle précédente
n : comme l'anglais « ring »
b : p léger
m : m
Guide pour la prononciation des termes tibétains
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s : devient muet, allongeant et transformant le
son de la voyelle précédente
sa = sae
si = si
su = su, sue
se = sé
d : comme t très léger
n : n français
1: 1 français ; pour d, n, 1, les voyelles changent
comme pour s
r : r français, allongeant le son des voyelles.
I
Ma naissance,
mes premières années,
mon éducation ; et comment
je rencontrai mon maître principal
Dès l'origine,
les êtres qui existent en nombre infini
ont pour condition inhérente essentielle
l'état parfaitement pur d'un être illuminé ;
sachant que cela est également vrai pour moi,
je me dédie à la réalisation suprême.
Vers sur la Bodhicitta de
Longchempa (1308-1364)
exprimant le concept de la Base
de l'Anu Yoga
Je suis né dans le village de Géoug, dans le district Gongra du Dergué, au Tibet oriental, le dixseptième jour du dixième mois de Tannée du TigreTerre (8 décembre 1938). O n raconte que les rosiers de la maison de mes parents fleurirent alors,
bien que ce fût l'hiver. Deux de mes oncles vinrent
aussitôt rendre visite à ma famille. Disciples
d'Adzom D r o u k p a (Azom Drùgba), un grand maître mort quelques années auparavant, ils étaient
devenus eux-mêmes des maîtres du Dzogchen
(Zogqen). Ils avaient la ferme conviction que j'étais
la réincarnation de leur maître, à la fois à cause de
26
Dzogchen et Tantra
ce qu'il leur avait dit avant de mourir, et parce qu'il
avait légué des possessions particulières à un fils
qui devait naître de mes parents après sa mort.
Lorsque j'eus deux ans, je fus officiellement
reconnu comme la réincarnation d'un grand tulkou
de l'école Nyingmapa et l'on me fit présent de
quelques vêtements de cérémonie. Je ne me rappelle que quelques détails de ce qui se passa alors,
mais je sais qu'ensuite je reçus une énorme quantité de cadeaux !
Plus tard, à l'âge de cinq ans, je fus aussi reconnu
par le seizième Karmapa et par le Sitou Rinpoché
de l'époque comme l'émanation d'un autre grand
maître, lui-même la réincarnation du fondateur de
l'État moderne du Bhoutan et dont la lignée avait
été celle des Dharmarâja, souverains spirituels et
temporels de ce pays jusque dans les premières
années de ce xx e siècle. En grandissant, j'allais ainsi
recevoir bon nombre de titres dont beaucoup sont
très longs et très honorifiques. Mais je ne les ai
jamais utilisés car j'ai toujours préféré le nom que
mes parents m'ont donné à ma naissance : Namkhaï Norbu, qui est aussi à sa façon un nom très
particulier. Norbu signifie « joyau » et Namkhaï
veut dire « du ciel » ou « de l'espace ». Il est tout
à fait inhabituel d'utiliser le génitif dans les noms
tibétains, mais c'est ainsi que mes parents avaient
choisi de m'appeler parce que, bien qu'il eussent
déjà quatre filles charmantes, ils espéraient depuis
des années avoir un garçon. Si intense était ce souhait, qu'ils avaient loué les services d'un moine
pour invoquer Târâ pendant une année entière,
demandant que ce vœu soit exaucé. Ce moine
devint également le précepteur de mes sœurs.
Târâ verte
Il existe vingt et une manifestations Sambhogakaya différentes de Târâ, émanation féminine du Bouddha Dharmakaya primordial, Amitâbha. Chaque forme de Târâ
incarne un aspect spécifique de la compassion. Târâ
verte, par exemple, représente l'aspect actif énergique de
la compassion et elle est la protectrice de la nation du
Tibet, alors que Târâ blanche représente l'aspect maternel, de fertilité, de la compassion.
28
Dzogchen
et Tantra
Un jour, il eut un songe qu'il interpréta comme un
signe favorable : une très belle plante poussait
juste en face de Pâtre de la maison de mes parents
et donnait une magnifique fleur jaune qui s'ouvrait et devenait très grande. Le moine eut la certitude que ce rêve annonçait la naissance d'un
garçon. Plus tard, lorsque je naquis, mes parents
furent si heureux qu'ils eurent l'impression d'un
don du ciel. Ainsi, ils me nommèrent « Joyau
de l'Espace » et c'est le nom que j'ai toujours
gardé.
Mes parents furent toujours bons avec moi ; en
grandissant je devins un petit garçon aussi malicieux que les autres et j'appris à lire et à écrire à
la maison. Enfant, je rêvais souvent que je voyageais à grande vitesse à l'intérieur de ce qui
m'apparaissait comme un tigre ou une étrange bête
rugissante. Je n'avais jamais vu de véhicule à
moteur car il n'y en avait pas à l'époque dans cette
région du Tibet. Plus tard, j'eus bien sûr souvent
l'occasion de voyager dans des voitures que je
reconnus alors pour les avoir vues en rêve. Lorsque, adolescent, je vis pour la première fois un
camion, j'étais à cheval en montagne, de nuit, et je
regardais en contrebas d'énormes camions passant
dans un bruit de tonnerre sur la route chinoise
récemment construite. Des feux rouges brillaient à
l'arrière : je les crus en feu ! Je rêvais aussi
d'étranges objets volants, flamboyants, qui explosaient en causant de terribles destructions. Je sais
maintenant qu'il s'agissait de missiles, mais je n'ai
heureusement jamais vu en réalité ce que je vis
enfant dans mes rêves.
Je faisais parfois de telles farces dans le voisi-
Mes premières
années
29
nage que j'avais de sérieux ennuis lorsque mon
père rentrait des fréquents voyages qu'impliquait
sa fonction. Il me battait et, très en colère,
j'essayais de prendre ma revanche sur les voisins
qui m'avaient dénoncé, en leur jouant encore
davantage de tours. Et, bien sûr, j'avais alors
davantage d'ennuis.
Je commençai à devenir plus réfléchi en grande
partie grâce à l'influence de ma grand-mère. Elle
avait été disciple d'Adzom Droukpa, et s'intéressait beaucoup à moi. Elle s'arrangeait parfois pour
m'éviter une punition en cachant à mes parents ce
que j'avais fait. Je me souviens qu'une fois j'avais
trouvé la dépouille d'une marmotte. Sans que personne me remarque, je passai un après-midi de
délices à jouer avec cette créature morte, remplissant son corps d'eau et la faisant tournoyer autour
de ma tête. Mais lorsque j'emmenai mon jouet au
lit avec moi, ma grand-mère s'en aperçut. Sachant
que ma mère aurait été très contrariée et aurait eu
peur que je n'attrape quelque maladie, elle ne dit
rien à personne. Je trouvai cela très gentil de sa
part et, en fait, je l'aimais beaucoup. Aussi, quand
je la vis pleurer silencieusement toute seule à cause
de mon comportement, alors qu'elle me croyait
endormi, je fus profondément ému et décidai de
réformer ma conduite. Mais je ne peux pas affirmer avoir jamais réussi à éliminer complètement
mon espièglerie.
J'avais cinq ans et je jouais devant notre maison
lorsque douze moines arrivèrent, tous élégamment
vêtus. L'endroit où nous vivions étant très isolé, il
était rare d'y voir des voyageurs. J'étais donc très
surpris et je n'avais aucune idée de la raison de
30
Dzogchen
et Tantra
leur venue. Ils entrèrent dans la maison et, un peu
plus tard, on me fit venir. On m'emmena dans
notre petite chapelle et, là, on m'habilla de beaux
vêtements de soie. Je ne comprenais pas pourquoi
on me vêtait ainsi, mais j'y pris néanmoins plaisir.
Je restais là, assis sur un trône élevé spécialement
à mon intention pendant des heures et des heures,
tandis qu'ils accomplissaient un rituel. Puis ils s'en
allèrent. Je me dis alors : « Bon, c'est fini. » Mais
tout le monde continua à me rappeler que j'étais
une réincarnation et à me montrer le plus grand
respect, et je réalisai bientôt que, loin d'être fini,
tout commençait.
Une quinzaine de jours plus tard, des moines
vinrent et m'emmenèrent au monastère de Dégué
Gônchen (Dégé Gônqen), un lieu très important
dans cette région : le roi de Dégué lui-même y
vivait. Mon père travaillait dans l'administration
du roi ; il remplissait d'abord une fonction équivalente à celle d'un maire ou d'un gouverneur régional, puis plus tard, parce qu'il aimait beaucoup les
animaux, il devint le chef d'un service chargé
d'empêcher le braconnage ou la chasse hors saison
dans toute la région. On m'emmena voir le roi et,
comme j'étais reconnu comme une réincarnation,
il me fit cadeau d'un bâtiment entier dans
l'enceinte du monastère. J'y vécus jusqu'à l'âge de
neuf ans avec un maître, un professeur qui me faisait travailler dur, jour et nuit. Il y avait beaucoup
de choses à apprendre, y compris toutes les règles
et les prières du monastère. Normalement, un
moine termine à dix-neuf ans la phase d'études que
j'entrepris alors, mais je la terminai à huit ans, car
mon maître était très strict et ne m'accordait aucun
Mes premières
années
31
temps libre. J'avais aussi un don naturel pour
mémoriser les choses. Mon côté espiègle trouvait
le moyen toutefois de refaire surface de temps en
temps. Je me souviens qu'une fois le roi participait
à une cérémonie militaire et qu'il lui fallait se tenir
droit à cheval pendant un bon moment, dans la
cour juste en face de ma maison. Penché sur l'appui
de la fenêtre du premier étage, je lui renvoyai avec
un miroir un rayon de soleil dans les yeux, pour
l'éblouir et le distraire du sérieux quelque peu
pesant de la cérémonie. Heureusement pour moi,
le roi me connaissait déjà très bien, et lui-même
apprécia la plaisanterie lorsqu'il eut repris contenance.
Puis pendant un an j'appris toutes les règles de
la composition et de la pratique des mandalas.
Après quoi, j'allai au collège monastique. Un collège a toujours ses règles et la règle de celui où
j'arrivai était qu'on y étudiait pendant cinq ans.
Mais comme j'y entrai à un âge bien inférieur à la
norme, j'y restai six ans. Je n'avais que neuf ans et
l'âge normal pour y entrer était au minimum treize
ans. On ne tint donc pas compte de ma première
année, qui fut considérée comme une sorte de test
pour savoir si j'étais capable de suivre le programme. Il ne s'agissait plus seulement de mémoriser des choses : nous étudiions la philosophie, ce
qui exige une aptitude à raisonner correctement.
Beaucoup trouvaient le rythme trop dur et arrêtaient en cours de route. Pour moi qui étais si jeune,
la vie au collège n'était certes pas toujours facile
et je souffris comme bien d'autres des rigueurs de
la vie dans ce type d'institution. J'eus à apprendre
très vite certaines leçons pratiques. Lorsque mon
32
Dzogchen et Tantra
père me laissa au collège pour mon premier trimestre, il me donna des provisions suffisantes
pour trois mois pleins. Mais je n'avais jamais eu
à gérer mes ressources moi-même, et je les utilisai en la moitié du temps prévu, car j'avais été
bien trop généreux dans mon hospitalité envers
mes nouveaux camarades. Lorsque je n'eus
plus aucune nourriture, je m'arrangeai pour survivre environ une semaine avec le thé qui était
la seule chose fournie par le collège avant de
me résigner à l'humiliation d'aller demander
de l'aide à mon professeur. Il me fit donner un
bol de soupe chaque soir. Le trimestre suivant,
je fus nettement plus prévoyant avec mes provisions.
Les règles étaient strictes et nous devions être
dans nos petites cellules chaque nuit pour pratiquer et étudier. Des lampes à huile et du charbon
pour le chauffage nous étaient fournis, mais parcimonieusement, et je me souviens qu'une fois ma
lampe s'éteignit avant que j'eusse terminé les nombreuses pratiques qu'il me fallait lire chaque nuit
pour maintenir les engagements que j'avais pris en
recevant les très nombreuses initiations données à
un tulkou (drulgu) comme moi. Nous n'étions pas
autorisés à quitter nos chambres à cette heure, et
un moine patrouillait dans les couloirs pour assurer le respect de cette règle, si bien que je n'osai
pas aller demander à un voisin de me prêter une
lampe. J'essayai de lire les pratiques à la lumière
du feu de charbon et je savais certaines d'entre
elles suffisamment bien pour réussir à les réciter
même lorsque les braises furent réduites à une simple lueur. Mais finalement la dernière étincelle
Mes premières
années
33
s'éteignit et je me retrouvai là, dans le noir, avec
une pile de grandes pages tibétaines à lire si je
voulais maintenir mes engagements de samaya. Je
ne savais pas à l'époque comment respecter ces
engagements en appliquant l'essentiel de la pratique, et j'interprétais et accomplissais très à la lettre
toutes mes instructions.
Pendant mes vacances, je trouvais le temps
d'aller voir mes oncles et ces visites furent très
importantes pour moi car tous deux, l'un abbé et
l'autre yogi, étaient de grands pratiquants du
Dzogchen. Je raconterai certaines de mes expériences avec eux dans les derniers chapitres de ce
livre, avec les explications sur l'enseignement. Ces
relations furent d'une très grande importance tout
au long de mes années de collège ; en tant que
pratiquants, ils constituèrent un contrepoids vital
aux études intellectuelles qui occupèrent le plus
clair de mon temps de neuf à seize ans.
À seize ans, en 1954, j'achevai mes études et
quittai le collège. J'étais devenu passablement érudit dans toutes les formes de l'enseignement,
j'avais appris la médecine et l'astrologie tibétaines,
je pouvais réciter par cœur des rituels et des textes
de philosophie entiers. J'avais étudié avec application auprès de nombreux maîtres et j'avais même
été appelé à enseigner certains sujets au collège. Il
me semblait alors bien les comprendre mais, ainsi
que je le réalisai plus tard, je n'avais en réalité rien
compris du tout.
Sans que je le sache, les événements me dirigeaient vers le maître qui allait donner une perspective nouvelle et plus profonde à tout ce que
j'avais étudié et expérimenté, et dont le contact
34
Dzogchen
et Tantra
allait m'amener à un réveil et à une compréhension véritable des enseignements Dzogchen. Grâce
à lui, j'en vins à comprendre l'importance de ces
enseignements et, finalement, à les enseigner moimême en Occident. Ce maître n'était pas un personnage grandiose. E n général les Tibétains sont
accoutumés à des maîtres de haut rang, renommés,
et qui se présentent de façon imposante. Sans de
tels signes extérieurs, les gens ne sont en général
pas capables de reconnaître les qualités d'un maître et peut-être moi-même n'étais-je pas différent.
Mais lorsque je quittai le collège, on me confia
mes premières responsabilités officielles et on
m'envoya en Chine en tant que représentant de la
jeunesse tibétaine à l'assemblée régionale de la
province de Sichuan, l'instance dirigeante locale.
Je commençai à y apprendre la langue chinoise
tout en enseignant également le tibétain si bien
que, ces activités s'ajoutant à ma fonction officielle,
j'étais très occupé. Mais je ne pouvais éviter de
remarquer la structure sociale et politique très différente et de me demander comment ce qui se passait en Chine finirait par affecter mon propre pays
et son peuple.
Puis, une nuit, je fis un rêve. Dans ce rêve je
voyais un lieu avec de nombreuses maisons en
ciment. Comme ce n'est pas un style de construction tibétain mais qu'il est très courant en Chine,
je supposai (à tort, ainsi que je l'appris par la suite)
que ces maisons étaient chinoises. Toujours en
rêve, je m'approchai et vis sur l'une d'elles le mantra de Padmasambhava écrit en larges caractères
tibétains. J'en fus stupéfait car, s'il s'agissait d'une
maison chinoise, comment pouvait-il y avoir un
Mes premières
années
35
mantra tibétain écrit sur la porte ? J'ouvris, entrai,
et vis à l'intérieur un vieil homme ; juste un vieil
homme apparemment normal. « Est-il possible que
cet homme soit un maître ? » pensai-je. Alors, il
se pencha pour toucher mon front avec le sien de
la façon dont les maîtres tibétains donnent les
bénédictions et commença à réciter le mantra
de Padmasambhava. Tout cela me paraissait très
surprenant, mais j'étais maintenant totalement
convaincu qu'il s'agissait d'un maître. Le vieil
homme me dit d'aller faire le tour d'un grand
rocher non loin de là, et qu'au milieu de ce rocher
je trouverai une caverne contenant huit mandalas
naturels. Il m'enjoignit d'aller tout de suite les
regarder. Entendre cela me stupéfia encore plus,
mais néanmoins j'y allai immédiatement. Lorsque
j'arrivai à la caverne, mon père apparut derrière
moi et, alors que j'entrais, il commença à réciter
d'une voix forte un sûtra de la Prajnâpâramitâ, un
sûtra important du Mahâyâna. Je commençai à
réciter le sûtra avec lui et, ensemble, nous fîmes le
tour de la caverne. Je ne pus pas voir la totalité
des huit mandalas, seulement leurs bords et les
coins, mais ils étaient présents dans mon esprit
lorsque je m'éveillai.
Un an après ce rêve, de retour au Tibet, un
homme vint rendre visite à mon père dans notre
village, et je l'entendis lui parler d'un médecin tout
à fait extraordinaire qu'il venait de rencontrer. Il
le décrivit en détail ainsi que l'endroit où il vivait.
Alors qu'il parlait, le souvenir de mon rêve me
revint. Je fus certain que l'homme qu'il décrivait
était celui que j'avais vu. J'en parlai à mon père
en lui rappelant mon rêve et lui demandai s'il était
36
Dzogchen
et Tantra
possible d'aller rendre visite à ce médecin. Il
accepta et nous partîmes le lendemain. Il nous fallut voyager quatre jours à cheval mais, lorsque
nous arrivâmes, le vieil homme que je rencontrai
paraissait vraiment être celui de mon rêve. J'avais
vraiment la sensation d'être déjà venu dans ce village avec ses maisons tibétaines en ciment dans le
style chinois et le mantra sur la porte du vieil
homme. N'ayant alors plus aucun doute, je sus qu'il
allait être mon maître, et je restai auprès de lui
pour recevoir ses enseignements.
Le nom de ce maître était Tchangchoup Dordjé
(Jyânqub Dôrjé). Quant à son apparence extérieure, il ressemblait à un Tibétain ordinaire de la
campagne. Ses vêtements et son mode de vie
étaient tout à fait normaux en apparence mais
certaines anecdotes, que je raconterai plus loin,
montrent que son état d'être était tout sauf ordinaire. Autour de lui, ses disciples vivaient également d'une façon très simple, la plupart d'entre
eux étant des gens très modestes, pas spécialement aisés, qui cultivaient la terre, travaillaient et
pratiquaient ensemble. Tchangchoup Dordjé était
un maître Dzogchen et le Dzogchen ne dépend
pas des apparences. C'est, au contraire, un enseignement sur l'essentiel de la condition humaine.
Ainsi, lorsque plus tard, du fait des problèmes
politiques, je quittai le Tibet et m'installai en
Occident, où je fus professeur à l'Institut oriental
de l'université de Naples, je pus constater que,
bien que les conditions extérieures et la culture
fussent différentes de celles que j'avais laissées
derrière moi au Tibet, la condition fondamen-
Mes premières années
37
taie de chaque individu ne l'était pas. Je vis
que, n'étant pas dépendant de la culture, l'enseignement Dzogchen peut être enseigné, compris
et pratiqué dans n'importe quel contexte
culturel.
II
Une perspective
sur les enseignements Dzogchen
et la culture du Tibet
Si vous donnez une explication du Dzogchen
À cent personnes intéressées
Ce n 'est pas assez ;
Mais si vous donnez cette explication
À une personne qui n 'est pas intéressée
C'est trop.
Garab Dordjé
Beaucoup de gens n'éprouvent aujourd'hui
aucun intérêt pour les questions spirituelles, et ce
manque d'intérêt est renforcé par le point de vue
généralement matérialiste de notre société. Si vous
leur demandez en quoi ils croient, peut-être m ê m e
vous répondront-ils qu'ils ne croient en rien. Ils
pensent que toute religion est fondée sur la foi, qui
pour eux vaut à peine mieux que la superstition et
n'a pas sa place dans le m o n d e moderne. Mais le
Dzogchen ne peut pas être considéré comme une
religion, et ne d e m a n d e à personne de croire en
quoi que ce soit. Il suggère plutôt à l'individu de
s'observer lui-même et de découvrir quelle est sa
véritable condition.
Dans les enseignements Dzogchen, on considère
40
Dzogchen
et Tantra
que l'individu fonctionne sur trois niveaux interdépendants : le corps, la voix ou énergie, et l'esprit.
Même ceux qui ne croient en rien ne peuvent dire
qu'ils ne croient pas à leur propre corps ! C'est la
base de leur existence, et les limites et les problèmes du corps sont tout à fait tangibles. Nous
ressentons le froid et la faim, nous souffrons de la
douleur et de la solitude, et nous passons une
bonne part de nos vies à essayer d'éviter les souffrances physiques.
Le niveau de l'énergie, ou de la voix, n'est pas
si facile à voir et très souvent n'est pas compris.
En Occident, même les médecins l'ignorent en
général et cherchent à guérir toutes les maladies
au niveau purement physique. Mais si l'énergie
d'un individu est perturbée, ni son corps ni son
esprit ne seront équilibrés. Certaines maladies,
comme le cancer, sont causées par des perturbations de l'énergie et ne peuvent être guéries simplement par la chirurgie ou les médicaments. De
même, de nombreuses maladies mentales, ainsi que
certains problèmes mentaux moins graves, sont
causés par une mauvaise circulation de l'énergie.
En général, notre esprit est très confus et compliqué, et même lorsque nous voulons rester calmes,
cela nous est souvent impossible, car notre énergie
excitée et agitée ne nous le permet pas. Ainsi,
pour résoudre ces problèmes du corps, de la
voix et de l'esprit, les enseignements Dzogchen
proposent des pratiques qui travaillent à chacun
de ces trois niveaux de l'individu, des pratiques
qui peuvent être intégrées à la vie quotidienne
et transformer alors totalement notre expérience
de l'existence d'une vie de tension et de confu-
Les enseignements
Dzogchen
41
sion en une vie de sagesse et de réelle liberté.
Les enseignements ne sont pas simplement théoriques : ils sont pratiques, et bien que les enseignements Dzogchen soient extrêmement anciens,
parce que la nature du corps, de la voix et de
l'esprit n'a pas changé, ils demeurent aussi appropriés à la situation de l'homme d'aujourd'hui qu'ils
l'étaient hier.
L'état
primordial
Le Dzogchen est par essence un enseignement
concernant l'état d'être primordial, la nature
intrinsèque de chaque individu depuis l'origine.
Entrer dans cet état, c'est s'expérimenter soimême tel que l'on est, comme centre de l'univers,
mais pas au sens où l'ego l'entend habituellement.
La conscience ordinaire centrée sur l'ego est précisément cette cage étroite de la vision dualiste qui
nous interdit l'accès à l'expérience de l'espace de
l'état primordial, notre véritable nature. Comprendre cet état primordial, c'est comprendre l'enseignement du Dzogchen, et la fonction de la transmission de l'enseignement du Dzogchen est de
communiquer cet état : communication de
quelqu'un qui l'a réalisé — qui a rendu réel ce qui
n'était que latent — à ceux qui demeurent prisonniers de la condition dualiste. Le mot m ê m e de
Dzogchen, qui signifie « G r a n d e Perfection », se
réfère à l'autoperfection de cet état fondamentalement pur depuis l'origine, en lequel rien n'est à
rejeter ni accepter.
42
Dzogchen
et Tantra
Pour comprendre et entrer dans l'état primordial, il n'est besoin d'aucune connaissance intellectuelle, historique ou culturelle. 11 est au-delà
de l'intellect de par sa nature même. Toutefois,
lorsque les gens entendent parler d'un enseignement qu'ils ne connaissent pas, les premières
choses qu'ils veulent savoir sont : où il est
apparu, d'où il vient, qui l'a enseigné, etc. Cela
est compréhensible, mais on ne peut pas dire que
le Dzogchen appartienne à la culture d'un pays
donné. Il y a par exemple un Tantra du Dzogchen, le Dr a Thelgyour Tsawai Gyii (Drâ Talgùr
Zavai Gyûd), qui dit que l'on peut trouver les
enseignements Dzogchen dans treize autres systèmes solaires ; on ne peut donc pas vraiment
dire qu'ils appartiennent à la planète Terre, et
encore moins à une culture particulière. Bien
qu'il soit exact que la tradition du Dzogchen
dont nous allons parler ait été transmise dans la
culture du Tibet qui l'a accueillie depuis l'aube
de son histoire, on ne peut cependant pas dire
que le Dzogchen est tibétain, car l'état primordial n'a, lui, aucune nationalité, il est partout,
omniprésent.
Mais il est aussi vrai que partout les êtres sont
entrés dans la vision dualiste qui bloque l'expérience de l'état primordial. E t lorsque des êtres
réalisés ont tenté de leur communiquer l'expérience de l'état primordial, ils n'ont que rarement
pu le faire complètement sans mots ou sans symboles : ils ont donc utilisé la culture de l'époque
comme moyen de communication. Il est ainsi
souvent arrivé à la culture et aux enseignements
de s'entremêler. Dans le cas du Tibet, c'est à ce
Les enseignements
Dzogchen
43
point vrai qu'il n'est pas possible de comprendre
la culture sans une compréhension des enseignements.
Ce n'est pas que les enseignements Dzogchen
furent particulièrement répandus ou connus au
Tibet ; au contraire, ce fut toujours un enseignement quelque peu secret. Les enseignements
Dzogchen sont l'essence de tous les enseignements tibétains, si directs qu'ils furent toujours
tenus un peu cachés, et que les gens en avaient
souvent un peu peur. De plus, il existait une tradition du Dzogchen au sein des antiques traditions Bon les traditions religieuses autochtones
du Tibet avant l'arrivée du bouddhisme de l'Inde.
Si donc nous considérons l'enseignement Dzogchen comme l'essence de toutes les traditions spirituelles du Tibet, à la fois bouddhistes et bon
(bien que n'appartenant ni au bouddhisme ni au
Bon), et si nous comprenons que les traditions
spirituelles du Tibet sont l'essence de la culture
tibétaine, nous pouvons alors utiliser l'enseignement Dzogchen comme une clé pour comprendre la culture tibétaine dans son ensemble. Dans
cette perspective, on peut voir comment les
divers aspects de la culture tibétaine sont apparus
comme autant de facettes de la vision unifiée des
êtres réalisés, les maîtres des traditions spirituelles.
Tel un cristal au cœur de la culture, la clarté
de l'état primordial, manifesté dans l'esprit de
nombreux maîtres, a fait émaner les diverses
formes de l'art, de l'iconographie, de l'astrologie et de la médecine tibétaine comme autant
44
Dzogchen
et Tantra
de rayons ou de reflets étincelants. Ainsi,
en comprenant la nature du cristal, nous en
viendrons à être capables de mieux comprendre le sens des rayons et des reflets qui en
émanent.
III
Comment mon maître Tchangchoup
Dordjé me montra le sens véritable
de l'introduction directe
Connaître le Dzogchen est comme se trouver
au sommet de la plus haute montagne.
Aucun niveau de la montagne
ne demeure caché ou mystérieux
et quiconque est sur ce plus haut sommet
ne peut être conditionné
par quelque chose ou par quelqu'un.
Extrait d'un tantra
du Dzogchen Upadesha
Lorsque j'allai trouver mon maître Tchangchoup
Dordjé, j'avais l'esprit plein de tout ce que j'avais
appris dans les collèges monastiques.
Je pensais que des initiations rituelles très élaborées étaient indispensables pour recevoir la
transmission des enseignements et je demandai à
Tchangchoup Dordjé de me donner une certaine
initiation. Je le lui demandai chaque jour, pendant
des jours et des jours, mais chaque fois il refusait.
« A quoi bon ? disait-il. Tu as déjà reçu tant de ces
initiations de tes autres maîtres. Ce type d'initiation n'est pas le principe des enseignements Dzogchen. La transmission n'a pas lieu que lors des ini-
46
Dzogchen
et Tantra
tiations formelles. » Mais, quoi qu'il dise, je restais
fixé sur le type d'initiations rituelles parfaitement
exécutées que les autres maîtres m'avaient toujours données. Ses réponses ne me satisfaisaient
pas. Je voulais qu'il mette une coiffe appropriée,
prépare un mandala, et me verse un peu d'eau sur
la tête, ou quelque chose de ce genre. C'était ce
que vraiment, sincèrement, je désirais, et il continuait à refuser. Mais j'insistai tant qu'il finit par
accepter. Il me promit que, d'ici environ deux mois,
le jour de Padmasambhava, le dixième jour du
mois lunaire tibétain il me donnerait l'initiation
que je voulais : la transmission de pouvoir de
Samantabhadra et des divinités paisibles et irritées
du Bardo 2. Le jour tant attendu arriva enfin. En
fait, cette initiation n'est pas très compliquée et un
maître expert en la matière l'eût accomplie très
rapidement. Mais Tchangchoup Dordjé n'avait
jamais reçu d'éducation académique et n'avait pas
l'habitude de donner des initiations.
Celle-ci lui prit environ de 9 heures du matin
jusqu'à minuit. Pour commencer, il lui fallait se
préparer en effectuant un rite d'auto-initiation.
Cela lui demanda la matinée. Puis, il commença
l'initiation qui m'était destinée. Mais, comme il
n'avait aucune instruction au sens traditionnel, il
ne put même pas lire le texte et je vis très vite qu'il
ne savait pas faire toutes les choses rituelles qu'il
était censé faire : ce n'était vraiment pas son style.
Il avait eu recours pour l'assister à un disciple
qui était, lui, un expert et qui avait préparé le mandala et les objets rituels. Alors ce disciple
commença à lire le texte et à dire au maître ce qu'il
devait faire. Mais chaque fois qu'il fallait faire un
Tchangchoup
Dordjé
47
certain geste ou mudrâ, Tchangchoup Dordjé ne
sachant pas le faire, nous devions nous arrêter, le
temps qu'il l'apprenne. Venait ensuite une longue
invocation chantée, invoquant tous les maîtres de
la lignée. Tout en chantant, le maître était censé
jouer d'une cloche et d'un damaru (petit tambour).
Quelqu'un coutumier de ces rituels peut accomplir
cela très rapidement, mais Tchangchoup Dordjé
n'en avait pas du tout l'habitude et toute la
situation devint grotesque, une véritable bouffonnerie.
D'abord, il demanda à son assistant ce que
disaient les commentaires du texte. « Il est écrit ici,
dit-il, que vous devez faire sonner la cloche. » Mon
maître prit la cloche et, pendant près de cinq minutes, il la fit sonner encore et encore. Puis on lui dit
qu'il fallait jouer du damaru (voir p. 86). Alors, il
se mit à jouer de ce petit tambour encore et encore
pendant cinq autres minutes. Puis, soudain, l'assistant dit : « Ah non ! en fait, il faut jouer de la cloche et du damaru ensemble. » Ce que fit le maître.
Bien sûr, pendant ce temps, il avait oublié ce qu'il
était supposé chanter et il lui fallut tout revoir à
nouveau avec l'aide du disciple qui, lui, savait lire.
Il ânonna ainsi toute l'initiation, ce qui lui prit
toute la journée et une bonne partie de la soirée.
Lorsqu'il eut fini, j'étais quasiment en état de choc.
Je savais très bien comment une initiation devait
être faite et cela n'y ressemblait en rien.
Mais, si Tchangchoup Dordjé n'avait pas reçu
d'instruction scolaire, c'était en revanche un grand
pratiquant ; par le développement de sa pratique,
il avait manifesté sagesse et clarté et, de ce fait,
était véritablement un maître.
48
Dzogchen
et Tantra
Il était alors près de minuit et nous étions tous
affamés. Ensemble, nous chantâmes le Chant du
Vajra (voir p. 99) plusieurs fois. C'est un chant lent,
semblable à un hymne, qui amène le pratiquant
dans l'état de contemplation par l'intégration avec
le son, sa structure syllabique entraînant, de plus,
une respiration profondément relaxée. Ce chant
est caractéristique de la façon dont le Dzogchen
utilise les rituels.
Nous récitâmes une courte Gana Pûja d'offrandes et nous mangeâmes. Après le repas, mon
maître me donna une réelle explication du sens
véritable de l'initiation et de la transmission et je
réalisai que, malgré toutes les initiations formelles
que j'avais reçues, je n'avais jamais pénétré leur
signification véritable. Alors, pendant trois ou quatre heures sans interruption, Tchangchoup Dordjé
me donna une véritable explication du Dzogchen.
Ce n'était pas un enseignement intellectuel, mais
une conversation amicale, simple et directe.
La racine du mot « Bon » signifie « réciter » ou « chanter » : ce nom était donc donné à ceux qui récitaient des
mantras ou pratiquaient des rituels. D'un point de vue
historique, on ne peut pas vraiment parler d'une seule
religion Bon mais plutôt d'un confluent de nombreux
courants religieux et chamaniques. Le fait est qu 'il y a
un lien étymologique entre le mot « Bon » et le mot tibétain pour Tibet, « Bôd », ce qui montre à quel point ces
traditions étaient profondément enracinées et identifiées
avec cette contrée. Les pratiques rituelles du Bon visent
à permettre de dépasser le dualisme et de maîtriser le
fonctionnement de l'énergie.
Shenrab
Miwo
Cette planche représente Shenrab Miwo assis sur un
trône de lotus et tenant un sceptre en forme de svastika,
l'équivalent Bon du vajra bouddhiste, symbolisant la
nature éternelle indestructible de l'énergie primordiale.
Les plus anciens textes historiques dont nous disposons
relatent qu 'un grand maître spirituel Bon, Shenrab Miwo,
né en 1856 avant J.-C., réforma et synthétisa les divers
courants Bon de l'époque, remplaçant les sacrifices d'animaux par l'usage de statuettes rituelles et introduisant la
plus ancienne forme connue d'enseignements Dzogchen
(Yândagbai Sembôn), une présentation moins élaborée
que les trois séries de Garab Dordjé.
50
Dzogchen et Tantra
Malgré toute mon éducation, c'était la première
fois qu'un maître essayait réellement et de façon
aussi directe de me faire comprendre quelque
chose.
Ce qu'il me dit alors, et la façon dont il l'exprimait, était exactement comme un tantra du Dzogchen dit spontanément à voix haute. Je savais que
même un grand érudit n'aurait pu parler ainsi. Il
parlait à partir de la clarté et non d'une simple
compréhension intellectuelle. Ce jour-là, je sus que
l'étude, jusqu'alors si importante à mes yeux,
n'avait qu'une valeur secondaire. Je compris que
le principe de la transmission ne consiste pas à
effectuer simplement des rituels ou des initiations,
ou à donner des explications intellectuelles. Ce
jour-là, mes constructions mentales s'effondrèrent
totalement et je vis comment toutes les idées qui
m'avaient été inculquées au collège m'avaient
enfermé jusqu'alors.
La transmission est essentielle à l'introduction
donnée dans le Dzogchen, et « l'introduction
directe » que je reçus de Tchangchoup Dordjé ce
jour-là et que je continuai à recevoir durant tout
mon séjour auprès de lui était caractéristique de la
façon dont les enseignements Dzogchen ont été
transmis de maître à disciple, en une lignée, depuis
Garab Dordjé (Gârab Dôrjé), le premier maître
du Dzogchen, qui lui-même reçut la transmission
par un contact visionnaire direct avec le Sambhogakâya (voir p. 195).
Ce que nous connaissons maintenant comme les
trois Séries des Enseignements Dzogchen fut
enseigné pour la première fois sur cette planète et
dans ce cycle temporel par Garab Dordjé, bien
Tchangchoup Dordjé
51
qu'une forme plus simple et moins sophistiquée de
Dzogchen ait été introduite dans les nombreux
courants de la tradition Bon, de nombreuses
années avant Garab Dordjé. Le grand maître Padmasambhava, qui vint après lui, est incontestablement plus connu, mais c'est de Garab Dordjé qu'il
reçut la transmission, à la fois directement, en une
transmission visionnaire au-delà du temps et de
l'espace, et également en recevant les enseignements transmis par les disciples de sa lignée.
Garab Dordjé était un être totalement réalisé
qui manifesta une naissance Nirmânakâya (voir
p. 193) d'être humain environ en 184 avant J.-C.
dans le pays d'Orgyen, au nord-ouest de l'Inde. Il
y passa sa vie, enseignant à la fois aux êtres
humains et aux Dâkinîs.
Avant d'entrer dans la réalisation du Corps de
Lumière, il résuma les enseignements dans les
Trois Principes parfois connus sous le nom des
«Trois Testaments de Garab Dordjé ».
La vie de Garab Dordjé
Contrairement au Bouddha Shâkyamuni qui
vécut avant lui, mais comme Padmasambhava, qui
vint après lui, Garab Dordjé ne manifesta pas une
naissance ordinaire. U n être réalisé peut choisir la
manière, l'époque et le lieu de sa naissance d'une
façon qui paraît impossible du point de vue limité
de notre vision dualiste. La mère de Garab Dordjé,
Sudharma, était la fille du roi d'Orgyen (Urgyân)
et elle était nonne. Son enfant fut conçu lors d'une
vision en méditation ; elle en fut à la fois ravie et
52
Dzogchen
et Tantra
confondue. À sa naissance, elle eut honte et peur
qu'on ne pense du mal d'elle ou qu'on ne prenne
son enfant pour un fantôme puisqu'il était né d'une
vierge. Elle le cacha alors dans un puits à cendres.
Lorsque, quelques jours plus tard, pleine de
remords, elle y revint, elle trouva l'enfant en parfaite santé, radieux et jouant dans les cendres. D e
ce jour, il fut admis que l'enfant était l'incarnation
miraculeuse d'un grand maître et il fut élevé au
palais du roi. Spontanément, sans qu'on les lui ait
enseignés, il commença à réciter, comme de
mémoire, des tantras essentiels à partir de sa
grande clarté. Le roi trouva un tel agrément à sa
compagnie qu'il le nomma « Praharsha Vajra », ce
qui signifie «joyeux V a j r a » dans la langue
d'Orgyen, une langue proche du sanscrit. E n tibétain, ce nom devint « Garab Dordjé ».
À l'âge de sept ans, alors que tous les pandits
érudits du royaume étaient rassemblés pour un
débat, il les défit et révéla une compréhension plus
grande que celle de chacun d'entre eux. Puis il leur
transmit des enseignements Dzogchen, et rapidement la nouvelle se propagea qu'un jeune enfant
considéré comme la réincarnation d'un grand être
vivait dans le pays d'Orgyen et donnait un enseignement au-delà de la loi de cause et d'effet. Lorsque la nouvelle arriva en Inde, elle y causa un
grand émoi parmi les pandits. Ceux-ci décidèrent
alors que le plus érudit d'entre eux, qui s'appelait
Manjushrîmitra et était extrêmement habile en
logique et en controverse, conduirait un groupe
chargé de vaincre en débat ce jeune impudent.
Garab
Dordjé
Les trois principes de Garab Dordjé
l'enseignement
Dzogchen
dans
1. L'introduction directe à l'état primordial est transmise tout de suite par le maître. Celui-ci demeure toujours dans l'état primordial et la présence de cet état se
communique au disciple quelle que soit la situation ou
l'activité qu'il partage avec le maître.
2. Ne pas demeurer dans le doute: le disciple entre
dans la contemplation non duelle et, faisant ainsi l'expérience de l'état primordial, n'a plus aucun doute à son
sujet.
3. Continuer dans l'état de contemplation non duelle,
amenant la contemplation dans chaque action, jusqu'à
ce que l'état qui est la véritable condition de chaque individu, mais demeure obscurci par la vision dualiste, soit
réalisé, rendu réel. L'on continue ainsi jusqu'à la réalisation totale (p. 194).
_
54
Dzogchen
et Tantra
Mais lorsque Manjushrîmitra arriva, il se rendit
compte que la réalisation de l'enfant allait bien audelà de sa propre compréhension intellectuelle. Il
vit que celui-ci était véritablement un grand maître
et qu'il ne pouvait mettre en défaut son enseignement. Il éprouva alors un profond repentir et
avoua à Garab Dordjé qu'il n'était venu le voir
que dans la seule intention d'argumenter avec lui
et de le vaincre en débat.
Garab Dordjé lui pardonna et continua à l'enseigner. Mais il demanda à Manjushrîmitra que lui, le
plus grand érudit bouddhiste de son temps, écrive
un texte exposant l'argument de l'enseignement
grâce auquel Garab Dordjé l'avait vaincu. Ce texte
existe encore à ce j o u r 3 . Dire que l'enseignement
de Garab Dordjé est au-delà de la loi fondamentale du karma, la loi de cause et d'effet, tout en
étant néanmoins un enseignement parfait, peut
paraître en contradiction avec l'enseignement du
Bouddha. Pour comprendre cela, il faut considérer
le célèbre « Sûtra du Cœur », qui résume l'essentiel des longs sûtras de la Prajnâpâramitâ.
Ce sûtra proclame l'enseignement sur la nature
de « Shûnyata », la vacuité ou le vide, et fait la liste
des éléments avec lesquels nous constituons notre
réalité, en affirmant que chacun d'eux est vide.
Ainsi, le sûtra expose la vacuité des fonctions
des sens et de leurs objets, répétant la formule :
« ... et ainsi, parce que chaque phénomène est en
essence vide de nature propre, l'œil ne peut être
dit avoir une existence indépendante et, de la
même façon, il n'existe en réalité rien de tel qu'une
oreille, un nez... ni la faculté de voir, ni d'entendre,
ni de sentir... », et ainsi de suite. Puis tous les élé-
Tchangchoup Dordjé
55
ments qui sont au centre même de l'enseignement
du Bouddha sont niés de la même façon dans
l'intention de montrer leur vacuité essentielle et le
sûtra dit que, du point de vue de la vacuité, « il n'y
a pas de karma, pas de loi de cause et d'effet ».
Dans ce même sûtra, il est écrit que cet enseignement fut donné, à la requête du Bouddha luimême, par le grand Bodhisattva 4 Avalokitesvara
à un autre grand Bodhisattva, Sharipûtra. Il est
rapporté à la fin du sûtra que toute l'assemblée se
réjouit de cet enseignement et que le Bouddha
loua grandement les paroles d'Avalokitesvara.
Au cœur même des enseignements du Bouddha,
il existe donc un enseignement au-delà de la cause
et de l'effet et, en vérité, au-delà de toute limite.
Garab Dordjé eut de nombreux disciples tant
parmi les êtres humains que parmi les Dâkinîs et
continua d'enseigner tout au long de sa vie.
Finalement, avant de dissoudre son corps dans
l'essence des éléments et d'entrer dans la réalisation du corps de lumière, il résuma ses enseignements dans les « Trois Principes ».
Les Trois Principes de Garab Dordjé,
les Trois Séries des enseignements Dzogchen
et autres groupes de trois
Bien que leur but ne soit pas de développer
l'intellect mais d'amener au-delà, dans l'état primordial, les enseignements Dzogchen renferment
une structure précise et cristalline d'explications
interreliées.
56
Dzogchen
et Tantra
Les Trois Principes de Garab Dordjé commencent avec l'introduction directe, la transmission
directe de l'état primordial du maître au disciple.
Cette transmission elle-même n'appartient pas au
domaine de l'intellect. Mais il existe trois modes
selon lesquels l'introduction peut être présentée.
Elle peut être directe, symbolique ou orale. Ces
trois modes de présentation sont eux-mêmes fondamentalement caractéristiques de ce que l'on
appelle les Trois Séries des enseignements Dzogchen : le Men ngak dé (Mannagdé) ou Série essentielle, le Longdé ou Série de l'espace et le Semdé
ou Série de la nature de l'esprit. Un diagramme
de ces Trois Séries est également inclus dans ce
livre (p. 128) et montre l'approche particulière à
chacune. Il ne faut pas voir dans ces Trois Séries
trois niveaux, trois divisions, ou trois écoles. Ce
sont trois modes de présentation de l'introduction
et trois méthodes de pratique. Toutes visent à amener le pratiquant dans « l'état de contemplation »
et toutes sont des enseignements Dzogchen. La
division des enseignements de Garab Dordjé en
Trois Séries fut réalisée par Manjushrîmitra, le
principal disciple de Garab Dordjé, et continuée
par les maîtres ultérieurs.
Le Men ngak dé, constituant la « Série essentielle », travaille plus particulièrement selon le
principe de l'introduction directe, le Longdé ajoute
une dimension d'introduction symbolique et le
Semdé une introduction orale. Ainsi, chaque série
a sa façon spécifique de présenter l'introduction à
la contemplation et à l'état primordial mais c'est
le même état qui est transmis directement dans
chacune des séries.
Tchangchoup Dorajé
57
On peut dire que c'est véritablement le Semdé
qui est la base fondamentale pour la transmission
des enseignements Dzogchen, alors que le Longdé
développe les points principaux du Semdé ; et on
peut dire que le Men ngak dé est l'essence du
Semdé et du Longdé, condensé par les maîtres en
fonction de leur expérience et selon leurs découvertes, « Terma » (ou « Derma ») 5. Le Semdé a
parfois été quelque peu éclipsé par la présentation
du Men ngak dé, et il a périodiquement été nécessaire de réaffirmer son importance.
IV
Le Dzogchen en relation
avec les divers niveaux
de la Voie bouddhique
Abandonne toute action négative ;
Agis toujours parfaitement selon la vertu ;
Développe une maîtrise totale de ton propre esprit :
Ceci est l'enseignement du Bouddha.
Bouddha Shâkyamuni
Si une pensée s'élève.
Observe cela qui s'élève ;
Si aucune pensée ne s'élève,
Observe cet état calme.
Les deux moments sont également
vides.
Garab Dordjé
Il sera utile à la compréhension du Dzogchen de
le considérer par rapport à l'éventail des diverses
autres voies spirituelles du bouddhisme en général ; toutes sont également précieuses, toutes ont
été enseignées pour le bénéfice des êtres selon
leurs diverses capacités et toutes ont pour but de
chercher à dépasser le problème de la dualité.
Lorsque l'individu entre dans le dualisme, il
développe un soi subjectif, ou ego, qui fait l'expérience d'un m o n d e extérieur à lui et essaie sans
cesse de manipuler ce m o n d e pour en obtenir satisfaction et sécurité.
60
Dzogchen
et Tantra
Mais il n'est jamais possible d'obtenir satisfaction et sécurité de cette façon, car tous les phénomènes apparemment extérieurs sont impermanents et la véritable cause de la souffrance et de
l'insatisfaction est cette sensation fondamentale
d'incomplétude qui est la conséquence inévitable
de la condition dualiste.
Le Bouddha était un être totalement réalisé qui
manifesta une naissance humaine en Inde au v e
siècle avant J.-C. afin d'enseigner les autres êtres
humains par ses paroles et l'exemple de sa vie.
La souffrance est une chose très concrète que
tout le monde connaît et cherche à éviter. Dans
son premier enseignement, les célèbres « Quatre
Nobles Vérités », le Bouddha commença en parlant de la souffrance.
La première vérité attire notre attention sur le
fait que nous souffrons, et montre l'insatisfaction
fondamentale inhérente à notre condition ; la
seconde vérité explique la cause de l'insatisfaction,
qui est l'état d'être dualiste, résultat de notre attachement aux phénomènes et aux désirs qui nourrissent l'existence d'un ego séparé de la totalité
intégrée de l'univers ; la troisième vérité enseigne
la possibilité de la cessation de cette souffrance par
un retour à l'expérience de l'intégration dans le
dépassement du dualisme ; et la quatrième vérité
explique l'existence d'une voie vers la cessation de
la souffrance, qui est la voie qu'enseigna le
Bouddha.
Dzogchen et Voie
bouddhique
61
SÛTRA
Toutes les traditions s'accordent sur ce problème
fondamental de la souffrance mais ont des
méthodes différentes pour le traiter et ramener
l'individu à l'expérience de l'Unité primordiale.
Hinayâna : la Voie de la renonciation
La tradition Hinayâna du bouddhisme suit la
Voie de la renonciation qui fut enseignée par le
Bouddha historique, puis ultérieurement consignée par écrit dans ce qu'on appelle les « sûtras ».
L'ego y est considéré comme un arbre vénéneux
et la méthode appliquée revient à en arracher les
racines une à une. On doit vaincre les habitudes et
les tendances considérées comme négatives et faisant obstacle à la libération.
Il y a donc, à ce niveau, de nombreuses règles
de comportement, gouvernées par des vœux qui
réglementent toutes les actions. L'idéal est celui du
moine ou de la nonne qui prend un nombre maximum de vœux. Mais, en tout état de cause, que ce
soit pour un moine ou pour un laïc, la façon ordinaire de se comporter est considérée comme
impure. On doit y renoncer afin de se recréer, à
travers le développement des différents niveaux de
la méditation, en un être pur qui, parvenu au-delà
des causes de la souffrance, est un Arhat et ne
revient plus dans le cycle des naissances et des
morts de l'existence conditionnée.
Mahâyâna
Chercher ainsi son propre salut en allant au-delà
de la souffrance, alors que d'autres continuent à
I
Bouddha Shâkyamuni, le Bouddha
historique
Dzogchen et Voie
bouddhique
63
souffrir, n'est pas vraiment un idéal du point de
vue du Mahâyâna. Ici, on considère qu'on doit travailler à un bien plus vaste, faire passer le souhait
de la réalisation de tous les autres avant sa propre
réalisation, et revenir continuellement dans le
cycle de la souffrance pour aider les autres à la
dépasser. Quelqu'un qui pratique ainsi est appelé
un « Bodhisattva ».
Le Hinayâna, ou « Petit Véhicule », et le
Mahâyâna, ou « Grand Véhicule », appartiennent
tous deux à la Voie de la renonciation, mais diffèrent dans les caractéristiques de leur approche.
Couper les racines d'un arbre une à une prend du
temps et le Mahâyâna s'efforce plutôt de couper
la racine principale puis laisse les autres se dessécher d'elles-mêmes. Il développe en l'individu une
compassion suprême, tout en tâchant de lui faire
réaliser la vacuité essentielle de tous les phénomènes et de l'ego, ce qui est aussi le but du
Hinayâna.
Dans le Mahâyâna, l'intention derrière les
actions est considérée comme aussi importante que
les actions elles-mêmes. En ceci l'approche est différente de celle du Hinayâna, qui consiste à gouverner toutes les actions par des vœux.
Une histoire illustre fort bien cette différence.
Un marchand fortuné, disciple du Bouddha, partit,
en compagnie de ses serviteurs et d'autres marchands, pour une île célèbre pour ses pierres précieuses. Sur le chemin du retour, le marchand
apprit qu'un des passagers du bateau projetait de
tuer les trois cents autres personnes à bord afin de
s'emparer de la cargaison de joyaux. Le marchand
connaissait cet homme et le savait effectivement
Dzogchen et Tantra
64
capable de tuer tous ces gens. Il se demanda quoi
faire. Finalement, bien qu'ayant pris, auprès du
Bouddha, le vœu de ne jamais ôter la vie d'un être,
il n'eut d'autre choix que de tuer le voleur. Il avait
extrêmement honte de ce qu'il avait fait et, dès
qu'il rentra chez lui, il alla voir le Bouddha pour
lui confesser sa mauvaise action. Mais le Bouddha
lui dit qu'il n'avait rien fait de mal, son intention
n'ayant pas été de prendre la vie mais, au contraire,
de la sauver. De plus, il avait non seulement sauvé
la vie de trois cents personnes, mais il avait aussi
évité au voleur le très mauvais karma de tous ces
assassinats : il avait donc en réalité fait une bonne
action. Dans le Mahâyâna, l'intention induisant les
actions est considérée comme d'une telle importance que toute pratique est entreprise pour le bien
des autres.
Le bouddhisme Zen est une voie du Mahâyâna
et, comme on dit souvent que c'est une méthode
« non graduelle », les gens pensent fréquemment
que ce doit être la même chose que le Dzogchen,
qui est aussi non graduel ; mais leurs méthodes,
ainsi que les résultats obtenus, sont fondamentalement différents \ On peut considérer les deux
niveaux de la Voie de la renonciation, le Hinayâna
et le Mahâyâna, comme travaillant au niveau du
corps.
TANTRA
Le Tantra, par contre, travaille au niveau de la
voix ou énergie. L'énergie est, à l'évidence, moins
concrète que le corps et moins facile à percevoir.
Il est plus difficile de comprendre l'énergie et son
Dzogchen et Voie
bouddhique
65
fonctionnement que de comprendre le simple fait
de la souffrance. Un degré plus élevé de capacité
est, par conséquent, nécessaire pour pratiquer le
Tantra.
Le Vajrayâna.
Les Tantras externes : la Voie de la purification
Le terme « Tantra » en est venu à être utilisé
pour indiquer un type de textes contenant un
enseignement tantrique, mais le sens véritable du
mot est « continuation » : bien que les phénomènes
soient vides, ils continuent néanmoins à se manifester. Toutes les méthodes tantriques travaillent
avec cette continuation, prenant la vacuité de tous
les phénomènes, vers laquelle tendent les Sûtras,
comme point de départ.
Du point de vue des Sûtras, la dimension relative est un obstacle auquel il faut renoncer afin de
réaliser le niveau absolu de la vacuité.
Le Tantra, lui, utilise le relatif pour nourrir le
progrès sur la Voie qui amène à le dépasser, et son
attitude envers les passions, auxquelles renoncent
les Sûtras, est exprimée par le proverbe tantrique :
« Plus il y a de bois (les passions), plus il y a de
feu (la réalisation). »
On distingue les Tantras externes et internes,
aussi appelés Tantras inférieurs et supérieurs. Ces
deux niveaux de Tantras utilisent la visualisation
comme principale méthode mais les Tantras
externes commencent par un travail au niveau du
comportement extérieur pour amener une purification de la pensée et de l'action qui prépare à
recevoir la sagesse.
Les Tantras externes commencent donc avec ce
66
Dzogchen
et Tantra
que l'on appelle la Voie de la purification, le premier stade du Vajrayâna ou « Véhicule indestructible ».
La Voie de la transformation
Le second stade du Vajrayâna est la Voie de la
transformation, qui débute avec le premier niveau
des Tantras internes. Ces Tantras internes ont également pour base la vacuité des phénomènes mais
ils utilisent principalement un yoga interne, travaillant sur le système énergétique subtil du corps pour
induire une transformation de toute la dimension
de l'être du pratiquant dans la dimension de l'être
réalisé visualisé dans la pratique. Ces méthodes
furent enseignées par le Bouddha, dans un « corps
de manifestation » plutôt que dans son corps physique, ainsi que par d'autres manifestations du
Sambhogakâya. La transmission des Tantras est
originellement reçue à travers une manifestation
de la dimension du Sambhogakâya qui apparaît à
un maître possédant une clarté visionnaire suffisante pour percevoir cette dimension. E t la manifestation est, en elle-même, la méthode de pratique
utilisée dans le Tantra.
Le pratiquant est initié à la pratique par le maître, puis par la visualisation et la réintégration de
sa propre énergie subtile, il suit l'exemple de la
transmission originelle et se manifeste sous la
forme de la déité ; entrant dans la dimension pure
du mandala, il réalise ainsi le Sambhogakâya,
transcendant la dimension mondaine des éléments
grossiers qui sont transformés en leurs essences. À
sa mort, il entre dans la dimension de lumière et
de couleur qui est l'essence des éléments et, dans
Dzogchen et Voie
bouddhique
67
cet état d'être purifié, bien que n'étant pas actif au
sens individuel, il reste capable d'œuvrer pour le
bien des autres êtres.
On dit qu'un pratiquant avancé du tantrisme est
comme un bébé aigle qui est prêt à voler dès qu'il
sort de l'œuf : dès qu'il meurt, à l'instant même,
sans entrer dans le Bardo ou état intermédiaire
(voir note 2 du chap. III), il se manifeste comme
la divinité dont il a accompli la pratique durant sa
vie.
Cette réalisation est clairement différente de la
simple cessation du cycle des naissances et des
morts que l'on cherche à atteindre dans la pratique
des Sûtras. Toutefois, développer une maîtrise de
l'énergie interne et un pouvoir de concentration
suffisants exige de longues années de retraite solitaire; c'est une méthode très difficile à réaliser
dans la vie quotidienne, mais plus rapide que la
Voie de la renonciation, dont la réalisation nécessite de nombreuses existences.
DZOGCHEN
La Voie de Vautolibération
Le Dzogchen n'est ni le Sûtra ni le Tantra. La
base de la transmission du Dzogchen est l'« introduction » et non la « manifestation » comme dans
le Tantra.
Ses pratiques principales travaillent directement
au niveau de l'esprit pour amener l'individu dans
l'« état primordial », qui est introduit par le maître,
état que l'on continue jusqu'à la réalisation du
« Grand Transfert » ou du « Corps de lumière ».
Nous parlerons de ces réalisations et de celles aux-
68
Dzogchen
et Tantra
quelles conduisent les pratiques des Sûtras et des
Tantras dans le chapitre sur le « Fruit » de l'enseignement Dzogchen (voir chap. VIII).
Bien que cet enseignement fonctionne principalement au niveau de l'esprit, il existe aussi des pratiques de la voix et du corps dans le Dzogchen,
mais elles sont secondaires par rapport à la pratique de la contemplation non duelle, et utilisées
pour amener le pratiquant dans cet état.
Seule cette contemplation peut véritablement
être appelée Dzogchen, mais un pratiquant peut
utiliser toutes les pratiques d'un quelconque
niveau des Sûtras ou des Tantras, si elles s'avèrent
nécessaires pour éliminer ce qui fait obstacle à
l'état de contemplation.
La méthode spécifique du Dzogchen est appelée
la Voie de l'autolibération. Pour l'appliquer, il n'y
a rien à quoi on doive renoncer, rien à purifier ni
rien à transformer. La vision karmique qui apparaît, quelle qu'elle soit, est utilisée comme la Voie.
Le grand maître Padampa Sangyé (Pa Dâmba
Sangyâs) a dit : « Ce ne sont pas les circonstances
apparaissant comme vision karmique qui conditionnent une personne dans l'état dualiste ; c'est
l'attachement de cette personne qui permet à ce
qui apparaît de la conditionner. » Pour rompre
avec cet attachement de la façon la plus rapide et
la plus effective, la capacité de l'esprit à s'autolibérer doit être mise en action.
Le terme « autolibération » ne doit toutefois pas
faire croire qu'il y ait une sorte de « soi » où
d'« ego » à libérer. Ainsi que nous l'avons déjà dit,
c'est, au niveau du Dzogchen, un postulat fondamental que tous les phénomènes sont vides de
Dzogchen et Voie
bouddhique
69
nature propre. « Autolibération », au sens du
Dzogchen, signifie que tout ce qui se manifeste
dans le champ de l'expérience du pratiquant est
laissé libre de se manifester tel quel, sans être jugé
bon ou mauvais, beau ou laid. Et, à ce moment
même, s'il n'y a pas d'attachement, sans effort et
même sans volonté, ce qui s'élève, pensée ou événement apparemment extérieur, se libère automatiquement de lui-même et par lui-même.
En pratiquant ainsi, les graines de l'arbre empoisonné de la vision dualiste n'ont jamais l'occasion
de germer et encore moins de prendre racine.
Ainsi, le pratiquant vit sa vie d'une façon ordinaire, sans avoir besoin d'autres règles que sa propre conscience, mais il demeure toujours dans
l'unité primordiale et intègre à son état tout ce qui
apparaît et dont il fait l'expérience, et sans
qu'aucune attitude extérieure signale qu'il pratique. C'est ce que l'on entend par le nom de Dzogchen qui signifie « Grande Perfection », et c'est ce
que l'on entend par contemplation non duelle, ou
simplement contemplation.
Bien que, durant mes études au collège monastique au Tibet, j'aie eu l'occasion d'étudier et de
pratiquer toutes les diverses voies, mon maître
Tchangchoup Dordjé m'aida à comprendre la
valeur particulière de l'enseignement Dzogchen et
je suis donc particulièrement intéressé à l'enseigner.
Le tableau suivant résume les diverses voies du
Sûtra, les niveaux du Tantra et du Dzogchen. Il est
inclus ici pour présenter de façon claire la plupart
des termes généralement usités. Malgré son utilité,
ce tableau ne doit pas induire chez le lecteur l'idée
Dzogchen
70
et Tantra
erronée qu'il implique une hiérarchie des enseignements avec, au sommet, le Dzogchen.
E n fait, la disposition pourrait être inversée,
avec le Dzogchen en bas ; ou bien le tableau tel
qu'il est pourrait être lu à partir du bas, ce qui est
l'ordre dans lequel les voies graduelles sont présentées et pratiquées, la pratique de chaque stade
devant être achevée avant que le suivant puisse
être approché. Le Dzogchen diffère de ces voies
graduelles en ce que le maître introduit le disciple
directement à la « Grande Perfection » qui est le
cœur de toutes ces voies.
Mais la raison pour laquelle il existe tant de
voies est qu'ainsi il existe un enseignement adapté
à la capacité de chaque individu. Par exemple, pour
quelqu'un à qui l'enseignement des Sûtras correspond le mieux, c'est cet enseignement qui est pour
lui le plus élevé, puisque c'est celui qui, pour lui,
fonctionnera le mieux. Tout usage du mot « élevé »
ou « le plus élevé » à propos du Dzogchen doit être
compris dans ce sens.
Résumé des méthodes des diverses voies
du Sûtra, du Tantra et du Dzogchen
DZOGCHEN
Ni Sûtra ni Tantra, le Dzogchen ne se conçoit
pas comme le point culminant d'une quelconque
hiérarchie de niveaux et n'est pas une voie graduelle. Le Dzogchen est la Voie de l'autolibération, et non de la transformation. Il ne fait donc
Dzogchen et Voie
bouddhique
71
pas de la visualisation une pratique principale ;
mais étant au-delà des limites, les pratiques de tous
les autres niveaux peuvent être utilisées comme
pratiques secondaires.
La pratique principale du Dzogchen consiste à
entrer directement dans la contemplation non
duelle et à y demeurer, en continuant à l'approfondir jusqu'à atteindre la réalisation totale.
TANTRA
Les divers niveaux du Tantra sont ceux des pratiques du Vajrayâna et fonctionnent à partir du
principe de la vacuité de tous les phénomènes :
Shûnyata.
Tous travaillent sur ce principe en utilisant la
visualisation, mais la visualisation est utilisée différemment à chaque niveau, dans le but de réintégrer
l'énergie de l'individu avec celle de l'univers.
Les Tanîras supérieurs ou internes
Ces Tantras sont divisés en trois niveaux dans
l'école Nyingmapa :
1. Ati Yoga (Yoga primordial)
On ne trouve l'Ati Yoga et l'Anu Yoga que dans
l'école Nyingmapa (Nfnmaba). L'Ati Yoga est le
stade final de l'Anu Yoga, sommet des neuf stades
de la voie graduelle telle qu'elle est conçue dans
cette école ; l'Ati Yoga est aussi appelé Dzogchen
et c'est la Voie de l'autolibération.
2. Anu Yoga (Yoga parfait)
L'Anu Yoga utilise une méthode de visualisa-
72
Dzogchen et Tantra
tion qu'on ne trouve que dans l'école Nyingmapa.
La visualisation est manifestée instantanément et
non construite progressivement. On se visualise
soi-même comme étant la déité et la sensation est
plus importante que les détails.
3. Mahâ Yoga (Grand Yoga)
Alors que dans l'école Nyingmapa le sommet de
la Voie de la transformation est l'Ati Yoga, dans
les trois autres écoles la pratique du Mahâ Yoga,
qui implique une visualisation graduelle, détail par
détail, amène à l'état du Mahâmudrâ (le Grand
Sceau ou Geste). Cet état n'est pas différent de
l'état du Dzogchen, ou de l'Ati Yoga, bien que la
méthode utilisée le soit.
Les Tantras externes ou inférieurs
1. Yogatantra
Ici, l'on se visualise comme étant soi-même la
déité et l'on commence le travail avec l'énergie
subtile du corps en utilisant le Yoga interne qui se
poursuit dans tous les niveaux décrits ci-dessus de
la Voie de la transformation.
2. Upayatantra (Tantra neutre ou intermédiaire)
La « déité » ou l'être réalisé est visualisé ici
comme extérieur à soi-même, bien que comme un
égal, et l'on travaille dans une certaine mesure
avec le Yoga interne aussi bien qu'avec les actions
extérieures.
3. Kriyatantra (Tantra de l'action)
C'est le niveau de la Voie de la purification et,
ici, l'on visualise la déité comme extérieure à soi
Dzogchen et Voie
bouddhique
73
et supérieure à soi. On travaille avec les actions
extérieures pour se purifier et devenir apte à recevoir la sagesse des êtres réalisés et pour se préparer à travailler avec les niveaux supérieurs du Tantra.
SÛTRA
La Voie de la renonciation
Le Hinayâna et le Mahâyâna conduisent à
l'expérience de Shûnyata, la vacuité, qui est le postulat de base du Tantra et son point de départ. La
voie graduelle insiste sur l'importance des Sûtras
avant d'accéder aux niveaux supérieurs.
C'est principalement le grand maître du ixe siècle après J.-C., Padmasambhava, qui permit aux
enseignements bouddhistes de s'établir au Tibet
où, auparavant, les pratiquants chamanistes des
traditions locales Bon leur avaient fait obstacle.
Padmasambhava était un être totalement réalisé
qui manifesta une naissance extraordinaire en
Orgyen où il reçut la transmission du Dzogchen
directement de Garab Dordjé par un contact
visionnaire, ainsi que par l'intermédiaire des disciples de sa lignée spirituelle. Il voyagea ensuite en
Inde, où il reçut et maîtrisa toutes les pratiques
tantriques qui y étaient alors enseignées. Il développa la capacité de se transformer en n'importe
quelle forme de son choix, ainsi que tous les autres
« siddhis » ou pouvoirs qui peuvent se manifester
lorsque la condition dualiste a été dépassée. Ainsi,
lorsqu'il fut invité à se rendre au Tibet pour y
accroître la diffusion des enseignements bouddhiques, il fut capable, grâce à ses pouvoirs supérieurs,
Padmasambhava
de vaincre les énergies négatives qui leur faisaient
obstacle.
Chaque lieu a ses énergies dominantes ; les
prêtres chamans Bon avaient la capacité de diriger
les diverses énergies dominantes du Tibet et ils
Dzogchen et Voie
bouddhique
75
avaient utilisé ce pouvoir pour faire obstacle à
l'établissement des enseignements bouddhiques.
Padmasambhava se manifesta sous diverses
formes pour contrôler lui-même les énergies dominantes locales, et leur faire protéger les enseignements bouddhistes dont elles devinrent les protecteurs. Toutefois, étant au-delà de toute limite, il ne
considéra pas nécessaire de rejeter les éléments
valables des traditions locales du Tibet, mais créa,
au contraire, les conditions d'une intégration entre
le bouddhisme et la culture locale, avec ses systèmes sophistiqués de cosmologie, d'astrologie, de
rituels et de médecine, de la même façon que le
Bouddha Shâkyamuni avait enseigné dans le cadre
de la culture indienne de son époque, l'utilisant
pour communiquer une chose qui est, en essence,
au-delà de la culture.
Ainsi, grâce à l'action et à l'influence de Padmasambhava, vint à exister ce grand confluent des
traditions spirituelles d'Orgyen, de l'Inde, et des
sources Bonpo locales, que l'on reconnaît maintenant comme la forme spécifiquement tibétaine du
bouddhisme.
Les premiers disciples de Padmasambhava au
Tibet ne se considéraient pas comme une école ou
une secte. Ils étaient simplement des pratiquants
du bouddhisme tantrique et du Dzogchen 2 . Mais
lorsque ensuite vinrent d'autres traditions de pratiques, suivant des lignées différentes de transmission venant de maîtres tantriques indiens, et que
celles-ci se développèrent en écoles, les disciples
originels de Padmasambhava furent appelés les
Nyingmapa, c'est-à-dire les « Anciens » ou
l'« Ancienne École ».
Gourou
Drakpo
Gourou Drakpo est un Heruka et l'une des principales
formes courroucées sous lesquelles Padmasambhava
s'est manifesté pour accomplir des actes de pouvoir.
_
Simhamukhâ
La Dâkinî Simhamukhâ est une autre des principales
manifestations courroucées de Padmasambhava.
78
Dzogchen
et Tantra
Il faut toutefois éviter l'erreur de penser que les
enseignements Dzogchen sont ou appartiennent à
une école ou à une secte. « Dzogchen » signifie toujours l'état primordial. Cet état se transmet en une
lignée de maître à disciple, et les membres de cette
lignée se trouvent dans toutes les écoles du bouddhisme tibétain, ou chez les pratiquants du Bon,
ou en dehors de toute école ou secte.
Quelques exemples le montrent clairement.
Mon maître, Tchangchoup Dordjé, était sans
limites et ne dépendait d'aucune école. Tout en
ayant reçu la transmission de son maître principal
Nyak la Péma Dudul (Ngalà Padma Duddùl), il
reçut aussi certains enseignements Dzogchen d'un
maître Dzogchen Bonpo.
Un enseignement Dzogchen existe dans les traditions Bon depuis l'aube de l'histoire tibétaine,
bien que cette tradition ne soit pas aussi développée
que celle introduite par Garab Dordjé. Les Nyingmapa, ou les « Anciens », la plus ancienne des quatre écoles du bouddhisme tibétain, ont intégré très
tôt les enseignements Dzogchen, et les présentent
encore aujourd'hui. Le Dzogchen en est venu à être
tellement identifié à la tradition Nyingmapa que
beaucoup ont cru, à tort, que le Dzogchen n'appartenait qu'à cette école. De très nombreux représentants du Dzogchen se sont effectivement manifestés tout au long de l'histoire de l'école
Nyingmapa, tels que — à des époques relativement
récentes — Longchen Rabjampa (Lônqen Rabjamba) (1308-64) et Jigmé Lingpa (Jigmed Lmba)
(1729-98), qui furent parmi les plus grands érudits,
historiens et maîtres spirituels du Tibet.
Mais un autre grand pratiquant du Dzogchen fut
Dzogchen et Voie
bouddhique
79
à la tête de l'école Karma Kagyù : Rangdjoung
Dordjé (Ranjyùn Dôrjé) (1284-1339), le troisième
Karmapa (Garmaba), qui intégra les enseignements du Mahâmudrâ transmis dans la lignée de
son école avec la tradition Ati Yoga du Dzogchen
transmise par les Nyingmapa. La transmission des
enseignements ainsi intégrés continue encore à ce
jour dans l'école Kagyù.
L'école Sakyapa se développa au cours de la
même période que l'école Kagyù, suivant d'autres
lignées de transmission reçues de la tradition des
Mahâsiddha indiens. Mon oncle Khyentsé Tchokyi
Wangchouk (Kyènze Qosgi Wânqyug), abbé de
cette école, était un remarquable exemple de pratiquant Dzogchen parmi les Sakyapa.
L'école la plus récente, les Gélougpa, se développa à partir d'un mouvement de réforme et de
distanciation de ce qui était perçu comme les excès
du tantrisme. Elle se concevait comme un retour
aux enseignements des sûtras, réaffirmant leur
importance et celle de la stricte observance du
Vinaya, les règles monastiques tracées par le
Bouddha. On pense donc souvent que l'idéal
Gélougpa doit être très éloigné du Dzogchen. Il y
a pourtant eu de nombreux maîtres Dzogchen dans
cette école, y compris le grand cinquième Dalaï
Lama, Gyalchok Nawa (Gyâlqog Nâba) (1617-82).
Il fut le premier Dalaï Lama à détenir la position
de dirigeant temporel du Tibet en plus du rôle spirituel qu'avaient ses prédécesseurs. C'est lui qui
commença la construction du Potala sous sa forme
actuelle. Il pratiquait le Dzogchen en secret, afin
de ne pas compromettre sa position politique.
Les maîtres ayant une allégeance principale à
Planche tibétaine du grand cinquième Dalaï Lama,
Gyalchok Nawa (1617-82), le premier chef de l'école
Gélougpa à être aussi le souverain temporel du Tibet. Il
pratiquait le Dzogchen en secret.
Planche tibétaine du troisième Karmapa, Rangdjoung
Dordjé (1284-1339), chef de l'école Kagyii, qui intégra
les traditions du Mahâmudrâ et du Dzogchen.
82
Dzogchen
et Tantra
une école, tout en maintenant parfaitement cet
engagement, reçoivent en général librement la
transmission d'autres traditions, et la vie et la
culture spirituelles du Tibet ont été grandement
enrichies par ces croisements entre les différentes
traditions.
V
Avec mes deux oncles,
qui étaient des maîtres Dzogchen
Dépasse tout d'abord, la confusion de
l'étude
Puis réfléchis au sens de ce qui a été appris
Et enfin médite sa signification selon les instructions reçues
Milarepa
Au Tibet, on trouvait des maîtres de toute situation sociale, mais ils avaient généralement quatre
principaux styles de vie. Il y avait les moines qui
vivaient dans des monastères, les laïcs qui demeuraient dans des villages, et d'autres qui, vivant en
nomades sous la tente, voyageaient avec leurs disciples et parfois leurs troupeaux enfin les yogis
vivant le plus souvent dans des grottes. J'ai personnellement reçu la transmission, non seulement
de mon maître principal, mais aussi de beaucoup
d'autres, parmi lesquels mes deux oncles.
Mon oncle Tokden (Dogdân) était un grand
yogi, un pratiquant du Dzogchen. C o m m e Tchangchoup Dordjé, il n'était lié à aucune école et n'avait
reçu aucune éducation scolaire. Dans le cas de Tokden, c'était parce que ses parents avaient décidé,
quand il était très jeune, qu'il serait orfèvre ; toute
son éducation avait ainsi eu pour but de le préparer à son métier d'artisan.
84
Dzogchen
et Tantra
Mais un jour, il fut atteint d'une grave maladie
mentale et aucun médecin ne put le soigner. Finalement, on l'emmena voir un maître Dzogchen de
cette époque, Adzom Droukpa, et à la suite du
contact avec ce maître, non seulement il guérit de
sa maladie, mais il devint un pratiquant sérieux, un
yogi qui passait tout son temps en retraite solitaire
dans des grottes isolées en haut de montagnes où
rôdaient jaguars et léopards.
Enfant, j'étais parfois autorisé à rester avec lui,
et je me souviens que les léopards étaient particulièrement gourmands de beurre ; la nuit, ils
essayaient de ramper furtivement dans la grotte où
Tokden entreposait sa nourriture, pour s'en délecter. C'est dans ces grottes que, très jeune, je
commençai à apprendre le Yantra yoga, simplement en imitant les mouvements de Tokden.
J'avais trois ans la première fois, et je me souviens
encore de mon oncle, pratiquant le Yantra pendant
des heures, totalement nu, tandis que je m'amusais
parfois, comme les enfants de cet âge, à donner des
claques ou des coups de pied sur le derrière nu de
mon oncle, qui continuait imperturbablement sa
pratique. Lorsque je fus un peu plus âgé, j'appris
le sens de ce qu'il faisait.
Tokden avait les cheveux longs et une grande
barbe broussailleuse et, quand plus tard j'arrivai
en Occident, je trouvai qu'il ressemblait de façon
frappante aux portraits de Karl Marx, mis à part
qu'il ne portait pas de lunettes.
Il était un de ces pratiquants reconnus comme
maîtres du fait des qualités qu'ils manifestent en
résultat de leur pratique, plutôt que reconnus
comme la réincarnation de maîtres antérieurs.
Mes oncles, maîtres
Dzogchen
85
Lorsqu'on l'envoya pour la première fois voir
Adzom Droukpa, il était si perturbé qu'il ne
comprenait aucun des enseignements qui étaient
donnés. C'était lors d'une retraite qui avait lieu
tous les ans, l'été, sur les hauts plateaux parmi les
pâturages, dans un village de tentes qui, comme un
campement de nomades, était dressé pour la durée
de la retraite. Avant la fin de celle-ci, grâce à
Adzom Droukpa, Tokden avait pu suffisamment
surmonter son problème pour être capable de
commencer à pratiquer.
Le maître suggéra qu'il fît une retraite solitaire ;
mais comme mon oncle avait été incapable de suivre les enseignements, il ne savait pas quoi faire
durant une telle retraite. Voici comment Adzom
Droukpa résolut le problème : il envoya mon oncle
dans une caverne, à environ quatre jours de
voyage, lui disant d'y rester et d'y pratiquer jusqu'à
ce qu'il l'envoie chercher, et demanda à un autre
disciple de lui montrer le chemin. Cet autre disciple suivait Adzom Droukpa depuis de nombreuses
années et c'était un pratiquant sérieux. Ce n'était
pas un intellectuel, mais un homme simple, qui
avait un intérêt tout particulier pour la pratique
du Tchô (Jod).
La pratique du Tchô
C'est une pratique dans laquelle on travaille à
dépasser l'attachement et l'identification à l'ego en
faisant mentalement l'offrande de son corps physique au cours d'une visualisation. Cette pratique
fut développée par une grande pratiquante tibétaine, Matchik L a b d r ô n 2 (Majig Labdrôn) (10551149). Elle était issue d'une famille Bônpo et
Matchik Labdrôn (1055-1149) qui a transmis le Tchô
tel qu'il est pratiqué aujourd'hui. Elle tient une cloche et
un damaru.
Mes oncles, maîtres
Dzogchen
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combina des éléments des traditions du Bon avec
les enseignements de la Prajnâpâramitâ et du
Dzogchen qu'elle reçut de ses deux maîtres-racines, Pa Dampa et Drawa Ngonshé (Drâba
Nônxes), pour produire cette pratique typiquement tibétaine : le Tchô, une voie complète en ellemême, mais qui peut être aussi pratiquée conjointement avec d'autres méthodes.
Les pratiquants du Tchô sont traditionnellement
nomades. Ne possédant pratiquement rien, ils vont
de lieu en lieu, n'emportant souvent avec eux que
les instruments rituels : un damaru (petit tambour
à deux faces), une cloche, une trompette taillée
dans un fémur ; ils vivent sous une petite tente utilisant le trident rituel (khathamga) comme mât
central et quatre poignards rituels (p'ourba)
comme piquets.
On entreprend en général cette pratique dans
des lieux déserts et isolés, dans des grottes ou sur
les cimes des montagnes, mais principalement dans
des cimetières ou des charniers, la nuit, lorsque la
terrifiante énergie de tels lieux sert à intensifier la
sensation du pratiquant : assis seul dans le noir, il
convoque tous ceux envers qui il a une dette karmique et leur offre son corps en paiement. Les premiers invités sont le Bouddha et les êtres illuminés
pour qui le pratiquant transforme mentalement
son offrande en nectar, puis les êtres des six
royaumes pour qui l'offrande est multipliée et
transformée en ce qui conviendra le mieux et sera
le plus agréable à chacun ; sont convoqués également les démons et les esprits malfaisants à qui le
corps est offert en pâture tel qu'il est.
Les « démons » internes sont toutes les peurs
88
Dzogchen
et Tantra
latentes, comme la peur de la mort ou de la maladie, qui ne peuvent être vaincues que lorsqu'elles
sont clairement mises en lumière par la conscience,
mais il est aussi d'autres démons, des énergies
négatives, que le Tchô permet au pratiquant d'attirer et finalement de maîtriser. Nous cherchons toujours, instinctivement, à nous protéger d'un mal
souvent imaginaire. Mais cette tentative nous
cause en fin de compte plus de souffrance encore,
car elle nous enchaîne à l'étroite vision dualiste de
soi et de l'autre.
En invoquant ce que l'on redoute le plus, et en
Planche tibétaine représentant un pratiquant du Tchô.
dans un charnier, jouant de son damaru et de sa trompette faite d'un fémur. Son vajra et sa cloche sont sur le
sol face à lui, ainsi qu'un bol d'offrandes fait d'un crâne
humain. Les squelettes dansants et grimaçants à l'extrême
droite expriment une vision dynamique de la mort et du
changement, vus comme une danse extatique de transformation, l'essence intérieure inchangée transcendant la
mutation incessante de l'extérieur. La méditation sur
l'impermanence de tous les phénomènes doit conduire à
une joie libre d'attachements et non à un pessimisme
morbide.
Mes oncles, maîtres
Dzogchen
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offrant ouvertement ce que l'on cherche en général à protéger par-dessus tout, le Tchô tranche
cette double contrainte de l'ego et de l'attachement au corps. En fait, le terme « Tcho » signifie
« couper » ; mais c'est l'attachement et non le corps
lui-même qui constitue le problème à trancher. Le
corps humain est considéré comme un véhicule
précieux pour atteindre la réalisation.
Le pratiquant du Tcho qui accompagnait mon
oncle Tokden à la grotte où il allait faire cette
retraite solitaire fit tant de détours, passa par tant
d'endroits isolés propices à sa pratique, qu'au lieu
des quatre jours habituels il leur fallut plus d'un
mois pour arriver à destination. Sur le chemin, chaque jour, au cours de leur conversation courante,
le pratiquant communiquait des instructions très
directes à mon oncle sur tous les aspects de la pratique — pas seulement sur le Tchô — si bien que
lorsqu'il se retrouva seul, Tokden savait exactement ce qu'il avait à faire.
Mon oncle demeura plusieurs années dans cette
retraite. Lorsqu'il la quitta enfin, il avait déjà développé les remarquables pouvoirs qui amenèrent les
gens à lui donner le nom ou le titre de « Tokden »,
qui signifie « Yogi parfait », par lequel je le désigne
toujours, bien que son nom fût Urgyen Tendzin
(Urgyân Danzïn).
Il continua par la suite à faire de fréquentes
retraites et entre-temps il voyageait de lieu en lieu.
Ses errances attirèrent l'attention des autorités chinoises qui faisaient alors des incursions dans le
Tibet oriental : ils l'arrêtèrent et exigèrent de lui
des explications. Mais sa façon d'être était telle que
ses réponses ne purent les satisfaire. Ils décidèrent
90
Dzogchen
et Tantra
donc que c'était un espion. On ordonna son exécution. Mais, malgré plusieurs tentatives pour le
fusiller, il s'avéra impossible de le tuer. Lorsqu'on
le relâcha, les gens de la région commencèrent à
l'appeler Tokden.
Il communiquait si bien avec les animaux que
même les cerfs de montagne, si sauvages et si
méfiants qu'ils ne laissent jamais personne les
approcher, venaient à lui et demeuraient là où il
se trouvait. Des créatures moins dociles partageaient aussi sa compagnie. U n e fois, lorsque le roi
du Dégué vint en personne rendre visite à Tokden,
son ministre grimpa jusqu'à sa caverne pour
annoncer l'arrivée du roi et trouva un énorme lion
des montagnes calmement assis près du yogi. Le
roi n'avait pas le choix : il lui fallait, s'il voulait être
reçu, partager la compagnie du plus royal des animaux, ce qu'il fit, non sans une certaine appréhension. Sa façon de vivre, loin de tout centre d'habitation, impliquait des difficultés considérables
pour ceux qui, ayant entendu parler de sa réputation, le recherchaient pour recevoir ses enseignements.
Cela était également vrai de mon autre oncle
Khyentsé Tchôkyi Wangchouk, bien que les circonstances des premières années de sa vie eussent
été fort différentes de celles de Tokden. Très jeune,
il avait été reconnu comme un tulkou et intronisé
comme la réincarnation de l'abbé de quatre
monastères importants. On attendait donc de lui
qu'il se conforme à un certain mode de vie,
comprenant des charges administratives et même
politiques, de même que des obligations rituelles
Mes oncles, maîtres
Dzogchen
91
et académiques. Cependant, malgré de considérables oppositions, il préféra passer son temps en
retraite et dédier sa vie à la pratique.
Lorsqu'il était en retraite, lui aussi vivait très
isolé, dans une caverne située au-dessus de la
limite des neiges éternelles et où il y avait donc de
la neige toute l'année.
Mais sa réputation de pratiquant était telle, et
en particulier en tant que « Tertôn », ou « découvreur » de textes et d'objets cachés, qu'il était malgré tout recherché par ceux qui étaient résolus à
recevoir ses enseignements. D'étranges choses se
passaient souvent autour de Khyentsé Tchokyi
Wangchouk, en rapport avec ses capacités de Tertôn. Une fois, alors que j'étais encore très jeune,
je vins séjourner dans une grotte proche de la
sienne, un peu en contrebas. Une nuit, j'y fis un
songe dans lequel une Dâkinî réapparaissait et me
donnait un petit rouleau de papier sur lequel était
écrit un texte sacré. Elle m'expliqua que le texte
était très important et qu'à mon réveil je devais le
donner à mon oncle. À cette époque, ma pratique
s'était déjà suffisamment développée pour me permettre de rester conscient durant le sommeil et les
rêves, et dans ce rêve je savais que je rêvais. Je me
souviens avoir fermé un poing autour du rouleau,
puis avoir ensuite resserré fermement l'autre main
autour de la première. Le reste de la nuit se passa
sans autre événement et, lorsqu'à l'aube je m'éveillai, je trouvai mes mains fortement serrées l'une
autour de l'autre. Lorsque j'ouvris les mains, je vis
qu'il y avait réellement un petit rouleau dans le
creux de l'une d'elles. Plein d'excitation, j'allai tout
de suite frapper à la porte de la grotte de mon
92
Dzogchen et Tantra
oncle. Il n'était normalement pas permis de le
déranger à une heure aussi matinale, car il faisait
sa pratique du matin, mais j'étais trop excité pour
attendre. Il vint à la porte et je lui expliquai ce qui
était arrivé en montrant le rouleau. Il le regarda
un moment, très calmement, puis il dit : « Merci,
j'attendais cela. » Et il retourna à sa pratique
comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé.
Très gentiment, il montrait toujours un grand
respect pour mes opinions, bien que je fusse encore
très jeune. Une fois, il me demanda mon avis à
propos d'une vision qu'il avait eue du lieu où un
Terma serait découvert. Il hésitait entre parler
publiquement du Terma et aller le chercher discrètement. Il me sembla que, si beaucoup de gens en
entendaient parler et étaient présents lors de sa
découverte, ce pourrait être bénéfique pour eux,
en confortant et développant leur foi. Mon oncle
donna son assentiment et l'on fit une annonce
déclarant que le Terma se trouvait dans une certaine région et que nous irions le chercher à une
certaine date.
Le jour fixé arriva et nous partîmes, bientôt
suivis d'une large foule. Le lieu indiqué était situé
très haut à flanc de montagne et, comme mon oncle
était véritablement très gros, il lui fallut y être hissé
par quatre hommes. Lorsque enfin nous fûmes suffisamment près, il désigna une pente rocheuse,
lisse, à quelque distance en face de nous. Il déclara
que le Terma était là, dans le rocher. Il demanda
un petit piolet, comme en utilisent les alpinistes, et
debout, en silence, il le garda en main quelques
minutes avant de le lancer de toutes ses forces vers
la face rocheuse. Le piolet se planta fermement
Mes oncles, maîtres
Dzogchen
93
dans ce qui paraissait un roc solide et y resta. Mon
oncle dit que c'était là que le Terma se trouvait.
Quelques-uns des jeunes gens présents firent une
échelle avec un tronc d'arbre et la mirent contre
le rocher. Sous les regards attentifs de la foule, un
jeune homme y grimpa précautionneusement et
retira le piolet. À la surprise générale, une partie
du rocher se détacha de ce qui avait semblé de la
pierre solide. Mon oncle dit alors au jeune homme
de fouiller doucement avec le piolet dans l'ouverture ainsi révélée. Elle était pleine de sable sec.
Mon oncle lui demanda alors de le retirer, ce qu'il
fit, très lentement. Soudain il s'arrêta et, perché
sur son échelle, étouffa une exclamation ; il dit
alors qu'il voyait un objet rond et lisse, d'un blanc
lumineux. Mon oncle lui dit de ne pas y toucher.
On étala alors une couverture, maintenue tendue
par plusieurs personnes, et, avec son piolet, le
jeune homme fit tomber l'objet dans la couverture.
Mon oncle le ramassa dans une écharpe de soie
blanche et lorsqu'il l'éleva nous vîmes tous le mystérieux globe blanc et lumineux, qui n'était fait
d'aucune substance connue et qui avait environ la
taille d'un gros pamplemousse.
De retour à la maison, mon oncle mit l'objet
dans un coffret de bois qui fut fermé à clef et scellé
d'un sceau de cire. Il dit que l'objet se révélerait
davantage de lui-même plus tard. Mais lorsque
après plusieurs mois nous ouvrîmes le coffret, toujours scellé, l'objet avait mystérieusement disparu.
Mon oncle ne parut pas surpris, mais dit que les
Dâkinîs l'avaient repris car le temps n'était pas
encore venu de sa découverte et de sa révélation.
Comme je l'ai déjà dit, des choses étranges se
94
Dzogchen
et Tantra
produisaient fréquemment autour de mon oncle et,
en partie à cause de cela, beaucoup recherchaient
ses enseignements. Il fallait une longue escalade
pour arriver de la forêt en bas jusqu'à sa caverne,
pourtant vingt ou trente personnes faisaient parfois cet énorme effort et grimpaient jusqu'à lui. Sa
caverne étant très petite, les vingt ou trente personnes devaient alors s'entasser à l'intérieur et rester assis, écrasés les uns contre les autres, pour
l'écouter enseigner. Khyentsé Tchôkyi Wangchouk
ne rendait pas délibérément les choses difficiles
pour les gens : c'étaient simplement les conditions
dans lesquelles lui-même vivait. Puis à la fin du
jour, tous devaient redescendre la pente escarpée
de la montagne, dans le noir. Et au Tibet, il n'y
avait pas de torche électrique ! Lorsqu'ils arrivaient en bas, ils passaient la nuit dans la forêt,
dormant à la dure : il n'y avait pas d'hôtel. Et le
matin suivant ils faisaient à nouveau la même escalade, pour recevoir d'autres enseignements.
Mais ces épreuves ne sont rien comparées à
l'effort que dut faire Milarepa (Milarasba) pour
recevoir les enseignements de son maître Marpa 3 ,
qui lui fit construire cinq tours, puis les lui fit
détruire l'une après l'autre avant de lui donner le
moindre enseignement. Pour comprendre pourquoi ces gens étaient prêts à endurer toutes ces
épreuves, il nous faut nous souvenir combien nos
vies sont fragiles et que la mort peut survenir à
tout moment pour chacun de nous. Sachant
comment nous continuons à souffrir, vie après vie,
sans comprendre pourquoi nous souffrons, ni
comment faire cesser cette souffrance, la valeur
incomparable d'un maître et de son enseignement
Mes oncles, maîtres
Dzogchen
95
apparaît avec une évidente urgence. Il n'est pas
inhabituel que des gens fassent de grands efforts
et de grands sacrifices pour recevoir les enseignements. Mais la tendance à aller vers la facilité est
particulièrement répandue à notre époque. Ici,
dans ce livre, il peut sembler que les explications
qui suivent, de la Base, de la Voie et du Fruit, telles
qu'on les conçoit dans le Dzogchen, sont
complexes et que les comprendre requiert beaucoup d'efforts. Mais l'effort requis ne peut être
comparé à celui qui serait nécessaire si l'on voulait
rechercher les explications d'un maître tel que
Tokden, Khyentsé Tchôkyi Wangchouk ou Marpa.
Quelle que puisse être la clarté d'une explication,
sans la participation active de celui qui la reçoit,
rien ne peut être communiqué. On ne peut s'attendre à ce qu'une tentative sincère pour expliquer la
nature de l'univers et celle de l'individu soit aussi
facile à lire qu'une bonne histoire ; il n'est cependant pas nécessaire qu'elle soit particulièrement
compliquée non plus. Il existe un schéma classique d'explication de l'enseignement qui utilise une
structure par groupes de trois de concepts interreliés, et c'est ce schéma que suivra l'explication donnée plus loin. L'ossature de ce schéma peut être
mise en évidence d'une façon simple par un diagramme :
BASE
VOIE
FRUIT
96
Dzogchen
et Tantra
La Base, la Voie et le Fruit
Les enseignements Dzogchen sont aussi connus
sous un autre nom en tibétain : « Thiglé tchenpo »
(Tigle Qenbo) ou « Grand Thiglé ». Un thiglé est
une forme sphérique comme une goutte, sans
angles ni séparations, semblable au « mélong »,
miroir circulaire constitué de cinq métaux précieux, qui est un symbole spécifique des enseignements Dzogchen et de l'unité de l'état primordial.
Ainsi, bien que les enseignements soient répartis
en groupes pour la clarté de l'explication, leur
unité fondamentale, semblable à la sphère parfaite
du thiglé, ne doit pas être oubliée. Mais au sein
même de cette unité fondamentale on distingue
des groupes de trois, chacun relié à tous les autres
comme le montre le schéma avec ses divisions
triangulaires, ses cercles concentriques et le
Gakyil, ou « Roue de la Joie » tournant au centre.
A la périphérie de ce schéma, que l'on trouve sur
le revers d'un mélong contemporain, figurent les
syllabes Aa, A, Ha, Sha, Sa, Ma, qui ferment les
portes des six royaumes, écrites dans les caractères
de l'ancienne écriture de Shang Shoung.
VI
La Base
Il est tout à fait impossible de trouver le Bouddha
Ailleurs que dans son propre esprit
Celui qui ignore cela
Peut chercher à l'extérieur
Mais comment se trouver soi-même
En cherchant ailleurs qu'en soi-même ?
Celui qui cherche sa propre nature à l'extérieur
Est comme un fou qui,
Donnant un spectacle au milieu d'une foule,
Oublie qui il est
Et cherche partout ailleurs pour se retrouver.
Padmasambhava
Le Yoga de la connaissance de l'esprit
Parmi les divers groupes de trois que l'on rencontre dans l'enseignement Dzogchen, la trilogie
« La Base, la Voie et le Fruit » 1 est d'une importance centrale et nous allons maintenant en considérer tour à tour les différents aspects.
La Base, ou « Shi » (Xi) en tibétain, est le terme
utilisé pour se référer à la base fondamentale de
98
Dzogchen
et Tantra
l'existence, tant au niveau universel qu'au niveau
de l'individu, les deux étant essentiellement la
même chose ; réaliser l'un, c'est réaliser l'autre. Si
vous vous réalisez vous-même, vous réalisez la
nature de l'univers. Nous avons précédemment fait
référence à l'état primordial, expérimenté dans la
méditation non duelle, et c'est dans cet état que
l'individu retrouve l'expérience de l'unité avec la
Base. On l'appelle la Base parce qu'elle est là
depuis l'origine, pure et parfaite en soi, et qu'elle
n'a pas à être construite. Elle existe en chaque être
et ne peut être détruite, bien qu'on l'oublie
lorsqu'on a une vision dualiste. Elle est alors temporairement obscurcie par l'interaction de ces états
mentaux négatifs que sont les passions, attachement et aversion, dont la racine commune est
l'ignorance ou vision dualiste. Mais la Base ne doit
pas être considérée comme un objet, une chose
existant en soi : c'est un état d'être. Chez un individu ordinaire cet état est latent, chez un individu
réalisé il est manifesté.
On considère en général dans les enseignements,
pas seulement dans le Dzogchen, que la conscience
ne cesse pas à la mort du corps physique mais
transmigre, les causes karmiques accumulées au
cours d'innombrables existences provoquant de
nouvelles renaissances jusqu'à ce que l'individu
soit réalisé, le karma transcendé et la transmigration achevée. On parle peu de la question de savoir
quand et comment cette transmigration a
commencé, considérant qu'il est plus important de
s'occuper de ce qui va effectivement aider à faire
cesser la souffrance de la transmigration dans
_
99
La Base
l'existence conditionnée, que de perdre u n temps
précieux à spéculer sur la cause première.
À l'époque du Bouddha, une vaste controverse
avait lieu parmi les brahmanes quant à la nature
précise du Créateur et quant à son existence même.
Mais le Bouddha, lui, refusa de confirmer ou de
nier l'existence d'un Être suprême, conseillant à
ses disciples de s'appliquer à atteindre eux-mêmes
l'état d'illumination, état où la réponse à ces questions leur serait connue au-delà de tout doute et
de toute spéculation.
Au niveau de ce que nous-mêmes expérimentons dans notre vie, le début de la transmigration apparaît clairement : elle commence à l'instant où nous entrons dans une vision dualiste, tout
comme elle s'achève lorsque nous entrons dans
l'état primordial qui est au-delà de toute limite, y
compris les limites du temps, des mots et des
concepts. Les paroles du Chant du V a j r a 2 tentent
cependant de le décrire :
LE CHANT DU VAJRA
Non né continuant pourtant sans interruption
N'allant ni ne venant omniprésent
Dharma suprême
Espace immuable, non défini
Autolibération spontanée
État parfaitement sans obstacle
Existant depuis l'origine
100
Dzogchen
et Tantra
Autocréé, non localisé
Sans rien de négatif à rejeter
Ni rien de positif à accepter
Expansion infinie, partout présente
Immense et sans limites, sans attaches
Sans rien même à dissoudre
Ni dont se libérer
Présent au-delà du temps et de l'espace
Existant depuis l'origine
Incommensurable dimension, espace intérieur
Radieusement lumineux tels le Soleil et la Lune
Parfait en soi
Indestructible tel le Vajra
Stable comme la montagne
Pur comme le lotus
Puissant comme le lion
Plaisir incomparable
Au-delà de toute limite
Illumination
Équanimité
Cime du Dharma
Lumière de l'univers
Parfait depuis l'origine
L'origine des cinq éléments et de leurs essences
Tout comme l'existence conditionnée de l'individu résulte de traces karmiques, ainsi en est-il de
l'existence d'univers entiers. L a cosmologie de
l'ancienne tradition B o n du Tibet, par exemple,
explique que l'espace qui existait avant la création
de cet univers était la trace karmique latente issue
d'êtres des cycles d'univers précédents.
Cet espace se mut en lui-même et ainsi se forma
La Base
101
l'essence de l'élément air ; l'ardente friction de cet
air contre lui-même donna naissance à l'essence
de l'élément feu ; les différences de température
qui s'ensuivirent causèrent la condensation de
l'essence de l'élément eau ; et le tourbillon des
essences déjà existantes donna naissance à
l'essence de l'élément terre, de la même façon que
le lait baratté se solidifie en beurre. Ce niveau de
l'essence des éléments est un niveau préatomique
d'existence sous forme de lumière et de couleurs.
De l'interaction des essences de ces éléments, les
éléments se forment, au niveau atomique, matériel, de la même façon et dans le même ordre que
leurs essences. Puis, de l'interaction de ces éléments matériels ou atomiques, ce que l'on appelle
l'« Œuf cosmique » se forme, composé des divers
«royaumes» ou domaines d'existence. Ces
royaumes sont ceux des divinités supérieures et des
Nâgâs ainsi que les six domaines de l'existence
conditionnée : ceux des dieux et des demi-dieux,
des humains et des animaux, des esprits avides et
des êtres infernaux. Si les essences — donc les éléments eux-mêmes 3 ainsi que les divers royaumes
— surgissent de l'espace, et si celui-ci n'est autre
que les traces karmiques d'êtres du passé, cet
espace n'est pas au-delà du karma ni du niveau
conditionné de l'existence. Il ne peut être dit fondamentalement pur depuis l'origine et parfait en
soi, ce qui est la condition de la Base.
Ainsi, l'état primordial, « non né mais continuant sans interruption, n'allant ni ne venant,
omniprésent... au-delà du temps et de l'espace,
existant depuis l'origine... », comme dans le Chant
du Vajra, pourrait être comparé à l'essence de
102
Dzogchen
et Tantra
l'élément espace, omniprésent et incréé, et pourtant fondement de toute existence.
Les enseignements Dzogchen considèrent le
processus originel cosmique d'une façon similaire
à celle de la tradition Bon, mais légèrement différente. Dans le Dzogchen, on considère que l'état
primordial, au-delà du temps, de la création et de
la destruction, est la base fondamentalement pure
de toute existence, tant sur le plan individuel
qu'universel. C'est la nature inhérente de l'état primordial de se manifester en tant que lumière, qui
à son tour se manifeste dans les cinq couleurs,
essences des cinq éléments. Les essences des éléments interagissent (comme dans la cosmologie
Bon) pour produire les éléments eux-mêmes qui
constituent à la fois le corps de l'individu et toute
la dimension matérielle.
L'univers est compris comme le jeu spontané de
l'énergie de l'état primordial et peut être ressenti
ainsi par celui qui demeure en unité avec sa condition inhérente essentielle, dans l'état parfait en soi,
l'état d'autolibération, l'état du Dzogchen. Mais si,
du fait d'une perception fondamentalement erronée de la réalité, l'individu entre dans la confusion
du dualisme, la conscience primordiale, source de
toute manifestation, se perd dans ses propres projections qu'elle prend pour une réalité extérieure
à elle-même et douée d'une existence séparée. Les
diverses passions proviennent toutes de cette perception fondamentalement fausse et perpétuent le
conditionnement dualiste dans l'individu.
Dans les explications de la Base, de la Voie et
du Fruit, les enseignements Dzogchen cherchent à
montrer comment est survenue l'illusion du dua-
La Base
103
lisme, comment l'on peut s'en défaire et quelle est
l'expérience d'un individu qui s'en est libéré. Mais
tous les exemples utilisés pour décrire la nature de
la réalité ne peuvent jamais la décrire qu'incomplètement car elle est, en elle-même, au-delà des
mots et des concepts. Comme l'a dit Milarepa, on
peut comparer la nature essentielle de l'esprit à
l'espace, parce que tous les deux sont vides, mais
l'esprit est conscient alors que l'espace ne l'est pas.
La réalisation n'est pas une connaissance à propos
de l'univers, mais l'expérience vivante de la nature
de l'univers. Jusqu'à ce que nous ayons cette expérience vivante, nous restons dépendants des exemples, et sujets à leurs limites.
Supposons que la Base soit un objet mystérieux
que j'essaie de vous décrire. Je pourrais dire que
l'objet est blanc et plutôt rond, et vous allez vous
en faire une certaine idée. Mais le lendemain vous
pouvez entendre une autre description d'une autre
personne ayant vu cet objet : vous allez alors modifier votre idée en fonction de cette nouvelle description, et penser alors que peut-être l'objet est
plutôt ovale que rond et d'une couleur plus nacrée
que blanche. Cinquante descriptions plus tard,
vous n'en savez toujours pas plus sur l'objet, changeant d'idée à chaque description que vous entendez. Mais une fois que vous avez vous-même vu
l'objet, vous savez alors de façon certaine à quoi
il ressemble et vous comprenez que toutes les descriptions étaient exactes, en partie, mais qu'aucune
ne pouvait véritablement décrire pleinement la
nature de ce mystérieux objet.
Il en va de même pour toutes les descriptions de
la Base, l'état primordial qui demeure la vraie
La Roue de
l'Existence
La Base
105
condition inhérente de l'individu, pure depuis l'origine, même si les êtres sont plongés dans le dualisme et pris dans les rets des passions.
Maintenant que nous avons vu ce que signifie la
« Base » dans les enseignements Dzogchen, nous
pouvons commencer à regarder comment cette
Base se manifeste dans l'individu et dans l'univers
dont il fait l'expérience.
Tous les niveaux des enseignements considèrent
que l'individu est constitué du corps, de la voix et
de l'esprit, dont l'état parfait est symbolisé par les
Planche tibétaine montrant Yama, le dieu de la Mort,
tenant la « Roue de l'Existence ». Au centre, le coq, le
serpent et le porc symbolisent les « Trois Poisons » : la
pensée dualiste (ou ignorance, le porc) donnant naissance à l'aversion (le serpent) et à l'attachement (le coq),
qui enferment l'individu dans un cycle de souffrance qui
s'entretient de lui-même (en sanscrit : samsara). Dans le
cercle suivant, les êtres sont montrés progressant par la
pratique spirituelle vers des états plus élevés ou tombant
vers les domaines inférieurs de l'existence conditionnée,
montrés dans le cercle suivant. Les trois royaumes supérieurs apparaissent dans cette version de la roue en haut
du cercle, à gauche pour les dieux et demi-dieux, et à
droite pour les humains. Puis, dans le sens des aiguilles
d'une montre : les prêtas, esprits perpétuellement avides
et frustrés, les êtres des enfers et les animaux. Le royaume
humain est le plus favorable au progrès vers la réalisation. Le cercle extérieur symbolise les douze maillons de
la chaîne des causes interdépendantes qui expliquent
comment chaque instant se solidifie hors de l'espace de
la conscience primordiale par une perception fondamentalement erronée de la réalité et les processus mentaux
qui en découlent, créant ainsi l'illusion des six domaines
d'existence.
106
Dzogchen
et Tantra
syllabes tibétaines Om, Â, Hûm. Le corps inclut la
totalité de la dimension matérielle de l'individu,
tandis que la voix est l'énergie vitale du corps,
appelée prâna en sanscrit et loung (lùn) en tibétain, dont la circulation est liée à la respiration.
L'esprit comprend à la fois la pensée discursive et
la nature de l'esprit qui est au-delà de l'intellect.
Vision pure et impure
Le corps, la voix et l'esprit d'un être ordinaire
en sont venus à être si conditionnés que l'être luimême est totalement prisonnier du dualisme. La
perception dualiste qu'un tel être a de la réalité est
appelée vision impure ou karmique, puisque conditionnée par les causes karmiques se manifestant en
permanence et résultant des actions passées ; il vit
ainsi dans le monde de ses limites comme un oiseau
dans une cage.
Mais un être réalisé, qui est au-delà des limites
du dualisme, qui a rendu réelle — ou réalisée —
la condition qui n'était auparavant que latente de
la Base, a une vision pure.
Grâce à la clarté parfaite inhérente à cette vision
pure de l'état primordial, les êtres réalisés ont
accompagné la transmission directe de leur état
d'une explication orale de la Base. Cette explication montre comment le fondement de l'existence,
telle qu'elle est expérimentée par l'individu, est
constitué par ce que l'on appelle les Trois Sagesses
ou les Trois Conditions : l'Essence, la Nature et
l'Énergie. Pour illustrer leur fonctionnement, on
prend l'exemple d'un miroir, d'un cristal de roche
et d'une sphère de cristal.
La Base
107
L'Essence
En parlant de l'Essence, l'aspect de la Base
auquel on se réfère est sa vacuité fondamentale.
En pratique, cela signifie par exemple que si l'on
observe son propre esprit, on peut voir que les
pensées qui s'élèvent sont vides dans les trois
temps : le passé, le présent et le futur. C'est-à-dire
que si l'on cherche un lieu d'où soit venue la pensée on ne trouve rien ; de même, si l'on cherche
où demeure la pensée on ne trouve rien et si l'on
cherche où va la pensée on ne trouve rien non plus.
Ce n'est pas qu'il existe un « vide » qui serait
une sorte de chose ou de lieu en soi, mais plutôt
que tous les phénomènes, que ce soit les événements mentaux ou les objets concrets apparemment extérieurs, aussi réels qu'ils puissent paraître,
sont en fait essentiellement vides, impermanents,
n'existant que d'une façon temporaire. Toutes les
choses peuvent être vues comme étant constituées
d'autres choses, et ainsi de suite. D e l'infiniment
grand à l'infiniment petit, à tous les degrés intermédiaires, tout ce que l'on peut voir peut être
considéré comme vide. Et, à titre d'exemple, on dit
que cette vacuité est comme la pureté et la clarté
fondamentale d'un miroir. Un maître peut montrer un miroir à un disciple et expliquer que le
miroir lui-même ne juge pas — belles ou laides —
les images qui se reflètent en lui : le miroir n'est
pas modifié par les images qui surgissent — quelles
qu'elles soient — pas davantage que n'est diminuée sa capacité de les refléchir.
On explique alors que la nature vide de l'esprit
est comme la nature du miroir, pure, claire et lim-
108
Dzogchen
et Tantra
pide, et que, quoi qu'il y surgisse, l'essence vide de
l'esprit ne peut jamais être perdue, ternie ou altérée.
La Nature
Toutefois, même si la vacuité est la condition
sous-jacente essentielle de tous les phénomènes,
les phénomènes — que ce soient des événements
mentaux ou des objets réels dont on fait l'expérience — continuent à se manifester. Les choses
continuent à exister, les pensées à s'élever, tout
comme les images continuent à apparaître dans le
miroir, alors même qu'elles sont sans substance. Et
ce continuel surgissement, cet aspect de la Base est
ce qu'on appelle sa Nature. Sa Nature est de se
manifester et — à titre d'exemple — elle est
comparée à la capacité, inhérente au miroir, de
réfléchir ce qui se trouve en face de lui. Le maître
peut, là aussi, utiliser un miroir pour montrer que,
dès qu'un objet est en face de lui, la capacité inhérente du miroir à réfléchir fonctionne exactement
de la même façon, que ce qui est réfléchi soit bon
ou mauvais, beau ou laid.
On explique alors qu'il en va de même pour ce
que l'on appelle la Nature de l'esprit, dont on fait
l'expérience dans la contemplation. U n e pensée ou
un événement quelconque peuvent surgir, la
Nature n'en sera pas conditionnée.
La Nature de l'esprit ne juge pas, elle réfléchit
simplement, comme il est dans la Nature du miroir
de le faire.
L'Énergie
Ainsi, « Shi », la Base, la condition fondamentale de l'individu et de l'existence est, en essence,
L
La Base
109
vacuité, et néanmoins sa nature est de se manifester. Et elle se manifeste en tant qu'Énergie, que
l'on compare aux images qui surgissent dans un
miroir. Le maître peut à nouveau montrer un
miroir au disciple et expliquer que les images qui
s'y reflètent sont l'Énergie de la Nature inhérente
au miroir manifestée de façon visible.
Mais l'exemple du miroir montre que l'Essence,
la Nature et l'Énergie sont mutuellement interdépendantes et ne peuvent pas être véritablement
séparées l'une de l'autre, si ce n'est pour les
besoins de l'explication. Il en est ainsi parce que
la pureté et la clarté d'un miroir, sa capacité à réfléchir et les images qui y apparaissent sont toutes
essentielles pour qu'existe ce que nous appelons
un miroir.
S'il n'y a pas de clarté, le miroir ne réfléchira
rien ; s'il n'y a pas de capacité à réfléchir, comment
peut-il y avoir des images ? Et s'il n'y a pas d'images, comment peut-il y avoir un miroir ? Il en est
également ainsi des trois aspects de la Base :
l'Essence, la Nature et l'Énergie ; ils sont interdépendants.
Comment l'Énergie se manifeste:
Tsel, Rôlpa, Dang (Zal, Rolba, Dân)
Cette Énergie se manifeste selon trois modes
caractéristiques que l'on appelle Dang, Rölpa,
Tsel. Ces termes sont intraduisibles et il nous faut
utiliser les mots tibétains que l'on explique par
trois exemples.
110
Dzogchen
et Tantra
Tsel
Tsel se rapporte à la façon dont l'énergie même
de l'individu est perçue comme un monde extérieur.
Un être enfermé dans le dualisme expérimente
ainsi la vie en tant que « soi » isolé, apparemment
séparé du monde extérieur qui est ressenti comme
« autre », et prend la projection de ses propres sens
pour des objets existant séparément de ce « soi »
auquel il s'attache. L'exemple utilisé pour montrer
l'illusion de cette séparation établit un parallèle
entre la façon dont l'énergie de l'individu se manifeste et ce qui se produit lorsqu'un cristal est
exposé à la lumière du soleil,
La lumière du soleil tombant sur un cristal est
reflétée et réfractée, faisant apparaître des rayons
et des motifs de lumière irisée semblant séparés
du cristal, mais qui sont en fait des fonctions de sa
propre nature caractéristique. D e la même façon,
c'est l'énergie de l'individu, perçue par ses propres
sens, qui prend l'apparence d'un monde de phénomènes extérieurs. En vérité, il n'existe rien d'extérieur ou de séparé de l'individu ; l'unité de « ce qui
est » est précisément ce dont on fait l'expérience
dans le Dzogchen, la grande perfection.
Pour un être réalisé, la manifestation de sa propre énergie en tant que Tsel est la dimension du
Nirmânakâya ou « Corps de manifestation ».
Ainsi, quand on parle des « trois kâyas » ou des
trois corps, cela ne représente pas simplement les
trois corps du Bouddha ou les trois niveaux d'une
statue. Ce sont trois dimensions de l'énergie de
La Base
111
chaque individu, ainsi que l'on en fait l'expérience
dans la réalisation (voir p. 192).
Rôlpa
Une sphère de cristal illustre la façon particulière dont l'énergie de l'individu se manifeste.
Lorsqu'un objet est placé près d'une sphère de cristal, l'image de cet objet peut être vue à l'intérieur
de la sphère de sorte que l'objet lui-même semble
s'y trouver. Ainsi, l'énergie de l'individu peut
apparaître comme une image expérimentée de
façon interne, comme vue avec les « yeux de
l'esprit ».
Toutefois, aussi vivante que puisse être cette
image, c'est une fois encore l'énergie propre de
l'individu qui se manifeste en tant que Rolpa. C'est
à ce niveau que le pratiquant de la Voie de la transformation travaille à transformer la vision impure
en vision pure par le pouvoir de la concentration.
Et un être réalisé expérimente ce niveau de sa propre énergie comme le Sambhogakâya ou Corps
d'abondance. Cette abondance est la multiplicité
fantastique des formes qui peuvent se manifester
à ce niveau, le niveau de l'essence des éléments
qui est la lumière. Par exemple, les cent divinités
paisibles et irritées décrites dans le Bardo Thôdôl
ou Livre des morts tibétain, qui apparaissent à la
conscience dans le Bardo, sont des manifestations
de ce niveau de l'énergie propre de l'individu 4 .
Dang
U n e sphère de cristal n'a pas de couleur mais,
placée sur un tissu rouge, elle paraît rouge, sur un
tissu vert, verte, et ainsi de suite. Exactement de
112
Dzogchen et Tantra
la même manière, au niveau de Dang, l'énergie de
l'individu est essentiellement infinie et sans forme,
et pourtant elle peut prendre n'importe quelle
forme. Cet exemple aide à clarifier ce que l'on
entend par vision karmique. Bien que l'énergie de
l'individu soit essentiellement sans forme, en
conséquence de l'attachement, les traces karmiques qui existent dans le flux de conscience de
l'individu donnent naissance à ce qui est perçu
comme corps, voix et esprit, et comme environnement extérieur, dont les caractéristiques sont
déterminées par les causes accumulées au cours de
vies innombrables.
Dans l'illusion de la dualité, l'individu est tellement conditionné par sa vision karmique qu'elle
semble être l'individu lui-même. Lorsque cette illusion est détruite, l'individu expérimente sa propre
condition telle qu'elle est réellement, telle qu'elle
a toujours été depuis l'origine : esprit infini, énergie au-delà de toute limite ou de toute forme quelle
qu'elle soit.
Réaliser cela est réaliser le Dharmakâya ou
Corps de vérité, mieux traduit par « le Corps de la
réalité telle qu'elle est ».
Mais ni Dang, Rôlpa, Tsel, ni Dharmakâya,
Sambhogakâya, Nirmânakâya ne sont séparés les
uns des autres. L'énergie infinie, sans forme (Dharmakâya), se manifeste au niveau de l'essence des
éléments, qui est la lumière, sous des formes non
matérielles perceptibles seulement par ceux qui
possèdent une réelle clairvoyance (Sambhogakâya), et au niveau de la matière, sous des formes
apparemment solides (Nirmânakâya).
Ainsi, par ces exemples, une introduction orale
La Base
113
à la Base est donnée par le maître ainsi qu'une
explication sur la façon dont celle-ci se manifeste
en ces trois modes d'Énergie que sont Dang, Rôlpa
et Tsel.
Cela est le secret ouvert que chacun peut découvrir par lui-même. Nous vivons nos vies à l'envers,
projetant l'existence d'un « je » séparé du monde
extérieur que nous essayons de manipuler pour en
obtenir satisfaction. Mais, aussi longtemps que l'on
reste dans l'état dualiste, les expériences sont toujours accompagnées d'une sensation de perte, de
peur, d'anxiété et d'insatisfaction. Lorsque, par
contre, on va au-delà du niveau dualiste, tout est
possible.
Près de la caverne de Milarepa, vivait un moine
tibétain très érudit qui se considérait comme très
intelligent. Il croyait pouvoir triompher de tout
avec son intellect. Mais, fait étrange, tout le monde
allait recevoir des enseignements de Milarepa qui
n'avait jamais rien étudié, et personne ne venait
voir le moine. Celui-ci, très jaloux, alla voir Milarepa pour débattre avec lui.
Il se proposait de le démasquer par quelques
arguments bien choisis et lui demanda : « L'espace
est-il matériel ou immatériel ? — Matériel »,
répondit Milarepa. « Et voilà, se dit le moine, j'ai
démontré qu'il était complètement idiot ! » Et il se
préparait à débattre encore de la même façon lorsque Milarepa ramassa une baguette et commença
à faire résonner l'espace en frappant dessus comme
sur un tambour. Le moine lui demanda alors : « Un
rocher est-il matériel ou immatériel ? » Milarepa
répondit en passant la main au travers d'un rocher.
Le moine, stupéfait, devint son disciple.
114
Dzogchen
et Tantra
L'intellect est un outil valable, mais il n'englobe
pas la totalité de notre être. Il peut même, en fait,
être un piège nous empêchant d'accéder aux
aspects les plus profonds de notre propre nature.
Lorsque j'étais jeune, j'ai rencontré un maître
étrange dont les activités étaient aussi insondables
pour l'intellect que celles de Milarepa, bien que
l'histoire de sa vie fût très différente. Il avait été
moine dans un monastère Sakyapa qui, comme
tous les monastères, comportait certaines règles
très strictes. Ce moine avait gravement transgressé
les règles en ayant une relation avec une femme
et avait été expulsé du monastère. Très affecté par
ce qui s'était passé, il partit au loin.
Au cours de son voyage, il rencontra des maîtres,
reçut d'eux des enseignements et devint un pratiquant sérieux. Puis il revint dans son village natal,
mais le monastère ne voulut pas le reprendre. Sa
famille lui construisit alors une petite hutte de
retraite à flanc de montagne et il y vécut, pratiquant tranquillement, pendant plusieurs années.
Les gens commencèrent à l'appeler « le Pratiquant ».
Après quelques années paisibles, il sembla soudain devenir fou. Un jour, alors qu'il pratiquait, il
commença à jeter ses livres par la fenêtre, puis il
les brûla, il brisa toutes ses statues, mit tout sens
dessus dessous et détruisit en partie sa cabane de
retraite. Les gens commencèrent à l'appeler « le
Fou ».
Puis il disparut et, durant trois ans, personne ne
le revit. Quelqu'un le rencontra tout à fait par
hasard. Il vivait dans un lieu très isolé tout en haut
La Base
115
d'une montagne. Tout le monde se demanda
comment il avait pu survivre et se procurer de quoi
manger en cet endroit ; rien n'y poussait et, normalement, personne n'y allait jamais. Alors, les
gens commencèrent à s'intéresser à lui et à lui rendre visite. Bien qu'il refusât de communiquer avec
eux, la façon dont il vivait convainquit les gens qu'il
n'était pas fou. Au lieu de l'appeler « le Fou », ils
commencèrent à parler de lui comme d'un être réalisé, un saint.
Mon oncle, l'abbé Sakyapa Khyentsé Tchôkyi
Wangchouk, en entendit parler et décida de lui rendre visite, m'emmenant ainsi que quelques autres
personnes. Il nous fallut quinze jours à cheval pour
arriver au village au pied de la montagne où vivait
ce maître étrange. D e là, il nous fallut grimper
jusqu'au sommet, très difficile à atteindre car il
n'existait aucun sentier. Les gens de l'endroit nous
dirent que, quelques jours auparavant, un tulkou
(incarnation) Kagyii très célèbre était monté rendre visite au moine, mais qu'à son arrivée, au lieu
de recevoir des enseignements, il avait été repoussé
par une volée de pierres, et que certains des moines
de son escorte avaient été assez sérieusement blessés. Ils nous dirent aussi que ce maître, là-haut,
avait des chiens et que certains étaient très
agressifs et mordaient. Tous les gens du lieu
avaient peur d'aller le voir. Très franchement,
après avoir entendu tout cela, nous aussi. Mon
oncle était très gros et gravir la pente abrupte sans
un chemin nous prit beaucoup de temps. Constamment, nous dérapions et retombions en glissant le
long des éboulis rocheux. Lorsque nous eûmes
116
Dzogchen
et Tantra
presque atteint le sommet, nous entendîmes le
maître parler, mais sans voir aucune maison.
Lorsque, enfin, nous arrivâmes tout au sommet
de la montagne, nous vîmes une sorte de structure
de pierres rudimentaire. On ne pouvait vraiment
pas appeler cela une maison, cela ressemblait plutôt à une niche de chien couverte d'un toit de pierres, avec de grands trous ouverts dans trois de ses
côtés. Ce n'était pas assez haut pour que l'on puisse
s'y tenir debout. Nous entendions toujours le maître parler à l'intérieur, mais nous ne savions pas à
qui il pouvait bien parler ainsi.
Puis, il se retourna et nous vit approcher : immédiatement, il fit semblant de dormir, tirant une couverture sur sa tête. Il avait l'air vraiment fou, mais
nous nous rapprochions prudemment de plus en
plus. Lorsque nous fûmes très près, nous attendîmes quelques minutes, puis, soudain, il retira la
couverture de dessus son visage et nous regarda.
Ses yeux, énormes et fixes, étaient injectés de sang
et ses cheveux étaient sauvagement hérissés. Je le
trouvais vraiment terrifiant. Il commença à parler
mais nous ne comprîmes pas ce qu'il disait, bien
qu'il fût tibétain comme nous. Il ne parlait pas un
dialecte local que nous n'aurions pu comprendre ;
nous connaissions bien le dialecte de cette région.
Il parla environ cinq minutes, sans interruption, et
je ne compris que deux phrases.
Une fois, il parut dire « au milieu des montagnes », puis ce fut à nouveau incompréhensible.
L'autre phrase que je saisis au passage paraissait
être « en vaut la peine », puis rien n'eut plus de
sens. Je demandais à mon oncle ce qu'il avait
compris, mais il n'avait saisi que les mêmes deux
La Base
117
fragments et aucune des personnes de notre
groupe n'en avait compris davantage.
Mon oncle rampa à l'intérieur par la plus large
des ouvertures dans le mur de pierre, peut-être
dans l'intention de demander une bénédiction
pour voir quelle serait la réaction. La hutte était
très petite et lui était très gros. Le maître étrange
le regardait fixement droit dans les yeux. Mon
oncle avait amené quelques bonbons avec lui et en
offrit deux au maître qui n'en prit qu'un. Une sorte
de pot en terre cuite était à côté de lui. Le maître
mit un bonbon dans le pot puis l'offrit à mon oncle.
Ce dernier resta simplement là et attendit. Alors,
le maître sortit d'un pli de ses vêtements en
haillons un vieux bout de tissu en laine qu'il avait
manifestement utilisé pour se moucher et l'offrit à
mon oncle. Celui-ci accepta respectueusement et
continua à attendre jusqu'à ce que le maître lui
lance un regard vraiment féroce. Sur quoi, mon
oncle décida qu'il était plus sage de sortir.
Ce fut ensuite à mon tour d'y aller. J'avais très
peur mais j'entrai quand même avec un paquet de
biscuits que mon oncle m'avait donné pour offrir.
J'offris donc le paquet mais le maître ne voulut pas
le prendre. « Peut-être aurais-je dû ouvrir le
paquet d'abord », pensai-je. Je l'ouvris donc et lui
offris quelques biscuits. Il en prit un et le mit dans
son pot. Je réussis à jeter un coup d'œil dans le pot
et vis qu'il était plein d'eau mais qu'il contenait
aussi un petit peu de tout, du tabac, des piments
et le bonbon de mon oncle ainsi que mon biscuit.
Je ne sais pas s'il mangeait dans le pot ou s'il y
gardait simplement des choses, mais rien dans cette
hutte n'évoquait les activités domestiques habi-
118
Dzogchen
et Tantra
tuelles de préparation et de cuisson de nourriture,
en supposant que son habitant ait pu en trouver à
cette altitude.
Je restai encore un petit peu en enregistrant
tout cela, jusqu'à ce qu'avec un regard féroce
le maître me donne une sorte de théière en terre
cuite à moitié cassée, qu'il utilisait comme pot de
chambre ; alors, prenant ce cadeau avec moi,
je sortis rejoindre mon oncle et les autres audehors.
Nous étions là depuis environ vingt minutes en
tout debout à le regarder. Alors, il recommença à
parler de façon incompréhensible, en indiquant
une direction, et nous eûmes l'idée qu'il essayait
de nous dire d'aller dans cette direction. Nous
attendîmes là encore un peu lorsque, soudain, il
dit, plutôt en colère et très clairement : « Vous
feriez mieux d'y aller. » Mon oncle se tourna vers
moi et vers le reste de notre petit groupe et dit :
« Peut-être vaut-il mieux faire comme il dit. » Et
nous partîmes tous dans la direction que ce maître
étrange avait indiquée. Ce n'était pas la route par
laquelle nous étions venus, nous allions avoir à
rebrousser chemin et nous n'avions pas la moindre
idée d'où nous allions, ni pourquoi. Mais mon
oncle disait qu'il y avait peut-être quelque chose
derrière ces paroles du maître. L'avance était très
difficile, mais nous continuâmes à descendre en
nous aidant de nos mains, plusieurs heures durant,
jusqu'à ce que la montagne remonte vers le prochain sommet. À cet endroit se trouvait une forêt
très dense et, juste avant d'y arriver, nous entendîmes un cri ou un grognement. Nous nous pressâmes et trouvâmes un chasseur qui était tombé
La Base
119
des rochers et s'était brisé le pied. Il était incapable
de marcher et quelques personnes durent le porter
jusqu'au lieu où se trouvait sa famille, à une distance considérable.
Mon oncle suggéra que ceux qui restaient
devaient retourner voir cet étrange maître. « Peutêtre va-t-il nous donner un enseignement maintenant», dit-il. Mais lorsque nous revînmes à sa
hutte, loin de nous féliciter, il nous dit simplement
de partir.
Le fait qu'un maître comme lui ne se vouait pas
à enseigner aux êtres humains ne signifie pas
nécessairement qu'il n'enseignait pas du tout. Il se
peut qu'il ait vécu de cette façon étrange, tout en
se manifestant dans une autre dimension pour
enseigner des êtres autres qu'humains. Bien que
nous n'ayons pas eu la capacité de percevoir une
telle activité, il aurait fort bien pu ainsi enseigner
davantage d'êtres qu'il n'y en a dans une vaste cité.
Garab Dordjé, par exemple, enseigna le Dzogchen
aux Dâkinîs avant de l'enseigner aux êtres
humains. Dans le Bardo, l'état intermédiaire après
la mort du corps physique qui précède une nouvelle renaissance des agrégats de conscience, les
êtres existent dans un corps mental, sans
connexion ou contrepartie physiques. Il est possible que ce maître, qui nous paraissait si étrange,
enseignât de tels êtres.
Lorsque nous comprenons la nature non duelle
de la réalité telle qu'elle est décrite dans les explications de la Base en tant qu'Essence, Nature et
Energie, et comment l'Énergie de l'individu se
manifeste comme Dang, Rôlpa et Tsel, nous
pouvons comprendre que quelqu'un qui a réinté-
120
Dzogchen
et Tantra
gré son Énergie est capable d'actions impossibles
à un être ordinaire. Alors, les actions d'un tel maître ne paraissent plus incompréhensibles.
VII
La Voie
Certains passent leur vie tout entière
à se préparer à pratiquer,
puis vient la fin de leur vie,
alors qu 'ils se préparent encore.
Ainsi, ils commencent leur prochaine vie
sans même avoir terminé tous ces préparatifs.
Dragpa Gyaltsen,
un grand maître de l'école Sakyapa
La Voie est le deuxième aspect de la principale
trilogie du Dzogchen : la Base, la Voie et le Fruit.
Cet aspect concerne la façon dont chacun peut
s'efforcer de sortir de la condition dualiste et
atteindre la réalisation. Car même si le maître a
directement introduit à l'état primordial et expliqué l'état et la façon dont il se manifeste, le problème est que nous restons prisonniers de la cage
de nos limites. Il nous faut une clé, un moyen
d'ouvrir la cage, une méthode à l'aide de laquelle
nous pouvons rendre réel ce que nous n'avons
jusqu'ici compris qu'intellectuellement. Cette clé
est la Voie (« Lam » en tibétain), que l'on peu*
considérer sous trois aspects.
122
Dzogchen
et Tantra
La Vue ou la Vision, ou ce qui est
et ce que nous sommes (tib. « Tawa »)
Le premier aspect de la Voie est Tawa (Dava),
la Vue. Il ne s'agit pas d'un point de vue intellectuel ou philosophique, comme dans des expressions telles que « la vue de Nâgârjuna », par exemple, pour décrire la philosophie du Mâdhyamika.
Dans le Dzogchen, le concept de la Vue n'est pas
du tout celui-ci. Ce qui est important dans le Dzogchen, c'est de s'observer soi-même et de découvrir
quelle est la réelle condition de notre corps, de
notre voix et de notre esprit. Nous découvrons
alors à quel point nous sommes conditionnés et
comment nos limites nous enferment dans la cage
du dualisme. Cela implique de nous confronter à
tous nos problèmes, ce qui n'est pas toujours facile
ni agréable.
Il existe de nombreux problèmes pratiques : travail, conditions de vie, nécessité de se nourrir ou
réels problèmes physiques. On peut appeler tout
cela les problèmes liés au corps. Existent également des problèmes liés à la voix ou énergie : la
nervosité et d'autres sortes de maladies. E t même
si l'on est en bonne condition physique, et à l'aise
sur le plan matériel, il y a toujours les problèmes
liés à l'esprit. Ces problèmes mentaux sont nombreux, subtils et difficiles à voir : nous jouons tant
de jeux avec notre ego !
Le résultat de tous ces efforts est que nous
construisons une cage, sans même nous en rendre
La Voie
123
compte. Il s'agit donc, d'abord, de découvrir la
cage, et cela ne peut être fait qu'en s'observant
soi-même en permanence. Cela est une autre raison pour laquelle le miroir (ou mélong) est un symbole important dans le Dzogchen. Il ne sert pas
seulement à expliquer l'interdépendance des deux
vérités, relative et absolue \ mais aussi à nous rappeler qu'il faut observer notre propre condition à
chaque instant. U n proverbe tibétain dit :
Sur le nez d'un autre
on remarque toujours
une chose aussi petite
qu'une fourmi.
Mais sur son propre nez
on ne remarque même pas
une chose aussi grosse
qu'un yak.
La Vue, dans le Dzogchen, ce n'est pas observer
les autres pour les critiquer, c'est s'observer soimême. En s'observant ainsi, on peut découvrir sa
propre cage. Mais il ne suffit pas de la connaître,
il faut aussi véritablement vouloir en sortir.
Le second des Trois Principes de G a r a b D o r d j é
dit qu'après avoir reçu l'introduction directe à
l'état primordial (la Base), on ne doit pas « rester
dans le doute » ; l'on ne peut y arriver que par soimême et donc en s'observant. Cela est le sens véritable de Tawa, ou la Vue.
Dzogchen
124
La Pratique
et Tantra
(Gompa)
On demanda à Yundon Dordjépel, un grand
maître Dzogchen : « Quelle méditation pratiquezvous ? »
Il répondit : « Sur quoi méditerais-je ? »
On lui demanda :
« Alors, dans le Dzogchen, vous ne méditez
pas ? »
Il répondit : « Quand suis-je distrait (de la
contemplation) ? »
La distinction entre méditation et contemplation
dans les enseignements
Dzogchen
Dans le Dzogchen, « méditation » et « contemplation » ont des significations bien distinctes. La
pratique du Dzogchen est en soi la pratique de la
contemplation dans laquelle on demeure en cet
état non duel d'autolibération, qui est au-delà des
limites du niveau conceptuel de l'activité mentale,
et qui cependant inclut aussi le fonctionnement de
ce qu'on appelle l'esprit « ordinaire » ou la pensée
rationnelle. Bien que les pensées puissent survenir
dans la contemplation, on n'est pas conditionné
par elles et, laissées telles quelles, elles se libèrent
d'elles-mêmes. Dans la contemplation, l'esprit ne
s'implique dans aucun effort mental ; il n'y a rien
à faire ou à ne pas faire. Ce qui est est, tel quel,
parfait en soi.
Par contre, ce que l'on entend par « méditation »
dans les enseignements Dzogchen, c'est l'une ou
_
La Voie
125
l'autre des très nombreuses pratiques qui impliquent de travailler avec l'esprit afin de permettre
au pratiquant d'entrer dans l'état de contemplation. Ces pratiques peuvent inclure les différents
types de fixation du regard qui amènent à un état
de calme, de même que les différents types de
visualisation, etc. Ainsi, dans ce que l'on appelle
méditation, on travaille avec l'esprit, mais la
contemplation est au-delà de ce travail.
Rigpa
Dans la contemplation Dzogchen, on est capable d'intégrer de la même façon le moment de
calme sans pensée et les moments où la pensée
entre en mouvement, en demeurant pleinement
attentif et présent, ni endormi, ni agité, ni distrait.
Cette pure présence, cet espace d'attention, qui ne
rejette ni ne poursuit les pensées, est désigné, en
tibétain, par le terme « rigpa » (ou rigba), le
contraire de « marigpa », qui signifie l'ignorance
— racine de l'esprit dualiste.
Si l'on ne trouve pas cette pure présence de
rigpa, on ne trouvera jamais le Dzogchen : pour
trouver le Dzogchen, il faut faire apparaître cet
état sans voile de rigpa. L'état de rigpa est le pilier
des enseignements Dzogchen et c'est cet état que
le maître cherche à transmettre dans l'introduction
directe. Cette transmission, ainsi que me l'a montré mon maître, Tchangchoup Dordjé, ne dépend
ni d'une initiation formelle ni d'une explication
intellectuelle.
Si l'on ne se trouve pas dans cet état de rigpa,
ce n'est qu'en observant à chaque instant sa propre
condition, selon le principe de la Vue, que l'on peut
126
Dzogchen
et Tantra
savoir précisément quelles sont les pratiques à utiliser à un moment donné, de façon à sortir de sa
cage et à ne pas y retourner.
Mais un oiseau qui a vécu toute sa vie dans une
cage peut même ne pas savoir que la possibilité de
voler existe et il lui faut apprendre à voler dans
une situation protégée avant qu'il puisse quitter
définitivement sa cage ; car s'il quitte son abri sans
savoir voler, il risque d'être victime de bien des
prédateurs.
De même, un pratiquant doit arriver à une maîtrise de ses énergies. Dans les enseignements
Dzogchen, il y a des pratiques qui rendent possible
cette maîtrise, des pratiques adaptées à toutes
sortes d'oiseaux et à toutes sortes de cages. Encore
faut-il savoir quelle sorte d'oiseau l'on est et dans
quel type de cage on se trouve. Encore faut-il
ensuite être résolu à sortir de toutes les cages, car
il ne sert à rien de rendre la cage plus grande ou
plus jolie, en ajoutant, par exemple, quelques nouveaux barreaux, constitués d'exotiques enseignements tibétains. Il ne s'agit pas de construire une
cage de cristal avec les enseignements Dzogchen.
Aussi belle soit-elle, cela reste une cage, et le but
des enseignements Dzogchen est de nous faire sortir de toutes les cages, dans la liberté et la clarté
du ciel, dans l'espace de l'état primordial.
Pratiques principales et secondaires
Les pratiques des Trois Séries peuvent être classifiées en pratiques principales, conduisant à la
contemplation ou travaillant sur elle, et en pratiques secondaires, qui servent à développer quelque capacité particulière.
La Voie
127
Ces dernières incluent les « Six Yogas » : la pratique de la chaleur intérieure (Toumo ou Dummo),
du transfert de la conscience (Pova ou Powa), etc. 2 ,
ainsi que toutes les pratiques des enseignements
autres que le Dzogchen. Les pratiques de purification des Sûtras et de transformation des Tantras
peuvent être utilisées mais sont, pour un pratiquant du Dzogchen, des pratiques secondaires. Ici,
il faut insister sur le fait que, pour les pratiques du
Dzogchen, la transmission d'un maître est essentielle. Le « secret » du Dzogchen est en réalité
«secret en soi » car il se révèle aussitôt que Ton
peut le comprendre. Ce n'est pas comme si
quelqu'un gardait quelque chose secret par rapport à quelqu'un d'autre.
Cependant, un certain degré d'engagement est
indispensable de la part de quiconque souhaite
être instruit de pratiques spécifiques. Dans l'idéal,
il devrait y avoir une collaboration continue entre
celui qui transmet et celui qui reçoit, jusqu'à ce
que la transmission soit intégralement accomplie.
Il existe une grande diversité de pratiques, mais
il n'est aucunement nécessaire de pratiquer chacune d'elles. Au contraire, on utilise ces pratiques
avec modération lorsqu'en observant sa propre
condition on réalise qu'elles sont utiles ou nécessaires. On ne les considérera ici que dans le cadre
d'une introduction générale aux enseignements
Dzogchen. Il importe que le lecteur soit conscient
que la description d'une pratique n'est, en aucune
façon, une instruction pour cette pratique.
On trouvera ci-dessous un tableau qui résume
les Trois Séries. On distingue en général les pratiques liées au corps, celles qui sont liées à la voix
Dzogchen
128
et Tantra
et celles qui sont liées à l'esprit. Chacun de ces
niveaux étant conditionné, il faut travailler sur chacun d'eux. Ainsi, les instructions pour chaque pratique incluent généralement les trois éléments suivants : la posture du corps ; la respiration ; et la
concentration, position du regard, fixation ou
visualisation. Certaines pratiques ont pour objet de
travailler spécifiquement sur l'un des aspects de la
condition de l'individu : par exemple, en utilisant
le contrôle du corps et de la voix pour concentrer
l'esprit. Une autre pratique peut avoir simplement
pour but de relaxer le corps, une autre travaillera
sur la voix et le son, comme dans le Chant du Vajra.
Il existe aussi des pratiques qui utilisent les éléments : la terre, l'air, le feu, l'eau et l'espace.
La pratique principale des Trois Séries
dans les enseignements Dzogchen
Longdé : la série
Semdé : la série
de la nature de Vesprit de l'espace
2. Men ngak dé : la
série essentielle.
Les quatre Neldjor,
ou yogas (qui
permettent d'entrer
en contemplation)
Les quatre Da ou
symboles (qui
permettent d'entrer
en contemplation)
1. Shiné : l'état
calme. Par la fixation
sur un objet et sans
objet, on arrive à un
état de calme.
Celui-ci devient alors
naturel, puis stable.
1. Selwa : la clarté.
Les yeux sont
ouverts, toute la
vision est intégrée.
Ce n'est pas la même
chose que la clarté
intellectuelle.
2. Lhagtong: la
vision plus vaste ou
« vision pénétrante ». L'état de
calme est dissous ou
2. Mitokpa: la
vacuité. Les yeux
ouverts fixent sans
ciller l'espace vide.
Quelles que soient
Les quatre
Tchokshak
(Tchokshak signifie :
« tel que c'est »)
(pour continuer dans
l'état de la contemplation) (NB : Le
Men ngak dé
contient également
des pratiques qui
permettent d'entrer
en contemplation :
par exemple les
Rushens internes et
externes, et les 21
Semdzin)
1. Riwo Tchokshak :
le Tchokshak de la
montagne, qui se
réfère au corps. Le
3. Déwa : la
corps est laissé tel
sensation de
qu'il est, la position du
béatitude. Le corps
corps, quelle qu'elle
est gardé dans une
soit, est la position de
position contrôlée,
la pratique.
jusqu'à ce que l'on
2. Gyatso
soit plus avancé dans Tchokshak : le
la pratique, et
3. Nyimé : l'Union.
Tchokshak de
cependant, c'est
Shiné et Lhagtong
l'Océan, qui se réfère
s'élèvent ensemble ; presque comme si le
aux yeux. Aucun recorps n'était pas là,
on va au-delà de la
gard spécifique n'est
bien que l'on soit
dualité.
nécessaire, La positotalement présent.
tion des yeux, quelle
4. Lhundroup :
qu'elle soit, est la po4. Yermé: Union.
parfait en soi. La
sition de la pratique.
L'union
des
trois
contemplation non
3. Rigpa Tchokshak :
autres Da mène à la
duelle peut être
le Tchokshak de
contemplation et à la
continuée dans
l'état ; l'état est tel
chaque action. L'on pratique Dzogchen.
qu'il est sans correcSymbole de cette
est pleinement
tion. Ce Tchokshak
union, la langue
réintégré dans sa
est identique à
demeure libre dans la Lhundroup dans le
condition naturelle,
et les expériences qui bouche, ne touchant
Semdé et à Yermed
ni la base ni le palais. dans le Longdé.
surviennent sont le
Les quatre Da sont
jeu parfait de sa
4. Nangwa Tchokpropre énergie. Cela pratiqués
shak : le Tchokshak de
simultanément.
est la pratique de
la vision. La totalité de
Dzogchen, la Grande
la vision est dite
Perfection.
« comme un ornement ». On expérimente que toutes nos
visions karmiques sont
notre propre énergie,
que ce soit en tant que
Dang, Rôlpa ouTsel.
Les quatre Tchokshak
sont pratiqués
ensemble en
un instant : c'est
le Dzogchen.
« réveillé ». On est
capable de pratiquer
avec le mouvement
de la pensée, sans
l'effort de maintenir
un observateur
intérieur. L'état de
calme n'est plus
quelque chose de
construit.
les pensées qui
surgissent, elles ne
perturbent pas.
130
Dzogchen
et Tantra
L'état de contemplation que l'on atteint est le
même, dans chacune des trois séries.
Une autre terminologie pour les trois aspects
de la pratique du Semdé
Nous avons utilisé ici les termes Shiné, Lhagtong
et Nyimé, qui appartiennent plutôt au Sûtra et au
Tantra, mais qui sont mieux connus et plus communément usités. Les termes que l'on trouve, en général, dans les textes du Dzogchen, pour les mêmes
stades de la pratique, sont :
— 1. Népa (l'état calme) ;
— 2. Miyowa (état immuable qui ne peut être
perturbé ni conditionné) ;
— 3. Nyamnyi (équanimité, état dans lequel
tout a un seul goût) ;
— 4. Lhundroup (état inchangé : parfait en
soi).
De même, le terme Neldjor (yoga ou union)
pourrait être compris comme l'union de deux choses, mais la notion de dualité n'existant pas dans
le Dzogchen, les quatre stades de la pratique dans
le Semdé sont simplement appelés les quatre
contemplations (« Ting ngé dzin »).
Chacune des Trois Séries — Semdé, Longdé,
Men ngak dé — a son approche caractéristique,
mais le but est le même : la contemplation. Aucune
des Trois Séries n'est une voie graduelle car, dans
chacune d'elles, le maître transmet directement.
Mais le Men ngak dé, qui signifie littéralement « la
série transmise de façon orale et secrète » et que
l'on appelle aussi le Nyingthik, « l'essence du
La Voie
131
cœur » ou « l'essence de l'essence », est indubitablement plus direct que le Semdé, qui utilise
davantage l'explication et l'analyse détaillée.
Le Men ngak dé est extrêmement paradoxal dans
sa présentation, parce que la nature de la réalité
n'entre pas dans les limites de la logique et ne peut
donc être expliquée autrement que par des paradoxes. Dans le Longdé, par contre, les indications
précises sur la position du corps et la respiration
amènent directement le pratiquant à l'expérience
de la contemplation, sans aucun besoin d'explications intellectuelles (voir l'annexe 3, p. 233-35).
Bien que les méthodes de présentation puissent
différer dans les Trois Séries, il y a toujours une
introduction directe dans le Dzogchen. Cela ne
veut pas dire qu'il n'y ait aucune préparation, mais
plutôt que la préparation est adaptée aux besoins
de l'individu. En cela, le Dzogchen se distingue des
autres niveaux de la Voie, où existe une règle
inflexible qui est la même pour tout le monde.
Dans le Dzogchen, il n'est jamais besoin de justifier d'un quelconque niveau ou d'une quelconque
initiation, comme c'est le cas dans les voies graduelles, avant de pouvoir approcher un niveau plus
élevé. On donne au disciple l'opportunité d'entrer
directement au plus haut niveau, et ce n'est que si
la capacité lui en fait défaut qu'il faut alors trouver
le niveau de pratique où il pourra surmonter ses
difficultés et se diriger vers la contemplation ellemême.
Les pratiques préliminaires
(Ngôndro)
Dans toutes les écoles du bouddhisme tibétain,
non seulement on doit progresser graduellement
132
Dzogchen
et Tantra
par tous les niveaux des Sûtras et des Tantras, mais
avant même d'être autorisé à faire des pratiques
tantriques, il faut accomplir une série de pratiques
préliminaires, ou Ngôndro, que l'on appelle parfois
« les quatre pratiques de fondation ». Leur objet
est de développer la capacité de l'individu là où
elle fait défaut, et il est exact qu'elles sont traditionnellement requises comme préalables par
l'ensemble des écoles.
J'ai, moi-même, accompli ce Ngôndro deux fois
au cours de mon éducation. Mais l'approche du
Dzogchen est différente de celle des Tantras.
Garab Dordjé n'a pas dit : « Enseignez d'abord le
Ngôndro. » Il a dit que la première chose à faire
pour le maître était de donner l'introduction
directe, et pour le disciple d'essayer d'entrer dans
l'état primordial, en le découvrant par lui-même
de façon à n'avoir plus aucun doute à son propos,
et de chercher à demeurer dans cet état.
Si des obstacles surgissent, l'étudiant utilise une
pratique pour les surmonter, et si l'on se rend
compte que manque une certaine capacité, on
adopte une pratique qui va permettre de la développer. On voit donc que le principe du Dzogchen
repose sur la conscience du pratiquant pour décider de ce qu'il faut faire \ plutôt que sur une règle
appliquée de façon obligatoire à tous et à chacun.
C'est ainsi qu'il doit en être dans le Dzogchen.
Le Ngôndro est composé des pratiques du
Refuge et de la Bodhicitta, de l'offrande du mandala, de la récitation du mantra de Vajrasattva et
du Guru yoga, chacune devant être pratiquée cent
mille fois comme préliminaire à tout enseignement
supérieur.
_
La Voie
133
Chaque niveau de l'enseignement a sa valeur et
son principe ; la répétition de ces pratiques en tant
que préliminaires a véritablement une fonction en
rapport avec la capacité des individus à approcher
les enseignements tantriques. Dans le Dzogchen,
on accomplit ces mêmes pratiques, mais elles ne
sont pas des préliminaires à l'introduction directe.
Elles font partie de la pratique journalière, sans
exigence particulière d'en accomplir un nombre
déterminé.
Si l'on accomplit le Ngôndro pour se préparer à
la pratique tantrique, l'intention du pratiquant ne
doit, en aucun cas, être celle d'acquérir un « passeport » pour les enseignements plus élevés ; car
une telle attitude donnera sûrement naissance à
l'orgueil et à un sentiment de fausse supériorité,
au lieu d'un approfondissement de l'engagement,
; de l'humilité, de la purification, de la dévotion et
de l'union de son esprit avec celui du maître-racine.
Le Ngôndro existe pour permettre d'accumuler du
mérite, de façon à être capable d'approcher la Voie
de la sagesse. Si on le pratique sans une intention
parfaite, cela ne fonctionnera pas.
Les pratiques tantriques peuvent être utilisées
comme pratiques secondaires par un pratiquant du
| Dzogchen, parallèlement à la pratique principale
de la contemplation. Toutes les pratiques tantriques utilisent la visualisation, mais dans les
Anuttaratantras, ou Tantras supérieurs, le pratiquant travaille à réintégrer son existence dualiste
dans son unité primordiale inhérente, en utilisant
des pratiques de yoga interne ainsi que la visuali! sation.
134
Dzogchen
et Tantra
Kyérim et Dzogrim
La phase du déploiement de la visualisation est
appelée Kyérim (développement) et celle du travail avec le yoga interne Dzogrim (accomplissement). Par ces deux stades, la vision karmique
impure de l'individu est transformée en la pure
dimension, ou « mandala », de la divinité à la pratique de laquelle il a été initié. Les « mantras » sont
les sons naturels de la dimension de la divinité et
sont prononcés comme une clé vibratoire y donnant accès.
Yantra-yoga
Le mot « yoga » est maintenant familier à la plupart des gens, pour qui il évoque en général le
hatha-yoga indien. Beaucoup le pratiquent de nos
jours comme une sorte d'exercice physique, et
même ainsi il peut être très bénéfique, mais il faut
savoir que c'est avant tout une pratique spirituelle.
Moins connu que le Hatha-yoga, il existe une
forme authentiquement tibétaine de yoga, fondée
sur les Anuttaratantras.
Le grand érudit W.Y. Evans-Wentz, qui a largement contribué à faire connaître les traditions spirituelles du Tibet en Occident, a publié, en 1958,
un livre intitulé Le Yoga tibétain et les doctrines
secrètes (Oxford University Press, Londres, 1958,
Éd. française Adrien Maisonneuve, 1974), mais il
n'a pris le terme tibétain « Trulkor » ou « Yantra »
que dans une de ses acceptions, dans le sens d'« un
diagramme géométrique possédant une signification mystique ». Trulkor en tibétain ou Yantra en
sanscrit signifient tous les deux « R o u e magique »
et, par extension, « moteur » ou « machine ». Le
_
La Voie
135
terme sanscrit yoga a été traduit en tibétain par
Neldjor, un terme composé du nom nelma et du
verbe djorba. Nelma signifie « l'état naturel, non
transformé » de quelque chose et djorba signifie
«posséder». Ainsi, en rapprochant les termes
Trulkor et Neldjor, nous pouvons voir que le Yantra-yoga est une méthode qui permet à l'individu
d'atteindre son état ou sa condition naturelle en
utilisant comme « moteur » le mouvement du
corps humain.
Alors que le yoga physique n'a pas de rôle
important dans le bouddhisme Hinayâna ou
Mahâyâna, dans le bouddhisme
tantrique
(Vajrayâna, le Véhicule indestructible, ou Mantrayâna, la Voie du mantra), c'est un moyen fondamental de réalisation.
La reconnaissance de l'unité essentielle du relatif et de l'absolu est un concept fondamental du
yoga tibétain. Le Hinayâna et le Mahâyâna s'efforcent de réaliser l'absolu (la vacuité) en se libérant
des liens de la dimension relative considérée
comme impure. Les Tantras partent de la
conscience de la vacuité de tous les phénomènes
(l'absolu) et visent à la réintégrer avec la dimension relative, par la méthode de la transformation.
On ne renonce pas au relatif, on ne le rejette pas
comme impur, mais on l'utilise comme le moyen
même de la transformation, jusqu'à ce que le dualisme soit surmonté, et que, purs depuis l'origine,
tous les phénomènes puissent être ressentis
comme de « goût unique », qu'ils soient relatifs ou
absolus.
Ainsi, dans le Yantra-yoga du Vajrayâna, le
corps, la voix et l'esprit — de même que leurs fonc-
136
Dzogchen
et Tantra
tions — ne sont ni bloqués ni neutralisés, mais
acceptés comme qualités inhérentes ou « ornements » de l'état qui se manifeste comme énergie.
L'énergie étant continuellement en mouvement, le
Yantra-yoga, contrairement au Hatha-yoga statique, est dynamique et travaille avec une série de
mouvements liés à la respiration.
Nous savons tous par expérience que nos émotions et nos sensations sont liées à la façon dont
nous respirons. Une respiration régulière, calme et
profonde accompagne un état mental calme et
relaxé, alors qu'une respiration rapide, superficielle, tendue ou irrégulière accompagne un état
dominé par l'émotion.
À chaque état mental correspond ainsi un
schéma respiratoire, et c'est sur cela que travaille
le Yantra-yoga pour réguler l'énergie de l'individu
et, ultimement, libérer l'esprit de tout conditionnement. Chez beaucoup de gens, le corps et l'énergie sont souvent perturbés par des tensions et des
troubles : même s'ils s'appliquent à travailler avec
l'esprit pour entrer dans la contemplation, le
progrès est difficile. En tant que pratique secondaire du Dzogchen, le Yantra-yoga aide à surmonter ces obstacles et même des maladies physiques :
des pratiques spécifiques de mouvements liés à la
respiration sont parfois prescrites dans le cadre
d'un traitement par les médecins tibétains.
Il est facile d'observer comment les diverses
positions du corps influencent le schéma respiratoire. Lorsque l'on est assis, le tronc replié — et
donc fermé —, la respiration est évidemment différente de ce qu'elle est debout, les bras levés au-
La Voie
137
dessus de la tête, la partie supérieure du corps totalement ouverte.
Pour contrôler la respiration — et donc l'énergie —, les mouvements du Yantra-yoga utilisent
les possibilités offertes par diverses positions du
corps. On cherche la respiration naturelle qui n'est
pas conditionnée par des facteurs émotionnels,
physiques ou dus à l'environnement.
Le mandata interne
De nombreuses divinités tantriques sont représentées en union avec leur parèdre. Ces formes
sont appelées « Yab-Youm » (père-mère). Leur
union représente l'indissoluble unité du relatif et
de l'absolu, de la manifestation et de la vacuité, de
la méthode et de la sagesse. Elles symbolisent également l'union des énergies lunaire et solaire, les
deux polarités de l'énergie qui circule dans le système énergétique subtil du corps humain, que l'on
appelle le « mandala interne ».
Lorsque ces énergies lunaire et solaire sont
amenées à l'état d'union qui est leur condition
latente inhérente depuis l'origine, l'être humain
peut atteindre l'illumination. D e m ê m e que, dans
la philosophie taoïste chinoise, le Yin et le Yang
sont deux principes énergétiques inséparables et
mutuellement interdépendants, constituant une
unité totalement intégrée, ainsi les énergies lunaire
et solaire sont considérées c o m m e fondamentalement non duelles depuis l'origine. Leur unité
essentielle est symbolisée par la syllabe sanscrite
«Evam», qui est aussi un symbole du principe
Yab-Youm. La pratique yoguique avancée de Kar-
138
Dzogchen
et Tantra
mamudrâ (sceau de l'action), qui utilise l'union
sexuelle pour parachever l'union des énergies
solaire et lunaire, est aussi une source de l'image
Yab-Youm symbolisant la réalité vue comme le jeu
béatifique de la vacuité et de l'énergie. Mais Karmamudrâ est une véritable pratique et non une
façon fantaisiste de déguiser les relations sexuelles
en pratique spirituelle. Son importance dans les
stades avancés de la pratique tantrique est illustrée
par le dicton tantrique : « Sans Karmamudrâ, il n'y
a pas de Mahâmudrâ 4. »
Dans le Dzogchen, Karmamudrâ n'est pas une
pratique principale. Dans le Dzogchen, on intègre
dans l'état toutes les expériences que l'on rencontre, en demeurant dans la contemplation et en laissant tout ce qui s'élève s'autolibérer de soi-même.
Mais la puissante sensation de l'union sexuelle est
précieuse car son intensité permet, au sein de
l'expérience, de faire clairement la distinction
entre la sensation et l'état de présence, ou
« Rigpa », qui l'accompagne. On utilise de même
toutes les sensations dans le Dzogchen et, par des
pratiques qui créent une variété de sensations, le
pratiquant apprend à distinguer l'état de la présence, qui demeure toujours le même, du mouvement des sensations.
Rushen et les 21 Semdzin
D'autres pratiques du Dzogchen Men ngak dé
(ou Upadesha) ont aussi cette fonction particulière
de séparer la pensée discursive ordinaire de la
nature de l'esprit, qui est au-delà de l'intellect. Ce
sont les pratiques préliminaires de Rushen et des
21 Semdzin, qui utilisent toute une gamme de
Amitâyus, le Bouddha de longue vie, en union avec sa
parèdre. Les personnages montrés ainsi en union sont
appelés « Yab-Youm » (Père-Mère) et symbolisent la
béatitude de la réalisation, le jeu de l'énergie se manifestant à partir de la vacuité, et l'union essentielle de la manifestation et de la vacuité. Amitâyus et sa parèdre tiennent
tous les deux un « daddar » dans la main droite, une sorte
deflècheà laquelle sont attachés un miroir et des rubans
des cinq couleurs, symbolisant l'énergie de l'individu,
ainsi qu'un vase de longue vie.
140
Dzogchen
et Tantra
méthodes incluant la fixation, la respiration, les
positions du corps, le son, etc., pour amener à l'état
de la contemplation.
Le Corps de Vajra
Le « Corps de Vajra » est le nom donné au corps
humain avec son système d'énergies subtiles, son
« mandala intérieur », lorsqu'il est utilisé comme
la base d'une pratique pour atteindre la réalisation. Le mandala interne a trois composantes : premièrement, le flux d'énergie vitale subtile lié à la
respiration, que l'on appelle prâna en sanscrit et
loung en tibétain ; deuxièmement, les courants
subtils du prâna (nâdî, en sanscrit et tsa, en tibétain) dont certains suivent le tracé de canaux physiques et d'autres pas ; troisièmement, l'énergie
subtile sous sa forme essentielle, que l'on appelle
thiglé en tibétain et kundalinî ou bindu en sanscrit.
Thiglé et loung ne sont pas deux choses distinctes :
l'une est l'essence de l'autre.
C'est ce travail avec le mandala interne qui fait
des pratiques tantriques de la Voie de la transformation une voie plus rapide vers la réalisation que
les méthodes des Sûtras, et il existe pour cela différents types de Yantra, reliés aux nombreux
Tantras du Mahâyoga et à leurs diverses pratiques
de Heruka (Yidam masculin sous forme irritée :
voir p. 76).
L'objet du Yantra-yoga est de contrôler, coordonner et développer le prâna, l'énergie vitale du
corps, grâce à une série de mouvements (Yantra)
liés à la respiration, ainsi que d'activer Thiglé ou
Kundalinî, l'essence vitale, grâce à des postures
(asana) liées au mouvement.
La Voie
141
C'est à partir du système énergétique subtil, du
mandala interne, que le corps physique se développe. Au cours de la gestation, le flux d'énergie
subtile anime et développe le fœtus dans le ventre
de la mère : ainsi, le développement correct du
fœtus dépend d'un flux normal de l'énergie subtile.
De même, tout au long de la vie, la santé d'un être
humain dépend de la circulation correcte du prâna
et de l'équilibre des éléments. U n e fonction secondaire du Yantra-yoga est ainsi d'aider l'individu à
rester en bonne santé.
les canaux et les chakras
Il existe, selon le tantrisme, 72 000 canaux dans
le mandala interne ; on distingue les canaux principaux et les canaux mineurs, qui se relient et se
connectent en un schéma semblable à un arbre,
avec un tronc, des racines et des branches se développant en ramifications de plus en plus fines. Les
endroits où les canaux subtils se rejoignent, comme
des rayons sur un moyeu, sont appelés chakras
(roues). Il y en a beaucoup, mais les principaux se
trouvent le long du canal central, qui est comme
le tronc de notre exemple.
L'essence du prâna, Kundalinî ou Thiglé, se
concentre dans les chakras principaux, dans un
canal subtil à l'intérieur de la colonne vertébrale,
que l'on appelle le Gyiinwa. 64 canaux se rejoignent au chakra de l'ombilic, 8 au chakra du cœur,
16 au chakra de la gorge et 32 au chakra de la tête.
Le canal central (Ouma) est longé par deux
autres canaux principaux, à sa droite et à sa gauche, appelés canaux solaire (Roma) et lunaire
(Kyangma), qui le rejoignent quatre doigts sous
142
Dzogchen
et Tantra
l'ombilic, s'élèvent dans le corps parallèlement à
lui, se recourbent au-dessus du crâne et redescendent se lier aux narines droite et gauche. Ces trois
canaux principaux se voient clairement sur les
fresques du temple secret du cinquième Dalaï
Lama.
Selon les Tantras, les instructions de pratique
indiquent un nombre de chakras différent. Il n'y a
pas pour autant contradiction ou incohérence ; les
Tantras s'accordent sur la nature du système énergétique subtil. Mais différentes pratiques peuvent
avoir des buts spécifiques, pour lesquels des canaux
et des chakras différents sont mis en fonction. Or,
dans une pratique donnée, on ne décrit que les
canaux et les chakras spécifiques à cette pratique.
Si l'on ne comprend pas cela, on peut penser que
Ses différents Tantras ont une conception différente
de la nature du système énergétique subtil. Le
prâna et la pensée étant liés, le prâna suit la pensée
et se rassemble là où la pensée se concentre. De
même, on peut rééquilibrer et harmoniser la pensée en travaillant sur le prâna, par des mouvements aidant à contrôler la respiration. Il existe de
nombreux types de prâna, qui sont le support des
nombreux types de pensée dualiste ; tant que le
prâna circule dans les divers canaux, la pensée dualiste persiste. Mais lorsque le prâna est conduit
dans le canal centra!, sa nature essentielle — Thiglé ou Kundalinî — est activée et pénètre les
canaux. La pensée dualiste est alors surmontée et
la réalisation obtenue. Normalement, l'énergie
vitale n'entre dans le canal central qu'au moment
de la mort et durant le sommeil, ou alors en résultat d'une pratique.
_
La Voie
143
Bien que les Tantras diffèrent quant aux chakras
où le prâna doit être amené à pénétrer dans le
canal central, tous affirment qu'il doit y entrer.
Il existe cent huit pratiques dans le Yantra de
l'Union des énergies solaire et lunaire, qui
incluent :
— 5 exercices d'assouplissement pour préparer
les muscles et les nerfs ;
— 5 pratiques pour la purification et l'assouplissement des articulations ;
— 8 mouvements principaux ;
— 5 groupes principaux de 5 positions ;
— 50 variantes des 25 positions de base ;
— 7 lotus ;
— 7 pratiques finales ;
— et l'Onde de Vajra, qui corrige toutes les
erreurs de la pratique.
A cette série s'ajoutent deux pratiques préliminaires :
| — les neuf respirations de purification que l'on
pratique toujours avant une session de Yantrayoga pour expulser l'air vicié, et qui est aussi très
utile avant une session de méditation ;
— la respiration rythmique, qui stabilise et
approfondit la respiration, et développe la capacité
de rétention de l'air utilisée dans « Kumbaka ».
Kumbaka est un type particulier de rétention fermée dans lequel l'air est subtilement comprimé
vers le bas dans la région abdominale, sans gonflement du ventre et, en même temps, comprimé
par le bas, de façon à rassembler et concentrer le
prâna avant de l'amener à entrer dans le canal
central.
Les huit mouvements (« Yantra ») principaux
Vairocana
La tradition particulière du Yantra-yoga que j'enseigne
fut une des premières introduites au Tibet. Elle est liée
au Heruka Ngôndzok Gyalpo et est connue sous le nom
du Yantra de « l'Union du solaire et du lunaire » 5. Son
nom se réfère à la réintégration des énergies solaire et
lunaire du système énergétique subtil. Il fut consigné par
écrit par Vairocana, le grand traducteur tibétain, disciple
de Padmasambhava et de Hûmkara 6, au vnf siècle, et
s'est transmis depuis en une lignée ininterrompue jusqu'à
ce jour, dans le Kham (Tibet central). Il fut résumé et
largement enseigné par Adzom Droukpa, des disciples
duquel je reçus la transmission et les enseignements.
La Voie
145
forment une série, dont chacun sert à induire une
forme spécifique de respiration. Le mouvement
donne un rythme correct à la respiration et les postures garantissent sa précision. Ces huit sortes
de respiration sont : inspiration lente ; rétention
ouverte ; « Shil » (comprimer l'air en diagonale
vers le bas) ; expiration rapide ; inspiration rapide ;
rétention fermée ; « D r è n » (tirer) ; expiration
lente.
Chacun des huit mouvements comprend cinq
phases de respiration. Chacun des cinq principaux
groupes de cinq positions travaille à développer et
stabiliser un aspect particulier de la respiration, en
combinant les huit sortes de respiration avec
d'autres facteurs. Le pratiquant n'a pas besoin de
maîtriser les vingt-cinq positions : une de chaque
groupe suffit, en fonction de sa capacité et de la
condition de son corps. Chacune des postures
comporte sept phases de respiration.
Les pratiques secondaires
Le Yantra-yoga est une pratique secondaire. Il
appartient au groupe des pratiques qui aident à
approcher la contemplation, ou aident à travailler
avec la contemplation en vue d'un but donné tel
que se guérir soi-même ou guérir les autres.
La récitation de mantras, les visualisations de
divinités, les pratiques de purification et de transformation sont, dans le Dzogchen, des pratiques secondaires. Un pratiquant du Dzogchen ne se limite
pas et peut utiliser des pratiques de toute origine.
Mais le but d'un vrai pratiquant n'est bien sûr
pas de collectionner diverses voies, traditions ou
pratiques. Toutes ses actions doivent être gou-
146
Dzogchen
et Tantra
vernées par l'attention, qui distingue clairement
entre ce qui est utile et ce qui n'est que distraction.
L'usage du rituel
Les gens me disent souvent qu'ils ne sont pas
intéressés par les rituels, mais uniquement par la
méditation. D a n s le Dzogchen, les pratiques de
rituels sont effectivement secondaires par rapport
à la contemplation ; cependant, par la concentration, les mantras et les mudrâs, un pratiquant peut
avoir un contact avec l'énergie d ' u n e façon très
réelle et très concrète. U n e histoire qui est arrivée
durant le long voyage que je fis lorsque je quittai
le Tibet pour l'Inde illustre bien cela. La situation
politique se détériorait alors rapidement dans m o n
pays natal, et j'avais la certitude q u ' u n grand bouleversement était proche.
J'étais avec un groupe de quatre familles, une
trentaine de personnes voyageant à cheval du
Tibet de l'est vers le Tibet central. D u fait de la
présence des troupes chinoises, nous n'utilisions
pas les routes habituelles, mais voyagions sur des
routes secondaires où de nombreux brigands profitaient de la confusion de cette époque pour voler
les groupes de voyageurs, et constituaient un danger supplémentaire. Nous avions beaucoup de chevaux de valeur et, entre les bandits d'un côté et les
troupes chinoises de l'autre, notre voyage était
véritablement difficile.
A un moment, des brigands croisèrent notre
piste et nous eûmes deux escarmouches avec eux.
Lors de la première, ils réussirent à voler certains
de nos chevaux et, à la seconde, nous capturâmes
deux d'entre eux. Ils nous apprirent qu'ils proje-
La Voie
147
taient de nous attaquer en force mais nous ne
savions pas quand et, au milieu de la vaste plaine
que nous traversions, il n'y avait nul endroit où se
cacher. Il m'apparut que la seule chose à faire était
d'appeler à l'aide les gardiens de l'enseignement,
et donc, à chaque halte que nous faisions, j'allais
dans une petite tente où, pendant des heures, je
pratiquais un rite les invoquant.
Quotidiennement, le danger croissait et,
quelques jours plus tard, alors que j'étais de plus
en plus impliqué dans cette pratique, quelque
chose d'étrange commença à se passer. Des étincelles semblaient jaillir du gros tambour rituel dont
je me servais. Je crus tout d'abord avoir un trouble
de vision, ou une hallucination, ou que peut-être
cela venait de la friction entre la baguette et le
tambour. Mais lorsque j'appelai ma sœur, elle aussi
vit les étincelles dans l'air, tout autour du tambour.
J'appelai alors mon frère, puis mes parents et
enfin tout le groupe : tous virent les étincelles.
Nous fûmes alors certains que cela voulait dire que
les bandits attaqueraient cette nuit. Les chevaux
attachés loin du camp, nous attendîmes toute la
nuit, sur nos gardes et prêts à l'action. Mais aucun
bandit ne vint cette nuit-là et, lorsque je pratiquai
le jour suivant, les étincelles reprirent.
Jour après jour, elles continuèrent à se manifester durant près d'une semaine tandis que nous
voyagions. Un jour, il n'y eut plus d'étincelles.
Cette fois, certains que les brigands viendraient,
nous préparâmes nos défenses avec soin. Comme
prévu, toute une bande nous attaqua. Mais nous
avions l'avantage de la surprise et nous pûmes les
repousser sans pertes pour nous. Dès lors, ils nous
Ekajatî est le principal protecteur des enseignements
Dzogchen. Cette divinité se manifeste comme un être
n'ayant qu'un œil, une dent, une touffe de cheveux, un
sein, étant une personnification de la nature essentiellement non duelle de l'énergie primordiale. On la voit ici
danser sur le cadavre de l'ego, portant (comme Simhamukhâ) une peau humaine et une couronne de cinq crânes, représentant les passions qui ont été vaincues et peuvent donc servir d'ornements. Elle porte une guirlande
de crânes humains, et brandit dans une main, tel un sceptre, le cadavre d'un falsificateur des enseignements et de
l'autre tient un démon vaincu et le cœur d'un ennemi.
Cette planche montre Dordjé Lekpa, autre protecteur
(ou gardien) du Dzogchen, chevauchant un lion. Il est
aussi souvent représenté sur une chèvre. Dordjé Lekpa,
nom qui signifie « Bon Vajra », était un gardien du Bon
et s'opposa aux efforts de Padmasambhava pour établir
le bouddhisme au Tibet. Padmasambhava le vainquit et
lui fit jurer de protéger les enseignements. On l'appelle
donc parfois « Lié par Serment ». Son énergie étant
moins écrasante que celle de Rahula, il peut être approché pour une aide concernant des affaires relativement
terre à terre, tandis qu'Ekajatî et Rahula ne s'occupent
strictement que de ce qui est en rapport avec l'enseignement et la réalisation.
Les gardiens de la classe des Mahâkâlas sont les protecteurs principaux de beaucoup d'enseignements, mais
ils sont secondaires pour l'enseignement Dzogchen. Il
existe de nombreux types de Mahâkâlas, gouvernés par
un Mahâkâla principal, Maning. Les Mahâkâlas sont
masculins et, bien qu 'il existe des Mahâkâlis féminines,
elles leur sont soumises. Seul l'enseignement Dzogchen,
dans lequel le principe féminin de l'énergie est d'une telle
importance, possède pour principal protecteur un gardien féminin, Ekajatî.
Rahula est aussi un des principaux protecteurs du
Dzogchen. La partie inférieure de son corps est celle d'un
serpent, tandis que la partie supérieure est couverte
d'yeux qui, avec les yeux de ses neuf têtes, symbolisent
sa capacité de voir dans toutes les directions. Son arc est
prêt à frapper les ennemis de ses flèches, et ses nombreuses bouches à dévorer leur ignorance. Il est montré
ici entouré de flammes de haute énergie, comme tous les
protecteurs, mais la puissance de Rahula est si intense
qu'il peut être, pour le pratiquant qui n'a pas atteint un
degré très élevé de maîtrise, un allié dangereux, au pouvoir dévastateur, s'il n'est pas approché de la façon juste.
_
152
Dzogchen
et Tantra
laissèrent tranquilles et nous arrivâmes tous sains
et saufs au Tibet central.
Comme vous le voyez, bien que secondaires, certaines pratiques peuvent avoir une utilité très
concrète.
Les gardiens de l'enseignement
Il y a huit principales classes de gardiens, chacune
avec de nombreuses subdivisions. Certains sont des
êtres hautement réalisés, d'autres pas. Chaque lieu,
chaque pays, ville, montagne, rivière, lac ou forêt, a
son énergie dominante spécifique, ou gardien, ainsi
que chaque année, heure et même minute.
Tous les enseignements ont un lien particulier
avec certaines énergies : ce sont leurs gardiens ou
protecteurs. Ces énergies hautement réalisées sont
représentées « personnifiées » telles qu'elles furent
perçues lorsqu'elles se manifestèrent à des maîtres
qui avaient contact avec elles : leur pouvoir impressionnant est représenté par leurs formes terrifiantes, leurs têtes féroces, leurs nombreux bras et leurs
ornements de crânes et d'os. C o m m e pour toute
l'iconographie tantrique, il est erroné de considérer que ces représentations des gardiens sont
« purement » symboliques, comme certains auteurs
occidentaux ont été tentés de le faire. Bien que ces
formes aient été façonnées par les perceptions et
la culture de ceux qui en eurent la manifestation,
ainsi que par le développement de la tradition, ce
sont des êtres bien réels qui sont représentés.
Les pratiques principales
Dans le Semdé, la pratique de Shiné utilise la
fixation pour amener dans un état de calme ; celle
de Lhagtong permet de dissoudre l'activité men-
La Voie
153
taie consistant à maintenir cet état de calme, pour
travailler sur le mouvement de la pensée. Ce sont
des pratiques de méditation plutôt que de contemplation. Elles sont cependant considérées comme
des pratiques principales, car elles servent à arriver
à l'état de la contemplation ; mais elles ne sont pas
en elles-mêmes la pratique du Dzogchen. Car la
pratique ne devient véritablement Dzogchen que
lorsqu'elle atteint le niveau de la contemplation
non duelle. Bien que n'étant pas exactement les
mêmes que celles du Semdé, on trouve ces pratiques de Shiné et de Lhagtong dans toutes les
écoles bouddhiques.
Quels que soient les moyens des Trois Séries utilisés, lorsque l'état de la contemplation non duelle
est atteint, on en fait l'expérience directe, et l'on
n'a plus aucun doute sur ce qu'elle est. Il faut alors
« continuer dans l'état » et amener cet état dans
chaque action, dans chaque situation. C'est la pratique de Trekchô (Tregqod), qui signifie littéralement « libérer en tranchant » ; comme les
baguettes étroitement attachées d'un fagot se
déploient librement quand on en coupe le lien, on
se relaxe totalement.
Au-delà de Trekchô, il y a la pratique de Thôgal
(Todgâl) qui signifie « au-delà de l'ultime », au sens
de : « Quand vous êtes arrivé là, vous y êtes. »
Cette pratique est véritablement secrète et il
convient de n'en donner ici qu'une description succincte, ce qui n'est pas la même chose qu'une instruction pour la pratique.
On ne trouve le Thôgal que dans les enseignements Dzogchen. Par cette pratique, on peut rapidement intégrer son état d'être au but ultime. E n
154
Dzogchen
et Tantra
développant les Quatre Lumières, les Quatre
Visions du Thôgal s'élèvent et, par l'union de la
vision et de la vacuité, on se dirige vers la réalisation du Corps de lumière. C'est l'accomplissement
de l'existence, dans lequel le corps physique luimême est dissous dans l'essence des éléments, qui
est lumière. Nous approfondirons cela plus loin,
lorsque nous parlerons du Fruit, c'est-à-dire de la
réalisation. Mais, pour que la pratique de Thôgal
puisse être effective, la pratique de Trekchô doit
d'abord être parfaite et le pratiquant doit être
capable de demeurer, en toutes circonstances, dans
l'état de la contemplation.
Ainsi, bien que j'eusse reçu les instructions sur
la pratique du Thôgal de Tchangchoup Dordjé
lorsque j'étais avec lui au Tibet, ce n'est que de
nombreuses années plus tard que je commençai à
les mettre en pratique. Je ne pensais tout simplement pas avoir développé une capacité suffisante.
Mais, une nuit, alors que je vivais déjà en Italie et
que j'enseignais à l'Université depuis de nombreuses années, je fis un rêve. Dans ce rêve, comme
souvent, je retournais au Tibet rendre visite à mon
maître, Tchangchoup Dordjé. Cette fois, mon maître m'accueillit en me disant :
« Ah, ainsi te voilà de retour d'Italie, n'est-ce
pas ?
— Oui, répondis-je, mais je dois repartir tout de
suite. » J'étais un peu ennuyé de ce qui se passerait
si les autorités chinoises me trouvaient là. Alors,
mon maître me demanda comment progressait ma
pratique. Je lui dis que je pensais que cela se passait assez bien, et il me demanda :
« Quelle pratique as-tu le plus accomplie ?
La Voie
155
— Toujours le Trekchô, répondis-je.
— Encore le Trekchô ! dit-il, tu n'as pas encore
commencé à pratiquer le Thôgal ? » Je répondis
que non, car il m'avait toujours dit qu'il était nécessaire d'être d'abord fermement établi dans le
Trekchô.
« Oui, dit-il, mais je n'ai pas dit que tu devais
passer toute ta vie à le pratiquer ; il est maintenant
temps pour toi de pratiquer le Thôgal. Si tu as
encore des doutes là-dessus, va demander à Jigmé
Lingpa. »
Je trouvai cela très étrange car je savais, bien
sûr, que Jigmé Lingpa était un grand maître Dzogchen du xvni e siècle, qui était mort bien des années
auparavant. Je pensais alors que j'avais peut-être
mal compris ce qu'avait dit mon maître, et je lui
demandai de me l'expliquer, mais il dit simplement :
« Jigmé Lingpa est sur la montagne derrière la
maison. Va le voir tout de suite. »
Il y avait une grande montagne rocheuse derrière la maison où habitait mon maître. Il me dit
de grimper jusqu'au sommet ; je verrais une grotte
où se trouverait Jigmé Lingpa (voir p. 156). Je
connaissais très bien cette montagne et, lorsque je
vivais avec lui, je l'avais gravie de nombreuses fois,
pour cueillir des herbes médicinales. Je n'y avais
jamais vu de grotte. Je me dis alors : « C'est
étrange ! Je ne pense pas qu'il y ait une grotte làhaut », et je demandai à voix haute : « Par quel
chemin accède-t-on à cette grotte ? » Car deux
chemins menaient en haut de la montagne. Mais
le maître dit : « Grimpe tout droit à partir d'ici !
Jigmé Lingpa (1729-98) était un grand maître de
l'école Nyingmapa, vivant dans l'est du Tibet. Il était la
réincarnation de Vimâlamitra, le grand maître du vnf
siècle qui devint le maître officiel du roi tibétain Trisong
Détsen. Jigmé Lingpa acheva la renaissance des enseignements, initiée par Longchen Rabjampa, dont il eut de
La Voie
157
Allez ! Vite ! Vas-y tout de suite ! Demande à
Jigmé Lingpa d'éclaircir les doutes que tu peux
encore avoir à propos du Thôgal, et puis pratiquele. » Je ne pus alors poser d'autres questions, car
le maître pouvait devenir très irascible, et je craignais son humeur.
Alors je dis : « Très bien, j'y vais tout de suite. »
Et j'y allai. Toujours en rêve, je gravis la montagne
directement derrière la maison. Il n'y avait pas de
chemin, la face rocheuse était plutôt lisse, mais
j'arrivai tant bien que mal à l'escalader.
A un moment, je remarquai ce qui m'apparut au
début comme des mantras gravés dans le rocher,
comme souvent au Tibet. Puis, regardant de plus
près pour voir de quels mantras il pouvait s'agir,
je vis qu'en fait ce n'étaient pas des mantras. Je lus
quelques phrases et découvris que c'était un tantra
entier, un tantra du Dzogchen, semblait-il.
Je pensai alors : « Ce n'est pas une très bonne
action de marcher sur un tantra ! », et je commennombreuses visions au cours de sa vie. Il ne fit jamais
d'études académiques, mais après une retraite solitaire de
cinq ans, il manifesta par sa clarté une connaissance si
vaste qu'il fut unanimement considéré comme un grand
érudit. Il compila et mit en forme le L o n g c h e n N y i n g t h i k
et laissa neuf volumes, incluant des textes qui font autorité sur la médecine et l'histoire tibétaine, ainsi qu 'un texte
sur les propriétés curatives des pierres précieuses
lorsqu'elles sont portées à même la peau. Il inspira le
mouvement œcuménique « Rimé » qui apparut dans l'est
du Tibet et visait à ramener les diverses écoles du bouddhisme tibétain à une coopération harmonieuse, alors
même qu'un certain sectarisme commençait à les diviser.
158
Dzogchen
et Tantra
çai à réciter le mantra de cent syllabes de Vajrasattva, pour purifier cette action négative, tout en
continuant à grimper.
Puis, j'arrivai à un rocher dressé verticalement
sur lequel le titre du tantra était écrit. Je découvris
plus tard que c'était le nom d'un Terma du Men
ngak dé des enseignements Dzogchen. Je continuai
à grimper encore plus haut et j'arrivai à une prairie
plate, au bout de laquelle se trouvait un large
affleurement rocheux.
Lentement, j'y allai, et là, bien sûr, je trouvai la
grotte. Bien que n'étant pas réellement convaincu
que Jigmé Lingpa y serait, je pénétrai lentement
dans l'entrée de la grotte. Regardant à l'intérieur,
je vis que la cave était assez grande et qu'en son
milieu il y avait un grand rocher blanc. Sur ce
rocher, un enfant était assis. Un enfant très jeune
qui portait un vêtement transparent d'un bleu très
clair, fait d'un tissu semblable à celui des chemises
de nuit en Occident ; l'enfant avait des cheveux
très longs et il était assis tout à fait normalement,
les jambes étendues et non dans une posture de
méditation ou de pratique.
Je grimpai sur le rocher blanc et regardai à droite
et à gauche si quelqu'un d'autre était là, mais il n'y
avait personne d'autre dans la grotte. Je me dis
alors « Ce ne peut être Jigmé Lingpa, car ce n'est
qu'un très jeune enfant », et je m'approchai lentement de lui. L'enfant paraissait aussi stupéfait de
me voir que je l'étais moi-même. Alors, comme
mon maître m'avait spécifiquement envoyé rencontrer Jigmé Lingpa et qu'il n'y avait personne
d'autre dans cette grotte, je décidai que ce pouvait
La Voie
159
être lui et que je ne devais pas être irrespectueux.
Comme l'enfant continuait à me regarder, je dis
avec beaucoup de respect : « Mon maître m'a envoyé
vous trouver. » D'un signe, l'enfant m'indiqua alors
de m'asseoir, mais toujours sans parler. Je pensais
« Je me demande ce qu'il va faire », et je m'assis.
L'enfant porta la main à sa tête. Ses cheveux n'étaient
pas attachés, mais libres, il en retira un papier roulé,
de la taille d'une demi-cigarette, et le déroula.
Il commença à lire à voix haute et sa voix était
véritablement celle d'un enfant. Il m'apparut clairement qu'il lisait un tantra et je pensai : « Il y avait
donc vraiment quelque chose dans ce que mon maître
m'a dit quand il m'a demandé de venir trouver Jigmé
Lingpa. » Car les paroles que l'enfant lisait concernaient les Quatre Lumières du Thôgal. J'étais complètement stupéfait et, à ce moment, je m'éveillai et
me retrouvai dans mon appartement en Italie. Je sus
alors que le temps était venu pour moi de pratiquer
le Thôgal.
Des signes de cet ordre se manifestent souvent à
partir de la clarté d'une personne, lorsque le maître
n'est pas présent pour donner des instructions ou
un conseil en personne, mais il est important de ne
pas confondre fantasme et véritable clarté. Le fantasme appartient au domaine de la vision impure
et résulte de traces karmiques dans le flux de
conscience conditionné de l'individu, alors que la
clarté est une manifestation de vision pure. Commencer la pratique du Thôgal prématurément ou au
mauvais moment, sans un développement suffisant
du Trekchô, causera sans nul doute de sérieux obstacles sur la Voie. La meilleure façon de les éviter
Tchangchoup
Dordjé
La Voie
161
est de suivre les conseils d'un maître qualifié et
d'avoir une confiance totale dans ses instructions.
Commencer sur la Voie
Le Dzogchen, qui comprend des pratiques
menant si directement à une réalisation aussi
complète que le Corps de lumière, est considéré
comme un enseignement très élevé par toutes les
écoles bouddhiques. Mais ce qui est parfois dit,
c'est qu'il est trop élevé, au-delà de la capacité des
individus ordinaires, et on en parle parfois comme
si seuls des êtres réalisés pouvaient le pratiquer.
Mais si un être est véritablement réalisé, il n'a
aucun besoin d'une voie. Selon les textes mêmes
du Dzogchen, il n'y a que cinq capacités qu'il faille
posséder pour être capable de pratiquer le Dzogchen, et si quelqu'un s'examine et découvre
qu'aucune des cinq ne manque, alors rien ne manque. Et si l'une des capacités manque, alors on peut
Tchangchoup Dordjé, le maître principal de l'auteur,
est montré, ici, assis dans la cour intérieure de sa maison
du Dergué, dans le Tibet de l'est, prêt à recevoir des
patients ou d'autres visiteurs. Il porte les vêtements d'un
laïc et un melong, miroir fait d'un alliage de cinq métaux
précieux, symbole traditionnel du Dzogchen. On voit,
sur la table face à lui, de petits sacs de médicaments, un
bol et une cuiller servant à doser. Derrière lui, sont deux
sacs plus volumineux de produits médicinaux et on aperçoit au-dessus, par la fenêtre ouverte, l'auteur assis à une
table prêt à écrire sous la dictée. Au-dessus, des bannières
de prière flottent au vent. L'histoire correspondant à ce
dessin de Nigel Wellings est racontée p. 163.
Dzogchen
162
et Tantra
travailler à la développer. Mais chez la plupart des
gens, elles seront probablement présentes.
LES CINQ CAPACITÉS
À LA PRATIQUE
DU
NÉCESSAIRES
DZOGCHEN
1. La participation
Il faut avoir le désir d'écouter et de comprendre
l'enseignement. Mais, plus encore, cela signifie que
l'on coopère activement et totalement avec le maître.
Il ne faut pas croire que l'explication du maître suffit
sans que rien soit requis de la part du disciple.
2. La diligence
Il faut être stable dans sa participation et ne pas
vaciller dans son engagement, changeant d'avis
d'un jour à l'autre, et remettant sans cesse l'action
à plus tard.
3. La présence
On ne doit pas être distrait, mais demeurer présent dans l'instant, à chaque instant. Il ne sert à
rien de connaître toute la théorie de l'enseignement et, malgré cela, de continuer à vivre d'une
façon distraite.
4. La pratique effective
Il faut entrer effectivement dans la contemplation. Il ne suffit pas de savoir comment pratiquer,
il faut le faire effectivement. Cela est entrer dans
la Voie de la sagesse.
La Voie
163
5. Prajhâ
« Prajnâ », en sanscrit, signifie littéralement
« super-connaissance » ou « connaissance qui va
au-delà ». Cela veut dire qu'il faut avoir la capacité
de comprendre ce qui est enseigné, et une intuition
suffisante pour voir et pénétrer ce qui est indiqué
au-delà des paroles de l'enseignement. Cela est
entrer dans la sagesse elle-même. Cette Prajnâ
n'est bien sûr pas seulement une connaissance
intellectuelle. C o m m e je l'ai souvent répété, m o n
maître Tchangchoup D o r d j é n'avait jamais reçu
d'éducation intellectuelle ; cependant sa sagesse et
les qualités qui en émanaient étaient tout à fait
remarquables. Chaque jour, il s'asseyait dans la
cour devant sa maison pour recevoir ceux qui
venaient chercher auprès de lui un conseil spirituel
ou médical. Il n'avait, en fait, jamais étudié la
médecine, mais sa connaissance médicale s'était
manifestée spontanément à partir de la grande
clarté qui résultait de son état de contemplation,
et son habileté de guérisseur était telle que les gens
venaient de très loin pour être soignés par lui. Je
me rendis compte de sa clarté très directement.
Je n'étais avec Tchangchoup D o r d j é que depuis
quelques jours, lorsqu'il me d e m a n d a d'écrire sous
sa dictée. Il ne savait ni lire ni écrire et, comme
j'écrivais assez bien, j'acceptai naturellement de
l'aider comme je pouvais, sans y accorder trop
d'importance. Je m'asseyais à une table dans la
maison, et par le carreau ouvert d ' u n e fenêtre qui
comportait quatre carreaux de corne, je pouvais à
la fois voir et entendre le maître dans la cour, à
l'extérieur où, en général, il était occupé avec ses
patients et ses disciples. Au milieu de l'activité tré-
164
Dzogchen et Tantra
pidante qui l'entourait, il commença à me dicter,
sans jamais une seconde d'hésitation sur ce qu'il
allait dire. Puis, il arrêtait de dicter et continuait
son travail, pendant que j'achevais d'écrire ce qu'il
avait dit. Lorsque j'avais terminé, j'appelais pour
le lui dire. Il interrompait alors sa conversation
avec ceux qui étaient venus le voir, et — sans une
pause — recommençait à dicter quelques lignes,
parfois en prose, parfois en vers. Pas une fois, il
n'eut à demander « Où en étais-je ? », « Où nous
étions-nous arrêtés ? », ou quelque chose comme
cela. Au contraire, c'était souvent moi qui devais
lui demander de répéter quelque chose qu'il avait
dit et que j'avais oublié.
Les premiers jours, j'étais convaincu, tout en
écrivant, que ce qu'il dictait de cette façon ne pouvait pas être cohérent. Mais, chaque nuit, retournant dans ma chambre, je relisais ce que j'avais
écrit, et, toujours, je me rendais compte que
l'ensemble coulait avec une continuité complète,
comme un texte parfaitement conçu et écrit. C'est,
en fait, toujours exactement comme cela que se
manifeste un Gongter (ou Terma de l'esprit).
Au cours des semaines suivantes, nous achevâmes un gros volume en travaillant ainsi et, plus
tard, je vis certains des vingt autres volumes qu'il
avait dictés de même à d'autres disciples.
Tout ce qui s'élève
n'est essentiellement pas plus réel
qu'un reflet
transparent, pur et clair
au-delà de toute définition
ou de toute explication logique.
La Voie
165
C e p e n d a n t , les g e r m e s d e l ' a c t i o n p a s s é e ,
le k a r m a , c o n t i n u e n t d e c a u s e r
l'apparition des phénomènes.
M ê m e ainsi,
sache q u e t o u t ce q u i existe
est u l t i m e m e n t d é n u é d e n a t u r e p r o p r e
absolument n o n duel.
Ces paroles du Bouddha sont une parfaite explication du Dzogchen.
TCHÔPA : LE COMPORTEMENT OU L'ATTITUDE
Le dernier des trois aspects de la Voie est
Tchôpa, qui signifie « Comportement » ou « Attitude », et c'est un aspect très important du Dzogchen, car c'est la façon dont la pratique est amenée
dans la vie quotidienne, de sorte qu'il n'y ait pas
de séparation entre la pratique et l'activité, quelle
qu'elle soit. Jusqu'à ce que l'on soit capable de
vivre dans la contemplation, dans l'état d'autoperfection dans lequel on s'autolibère comme un serpent se déroule de lui-même, il est nécessaire de
gouverner son attitude avec conscience et de
s'entraîner à ne pas être distrait.
166
Dzogchen
et Tantra
Nous avons déjà vu que cette présence
consciente est Tune des cinq capacités nécessaires
pour pratiquer le Dzogchen ; il faut vraiment être
présent et attentif à chaque instant.
Le pratiquant du Dzogchen peut utiliser cette
présence consciente dans la vie quotidienne, de
façon à ce que cela m ê m e qui, autrement, serait le
« poison » de l'expérience dualiste, devienne la
voie pour demeurer dans la contemplation et aller
au-delà du dualisme.
D e la m ê m e façon que l'eau fluide se congèle
en glace solide, par l'action de la cause et de l'effet
conditionnés, par le fonctionnement du karma de
l'individu, le libre flux de l'énergie primordiale est
solidifié en un m o n d e matériel apparemment
concret. La G r a n d e Perfection de l'attitude du pratiquant, ou Tchopa, rend possible la maîtrise des
causes karmiques, de façon qu'elles s'autolibèrent
dès qu'elles surgissent.
Les causes karmiques primaires et secondaires
Les causes karmiques primaires, bonnes ou mauvaises, sont comme des semences capables de
reproduire le type de plante dont elles proviennent. Mais, tout comme des semences ont besoin
de causes secondaires, telles que l'humidité, la
lumière et l'air, pour mûrir, de m ê m e les causes
karmiques primaires, demeurant comme les traces
d'actions passées dans le flux de la conscience de
l'individu, ont besoin de causes secondaires pour
se développer en nouvelles actions ou situations
du m ê m e type.
Par une attention continue, le pratiquant peut
travailler sur les causes secondaires, apparaissant
La Voie
167
comme les conditions qu'il rencontre dans sa vie
quotidienne, de sorte que les causes primaires
négatives ne puissent aboutir à une réalisation,
tout en développant les causes primaires positives,
arrivant finalement à u n état où il est possible
d'éviter d'être conditionné par les expériences qui
surviennent, bonnes ou mauvaises, et atteignant la
libération complète de l'existence conditionnée.
Les trois facteurs nécessaires pour produire
une cause karmique primaire
Pour que toute action du corps, de la voix ou de
l'esprit puisse devenir une cause karmique primaire parfaite, capable de conditionner l'individu
et de produire une conséquence karmique
complète, ces trois aspects doivent être réunis.
D'abord, il doit y avoir une intention d'agir, puis
l'action elle-même et enfin la satisfaction d'avoir
accompli l'action.
Un pratiquant peut se développer au-delà du
niveau dualiste du karma conditionné qui divise
les choses en bonnes et mauvaises, et être ainsi
apte à faire toutes sortes de choses qui paraissent
scandaleuses, du point de vue séparatif de la vision
dualiste karmique ordinaire.
Cela ne veut toutefois pas dire que tous ceux qui
pratiquent le Dzogchen doivent vivre comme le
fameux yogi tibétain de la Sagesse folle, D r o u k p a
Kunley (Drùgba Gunlegs) 7 , à propos de qui on
raconte de nombreuses histoires, dont beaucoup
sont à la fois obscènes et hilarantes. Il était au-delà
du dualisme, et quelqu'un qui est véritablement
au-delà de toutes limites ne se comporte pas
comme s'y attendent les autres. Mais ce n'est pas
168
Dzogchen
et Tantra
du tout la même chose que d'être distrait. Il y a
un monde de différence entre le Dzogchen, la
Grande Perfection, où la pratique de la contemplation non duelle se manifeste comme une vie
spontanée, vécue en prenant plaisir au jeu de ses
propres énergies, et l'existence vécue d'une façon
totalement distraite. Le Dzogchen n'est, en aucune
façon, la licence, et la conscience doit être présente
tout le temps.
Mais, là encore, ce n'est pas pareil à vivre selon
des règles. La conscience est la seule règle dans le
Dzogchen. Ou, peut-être, il serait mieux de dire
que, dans le Dzogchen, la conscience remplace
toutes les règles parce qu'un pratiquant du Dzogchen ne se force jamais à faire quelque chose, pas
plus qu'il ne se soumet à être conditionné par quelque chose d'extérieur.
Cela ne signifie pas qu'un pratiquant du Dzogchen ne montre aucun respect pour les règles selon
lesquelles vivent les autres gens. Il ne s'agit pas
d'être en contradiction avec tout le monde sous
prétexte de Dzogchen ! La conscience signifie que
l'on est conscient de tout, y compris des besoins
des autres. Et même si, au-delà du niveau du bien
et du mal, la condition absolue existe, la condition
relative continue néanmoins à exister pour nous,
aussi longtemps que nous demeurons liés par le
dualisme : il faut être conscient de cela aussi. Mais
on peut vivre en respectant les conditions qui existent autour de nous, sans se laisser attacher par
elles. C'est ce que signifie la conscience, et c'est le
principe de l'attitude, ou Tchôpa, d'un pratiquant
du Dzogchen.
Il ne faut pas devenir conditionné par les ensei-
La Voie
169
gnements eux-mêmes. Les enseignements sont là
pour rendre indépendant et non pour conditionner
encore davantage. Ainsi, un maître Dzogchen
essaiera toujours d'aider le disciple à devenir plus
authentiquement autonome, à sortir de toutes les
cages, complètement. Et donc, bien que le maître
soit certainement capable, de par sa grande clarté,
de conseiller ses disciples, même sur des points de
détail liés à la vie quotidienne, il essaiera toujours
de les aider à s'observer eux-mêmes et à prendre
leurs décisions à partir de leur propre conscience.
Les maîtres peuvent être aussi bien des femmes
que des hommes. À quatorze ans, j'ai passé deux
mois avec le grand maître femme Ayou Khandro
(Ayu Kàdro), qui vivait à quelques jours de voyage
de mon collège. On considérait qu'elle avait réalisé
la pratique de Vajrayoginî, et donc qu'elle était
l'incarnation de cette Dâkinî. Je fus envoyé, lors
d'une interruption de mes études au collège, lui
demander l'initiation de Vajrayoginî. C'était une
femme très âgée, pas du tout connue, qui vivait
depuis plus de cinquante ans dans une petite maison, dans l'obscurité totale, travaillant avec une
pratique appelée Yangtig, qui permet à quelqu'un,
déjà capable de demeurer dans l'état de la contemplation, d'avancer vers la réalisation totale par le
développement de la luminosité intérieure et de la
clarté visionnaire.
Lorsque j'arrivai à la demeure d'Ayou Khandro,
il apparut évident qu'elle y voyait aussi bien dans
le noir qu'à la lumière. Bien que son assistante ait
allumé quelques lampes à beurre pour moi, je me
rendis compte qu'Ayou Khandro elle-même n'en
avait aucun besoin. A la lumière des lampes, je vis
170
Dzogchen
et Tantra
les traits de cette vieille femme si remarquable. Ses
longs cheveux tressés, qui descendaient bien audessous de sa taille, étaient gris de la racine jusque
sous les épaules, puis, de là, noirs jusqu'à l'extrémité : ils n'avaient manifestement jamais été coupés.
Au début, Ayou Khandro refusa de me donner
l'initiation que je demandais, disant qu'elle n'était
qu'une pauvre vieille femme qui ne connaissait
rien aux enseignements, mais elle suggéra que nous
campions près de là. Pendant la nuit, elle eut un
rêve auspicieux, dans lequel son maître la pressait
de me donner l'initiation, si bien qu'au matin elle
envoya son assistante avec un petit déjeuner pour
ma mère et ma sœur et, pour moi, une invitation
à venir la voir. Au cours des semaines qui suivirent,
elle me transmit beaucoup d'enseignements, y
compris la pratique complète du Yangtig, et je la
considère comme l'un de mes maîtres principaux.
Durant mon séjour auprès d'elle, en réponse à mes
questions, elle me raconta l'histoire de sa vie que,
plus tard, j'écrivis 8 .
Ainsi, Tchôpa, ou le comportement d'un pratiquant du Dzogchen, signifie que l'on demeure présent, conscient, à chaque instant, et qu'on ne laisse
pas son esprit errer à la poursuite du flux des
pensées concernant le passé, des soucis du présent
ou des plans pour le futur. Il ne s'agit pas de ne
pas prévoir : on demeure attentif aux causes secondaires lorsqu'elles se présentent et on se relie à
elles, sans névrose, contrairement au père de
Fameuse Lune qui est le héros d'un conte populaire tibétain, illustrant bien ce qui peut arriver
lorsque l'on ne demeure pas présent...
La Voie
171
L'histoire raconte qu'il était une fois un homme
si pauvre que, pour lui, la seule possibilité de manger était d'aller, de porte en porte, demander à
ceux qui étaient plus fortunés que lui de lui donner
un peu de grain. Un jour, il eut de la chance : on
lui donna une grande quantité de grain, et il rentra
chez lui heureux. Sa maison était vraiment très
petite et, comme elle était remplie de souris, il
décida de suspendre son précieux grain dans un
sac, attaché par une corde à la poutre du toit, de
façon que les souris ne puissent l'atteindre. Puis, il
s'allongea pour la nuit sur son lit qui se trouvait
sous le sac, tellement la maison était petite. Il ne
put s'endormir tout de suite et commença à échafauder des projets. « Je ne vais pas manger tout le
grain de mon sac, pensa-t-il, j'en garderai un peu
comme semence et je ferai pousser davantage de
grain. Dans un an, j'aurai dix sacs, et l'année
d'après j'en aurai cent. » Il continua ainsi à projeter comment il aurait de plus en plus de sacs,
d'année en année, jusqu'à ce qu'il soit riche, et
alors, il se dit : « Je n'aurai plus à vivre dans cette
petite hutte, je me ferai construire un palais et
j'aurai des domestiques pour s'occuper de moi. Je
me trouverai une belle femme et, bien sûr, nous
aurons des enfants. Le premier sera un fils, j'en
suis sûr, mais comment vais-je l'appeler ? » Et il
restait couché là, essayant de trouver un nom pour
son futur fils. Il pensa à de nombreux noms, mais
aucun ne lui plaisait. Finalement, la lune, claire et
brillante, se leva sur le ciel noir ; dès qu'il la vit, il
s'exclama : « C'est ça ! je l'appellerai Fameuse
Lune. » Mais, à cet instant précis, la souris qui rongeait la corde retenant le sac au-dessus de lui la
172
Dzogchen et Tantra
coupa enfin avec ses dents et le sac tomba sur la
tête du pauvre homme, le tuant sur le coup, si bien
qu'aucun de ses projets si détaillés ne vit jamais le
jour. Vivant dans les rêves du futur, le présent lui
échappa.
VIII
Le Fruit
Si l'intention est bonne,
La Voie et le Fruit seront bons.
Si l'intention est mauvaise,
La Voie et le Fruit seront
mauvais.
Puisque ainsi tout dépend d'une bonne
Efforce-toi toujours de cultiver
Une attitude mentale
positive.
intention
Jigmé Lingpa
Les divisions de l'enseignement Dzogchen
n'existent que pour les besoins de l'explication.
« Se réaliser » signifie rendre réel ce qui est notre
condition latente depuis le début, Shi ou la Base.
La réalisation n'a pas à être construite. C'est notre
condition inhérente depuis l'origine.
Dans le Dzogchen, qui n'est pas une méthode
graduelle, la Voie consiste précisément à entrer
dans l'état primordial, qui est à la fois la Base et
le Fruit.
C'est pourquoi le Gânchil (Gakyil), un symbole
de l'énergie primordiale spécifique à l'enseigne-
174
Dzogchen
et Tantra
ment Dzogchen, comporte trois parties en spirale
qui forment une unité fondamentale.
Le Gânchil ou « R o u e de la joie » représente,
bien sûr, l'union et l'interdépendance de toutes les
triplicités dans l'enseignement Dzogchen, mais il
montre peut-être d ' u n e façon plus particulière
l'interconnexion essentielle de la Base, de la Voie
et du Fruit. Le Dzogchen, la G r a n d e Perfection,
est essentiellement l'unité parfaite en soi de l'état
primordial : il faut naturellement un symbole non
due) pour le représenter.
Séwa, mélanger
Ainsi, la Voie n'est pas en soi différente du Fruit,
mais le processus d'autolibération va s'approfondissant jusqu'à atteindre la Base, et c'est le fait de
l'atteindre que l'on appelle le Fruit.
Le mot tibétain « Séwa », qui signifie littéralement « mélanger », est ici utilisé dans ce sens. O n
mélange la contemplation à chaque action au cours
de la vie quotidienne.
Dans le Dzogchen, la pratique ne dépend absolument pas de la f o r m e extérieure. Il n'y a rien à
changer, pas de vêtements spéciaux à porter, et
rien qui se voie. Il n'y a aucun moyen de savoir si
quelqu'un pratique vraiment ou non. Mais le principe est que tout, dans la situation relative de chacun, peut être amené et intégré dans la pratique.
Cela veut dire qu'il faut, bien sûr, que la contemplation soit effective, ou bien il n'y aurait rien à
mélanger, et c'est ce que signifie le second des
Trois Principes de G a r a b Dordjé, « ne pas rester
dans le doute ». 11 n'y a alors aucun doute sur ce
qu'est la contemplation, elle est effective.
Le Fruit
TCHERDRÔL, S H A R D R Ô L ET
175
RANGDRÔL
Alors se développent les trois capacités appelées
Tcherdrôl, Shardrol et Rangdrôl. « Drôl », dans
chacun de ces mots, signifie « libération », comme
dans le célèbre Bardo Thôdrôl, qui signifie « Libération par l'écoute dans l'état du B a r d o », mais qui
est plus connu, de nos jours, sous le nom de Livre
des morts tibétain. Dans Tcherdrôl, la première des
trois capacités, le processus d'autolibération en est
encore à un stade mineur.
Tcherdrôl
Tcherdrôl signifie « on observe et cela libère »,
et on donne l'exemple de la façon dont une goutte
de rosée s'évapore au soleil. Mais le soleil, dans
cet exemple, ne doit pas faire croire qu'il faille,
dans le Dzogchen, un quelconque antidote contre
le poison du dualisme. Simplement la conscience
est toujours maintenue et gardée présente, et tout
ce qui s'élève alors s'autolibère.
Shardrol
Shardrol est une capacité moyenne, et l'on
donne ici l'image de la neige qui fond en tombant
dans la mer. La neige représente ici les contacts
des sens ou les passions, et Shardrol signifie « dès
que cela s'élève, cela se libère ». Ainsi, dès qu'il y
a un contact des sens, cela se libère immédiatement, sans m ê m e q u ' u n effort pour maintenir la
conscience soit nécessaire. M ê m e les passions, qui
conditionneraient quelqu'un n'ayant pas atteint ce
niveau de pratique, peuvent tout simplement être
176
Dzogchen et Tantra
laissées comme elles sont. C'est pourquoi il est dit
que toutes les passions, toute la vision karmique,
deviennent comme des ornements dans le Dzogchen, parce que, sans être conditionné par elles,
sans y être attaché, on en jouit en les ressentant
comme le jeu de notre propre énergie, ce qu'elles
sont en vérité. C'est aussi pourquoi certaines divinités tantriques portent, comme ornement, une
couronne de cinq crânes représentant les cinq passions qui ont été surmontées.
Rangdrôl
La capacité ultime de l'autolibération s'appelle
Rangdrôl, qui signifie « de soi-même, cela se
libère », et on donne ici l'exemple de la vitesse et
de l'aisance avec laquelle un serpent déroule ses
propres anneaux. C'est ici l'autolibération immédiate et instantanée, totalement non duelle.
Ici, la séparation entre sujet et objet s'effondre
d'elle-même et la vision habituelle, la cage limitée,
le piège de l'ego, s'ouvre dans l'espace de la vision
de « ce qui est ».
L'oiseau est libre et peut enfin voler sans obstacles. On peut entrer joyeusement dans la danse
et le jeu des énergies sans aucune limite. O n dit
que le développement de cette vision s'étend
comme un feu de forêt jusqu'à ce que la sensation
d'un sujet et d'un objet disparaisse d'elle-même.
O n expérimente la sagesse primordiale dans
laquelle, dès qu'un objet apparaît, on reconnaît sa
vacuité comme identique à celle de notre propre
état.
L'union de la vacuité et de la vision, et la présence de l'état et de la vacuité sont expérimentées
Le Fruit
177
simultanément. Alors, on peut dire que tout n ' a
« qu'un seul goût », ce qui est la vacuité à la fois
du sujet et de l'objet. Le dualisme est totalement
surmonté. Ce n'est pas que sujet et objet n'existent
pas, mais plutôt que, par la présence continue de
la contemplation et de l'autolibération, on ne
demeure plus limité par le dualisme. C'est l'état
qui est évoqué dans les derniers des Six Vers de
Vajra :
Voyant que toutes choses sont parfaites en soi
depuis l'origine,
on abandonne la maladie de s'efforcer sans cesse
vers un but
Et demeurant simplement dans l'état naturel non
modifié,
La présence de la contemplation non duelle s'élève
spontanément.
L'interdépendance du sujet et de l'objet : comment
les sens maintiennent l'illusion du dualisme
Avec l'approfondissement de cette expérience
vers la réalisation, certaines facultés ou capacités
peuvent commencer à apparaître. Mais pour
comprendre ce que sont ces facultés, il faut
comprendre comment l'illusion du dualisme est
entretenue par la polarité sujet-objet de nos sens,
que l'on analyse généralement en parlant des six
sens sujets et des six sens objets. Cela veut dire,
par exemple, que la capacité de voir survient en
interdépendance avec ce qui est perçu sous f o r m e
visuelle, et la perception de la forme visuelle survient en m ê m e temps que la capacité de voir. Cette
analyse s'applique de la m ê m e façon aux autres
178
Dzogchen
et Tantra
sens, l'ouïe et le son survenant simultanément, et
ainsi de suite jusqu'au dernier des six, l'apparition
de façon interdépendante de l'esprit et de l'existence, de l'esprit et de ce dont nous faisons l'expérience comme étant notre réalité. Par une compréhension de cette apparition interdépendante de
chaque sens et de son objet respectif, on peut
comprendre comment l'illusion de la dualité
s'entretient d'elle-même, le sujet renvoyant implicitement à un objet et l'objet renvoyant implicitement à un sujet ; et cela pour chaque sens jusqu'à
ce que, finalement, tous les sens, y compris l'esprit,
créent ensemble l'illusion d'un m o n d e extérieur
séparé du sujet le percevant.
Mais la meilleure façon de comprendre cela est
de s'observer soi-même et d'être attentif à son propre esprit au cours de la pratique, et de voir
comment les pensées s'élèvent comme des vagues
et comment les sens fonctionnent en relation avec
le sentiment d'un soi.
C o m m e le B o u d d h a Shâkyamuni lui-même l'a
dit:
« Entrer dans la contemplation
le temps pour une fourmi
d'aller d'un bout du nez à l'autre,
apporte plus de progrès vers la réalisation
qu'une vie entière passée à accumuler du mérite. »
LES CINQ N G Ô N S H É
Avec les progrès de la pratique, toutes les
pensées et, en fait, toutes les perceptions des sens
s'autolibèrent. L'illusion du dualisme se défait et
Le Fruit
179
alors, par la réunification du sujet et de l'objet, les
Cinq Ngonshé (Nônxes), les cinq « formes supérieures de conscience », se manifestent au pratiquant.
Il ne s'agit pas de les rechercher pour ellesmêmes. Elles doivent se présenter comme un résultat accessoire de l'avancement de la pratique, et
ne doivent pas être comprises comme le but de la
pratique.
Le premier de ces Ngonshé concerne les yeux,
la vision. On l'appelle « la véritable connaissance
des yeux des divinités », parce que l'on considère,
en général, les divinités comme des êtres ayant des
capacités supérieures aux nôtres. Ce que cela veut
dire, c'est que l'on devient capable, par exemple,
de voir les choses quelque soit leur distance, ou de
les voir même si elles sont derrière d'autres objets
qui nous empêcheraient normalement de les voir.
Il y a ensuite une faculté semblable qui concerne
l'ouïe, nommée « la véritable connaissance de
l'ouïe » ; on entend avec les oreilles des divinités.
On est capable d'entendre tous les sons, à quelque
distance que ce soit, qu'ils soient forts ou faibles,
et ainsi de suite. La troisième faculté est « la
connaissance de l'esprit des autres » ou, en
d'autres termes, la capacité de lire les pensées des
autres. L'individu est constitué du corps, de la voix
et de l'esprit. Ce que l'on voit avec les yeux, c'est
fondamentalement la forme physique, ou corps,
alors que la capacité d'entendre est liée à la voix,
à l'énergie, au son. Le corps et la voix sont plus
concrets que l'esprit, il est donc plus facile d'accéder aux facultés qui leur sont reliées. Il est très
difficile de savoir ou de comprendre exactement
180
Dzogchen
et Tantra
ce qu'une autre personne pense. Mais c'est une
faculté qui peut apparaître.
Il y a une histoire plutôt humoristique qui illustre la clarté de mon maître, Tchangchoup Dordjé,
ainsi que ce type de faculté. Comme je l'ai déjà dit,
Tchangchoup Dordjé était médecin ; un jour qu'il
avait réussi à guérir un patient aisé, qui vivait à
plusieurs jours de voyage, ce patient décida
d'envoyer un serviteur porter un présent au maître
pour le remercier. Le serviteur partit à cheval, portant le présent qui était un colis solidement ficelé,
contenant de nombreux paquets de thé.
Lorsqu'il fit halte pour la nuit après avoir chevauché tout le jour — il était encore à deux bons
jours de voyage de la maison de Tchangchoup
Dordjé —, il décida que quelques paquets de thé
en moins ne feraient pas défaut au maître. Aussi,
sortant son couteau, il ouvrit le colis et préleva le
tiers des paquets, puis il le referma de telle façon
qu'il paraissait n'avoir jamais été ouvert.
J'étais dans la maison de Tchangchoup Dordjé,
deux jours plus tard, lorsque soudain le maître
demanda à sa femme de préparer un repas pour
quelqu'un qui allait bientôt arriver.
Chacun, dans la communauté de Tchangchoup
Dordjé, était accoutumé à des événements qui eussent paru étranges ailleurs, aussi, sans poser de
questions, la femme du maître fit ce qu'il lui
demandait. Son mari demanda à ce que le couvert
fût mis de façon formelle, avec les assiettes et les
couverts habituels, mais insista bien pour qu'il n'y
ait pas de couteau. Cela était d'autant plus inhabituel qu'à moins que le visiteur ne fût une per-
Le Fruit
181
sonnalité très importante, il ne mangeait normalement pas à part de tout le monde.
Lorsque enfin le messager arriva, j'observai très
attentivement pour voir ce qui allait se passer. Il
salua très respectueusement le maître, lui offrit le
paquet scellé et transmit les remerciements de son
employeur, qui avait été guéri. Le maître le remercia à son tour, mit le colis de côté en disant qu'il
l'ouvrirait plus tard et demanda au messager s'il
avait faim. Lorsque ce dernier répondit que oui,
on lui servit le repas qui avait été préparé.
Le repas était plus copieux qu'il ne l'était habituellement pour nous et comprenait plusieurs plats
que le messager mangea de bon appétit. Mais
lorsqu'on arriva au plat de viande, il vit qu'il n'y
avait pas de couteau sur la table. Il commençait
juste à chercher son couteau dans sa besace, cachée
dans les plis de ses vêtements, lorsque le maître, le
fixant d'un regard sévère, lui dit calmement : « Ce
n'est pas la peine de chercher ici votre couteau,
mon ami ; vous l'avez laissé sur le rocher, au bord
de la route, il y a deux jours, lorsque vous vous en
êtes servi pour ouvrir le colis qui m'était destiné
et voler un tiers des paquets de thé. » Vous
comprenez peut-être, d'après cet exemple, pourquoi personne dans la communauté de Tchangchoup Dordjé ne mentait ni n'essayait de se livrer
à une quelconque tromperie !
La quatrième faculté qui peut se manifester sur
le chemin de la réalisation est la connaissance de
la vie et de la mort. On peut savoir, par exemple,
quand une personne va mourir, de quelle façon, et
quand elle va renaître. Le principe en est le développement de la connaissance du temps au point
182
Dzogchen
et Tantra
de pouvoir aller au-delà du temps. On développe
ainsi la capacité de connaître toutes les causes
secondaires liées à une autre personne. Les causes
secondaires (voir p. 166), les causes karmiques primaires et secondaires) qui se manifesteront lors de
la mort d'une personne sont, en fait, présentes à
chaque instant, et peuvent donc être perçues.
Il y a une autre histoire qui illustre cette faculté,
cette fois encore avec un messager envoyé à
Tchangchoup Dordjé. Cet homme avait été envoyé
par son employeur, qui vivait aussi à plusieurs jours
de voyage, pour demander un remède pour sa fille
qui était gravement malade. Mais Tchangchoup
Dordjé dit que le remède ne servirait à rien parce
que la jeune fille était morte juste après le départ
du messager, ce qu'il n'avait aucun moyen de
savoir, excepté par sa clarté.
Le messager ne savait pas s'il devait ou non le
croire et, pour que son employeur ne puisse l'accuser d'avoir failli à sa mission, il repartit immédiatement avec le remède, au cas où la jeune fille
serait toujours vivante. Mais lorsqu'il arriva, il
apprit que la jeune fille était morte exactement
comme l'avait indiqué Tchangchoup Dordjé.
La cinquième faculté est appelée « la véritable
connaissance des miracles » : il ne s'agit pas simplement d'une compréhension intellectuelle, mais
de la capacité effective d'effectuer concrètement
des miracles. Ici, on est allé au-delà de toute limite,
et, dans cet état, effectuer des miracles n'a rien de
miraculeux mais devient au contraire une activité
naturelle.
On se représente en général les miracles comme
des activités dirigées vers des objets extérieurs et
Le Fruit
183
qui les modifient. Mais la séparation entre intérieur et extérieur est une illusion, et lorsque cette
illusion est surmontée, on peut alors avec son être
propre aller au-delà de toutes les limites, comme
le fit Milarepa lorsqu'il s'abrita d'une pluie de
grêlons à l'intérieur d'une corne de yak qui gisait
sur le sol. Il est dit que la corne de yak n'est pas
devenue plus grande, ni Milarepa plus petit.
Un autre aperçu de la réalité au-delà de nos
limites habituelles peut être donné par l'affirmation du Bouddha disant qu'il y a autant de
Bouddhas dans un atome qu'il y a d'atomes dans
l'univers. Il est impossible de comprendre une telle
phrase avec notre cadre habituel de concepts mentaux, alors nous appelons tout cela miraculeux ;
mais la réalité est ainsi, simplement nous n'avons
pas l'habitude de la voir telle qu'elle est. Lorsque
quelqu'un développe cette capacité d'entrer dans
ce qui est, on appelle cela la véritable connaissance
des miracles.
L'intégration totale du sujet et de l'objet
C'est donc ainsi que les signes de la Voie peuvent se développer pour un pratiquant, bien qu'ils
puissent apparaître dans n'importe quel ordre.
Et nous en venons à une sixième capacité, une
faculté du Fruit que l'on appelle Trôdrel, ce qui
veut dire « au-delà du concept », ou « comme le
ciel ». Cela implique la totale réintégration du sujet
et de l'objet et constitue une méthode spécifique
au Dzogchen pour atteindre la réalisation totale
184
Dzogchen
et Tantra
en une seule vie, par la maîtrise de sa propre énergie et de la façon dont elle se manifeste.
Toutes les méthodes des diverses voies, celles des
Sûtras, tous les niveaux du Tantra, ainsi que celle
du Dzogchen, conduisent à la réalisation totale du
Fruit, c'est-à-dire la complète libération de l'existence conditionnée, dans un état d'être doué d'une
maîtrise absolue de tous les phénomènes de la réalité et d'une sagesse parfaite et omnisciente dans
tous les domaines.
Mais les Sûtras expliquent que leurs méthodes
exigent de nombreux kalpas — ou éons — pour
atteindre cet état, et bien que les méthodes des
Tantras inférieurs soient plus rapides, elles aussi
nécessitent de nombreuses existences. Les Tantras
supérieurs et le Dzogchen permettent d'atteindre
la réalisation totale en une seule vie, mais les
méthodes du Dzogchen sont encore plus directes
que celles des Tantras les plus élevés.
La réalisation des visions du Longdé ou de la
pratique de Thôgal — l'enseignement ultime et
secret du Dzogchen — permet au pratiquant de
défaire rapidement les nœuds de l'existence conditionnée. E n conséquence de la réalisation totale
ainsi atteinte, le corps physique se dissout dans
l'essence de ses éléments, qui est lumière.
Ying interne et Ying externe
Cette réalisation est accomplie en intégrant
Semnyi (Semnid), qui signifie « la nature de
l'esprit » et que l'on appelle aussi Ying interne, avec
Tchônyi (Qosnid), qui signifie « la condition de
l'existence » et que l'on appelle aussi Ying externe.
Q u e ces deux aspects soient tous deux appelés
Le Fruit
185
« Ying » (Yin), ce qui signifie « espace » (en sanscrit « D h a t u »), montre bien qu'ils sont depuis
l'origine de m ê m e nature. L'existence ne « disparaît » pas ; mais l'individu en tant que microcosme
étant un reflet parfait du macrocosme, de l'univers,
du point de vue du Dzogchen, on peut toujours
dire que l'individu est le centre de l'univers. La
nature essentielle de l'un est la nature essentielle
de l'autre. Lorsque l'on se réalise, on réalise la
nature essentielle de l'univers. L'existence de la
dualité n'est q u ' u n e illusion et lorsque l'on se
défait de cette illusion on réalise alors — on rend
réelle — l'unité primordiale de notre propre
nature et de celle de l'univers. Par l'intégration du
Ying interne et du Ying externe, on manifeste le
Corps de lumière. Si les cinq autres Ngonshé
étaient les signes du développement sur la voie,
ceci en est finalement le fruit.
Le Corps de lumière
Le Corps de lumière (Jalü ou Jàlus en tibétain)
réalisé par la pratique du Dzogchen est différent
de Gyoulü (Jyulus), le corps illusoire ou « de
mâya », que l'on réalise par les pratiques des
Tantras supérieurs. Le Gyoulü dépend du prâna
subtil de l'individu, et comme le Dzogchen considère le prâna comme faisant encore partie de la
dimension relative, ce Gyoulü n'est pas considéré
comme la réalisation totale. Le Jalü ou Corps de
lumière est, lui, le m o d e de réalisation favori des
maîtres du Longdé comme du Men ngak dé qui,
avec seulement de très brèves interruptions dans
la lignée, a continué de se manifester jusqu'à
aujourd'hui. Le maître de mon maître Tchang-
186
Dzogchen
et Tantra
choup Dordjé a atteint ce niveau de réalisation.
Tchangchoup Dordjé était présent à ce moment-là,
aussi je sais de façon certaine que ce n'est pas une
légende. Mon maître m'a raconté comment son
maître Nyak la Péma Düdül (Nagla Padma Duddul) rassembla tous ses disciples, ceux qui vivaient
au loin comme ceux qui vivaient tout près, et leur
dit qu'il voulait leur transmettre des enseignements qu'il n'avait pas jusqu'alors donnés en totalité. Et ainsi il leur transmit ces enseignements puis
ils firent ensemble une Gana Pûja pendant plus
d'une semaine, ce qui est un excellent moyen d'éliminer les obstacles entre maître et disciples ainsi
qu'entre les disciples eux-mêmes.
Puis, à la fin de cette semaine, Nyak la Péma
Dùdiil leur annonça qu'il était temps pour lui de
mourir, et qu'il avait l'intention de le faire sur une
certaine montagne des environs. Ses disciples le
supplièrent de ne pas mourir, mais il leur répondit
que le moment était venu et qu'il n'y avait rien à
y faire. Ils l'accompagnèrent alors en haut de la
montagne jusqu'à un endroit où il construisit une
petite tente. Il fit alors entièrement coudre la tente
par ses disciples, scellant ainsi à l'intérieur, et
demanda à être laissé en paix pendant sept jours.
Les disciples redescendirent et campèrent en bas
de la montagne, attendant sept jours pendant lesquels il plut beaucoup et il y eut beaucoup d'arcsen-ciel. Puis ils remontèrent et ouvrirent la tente,
toujours entièrement cousue telle qu'ils l'avaient
laissée. À l'intérieur ils ne trouvèrent que les vêtements du maître, ses cheveux et ses ongles. Ses
vêtements étaient ceux d'un laïc, et ils étaient
demeurés en tas là où il avait été assis, la ceinture
Le Fruit
187
encore enroulée au milieu. Il les avait abandonnés
comme un serpent se défait de sa vieille peau. Mon
maître était présent et c'est lui qui m'a raconté
cela : je sais donc que c'est vrai et qu'une telle réalisation est possible.
Je connais beaucoup d'autres histoires semblables, mais il en est une particulièrement intéressante que mon oncle Tokden m'a racontée. En
1952, dans la région du Tibet d'où je viens, vivait
un vieil homme qui, dans sa jeunesse, avait été une
sorte de serviteur ou d'assistant d'un maître Dzogchen pendant quelques années, et il avait bien sûr
ainsi entendu de nombreux enseignements. Tout le
reste de sa vie, il avait vécu très simplement, travaillant à graver des mantras dans la pierre. Il passa
ainsi de nombreuses années et personne ne faisait
attention à lui ni ne le considérait comme un pratiquant. Mais un jour, il annonça qu'il allait mourir
dans sept jours et envoya un message à son fils, qui
était moine, disant qu'il souhaitait léguer tous ses
biens en offrande au monastère où vivait celui-ci.
Or, le monastère répandit alentour la nouvelle
que cet homme avait demandé à être laissé
enfermé pendant sept jours pour mourir et, comme
chacun savait ce que cela voulait dire, beaucoup
de gens vinrent et la chose devint un événement
public. Il y avait là des représentants de toutes les
diverses écoles bouddhiques, des grands monastères, et même des membres de l'administration chinoise qui, à cette époque, étaient tous des militaires. Ainsi, lorsqu'on ouvrit la pièce où l'homme
avait été enfermé pendant sept jours, beaucoup de
gens étaient présents. E t tous virent que cet
188
Dzogchen et Tantra
homme n'avait pas laissé de corps ; il n'en restait
que les impuretés, ses cheveux et ses ongles.
Mon oncle le yogi vint me voir chez mon père
juste après avoir été témoin de l'événement, les
yeux emplis de larmes tandis qu'il m'en parlait. Il
dit que c'était une terrible tragédie que personne
parmi nous n'ait été capable de se rendre compte
que cette personne apparemment ordinaire, qui
vivait si proche de nous, était en réalité un très
grand pratiquant dont nous aurions pu recevoir les
enseignements. Mais il en est ainsi avec les pratiquants du Dzogchen : on ne peut rien voir de
l'extérieur.
J'eus des nouvelles de mon oncle Tokden au
Népal, au printemps 1984, alors que j'y étais allé
pour enseigner et pratiquer à Tolu Gompa, un
monastère de montagne près de la frontière tibétaine et de l'Éverest où Padmasambhava a pratiqué, ainsi qu'à Maratika où Padmasambhava et sa
parèdre Mandâravâ réalisèrent la pratique de longue vie.
Ces nouvelles étaient apportées par un Tibétain,
fraîchement arrivé à Kathmandou du Tibet, où il
avait été fonctionnaire dans la région où vivait
Tokden. Il semble que mon oncle ait continué à
vivre en retraite dans sa grotte isolée pendant de
nombreuses années après que j'eus quitté le Tibet.
Mais finalement, comme beaucoup d'autres yogis,
on l'obligea à sortir de sa retraite pendant la révolution culturelle, lorsqu'on décréta que de tels individus exploitaient les travailleurs, puisqu'on leur
donnait de la nourriture alors qu'ils ne travaillaient
pas. Il eut plus de chance que la plupart et fut seu-
Le Fruit
189
Iement assigné à résidence au lieu de subir un jugement public et peut-être une peine sévère.
L'homme que je rencontrai à Kathmandou avait,
parmi beaucoup d'autres responsabilités, été
chargé de la surveillance de Tokden. Il l'avait autorisé à vivre dans la capitale de la province, dans
une petite maison de bois construite sur la terrasse
d'une maison citadine ordinaire appartenant à une
famille tibétaine qui veillait aux besoins de mon
oncle, de façon qu'il pût continuer sa retraite
comme avant. Plus tard, toujours grâce à ce fonctionnaire qui se portait garant pour lui, il fut autorisé à aller vivre à la campagne sous une surveillance moins stricte. On lui attribua une maison
isolée, et le fonctionnaire venait à intervalles réguliers faire une visite de contrôle.
Mais un jour il trouva la maison fermée à son
arrivée. Il réussit tout de même à entrer et trouva
le corps de Tokden à l'endroit où il avait l'habitude
de méditer ; mais le corps avait réduit à la taille
d'un jeune enfant. Le fonctionnaire était très
ennuyé : comment allait-il expliquer cela à ses
supérieurs chinois ? Peut-être allaient-ils croire
qu'il avait aidé Tokden à s'échapper ? Il alla donc
immédiatement les informer de ce qui s'était passé.
Lorsqu'il revint, quelques jours plus tard, accompagné d'officiers supérieurs du gouvernement de
la région, le corps de Tokden avait complètement
disparu. Il ne restait que les cheveux et les ongles.
A ses supérieurs stupéfaits, qui lui demandaient
des explications, le fonctionnaire tibétain ne put
que répondre qu'il avait entendu dire que certains
textes anciens parlaient de yogis ayant réalisé ce
qu'on appelait le « Corps de lumière », mais qu'il
190
Dzogchen
et Tantra
n'aurait jamais imaginé en être un jour témoin.
L'événement fit sur lui une impression si profonde
qu'il développa un vif intérêt pour les choses spirituelles et, dès qu'il le put, il s'enfuit au Népal à
pied, dans l'espoir d'y recevoir librement des enseignements et d'y pratiquer. C'est alors que je le rencontrai. Je fus très touché d'entendre parler de la
réalisation de mon oncle. Connaissant les sérieux
problèmes mentaux qu'il avait eus dans sa jeunesse, je ne m'attendais pas à un tel accomplissement en une seule vie. Son exemple montre ce qui
est possible pour chaque individu.
La Voie de lumière
En reprenant à nouveau la métaphore du miroir,
on pourrait dire de cette réalisation du Corps de
lumière que, n'étant plus dans la condition des images, on est entré dans la condition du miroir et, de
là, dans la nature et dans l'énergie du miroir.
Sachant comment notre propre énergie se manifeste en tant que Dang, Rolpa et Tsel, on peut
alors intégrer complètement notre énergie,
jusqu'au niveau de notre existence matérielle,
concrète. Cela est accompli soit par les visions du
Longdé qui sont le résultat de la pratique des quatre Da, soit par la pratique des Quatre Lumières
qui amènent l'apparition des quatre visions du
Thogal. Celles-ci se développent de façon très semblable à celle des visions du Longdé.
La première de ces visions est appelée la
« Vision du Dharmata » (ou « essence de la réalité »), et la deuxième vision est le développement
de la première. La troisième en est la maturation
et la quatrième est la consumation de l'existence.
Le Fruit
191
Si, au cours de la vie, on a atteint le troisième
niveau de ces visions — et cela se traduit par des
signes précis —, alors au moment de la mort le
corps disparaît lentement dans la lumière.
Au lieu de se décomposer en ses éléments constitutifs de la façon ordinaire, il se dissout dans
l'essence de ses éléments, qui est lumière. Ce processus peut durer plus de sept jours. C'est la réalisation que des maîtres tels que Garab Dordjé ont
manifestée. Tout ce qui reste du corps physique
sont les cheveux et les ongles, considérés comme
des impuretés. Le reste du corps s'est dissous dans
l'essence de ses éléments.
Un pratiquant qui a manifesté cette réalisation
n'est pas « mort » au sens ordinaire du terme —
bien au contraire ; son principe d'être demeure
actif dans un Corps de lumière. L'activité d'un tel
être s'exerce pour le bien des autres et il peut être
vu par quelqu'un de physiquement incarné, si
celui-ci possède une clarté suffisante.
Le Grand Transfert
Un pratiquant qui accomplit et parachève le
quatrième niveau des visions du Thôgal ne manifeste même pas la mort et effectue cette transsubstantation de son vivant, sans aucun des symptômes
ou des signes de la mort physique, devenant progressivement invisible pour quelqu'un ayant notre
vision karmique ordinaire. Cette réalisation, que
des maîtres tels que Padmasambhava et Vimalamitra ont manifestée, est en essence identique au
Corps de lumière, et est appelée le « Grand Transfert ».
Dzogchen
192
et Tantra
Ces deux modes de réalisation sont spécifiques
du Dzogchen.
La réalisation totale
LES TROIS CORPS :
NIRMÂNAKÂYA, SAMBHOGAKÂYA ET DHARMAKÂYA
Les êtres ordinaires renaissent sans en avoir le
choix, dans un corps conditionné par leur karma
et correspondant aux causes accumulées pendant
des vies sans nombre. Un être totalement réalisé,
par contre, est libre du cycle conditionné des
causes et des conséquences. Mais un tel être peut
se manifester dans un corps dans le dessein d'aider
les autres.
Le Corps de lumière est un phénomène qui peut
être maintenu activement afin de communiquer
avec ceux qui ont une capacité de vision suffisante
pour le percevoir. Mais pour aider ceux qui n'ont
pas une telle capacité, un être pleinement réalisé
peut se manifester dans un corps physique, comme
l'ont fait — par exemple — Garab Dordjé et le
Bouddha.
Ces sortes de corps sont dits Nirmânakâya : kâya
en sanscrit signifie « corps » ou « dimension », et
nirmâna signifie « manifestation ». Ainsi, un être
pleinement réalisé peut donc choisir de manifester
un Corps de lumière ou bien de renaître délibérément dans un corps physique ordinaire de la
dimension matérielle ; mais il ne sera pas conditionné par ce corps ni par ses actions.
Le Fruit
193
Le Sambhogakâya, ou « Corps d'abondance »,
est la dimension de l'essence des éléments qui
constituent le monde matériel dense ; c'est une
dimension subtile de lumière apparaissant dans
une abondance de formes qui ne peuvent être
perçues que par la clarté mentale et le développement d'une capacité de vision. Un être totalement
réalisé peut manifester une forme Sambhogakâya,
mais dans cette forme il ne sera pas actif comme
l'est un être qui manifeste un Corps de lumière.
Tout comme les rayons du soleil sont la manifestation de ses qualités inhérentes, de même la
sagesse d'un être totalement réalisé est ce qu'est
cet être. Chaque forme Sambhogakâya est une
« personnification » d'un principe de sagesse pure.
Mais, de même que le soleil ne choisit pas
d'envoyer ses rayons ici ou là, mais que le fait
d'être éclairé ou non dépend des caractéristiques
inhérentes à chaque lieu, c'est le pratiquant qui
doit être actif pour percevoir la dimension du
Sambhogakâya et accéder à la sagesse personnifiée
par une forme particulière, ouvrant ainsi cette
dimension de son propre être.
Bien que la capacité de manifester une forme
Sambhogakâya ou Nirmânakâya soit une facette
de la réalisation totale, cette réalisation signifie que
l'on est allé au-delà de toute limite et de toute
forme. On a rendu manifeste cet état qui est et a
toujours été notre véritable condition depuis l'origine, et qui ne peut jamais se perdre, même si l'on
en oublie l'expérience dans l'illusion du dualisme.
La réalisation totale signifie que l'on a réalisé son
identité absolue avec l'état d'être ultime, le Dhar-
194
Dzogchen
et Tantra
makâya, ou « Corps de vérité », ou « dimension de
la réalité telle qu'elle est ».
C'est cette matrice vide, omniprésente, Shi, la
Base de l'être de chaque individu, qui manifeste la
danse, s'interpénétrant à l'infini, des énergies de
l'univers : les formes Sambhogakâya ou Nirmânakâya d'un être réalisé, ou la cage limitée de la
vision karmique — le corps, la voix et l'esprit —
d'un être prisonnier du dualisme qui prend sa propre énergie pour un monde apparemment extérieur. (Voir p. 109-12 l'explication de Dang, Rôlpa
et Tsel.)
La réalisation totale signifie la fin définitive de
l'illusion, la fin de la souffrance, la cessation du
cycle des naissances conditionnées ; c'est l'aube de
la liberté absolue, de la parfaite sagesse, de la béatitude suprême et sans fin. Dans la réalisation
totale, la mort est vaincue, toute dualité est transcendée, et la capacité d'aider spontanément tous
les êtres se manifeste parfaitement de multiples
façons. De toutes les renaissances possibles dans
les six lokas, ou domaines d'existence, la renaissance dans un corps humain est la plus favorable
pour progresser vers la réalisation totale ; et pour
être véritablement humaine, pour accomplir vraiment son humanité, une vie doit avoir cette réalisation pour but. Autrement, on vit sa vie, disait le
Bouddha, tel un enfant absorbé par ses jouets dans
une maison dévorée par un incendie. Pour un être
humain ordinaire, la mort est réelle et peut survenir à chaque instant, sans prévenir. Gaspiller cette
précieuse renaissance humaine dans des préoccupations triviales est une tragédie. Seule la pratique
amène à la réalisation, et ce n'est que par sa propre
Le Fruit
195
réalisation que l'on peut aider les autres de façon
ultime, en étant capable de les aider à atteindre
eux aussi cet état. Toute aide matérielle ne peut
être que temporaire. Pour être véritablement capable d'aider les autres, il faut donc commencer par
s'aider soi-même, quelque paradoxal que cela
paraisse. Tout comme pour compter jusqu'à un
million il faut commencer par un, pour être bénéfique à la société il faut commencer par travailler
sur soi-même. Chaque individu doit être responsable de lui-même, et cela ne peut se faire qu'en
s'efforçant d'accroître sa conscience, de devenir
pleinement maître de lui-même.
Un changement sur une petite échelle peut amener un changement sur une plus grande échelle ;
l'influence d'un être qui progresse vers la réalisation peut s'exercer au niveau spirituel subtil mais
aussi, très concrètement, au niveau social. Mon
maître Tchangchoup Dordjé, par exemple, n'était
pas considéré comme un maître pour avoir été
reconnu officiellement comme une réincarnation.
C'était au contraire une personne ordinaire qui
avait suivi plusieurs grands maîtres Dzogchen et
qui avait mis leurs enseignements en pratique. Par
le pouvoir de sa pratique, il avait manifesté une
grande clarté, et c'est à cause de ses qualités qu'il
en était venu à être considéré comme un maître.
Des disciples commencèrent alors à se grouper
autour de lui. Il ne vivait pas dans un monastère,
mais dans une maison ordinaire, et ses disciples,
qui comptaient à la fois des moines et des laïcs,
construisirent leurs maisons près de la sienne en
venant vivre à ses côtés, jusqu'à ce qu'un village
de pratiquants se soit ainsi formé autour de lui. Ce
196
Dzogchen
et Tantra
village était un Gar, terme qui désigne la résidence
temporaire des nomades, prêts à partir à chaque
instant, par exemple lorsque les pâturages du lieu
sont épuisés.
Avec le temps, toutes sortes de gens, jeunes ou
vieux, riches ou pauvres, vinrent vivre ensemble
dans le Gar de Tchangchoup Dordjé. À ceux qui
n'avaient pas de ressources propres, un logement
simple et une ration quotidienne de soupe étaient
offerts et payés par ceux qui en avaient les moyens.
Inspirés par le maître, tous apportaient leur contribution au besoin de la communauté tout entière.
Ainsi les pratiquants qui n'avaient aucune ressource propre pouvaient néanmoins vivre au Gar,
y recevoir des enseignements et y pratiquer ; mais
tous ceux qui vivaient là travaillaient chaque jour,
participant au dur labeur des champs ou cueillant
des plantes médicinales et préparant des médicaments. Ainsi, l'influence du maître rayonnant sur
ce groupe d'individus qui venaient de conditions
sociales et d'horizons très divers, et la conscience
de chaque individu se développant, une sorte de
coopérative — chose tout à fait inconnue à cette
époque au Tibet — s'organisa spontanément.
Jamais le maître ne décréta qu'il devait en être
ainsi : il encouragea le développement de la
conscience de ses disciples et, à partir de cette
conscience, se développa cette réponse à leur situation concrète et à leurs besoins de tous les jours.
La structure de ce Gar était très différente du système féodal qui prédominait généralement.
Bien des années plus tard, les Chinois commencèrent à faire des incursions de plus en plus importantes au Tibet jusqu'à être en position d'accom-
Le Fruit
197
plir ce qu'ils appelèrent la réforme agraire démocratique dans la région du Gar de Tchangchoup
Dordjé. Des officiels chinois et des fonctionnaires
tibétains de l'administration chinoise visitaient
toute la région, inspectant les villages et les monastères afin de réformer radicalement la structure de
leurs institutions et leurs modes de propriété et de
travail. J'étais présent au Gar de Tchangchoup
Dordjé lorsqu'un groupe de ces officiels arriva.
Inutile de vous dire qu'une visite de ce genre
n'avait rien d'une visite de courtoisie et était une
sorte d'enquête approfondie qui donnait lieu à des
bouleversements radicaux. Mais, tandis que les
quatre officiels chinois et leurs fonctionnaires tibétains menaient leur enquête, ils étaient de plus en
plus surpris par ce qu'ils découvraient. Comme je
parle chinois, je comprenais ce qu'ils se disaient.
Ils trouvaient extrêmement étrange que ce maître
et ce groupe de gens qui vivaient autour de lui
aient ainsi vécu pendant de nombreuses années
comme une commune agricole fonctionnant parfaitement et correspondant tout à fait à la définition socialiste qu'en avaient les Chinois. Il n'y avait
rien à changer, aucune réforme n'était nécessaire.
Ainsi, le Gar fut autorisé à continuer exactement
comme auparavant et, même lorsque le Tibet fut
finalement annexé par la Chine, le Gar continua à
fonctionner comme un lieu de pratique spirituelle
communautaire. Alors que la tragédie engouffrait
les monastères tibétains qui étaient détruits, la
seule chose qui changea dans le Gar fut son nom.
Les pratiquants qui vivaient là le rebaptisèrent
« Commune de la Libération », ce qui signifiait une
chose pour les Chinois qui croyaient avoir libéré
198
Dzogchen
et Tantra
le Tibet, et autre chose pour ceux qui suivaient la
voie de l'autolibération. Tchangchoup Dordjé
continua à enseigner malgré les changements
tumultueux qui eurent lieu au Tibet, et cela était
une conséquence directe de la conscience que les
pratiquants de son Gar manifestaient en résultat
de leur pratique dans leur vie quotidienne. Nous
marchons, nous travaillons, nous mangeons, nous
dormons et chacune de ces activités doit être
imprégnée de notre pratique de façon à ne pas
nous faire perdre de temps dans notre progrès vers
la réalisation. Ainsi, bien que Tchangchoup Dordjé
ait été continuellement actif pour le bien des
autres, et qu'il ait travaillé chaque jour en tant que
médecin, cela n'affecta nullement sa progression
vers la réalisation. Malgré son style de vie ordinaire, c'était véritablement un homme extraordinaire. Lorsque Tchangchoup Dordjé arriva dans la
région où son Gar se développa par la suite, c'était
déjà un vieil homme. Quand les gens lui demandaient quel âge il avait, il répondait toujours qu'il
avait soixante-dix ans. Lorsque je l'ai rencontré en
1955, c'est-à-dire soixante ans après son arrivée
dans cette région, il disait toujours qu'il avait
soixante-dix ans. Par curiosité, je lui ai moi-même
demandé plusieurs fois quel âge il avait et il m'a
toujours répondu qu'il avait soixante-dix ans. Mais
les gens de la région pensaient, à cette époque,
qu'il devait avoir au moins cent trente ans.
Maintenant, plus de vingt ans ont passé depuis
que j'ai quitté le Tibet et, pendant toutes ces
années, j'ai eu un contact avec mon maître par ma
pratique de rêve. Ainsi, je savais qu'il était toujours vivant. Puis, en 1980, j'appris par trois sources
Le Fruit
199
séparées que mon maître et sa fille, qui était aussi
une pratiquante du Dzogchen, étaient morts dans
des circonstances inhabituelles. Lorsque je
retournais au Tibet en 1981, avec ma femme et mes
enfants, j'appris de certains de ses disciples
qu'avant de mourir, Tchangchoup Dordjé et sa fille
avaient demandé qu'on les laissât enfermés dans
leur chambre pendant sept jours. Malheureusement, tous les deux furent dérangés avant la fin de
cette période et, lorsque les pièces furent ouvertes,
on trouva leurs corps qui avaient réduit et ne mesuraient plus que 80 centimètres. Ainsi, il était clair
qu'ils avaient triomphalement terminé leur vie
dans un corps physique en manifestant un des
modes de réalisation du Corps de lumière.
Depuis que je suis venu vivre en Occident, j'ai
voyagé dans le monde entier pour répondre à tous
ceux qui me demandaient d'enseigner le Dzogchen. Puisse l'inspiration de la vie et des enseignements de Tchangchoup Dordjé être une cause
d'éveil pour tous ceux qui en ont connaissance où
qu'ils soient.
Cela conclut la présentation que nous avons
faite ici de la Base, de la Voie et du Fruit dans les
enseignements Dzogchen. Lorsqu'on expose les
enseignements, les mots et les concepts intellectuels ne peuvent que suggérer la vraie nature de
la réalité qui est au-delà d'eux. Cependant, la structure conceptuelle des enseignements, complexe et
interreliée, est en elle-même superbe et brillante
comme un cristal dont les nombreuses facettes se
reflètent et se correspondent l'une à l'autre. Mais
la seule façon de regarder dans le cœur du cristal
est de regarder en soi-même. Le Dzogchen n'est
200
Dzogchen et Tantra
pas simplement quelque chose à étudier, mais la
Voie de lumière est là pour être parcourue.
Comme une abeille recherche le nectar
de toutes sortes de fleurs,
recherche partout les enseignements.
Comme un cerf qui trouve
un endroit calme pour brouter,
recherche la solitude pour digérer
tout ce que tu as amassé.
Comme un fou,
sans limites,
va où il te plaît
et vis comme un lion,
libre de toute peur.
Un Tantra du Dzogchen
La structure tripartite
des enseignements Dzogchen
NB : Un diagramme linéaire ne peut pas montrer véritablement les interrelations complexes des
divers aspects de l'enseignement, qui seraient bien
mieux représentées par une structure cristalline tridimensionnelle, dont chacun des points serait
connecté à chacun des autres. Mais un livre étant
par nature une présentation linéaire, du fait de la
nature même du langage et de l'écriture, l'enseignement doit donc y être présenté selon une
séquence linéaire. Ce schéma n'a donc pour but
que d'être une clé provisoire pour amener à une
vision plus subtile des nombreuses correspondances présentes dans le cristal des enseignements,
ainsi qu'une aide pour suivre l'exposé de ce livre.
ANNEXES
1
Le miroir
U n conseil sur la présence
de la conscience
Ce petit texte a été rédigé par Chögyal Namkhaï
Norbu en tibétain. Il a été traduit en italien et annoté
par Adriano Clemente, puis traduit de l'italien en
anglais par John Shane et publié sous forme d'une
brochure à l'occasion de la première convention
internationale sur la médecine tibétaine, qui s'est
tenue à Venise et à Arcidosso, Italie, en 1983. Une
traduction française du texte anglais de Jean-Marc
Costantini a été publiée par la communauté Dzogchen en 1984. La présente traduction tient compte
de la version italienne révisée en juin 1989 par
Adriano Clemente. Michèle Lantéri, Georgio Brunacci et Emmanuela Bonini ont bien voulu la relire.
Qu'ils soient ici remerciés pour leur aide et leurs
suggestions.
Je rends hommage au Maître !
Une personne qui pratique le Dzogchen doit
avoir une parfaite présence de la conscience, et
doit pour cela avoir réellement compris son propre
esprit et avoir réussi à le gouverner. Sans cela,
toute explication sur la présence de la conscience
ne sera jamais que de l'encre sur du papier ou
208
Dzogchen et Tantra
l'objet d'arguments intellectuels, sans que puisse
naître la compréhension du sens véritable.
Dans le Kulâya Râja Tantra \ un Tantra du
Dzogchen, il est dit :
« L'Esprit 2 est le créateur du samsâra et du nirvâna : c'est ce Roi qui crée tout qu'il faut connaître ! »
On explique en général que nous transmigrons
dans la vision impure et illusoire du samsâra, mais
en réalité, c'est seulement notre esprit qui transmigre. D e même, seul notre esprit, purifié, peut
réaliser l'état pur de l'illumination. Il est véritablement l'unique fondement, l'unique racine de tout :
du samsâra et du nirvâna, des êtres sensibles et des
êtres illuminés.
Comment commence la transmigration dans la
vision impure du samsâra ? La nature de l'esprit,
l'essence de notre esprit, est totalement pure
depuis l'origine, mais à cause d'obstacles temporaires dus à l'ignorance, nous ne reconnaissons pas
notre propre état, la pure présence non duelle. Cet
état n'étant pas reconnu, surgissent des pensées
illusoires et les impulsions vers des actes causés par
les passions. De cette façon, nous accumulons les
actions négatives qui, la maturation du k a r m a 3
étant inévitable, conduisent à la transmigration
dans les six états d'existence conditionnée (ou samsarique) 4, avec toute la souffrance qui s'ensuit.
Ainsi, ignorant que la cause même de la transmigration est notre esprit, nous nous laissons complètement dominer par l'illusion et la distraction et,
faute de reconnaître notre propre état de pure présence non duelle, nous nous habituons inévitablement à accomplir des actions en réalité illusoires.
Le miroir
209
De même, le pur état de l'illumination est notre
propre esprit, et non une sorte de lumière éblouissante qui viendrait de l'extérieur pour nous éveiller. Si nous reconnaissons notre état primordial de
pure présence, pur depuis l'origine même s'il est
temporairement entravé, et si nous demeurons
dans cette reconnaissance sans nous laisser distraire, toutes les impuretés se dissolvent. Cela est
l'essence de la Voie.
Alors se manifeste véritablement la nature de
totale pureté de l'état primordial : en la reconnaissant on en obtient la maîtrise pour toujours. C'est
cette connaissance ultime, cette pure présence de
la vraie condition originelle que l'on appelle nirvana. Ainsi, l'illumination n'est rien d'autre que
notre esprit purifié.
C'est pourquoi Padmasambhava a dit :
« Cet esprit a créé et le samsâra et le nirvâna.
En dehors de lui, ni l'un ni l'autre n'existent. »
Ayant ainsi compris que l'esprit est la racine de
la transmigration comme de l'illumination, nous
pouvons être sûrs que le caractère tangible des
phénomènes matériels et des êtres eux-mêmes
n'est qu'une vision illusoire de notre esprit. Résultat des différents karmas qu'ils ont accumulés, les
différents types d'êtres ont des visions illusoires
différentes, tout aussi irréelles que la couleur jaune
perçue par un malade de la bile 5 alors que le
coquillage qu'il regarde est blanc.
Si des êtres des six états d'existence conditionnée (ou samsarique) se rencontraient au bord d'un
fleuve, chacun d'eux le verrait d'une façon différente, à cause de leurs six causes karmiques différentes. Les êtres des enfers de feu y verraient des
210
Dzogchen
et Tantra
flammes ; ceux des enfers glacés, de la glace ; les
esprits avides, du sang et du pus ; les animaux aquatiques, leur milieu vital ; les humains, de l'eau à
boire ; les demi-dieux, des armes ; et les divinités,
du nectar. Cet exemple montre qu'il n'existe pas
une réalité concrète et objective.
Une fois que l'on a compris que c'est seulement
par notre esprit, racine de la transmigration, que
l'on peut se libérer du samsâra, et que c'est encore
et toujours par l'esprit seul, essence de l'illumination, que l'on peut obtenir la libération, il nous faut
alors prendre la décision de pratiquer, en travaillant sur notre esprit, avec la certitude qu'il est l'unique base de tout.
A partir de là, il est nécessaire de maintenir une
présence continue et sans distraction. Quand on
veut arrêter le cours d'un ruisseau, il faut le bloquer à sa source et son cours s'arrêtera ainsi de
lui-même, mais si l'on cherche à le bloquer à son
embouchure, on n'obtiendra aucun résultat. D e
même, si nous voulons déraciner le samsâra, nous
devons en arracher la racine de notre esprit qui l'a
entièrement créé ; il n'y a pas d'autre façon de se
libérer de la transmigration. Et cela vaut aussi pour
purifier les obstacles et les souffrances dûs à notre
karma négatif, car c'est toujours notre esprit qui
en est l'unique cause.
Sinon, même en accomplissant de nombreuses
actions vertueuses par le corps et la parole, nous
pourrons sans doute obtenir des bienfaits temporaires, mais il se pourrait bien que les obstacles
karmiques s'accumulent à nouveau parce que nous
aurons négligé d'en extirper la racine. C'est comme
Le miroir
211
si on élaguait un arbre au lieu de le déraciner : bien
loin de se dessécher, il continuerait à croître.
Si notre esprit, ce « Roi qui crée tout », ne se
trouve pas dans son authentique état naturel, nous
ne sommes pas sur la voie de la libération totale,
même si nous récitons d'innombrables mantras et
pratiquons les méthodes tantriques du « développement » et de l'« accomplissement » 6 . Pour
conquérir un pays, il faut en soumettre le roi ; ne
soumettre qu'une partie du peuple ou bien
quelques courtisans ne suffit pas. Si l'on ne sait pas
ou si l'on n'arrive pas à maintenir une présence
continue, si l'on se laisse entraîner par la distraction et l'illusion, on ne se libérera jamais de l'interminable transmigration dans le samsâra. Si, au
contraire, notre esprit ne se distrait ni ne s'oublie
et, sans se laisser conditionner par l'illusion, parvient à garder le contrôle de soi et à maintenir la
présence de son propre état véritable, il devient
l'essence de tous les Enseignements et la racine de
toutes les Voies.
Tous les phénomènes de la vision dualiste,
comme samsâra et nirvâna, bonheur et souffrance,
bien et mal, naissent de l'esprit et n'ont pas d'autre
origine. C'est pourquoi il est dit que l'esprit non
distrait est la base de toutes les Voies et le point
le plus profond de la pratique.
En suivant cette Voie suprême de la présence
sans distraction, les Bouddhas du passé ont obtenu
l'illumination, les Bouddhas du futur l'obtiendront,
et ceux qui l'obtiennent actuellement le font en
suivant cette Voie de la présence car il n'est pas
d'autre façon d'atteindre l'illumination. Reconnaître notre propre état et continuer dans cette pré-
212
Dzogchen et Tantra
sence est en vérité l'essence de toutes les Voies, la
base de toutes les méditations, la finalité de toutes
les pratiques spirituelles, le suc de toutes les
méthodes secrètes, la clef des Enseignements les
plus profonds : c'est pour cela qu'il nous faut nous
efforcer de maintenir une présence continue sans
se laisser distraire.
Cela signifie : ne pas suivre le passé, ne pas se
projeter dans le futur et, sans se laisser entraîner
par les pensées illusoires qui surgissent au présent,
se tourner vers l'intérieur, observer son esprit en
le laissant dans son état véritable qui est au-delà
des limites du passé, du présent et du futur.
Sans se laisser conditionner par le voile des
concepts, sans juger comment est cet état, s'il existe
ou peut-être pas, s'il est quelque chose de positif
ou bien de négatif, il nous faut demeurer dans son
authenticité, sans chercher à le corriger.
L'état primordial de perfection totale est absolument au-delà des limites du passé, du présent et
du futur. Toutefois, celui qui commence à pratiquer peut ne pas encore avoir cette conscience et
peut trouver difficile de le reconnaître ; c'est pourquoi il est très important alors de ne pas se laisser
distraire par les pensées des « trois temps ». Mais
si, s'efforçant de ne pas être distrait, l'on essaie
d'éliminer toutes les pensées en se fixant sur l'obligation de trouver un état de calme ou une sensation de plaisir, il faut se rendre compte qu'on fait
erreur, car cette fixation n'est elle-même rien
d'autre qu'une pensée.
Au contraire, il faut se relaxer, et maintenir seulement une claire présence de la condition naturelle de son esprit, sans se laisser distraire ou
Le miroir
213
entraîner par les pensées. Lorsque l'esprit est naturellement relaxé et présent, il se trouve dans sa
vraie condition.
Si l'on ne réussit pas à demeurer dans cet état,
si des pensées, bonnes ou mauvaises, surgissent,
plutôt que d'essayer tout de suite de juger si l'esprit
est encore dans un état calme ou dans le mouvement des pensées, il faut simplement, en maintenant la présence sans se laisser distraire, chercher
à reconnaître toutes ces pensées. Au moment où
une pensée est reconnue, elle se relaxe dans sa propre condition : tant que dure la présence de cette
reconnaissance, il est important de ne pas se laisser
distraire. Si l'esprit se distrait et qu'il n'y a plus
cette reconnaissance des pensées, il est alors nécessaire d'accorder à nouveau plus d'attention à la
présence de la conscience.
Si des pensées surgissent à propos du fait de se
trouver ou non dans un état calme, sans abandonner la présence, on continue simplement à obser
ver l'état même de la pensée. D e même, si aucune
pensée ne vient, on continue dans la présence de
cette simple reconnaissance de l'état calme. Cela
signifie maintenir la présence de cet état naturel,
sans chercher à le définir ni espérer qu'il se manifeste par une forme, une couleur ou une lumière,
mais juste en se relaxant en lui, sans être conditionné par les impulsions vers l'action qui sont
propres aux pensées.
Même s'il est difficile pour celui qui commence
à pratiquer ainsi de demeurer plus de quelques instants dans un état calme, il ne faut pas s'en inquiéter mais, sans désirer que cet état se prolonge ou
sans en craindre l'absence, il est important de res-
214
Dzogchen
et Tantra
ter présent, sans distraction et sans se laisser
entraîner dans la considération dualiste d'un état
à observer et de quelqu'un qui observe.
Si, tout en maintenant cette simple présence,
l'esprit ne reste pas dans l'état calme mais tend
continuellement à penser à des actions faites dans
le passé ou à faire dans le futur, ou bien se laisse
distraire par les objets des sens, par exemple un
son, une forme, il ne faut pas chercher à arrêter ce
mouvement. Même si nous le voulons, nous n'y
arriverons pas car il n'est pas quelque chose de
concret, il est insubstantiel comme le vent, qui
demeure insaisissable, quelque effort que l'on
fasse. Il ne faut pas croire que le mouvement soit
quelque chose de négatif, qu'il nous faille abandonner.
E n réalité, l'état calme est la condition essentielle de l'esprit, et le mouvement des pensées, son
énergie naturelle : les deux sont inséparables,
comme le soleil et ses rayons, un fleuve et ses
ondes. Si nous considérons l'état calme comme
quelque chose de positif à réaliser, et l'onde mouvante des pensées comme quelque chose de négatif
à abandonner, nous cultivons ainsi la dualité de
l'acceptation et du refus et nous ne surmonterons
jamais notre état mental ordinaire.
Ainsi, maintenant la présence sans nous laisser
distraire, nous devons reconnaître toute pensée qui
s'élève, bonne ou mauvaise, importante ou pas, et
maintenir la présence dans l'état même du mouvement de la pensée. C'est là un point d'une
suprême importance.
Si nous ne réussissons pas à rester relaxés dans
la présence quand naît une pensée, il nous faut
Le miroir
215
essayer de nous en rendre compte tout de suite
sous peine de la voir suivie par tout un enchaînement d'autres pensées. Reconnaître ne signifie pas
qu'il y ait quoi que ce soit à voir avec nos yeux ou
à identifier par des concepts, mais veut simplement
dire accorder une attention nue, sans distraction,
à toute pensée liée aux « trois temps » ou à toute
perception des sens ; par cette présence, on reconnaît l'état du mouvement et l'on continue, sans se
laisser distraire de cette reconnaissance. Il ne s'agit
absolument pas de modifier ou de corriger l'esprit
d'une quelconque façon, ni d'essayer d'emprisonner les pensées ou d'en bloquer le flot.
Pour un débutant dans cette pratique, il est difficile que cette reconnaissance sans distraction
dure longtemps. Cela provient des puissantes habitudes mentales de distraction, acquises par la transmigration depuis des temps illimités. Considérons
seulement cette vie : depuis notre naissance
jusqu'à maintenant nous n'avons rien fait d'autre
qu'être distrait, et l'occasion ne s'est jamais présentée de s'entraîner à la présence de la conscience
et à la non-distraction. Tant que nous ne sommes
pas devenus capables de reconnaître notre distraction, si, par manque d'attention, nous nous laissons
continuellement dominer par la négligence et par
l'oubli, nous devons tenter par tous les moyens de
nous en rendre compte par la présence.
« Méditer » signifie simplement maintenir la
présence, que ce soit dans l'état calme ou dans le
mouvement : il n'y a rien sur quoi méditer. Il n'y
a rien à rechercher, de plus clair ou de plus élevé,
en dehors de la reconnaissance et de la continuation de notre état de pure présence non duelle.
216
Dzogchen et Tantra
Si, au lieu de continuer dans la présence de son
propre état, on se tourne vers l'extérieur en espérant que quelque chose se manifeste, c'est, dit un
proverbe tibétain, comme si, voulant apaiser un
mauvais esprit, on envoyait une offrande à la porte
occidentale alors qu'il se tient à la porte orientale.
Même si l'on croit faire une excellente méditation,
on ne fait en réalité que se fatiguer inutilement.
Aussi, la chose véritablement la plus importante
est de continuer dans l'état de pure présence que
l'on trouve en soi-même.
Si on néglige cela que l'on a en soi-même, en
cherchant autre chose que l'on croit ne pas avoir,
on devient comme le mendiant de la parabole
bouddhiste qui, sans le savoir, utilisait une pierre
précieuse pour oreiller, et vivait d'aumônes, mendiées à grand-peine. Ainsi, en cherchant à maintenir l'état de pure présence non duelle et en observant le mouvement des pensées chaque fois qu'il
se manifeste, sans juger de la plus ou moins grande
clarté de cette présence, et en n'acceptant pas
davantage l'état de calme qu'on ne refuse le mouvement, absolument non conditionné par le désir
de modifier quoi que ce soit, on applique alors
l'essence de la pratique : demeurer sans distraction
dans la présence de son propre état véritable.
Certains se sentent gênés et s'irritent lorsqu'ils
entendent des bruits de pas ou de voix, ou bien ils
se laissent distraire par les choses extérieures et
sont pris par l'infinité des illusions ordinaires. Ce
chemin erroné est connu comme « la passe dangereuse où la perception extérieure paraît être un
ennemi ». Cela montre que, même si l'on sait continuer dans la connaissance de la condition de l'état
Le miroir
217
calme et de l'onde des pensées, on n'a pas réussi à
appliquer la présence aux perceptions des sens et
à intégrer la vision extérieure à notre pratique. Si
tel est le cas, il faut, au moment où l'on perçoit
une forme, garder la présence sans se laisser distraire, et, sans porter de jugement en bien ou en
mal, se relaxer et continuer dans cette présence.
S'il nous vient une pensée jugeant une expérience
comme bonne ou mauvaise, on doit simplement la
reconnaître, et continuer, sans oublier, dans la présence de cette reconnaissance.
Pareillement, si l'on se trouve dans des circonstances qui nous dérangent, par exemple au beau
milieu d'un grand vacarme, on reconnaît ces circonstances pour ce qu'elles sont et on continue
dans la présence de l'attention, sans se laisser distraire. S'il nous vient une pensée d'aversion, on la
reconnaît et, sans se laisser dominer de façon
incontrôlée par les passions, on continue dans la
présence de l'état de cette pensée.
Il en va de même en ce qui concerne tous les
objets des sens : les sons, les odeurs, etc. Dans tous
les cas, nous devons continuer avec la présence de
la reconnaissance de ce que nous percevons.
Si on ne sait pas intégrer la présence de la
conscience à toutes nos actions quotidiennes,
comme manger, marcher, dormir, s'asseoir, il est
impossible de continuer l'état de la contemplation
au-delà du temps limité d'une séance de méditation assise. Tant que l'on n'a pas stabilisé la présence, il se crée une séparation entre les séances
de méditation et la vie quotidienne. Il est donc très
important de s'efforcer de continuer dans cette
présence le plus possible, en l'intégrant à toutes
218
Dzogchen
et Tantra
nos actions quotidiennes, comme l'a expliqué le
Bouddha dans le Sûtra de la Sagesse au-delà de
l'intellect (Prajhâpâramitâ Sûtra) :
« Subhuti ! D e quelle façon un bodhisattvamahâsattva 7 , reconnaissant qu'il possède un corps,
a-t-il un comportement parfait ? Subhuti ! Un bodhisattva-mahâsattva, s'il marche, est totalement
conscient de marcher, s'il est debout, est totalement conscient d'être debout, s'il est assis, est totalement conscient d'être assis, s'il est allongé, est
totalement conscient d'être allongé, si son corps
va bien ou mal, il en est totalement conscient ! »
Pour comprendre comment intégrer la présence
à toutes nos actions quotidiennes, prenons l'exemple de la marche. Dès que nous vient l'idée de nous
déplacer, nul besoin de se dresser brusquement, de
marcher de manière distraite et agitée, au risque
de renverser tout ce qui se trouve devant soi.
Lorsqu'on se lève, on le fait en se rappelant :
« Maintenant, je suis en train de me lever, et je ne
veux pas être distrait en marchant. »
Ainsi, sans se laisser distraire, reconnaissant pas
à pas que l'on est en train de marcher, on doit se
gouverner par la présence de la conscience. D e
même, assis, on ne doit pas plus oublier cette
conscience, que l'on mange un bon morceau, que
l'on boive une gorgée ou que l'on dise quelques
mots, quelle que soit l'action accomplie, qu'elle soit
importante ou non, on continue dans la présence
de tout cela sans être distrait.
Nous sommes tellement habitués à être distraits
qu'il nous est difficile de faire naître cette présence
de la conscience, particulièrement pour ceux qui
commencent tout juste à pratiquer. C'est le même
Le miroir
219
type de difficulté que l'on rencontre en commençant tout nouveau travail : il nous faut d'abord
l'apprendre. Dans les premiers temps on est malhabile, puis avec l'expérience, petit à petit, cela
devient facile. D e même ici, il faut au début s'impliquer fortement et s'engager à ne pas être distrait,
puis chercher à maintenir la présence le plus souvent possible, et enfin devenir capable de reconnaître instantanément tout moment de distraction.
Si l'on persévère dans cet engagement de maintenir la présence de la conscience, il est possible
d'arriver à ne plus jamais être distrait.
En général, dans le Dzogchen, l'enseignement
de l'état d'autoperfection, le principe fondamental
dans la « vue » (ou « façon de voir »), la méditation, le comportement et le fruit est l'autolibération. Mais celle-ci doit provenir de la présence de
la conscience, en particulier en ce qui concerne
l'aspect du comportement, car si l'on n'arrive pas
à appliquer de façon précise le principe de l'autolibération du comportement, on ne peut jamais
dépasser la séparation entre la séance de méditation et la vie quotidienne.
Cela plaît beaucoup aux jeunes d'aujourd'hui
d'entendre parler d'autolibération du comportement, en tant que principe fondamental de tous les
Tantras, des Lungs, et des « instructions secrètes » 8
du Dzogchen. Toutefois, certains ne savent pas que
la base même de l'autolibération est la présence
de la conscience et beaucoup, même s'ils le
comprennent un peu théoriquement et savent en
parler, ont le défaut de ne pas l'appliquer. Connaître parfaitement les propriétés et les fonctions d'un
médicament, savoir aussi les expliquer avec habi-
220
Dzogchen
et Tantra
leté, ne permettra jamais à un malade de guérir,
s'il ne le prend pas. Ainsi, depuis des temps illimités, nous sommes gravement malades de l'assujettissement à la condition dualiste, et l'unique
remède à cela est la connaissance réelle de l'état
de l'autolibération, au-delà de toute limitation et
de tout sectarisme.
Quand on se trouve en méditation, dans la continuation de l'état de pure présence non duelle, il
n'est pas nécessaire d'accorder beaucoup d'importance au comportement ; pour celui qui débute, en
revanche, il n'y a pas d'autre façon d'entrer dans
la pratique que d'alterner séances de méditation
et vie quotidienne. Cela parce que nous avons un
fort attachement fondé sur la logique, sur la considération que les objets des sens sont réels, et que
notre corps matériel, fait de chair et de sang, l'est
encore plus.
Quand nous méditons sur l'absence d'un moi
(c'est-à-dire sur le fait que le moi n'a pas de nature
propre), en éliminant mentalement la tête et les
membres l'un après l'autre, nous pouvons facilement arriver à établir qu'il n'y a pas de moi, ou
ego, séparé 9 . Mais ce non-ego n'est encore qu'un
concept et le fruit d'une analyse intellectuelle, et
non la connaissance réelle de l'état d'absence d'un
moi. Car tandis que nous sommes tranquillement
en train de discourir sur l'absence d'un moi, si une
épine nous entre dans le pied, nous crierons aussitôt « aïe, aïe, aïe ! ». Cela montre à quel point
nous sommes assujettis à notre condition dualiste,
et que ce non-ego dont nous parlons volontiers
n'est pas devenu un état réellement vécu. C'est
pourquoi il est indispensable d'apporter une
Le miroir
221
grande attention à la présence de la conscience,
qui est la base de l'autolibération du comportement dans toutes les activités quotidiennes.
Résultant des différentes manières d'accorder
de l'importance au comportement, sont apparues
diverses formes de lois, comme les règles religieuses et les dispositions légales, établies en fonction des circonstances extérieures et de l'époque.
Mais il y a une grande différence entre se soumettre aux lois sous la contrainte et les observer par
conscience. Or, peu de gens observent les lois par
conscience, car nous sommes tous conditionnés par
le karma, les passions et le dualisme. C'est pourquoi, bien qu'ils ne l'aient point désiré, les hommes
ont dû, par nécessité, rester assujettis au pouvoir
de diverses formes de lois et de règlements.
Déjà conditionnés par le karma, les passions et
le dualisme, si de plus nous nous limitons encore
par l'obligation de suivre toutes sortes de règles et
de lois, non seulement nous alourdissons notre
charge, mais, sans aucun doute, nous nous écartons
encore plus de la vue correcte et du comportement
juste. Celui qui a une réelle connaissance intérieure
de la pratique doit donc faire apparaître précisément en lui la présence de la conscience, qui est la
clé de l'autolibération du comportement.
Pratiquer l'autolibération du comportement ne
veut pas dire se permettre de faire n'importe quoi ;
cela n'en est absolument pas le principe et croire
une pareille chose montrerait à quel point nous
n'aurions pas compris ce qu'est la conscience.
Il nous faut bien sûr distinguer clairement le
principe des règles ou des lois et celui de la
222
Dzogchen
et Tantra
conscience ; en effet, les lois sont établies en fonction de circonstances de temps et de lieu, et fonctionnent en conditionnant l'individu par des facteurs extérieurs à lui-même. La conscience, au
contraire, naît d'un état de connaissance inhérent
à l'individu. C'est pourquoi les lois correspondent
parfois à la conscience de l'individu et parfois
pas. Mais de toute façon, lorsqu'on possède la
conscience, c'est sans contrainte intérieure que l'on
observe les règles et les lois. Celui qui possède la
conscience et en garde la présence de façon stable
peut vivre en paix sous toutes les règles et toutes
les lois du monde, sans en être aucunement conditionné.
Beaucoup de grands maîtres ont dit : « Stimule
le cheval de la conscience avec le fouet de la présence. »
De fait, la conscience ne peut fonctionner si elle
n'est pas sollicitée par la présence. Prenons un
exemple de conscience : un verre rempli de poison
est posé devant une personne normale, qui en est
consciente. Les personnes adultes et équilibrées,
sachant que c'est du poison, sont conscientes des
conséquences de ce poison, et n'ont pas besoin de
beaucoup d'explications à ce sujet ; mais il leur faut
avertir ceux qui ignorent la présence du poison, en
disant par exemple : « Dans ce verre il y a du poison, et celui qui l'avale en meurt ! »
Ainsi, cette conscience naîtra aussi chez les
autres et chacun cherchera à éviter le danger. C'est
ce qu'on entend par conscience.
Mais il peut y avoir des gens qui, bien que
connaissant les dangers du poison, n'y accordent
aucune attention, doutent qu'il soit vraiment dan-
Le miroir
223
gereux, ou n'ont tout simplement aucune
conscience. À ceux-là, il ne suffit pas de dire :
« C'est du poison », il est nécessaire d'ajouter :
« Il est interdit de boire ce produit, sous peine
des sanctions prévues par la loi ». Ainsi, avec ce
type de menace, la loi protège la vie de ces gens-là.
C'est le principe sur lequel se fondent les lois, et
même s'il est très différent du principe de la
conscience, il est néanmoins indispensable pour
sauver la vie de ceux qui n'ont pas une conscience
suffisante.
Continuons avec le même exemple pour montrer ce que l'on entend par présence : la personne
est consciente qu'un verre de poison est placé
devant elle, et en connaît bien les conséquences.
Cependant, si elle n'a pas une attention continue,
elle peut être distraite et boire le poison par inadvertance. De même, si la conscience n'est pas continuellement accompagnée par la présence, il est difficile qu'elle puisse donner de bons résultats. C'est
ce qu'on entend par présence.
Le principe dont parlent tous les pratiquants du
Mahâyâna, et qui en est en quelque sorte la bannière, c'est « l'union de la vacuité et de la compassion ». Mais si on ne possède pas la conscience
inséparable de la présence, une compassion
authentique ne peut absolument pas naître. Tant
qu'on n'a pas une réelle expérience de la compassion spontanée envers autrui, il est inutile de feindre d'en être tellement empli. Comme dit un proverbe tibétain : « Si, pour voir les autres, nous
avons nos deux yeux, pour se voir soi-même il faut
un miroir ! »
224
Dzogchen
et Tantra
Aussi, pour vraiment faire naître en soi une
compassion authentique, il est nécessaire d'observer ses propres défauts, d'en être conscient et de
se mettre à la place des autres pour découvrir leur
vraie condition. Le seul moyen d'y arriver est de
maintenir la présence de la conscience. Dans le cas
contraire, même si l'on feint d'avoir une grande
compassion, il se produira bientôt une occasion qui
montrera que celle-ci n'est jamais vraiment née en
nous.
Tant qu'une pure compassion n'aura pas surgi
en nous, il ne sera pas possible de surmonter nos
limites et nos sectarismes. Pourtant, beaucoup de
pratiquants, en avançant dans leur pratique, en
viennent à se considérer eux-mêmes comme des
divinités et à considérer les autres comme des
esprits mauvais. Ils ne font en réalité rien d'autre
qu'accroître leurs propres limites, développant
l'attachement envers eux-mêmes et la haine envers
les autres. Ou bien, même s'ils parlent beaucoup
de Mahâmudrâ 10 ou de Dzogchen, en vérité ils ne
font que devenir plus experts et raffinés dans l'art
de pratiquer les huit dharmas mondains u . Cela est
le signe certain qu'une vraie compassion n'a pas
surgi et qu'à l'origine sa racine, la présence de la
conscience, ne s'est jamais établie en eux.
C'est pourquoi, sans trop bavarder à ce propos
et sans chercher à se présenter derrière d'élégantes
apparences, il faut vraiment, et sincèrement,
s'efforcer de faire naître effectivement en soi la
présence de la conscience, puis la mettre en pratique. Tel est le point le plus important de la pratique du Dzogchen.
Le miroir
225
À l'occasion des fêtes de la fin de l'année 1977,
lors d'une retraite dans le village de Lu Cumitoni
en Sardaigne, au cours de laquelle j'ai donné des
enseignements, en particulier sur le Kulâya Râja
Tantra, à plus d'une centaine de personnes, pratiquants hommes et femmes et autres personnes
intéressées, il m'est apparu nécessaire d'écrire ce
conseil à l'attention de ceux qui appartiennent à la
communauté Dzogchen. Puisse cela être profitable !
Dzogchenpa Namkhaï N o r b u
2
Biographie sommaire
de Chôgyal Namkhaï Norbu
Chögyal Namkhaï Norbu est né dans le village
de Géoug, dans le district de Gongra du Dergué,
au Tibet oriental, le 17e jour du 10e mois de l'année
du Tigre-Terre (1938). Son père était Drölma Tséring, membre d'une famille noble et fonctionnaire,
pour un temps, du gouvernement du Dergué ; sa
mère se nommait Yéshé Tchödrön.
À l'âge de 2 ans, Pelyül Karma yang si Rinpoché
(1898- ?) et Shetchen rabjam Rinpoché (1900- ?)
le reconnaissent comme la réincarnation d'Adzom
Droukpa (1842-1924), l'un des grands maîtres
Dzogchen du début du siècle, disciple du premier
Khyentsé Rinpoché, Jamyang Khyentsé Wangpo
(1829-1892), et de Patrul Rinpoché (1808-1887),
deux illustres maîtres, chefs de file du mouvement
non sectaire Rimé au Tibet oriental.
En trente-sept occasions, Adzom Droukpa reçut
des transmissions de ces maîtres, dont les transmissions complètes du Longchen Nyingthik et des préceptes du Tsalung. Après avoir eu, à 30 ans, des
visions directes de l'incomparable Jigmé Lingpa
228
Dzogchen et Tantra
(1730-1798), il devint à son tour un tertön, un
découvreur de textes-trésors cachés. Enseignant à
Adzom Gar, au Tibet oriental, lors de retraites 1
d'été et d'hiver, Adzom Droukpa fut le maître de
nombreux maîtres contemporains du Dzogchen,
parmi lesquels Tokden Urgyen Tendzin 2 , l'oncle
paternel de Namkhaï Norbu et son premier maître
Dzogchen.
À l'âge de 8 ans, le XVI e Karmapa (1924-1981)
et Pelpoung Sitou Rinpoché (1886-1952) le reconnaissent comme l'émanation-esprit de Lhodrouk
Shapdroung Rinpoché (1594-1651), la réincarnation de l'illustre maître Droukpa kagyü, Padma
Karpo (1527-1592), qui fut le fondateur historique
de l'état du Bhoutan. Jusqu'au début du xx e siècle,
les Shapdroung Rinpoché furent les Dharmarâja,
c'est-à-dire les régents temporels et spirituels du
Bhoutan.
Dès son enfance, Namkhaï Norbu reçoit les instructions sur le Dzogchen Sangwa Nyingthik et le
Nyingthik yabshi de Dzogchen Khön Rinpoché, de
son oncle maternel Khyentsé Yangsi Rinpoché et
de son oncle paternel Tokden Urgyen Tendzin. Et,
en même temps, Négyap Tchoktrül Rinpoché lui
transmet le Nyingma Kama, le Longsel Dordjé
Nyingpo et le Namtchö de Mingyour Dordjé. Khen
Rinpoché Pelden Tsültrim (1905- ?) lui transmet
le Gyüdé Küntü, la célèbre collection Sakyapa de
pratiques tantriques. Il reçoit, en outre, de nombreuses initiations et entend de nombreuses explications orales de célèbres maîtres non sectaires
(rimépa) du Tibet oriental.
D e 8 à 12 ans, il est au collège de Dergué wönlop
dra, au monastère de Dergué göntchen où, avec
Biographie
229
Khen Rinpoché Khyenrab Tchökyi Oser (1901- ?),
il étudie les treize textes f o n d a m e n t a u x 3 du cursus
académique défini par K h e n p o Shenga. Particulièr e m e n t expert de l ' A b h i s a m a y â l a n k â r a , N a m khaï N o r b u étudie avec le m ê m e maître le grand
commentaire du Kâlachakratantra,
le Guyagarbha Tantra, le Zab-mo nang-dön du K a r m a p a
R a n g d j o u n g D o r d j é , les Tantras m é d i c a u x et les
astrologies indienne et chinoise. Il reçoit initiations et t r a n s m i s s i o n s d u S a k y a ' i D r o u p t h a p
Küntü.
D e 8 à 14 ans, au collège de Dergué kouse serdjong shedra, il reçoit les instructions sur les sûtras
de la Prajhâpâramitâ, l' Abhisamayâlankâra et trois
textes tantriques : le Dordjé Gour, le Hevajra Tantra et le Samputa Tantra4 de Khön Rinpoché D r a k
gyap lodrö (1913- ?). Il est instruit par son tuteur
Tchok trül Rinpoché dans les sciences séculières.
Au collège de K h a m d r é shedra, avec K h e n Rinpoché Minyak Damtchö (1920-?), il étudie un
texte fondamental de logique, le Tséma rigter de
Sakya Pandita.
Puis il fait une retraite dans la grotte de méditation de Sengchen namdrak avec son oncle Tokden Urgyen Tendzin, pour effectuer les pratiques
de Vajrapâni, Simhamukhâ et T â r â blanche. À
cette époque, le fils d ' A d z o m D r o u k p a , G y o u r m é
Dordjé (1895- ?), de retour du Tibet central, lui
octroie le cycle de D o r d j é Drolö, le Longchen
Nyingthik et le cycle du Gongpa zangthel de Rigdzin G ö d e m Troutchen.
Il a 14 ans, en 1951, quand il reçoit les initiations
de Vajrayogini suivant les traditions Ngorpa et
Tsharpa des Sakyapa. Puis son tuteur lui conseille
230
Dzogchen et Tantra
de rechercher u n e femme, la personnification
vivante de Vajrayogini, qui vivait dans la région de
Kadari. Le maître Ayou K h a n d r o D o r d j é Peldrön
(1838-1953) était la disciple directe d u grand
Jamyang Khyentsé Wangpo et d e Nyak la P é m a
Düdül, et la contemporaine — plus âgée —
d ' A d z o m D r o u k p a . À cette époque, elle a 113 ans
et a passé quelque vingt-cinq ans de retraite dans
l'obscurité. N a m k h a ï Norbu reçoit d'elle les transmissions du Khandro Sangdü, le trésor de l'esprit
( G o n g Ter) d e Jamyang Khyentsé Wangpo et le
Khandro Yangtik dans lequel la pratique principale est la retraite dans le noir c o m m e dans le
Longchen Nyingthik. Elle lui confère aussi ses
propres trésors de l'esprit, en particulier celui de
la Dâkinî Simhamukha, le Khandro
Wangmo'i
Sengé Dongma'i
Zabthik.
E n 1954, Namkhaï Norbu est invité à visiter la
République populaire d e Chine c o m m e représentant de la jeunesse tibétaine. Professeur de tibétain
à l'université des minorités d u Sud-Ouest à
Chengdu, Sichuan, il y gagne lui-même la maîtrise
du chinois et d u mongol. Il rencontre le célèbre
Gangkar Rinpoché (1903-1956) d o n t il entend d e
nombreuses explications des six doctrines d e
Naropa, du M a h â m u d r â , d u Köntchok tchidü et d e
la médecine tibétaine.
À 17 ans, de retour chez lui, une vision reçue en
rêve l'envoie vers son maître-racine Nyakla Rinpoché Rigdzin Tchangchoup D o r d j é (1826-1978).
Originaire de la région de Nyak rong aux frontières de la Chine, celui-ci f u t le disciple d ' A d z o m
D r o u k p a , de Nyak la P é m a D ü d ü l et de Shardza
Rinpoché, le célèbre maître b ö n p o d u Dzogchen
Biographie
231
qui atteignit le corps d'arc-en-ciel. Tchangchoup
D o r d j é exerçait la médecine et dirigeait une
communauté appelée Nyak-la Gar, dans u n e vallée isolée du D e r g u é ; c'était u n e c o m m u n a u t é
complètement autarcique constituée de laïcs pratiquants, de yogis et de yoginis. Il donne à N a m khaï N o r b u l ' i n i t i a t i o n et la t r a n s m i s s i o n d e s
e n s e i g n e m e n t s essentiels des T r o i s Séries du
Dzogchen — Semdé, Longdé, M e n ngak dé — et,
plus important, l'introduit directement à l ' e x p é rience du Dzogchen. N a m k h a ï N o r b u y reste presque un an, assistant souvent Tchangchoup Dordjé
dans sa pratique médicale, lui servant de scribe et
de secrétaire. Il reçoit aussi des transmissions du
fils du maître, Nyaksé Gyourmé Dordjé.
Après cela, N a m k h a ï Norbu part pour u n long
pèlerinage au Tibet central, au Népal, en Inde et
au Bhoutan. D e retour au Dergué, il voit la détérioration des conditions politiques, l'irruption d e
la violence. Fuyant d ' a b o r d au Tibet central, il se
réfugie finalement au Sikkim, où il arrive sain et
sauf. Il y vit d e 1958 à 1964, à Gangtok, employé
par l'Office d e développement du gouvernement
comme auteur et éditeur de livres tibétains.
E n 1960, à 22 ans, il part en Italie, sur l'invitation
d u professeur Giuseppe Tucci, et réside plusieurs
années à Rome. Jusqu'en 1964, il est attaché d e
recherches à l'Istituto Italiano p e r il M e d i o ed
Estremo Oriente où il organise des séminaires sur
le yoga, la médecine et l'astrologie ; il reçoit une
bourse de la Fondation Rockefeller et travaille en
étroite collaboration avec le professeur Tucci — il
écrit n o t a m m e n t deux annexes au Tibetan Folk
Songs ofGyangtse and Western Tibet (Rome, 1966).
232
Dzogchen et Tantra
De 1964 à 1994, Chögyal Namkhaï Norbu a été
professeur à l'Istituto orientale de l'université de
Naples où il enseignait le tibétain, le m o n g o l ,
l'histoire et la culture tibétaines. Il a fait de profondes recherches sur les origines historiques de
la culture tibétaine en étudiant des sources littéraires peu connues de la tradition Bönpo. En 1983,
il a accueilli le premier congrès international de
médecine tibétaine, qui s'est tenu à Venise.
Tout en enseignant activement à l'Université,
C h ö g y a l N a m k h a ï N o r b u a dirigé des retraites
d ' e n s e i g n e m e n t d a n s d e très n o m b r e u x p a y s
c o m m e l'Italie, la France, l'Angleterre, l'Autriche,
le Danemark, la Norvège, la Finlande, les ÉtatsUnis, etc. Pendant ces retraites, il donne des instructions concrètes sur les pratiques du Dzogchen,
sous une f o r m e non sectaire, et enseigne certains
aspects de la culture tibétaine, en particulier le
Yantra-yoga, la médecine et l'astrologie.
E n outre, la communauté Dzogchen s'est organisée sous sa direction, d ' a b o r d en Italie, puis dans
plusieurs autres pays ; il s'agit d ' u n e association
de personnes qui, tout en continuant à exercer
leurs occupations habituelles dans la société, partagent u n intérêt c o m m u n : suivre et pratiquer les
e n s e i g n e m e n t s que C h ö g y a l N a m k h a ï N o r b u
continue de transmettre.
Ces renseignements ont été en grande partie
extraits par John Reynolds d ' u n e biographie e n
tibétain figurant en annexe du Ziyi trengwa5 d u
professeur Norbu, édité à la Library of Tibetan
Works and Archives (Dharamsala, 1982).
3
Le Longdé
L e s q u a t r e syllabes d u L o n g d é :
le D o r d j e i Tsiglam
o u « la voie des syllabes d e v a j r a »
Ces quatre syllabes, représentant quatre mots,
sont un résumé de la pratique du Longdé.
A, la première des syllabes, représente le mot
kyéwa mépa qui signifie « non-né » et se réfère à
l'état de mitokpa, qui est sans pensée. Shûnyata,
l'état de la vacuité essentielle, est non-né. Il est dit
que l'esprit du pratiquant revient continuellement
à la contemplation, comme la colombe, qui était
autrefois utilisée par les marins pour déceler la présence d'une terre à proximité, revient immédiatement au navire lorsqu'elle ne trouve rien.
H o est la deuxième syllabe et elle correspond au
mot gakpa mépa qui signifie « sans interruption ».
Même si l'on sait que les pensées sont vides, elles
continuent néanmoins de surgir sans interruption.
Lorsque l'on explique Shi, la Base, l'état primor-
234
Dzogchen
et Tantra
dial de l'individu (voir p. 98), on dit que son
essence est vacuité, mais que sa nature est de se
manifester continuellement, sans interruption. La
syllabe H o symbolise la façon dont le pratiquant
maintient la présence d'un état ininterrompu de
contemplation en appliquant la méthode des quatre Da (voir p. 128-29). On dit alors que le pratiquant est comme un archer qui, lorsqu'il tire, doit
unir le corps, la voix ou énergie et l'esprit, pour
atteindre sa cible. Le pratiquant doit maintenir sa
présence de la même façon.
Ha, la troisième syllabe, correspond au mot
migyourwa qui signifie « immuable, inaltérable »,
et symbolise le fait que l'état primordial, dans
lequel on entre lors de la contemplation, est la
condition fondamentale, inaltérable, de chaque
individu, et qu'il a toujours existé depuis l'origine
et n'a pas à être créé. Cet état n'est qu'obscurci
par la vision impure qui résulte de l'attachement
et des causes négatives. Lorsque le pratiquant,
grâce à sa pratique, surmonte ces obstacles et
retrouve l'état primordial, il devient comme un
enfant nouveau-né, non qu'il devienne infantile,
mais parce que sa conscience devient aussi claire
et aussi nue que celle d'un nouveau-né qui, à chaque instant, regarde sans jugement le monde.
Ye est la quatrième et dernière lettre, et diverses
sources dans divers textes anciens lui assignent des
correspondances différentes. Dans certains textes,
la syllabe est Ye, mais d'autres disent Eh, une lettre qui ressemble un peu à un A surmonté du signe
E. Il n'est pas facile de savoir quelle est l'interprétation correcte, mais il est plus probable qu'il
s'agisse de Ye comme dans Yéshé qui signifie
Le
Longdé
235
« sagesse ». Ye en tibétain signifie « à l'origine »
ou « depuis l'origine ».
Mais on ne peut pas affirmer avec certitude que
ce Ye soit une syllabe tibétaine. Ce pourrait être
une syllabe de la langue d'Urgyen ou d'Oddiyana,
auquel cas ce serait alors plus probablement un Eh
qu'un Ye.
Quoi qu'il en soit, et quelle que soit son origine,
la syllabe symbolise le mot nacog qui signifie
« diversité », se référant à l'infinie variété des possibilités de manifestation dans notre vision karmique, et à la façon dont le pratiquant intègre sans
effort celles de ces potentialités qui se présentent
à lui, en entrant dans l'état de la contemplation et
en y demeurant à travers les divers aspects de sa
vie quotidienne. En cela, on dit que le pratiquant
est comme un moulin à eau, qui continue simplement à tourner, aussi longtemps que l'eau continue
à couler, sans effort, tout naturellement. Sans
effort, on intègre les actions du corps, de la voix,
et de l'esprit, et tout ce qui s'élève dans notre
vision karmique, avec l'état de la contemplation.
Notes
1. Ma naissance, mes premières années; mon éducation;
comment je rencontrai mon maître principal
et
1. Voir l'annexe 2 (p. 227 sg.) pour une biographie plus
détaillée de l'auteur.
2. Une perspective sur les enseignements Dzogchen et la culture
du Tibet
1. Pour une discussion plus complète de la place du Bon
dans la culture tibétaine, lire du même auteur Le Collier de
gZi, publié en anglais par l'Office d'information et de relations internationales de S.S. le Dalaï Lama, Dharamsala, Inde,
et publié en français par la communauté Dzogchen en 1991.
3. Comment mon maître Tchangchoup
sens véritable de Vintroduction directe
Dordjé me montra le
1. Le calendrier tibétain est organisé selon un cycle lunaire
qui commence avec la nouvelle lune de février. Le premier
jour du mois est donc toujours à la nouvelle lune et la pleine
lune se situe le 15 du mois. D ' u n point de vue tantrique, la
lune croissante favorise la méthode : durant cette période on
favorise donc les pratiques de Heruka. Le 10e jour du mois,
considéré comme particulièrement auspicieux, est appelé jour
de Padmasambhava parce que le grand maître a accompli de
très nombreuses actions ce jour-là. La lune décroissante, par
contre, favorise l'énergie, et l'on fait donc les pratiques de
Dâkinî durant cette période, le 25e jour du mois, appelé jour
des Dâkinîs, étant considéré comme particulièrement favorable. Le 8 e jour du mois est dédié à Târâ et à Mahâkâla, tandis
que le 29e est dédié aux protecteurs de l'enseignement en
238
Dzogchen
et Tantra
général. Les jours de la semaine sont les mêmes que dans le
calendrier occidental.
2. Bardo : ce terme se réfère généralement à l'état intermédiaire qui suit la mort du corps physique et précède la prochaine renaissance. Il y a six Bardos.
3. Le Tchangchoupsem
Gompa
(byang-chub
sems-kyi
sgom-pa) ou Méditation sur la Bodhicitta, traduit en anglais
par l'auteur et le D r Kennard Lipman, publié par les éditions
Shambhala à Boston, sous le titre Primordial
Expérience.
4. Bodhisattva : celui qui se dédie à la réalisation totale
pour le bien de tous les êtres.
5 Textes ou objets cachés, et également enseignements
révélés à travers la grande clarté mentale de certains maîtres.
4. Le Dzogchen
bouddhique
en relation avec les divers niveaux de la Voie
1. Voir, du même auteur, Dzogchen et Zen publié en anglais
par les éditions Shang Shung, Oakland, Californie, et publié
en français par la communauté Dzogchen. La différence
essentielle est la suivante : alors que le pratiquant du Z e n
cherche à réaliser un état de l'esprit libre de concepts à propos
de la réalité (tib. Mitokpa), le pratiquant du Dzogchen vise à
aller au-delà de cet état de vacuité de l'esprit pour réaliser la
pure présence de l'état primordial (tib. Rigpa), dans lequel il
est possible d'accomplir la réintégration totale de l'énergie,
qui est la manifestation continue de la nature de la vacuité.
2, Il enseigna également à ceux des pratiquants du Bon qui
le lui demandaient.
5. Avec mes deux oncles, qui étaient des maîtres
Dzogchen
1. Voir du même auteur : A Journey into the Culture ofTibetan Nomads, aux éditions Shang-Shung, Merigar Arcidosso
G R , Italie, 1983, texte en tibétain précédé d'une introduction
en anglais.
2. Voir de Tsultrim Allione : Women ofWisdom, Routledge
& Kegan Paul, Londres, 1984.
3. Voir : The Life of Marpa the Translater, trad. Nalanda/
Notes
239
Trungpa, Prajnâ Press Boulder, U S A , ainsi que : The 100 000
Songs ofMilarepa, trad. Garma C. Chang, Shambala Boulder
1977 (2 vol).
6. La Base
1. Chaque enseignement a une Base, une Voie, un Fruit qui
lui sont propres et qui déterminent les caractéristiques spécifiques de cet enseignement : comment il considère la condition fondamentale de l'individu (la Base), quelle pratique spirituelle doit être accomplie (la Voie), et quel est l'état que
l'on cherche à atteindre (le Fruit). Ce sont la Base, la Voie et
le Fruit du Dzogchen qui sont présentés ici.
2. Le Chant du Vajra vient du Nyidâ Khadjôr (nyi-zlâ khasbyôr), le Tantra de « l'Union du solaire et du lunaire ». C'est
aussi le mantra principal du Bardo Thôdrôl connu en Occident sous le nom de Livre des morts tibétain, et ses syllabes,
dans leur forme originelle, sont dans la langue d'Urgyen ou
langue des Dâkinîs. Ce chant n'est pas une prière et sa pratique ne comprend aucune visualisation ; c'est plutôt une forme
de contemplation dans laquelle le pratiquant intègre l'esprit
avec le niveau de l'énergie grâce au son de ce chant. E n pratique, le son de ce chant est donc beaucoup plus important
que sa signification.
3. Kham (tib.) : essence des éléments. Djoungwa (Jyùnva) :
éléments.
4. Voir La Mort, Tétat intermédiaire et la renaissance dans
le bouddhisme tibétain, de Lati Rinpoché et Jeffrey Hopkins,
Rider, Londres, 1979, trad. française de G. Driessens, V. Paulence et M. Zaregradsky aux éditions Dharma. Voir également la traduction en italien de Namkhaï Norbu : Il Libro
tibetano dei Morti, Newton Compton, Rome, 1983.
7. La Voie
1. Dans cette analogie, la clarté, la pureté et la limpidité du
miroir représentent l'absolu, tandis que les images —
dépourvues de substance réelle — qui y apparaissent repré-
240
Dzogchen
et Tantra
sentent l'aspect illusoire du relatif. Cependant, le relatif et
l'absolu sont montrés comme interdépendants et simultanément existants, car un miroir ne peut exister sans qu'existent
des images, ni des images sans un miroir.
2. Voir The Life and Teaching of Naropa, de H. V. Guenther, Oxford, 1963.
3. Noter qu'existent également les Ngôndro interne et
externe dans le Men ngak dé, mais que ce ne sont pas des
préliminaires obligatoires.
4. Voir Claire Lumière de félicité. Le Mahâmudrâ dans le
bouddhisme Vajrayâna, de Géshé Kelsang Gyatso, Éditions
Dharma, France, 1986, p. 136 : « Le sceau de l'action, Karmamudrâ, désigne la méditation avec un(e) partenaire réel(le).
Opérer avec un sceau d'action au stade de l'accomplissement
nécessite une grande accoutumance à la méditation grâce à
laquelle les airs (énergies subtiles) pénètrent, demeurent et
se dissolvent dans le canal central. Celui qui ne détient pas le
contrôle des airs en méditation n'y parviendra pas dans l'union
physique. Le laïc qui, d'ordinaire, ne peut utiliser ses rapports
sexuels pour avancer sur la Voie devrait aspirer sincèrement
à en devenir un jour capable et se motiver en conséquence. »
5. Voir du même auteur Yantra Yoga, the Yoga of Movement, éditions Shang-Shung (les éditions de la communauté
Dzogchen), Naples, 1982. Actuellement disponible uniquement en tibétain avec une introduction en anglais, mais la
traduction en plusieurs langues européennes est en cours. Le
livre contient le texte-racine de Vairocana et un commentaire
de Namkhaï Norbu.
6. Hûmkara était à la fois un maître et un disciple de Padmasambhava.
7. Voir : The Divine Madman : The Sublime Life and Songs
ofDrukpa Kunley, traduit par Keith Dowman, éd. Rider, Londres, 1980 : Éd. française, Le Fou divin, traduit par Dominique
Dussaussoy, Albin Michel, 1982.
Également : Vie et Chants de 'Brug-pa Kun-legs le Yogin,
traduit et annoté par R.A. Stein, Maisonneuve & Larose,
Paris, 1972.
8. Cette courte biographie de Ayou Khandro, du même
auteur, est incluse dans Women of Wisdom, de Tsultrim
Allione, éd. Routledge & Kegan Paul, Londres, 1984. Éd. fran-
Notes
241
çaise par la communauté Dzogchen en 1989, traduction de
Patrice Bricaire.
ANNEXES
1. Le Miroir
1. Le Kulâya Râja Tantra (tib. : Kun-byed rgyal-po), « le
Roi qui crée tout », est le principal des vingt et un Tantras de
la série d'enseignements sur la nature de l'esprit, ou semdé
(tib. : Sems sde), du Dzogchen.
2. Par « Esprit », on entend ici l'état primordial de l'esprit.
3. Par « Karma », qui signifie littéralement « action », on
entend ici la loi de cause et d'effet qui conditionne la vie d'un
individu. Aucune des circonstances ou des situations dans lesquelles nous nous trouvons n'est le fait du hasard, mais elles
sont le résultat de nos actions passées.
4. Les six états d'existence samsarique sont : les dieux, les
demi-dieux, les hommes, les animaux, les esprits avides et les
êtres infernaux. Ces états d'existence ne sont pas éternels,
mais se manifestent en fonction du type d'actions faites dans
une vie.
5. U n e des trois humeurs qui peuvent causer un déséquilibre dans l'organisme, selon la médecine tibétaine. E n tibétain
mkhris pa.
6. La voie du Tantra utilise deux méthodes principales :
l'étape de « développement » (bskyed rim) et l'étape de « perfection » (rdzogs rim). Dans la première, la pratique consiste
en la « création », par la visualisation, de la divinité symbolisant l'état primordial, appelée yi dam, et de sa dimension pure,
appelée mandata. Dans la seconde, par contre, toute la dimension pure visualisée se réintègre à l'intérieur du mandala du
corps humain, par la concentration sur les canaux subtils, les
nâdis, où circule l'énergie, et sur les centres où cette énergie
se rassemble, les chakras.
7. U n être qui dédie complètement sa vie à la recherche de
l'illumination, pour le bien de tous les êtres sensibles.
8. Les textes du Dzogchen sont regroupés en trois catégories principales : les Tantras, les Lungs et les « instructions
secrètes ». Les Tantras sont des textes révélés, contenant une
242
Dzogchen
et Tantra
explication intégrale de la Base, de la Voie et du Fruit du
Dzogchen. Les Lungs sont des condensés et des résumés de
citations d'un ou plusieurs Tantras, en particulier de Tantras
qui n'existent pas sur terre. Enfin, les « instructions secrètes »
(upadesa) sont des enseignements liés aux expériences spécifiques des divers maîtres.
9. Selon une méthode de méditation très répandue dans le
système des Sutrâs, l'on cherche à identifier notre moi avec
notre corps, puis l'on élimine mentalement notre tête, nos
bras, nos jambes, etc., nous rendant ainsi compte que ce que
nous considérons généralement comme notre moi ne peut
s'identifier avec notre corps ni aucune de ses parties.
10. Le Mahâmudrâ est le point culminant des pratiques de
transformation de l'Anuttaratantra de la tradition moderne,
c'est l'état non duel d'intégration totale de la vision pure à la
dimension impure du samsâra. Cet enseignement, à l'origine
une méthode exclusivement liée à la voie de la transformation
et introduite au Tibet au xie siècle, a été, à des époques plus
récentes, enseigné comme méthode indépendante.
11. Les « huit dharmas mondains » ('jig rten chos brgyad)
sont le gain et la perte, la renommée et la mauvaise réputation, la louange et le blâme, le plaisir et la douleur.
2. Biographie de t'auteur
1. Pendant les retraites d'été, il enseignait le Dzogchen et
pendant celles d'hiver, le yoga des canaux et des énergies (tsaloung).
2. Le terme Tokden signifie « celui qui a atteint la compréhension» et il est plus ou moins synonyme de neldjorpa,
« yogi ».
3. Ce sont : Pratimoksa sûtra, Vinaya sûtra de Gunaprabha,
Abhidharmasamuccaya
d'Asanga, Abhidharmakosha
de
Vasubandhu, Mûlamâdhyamakakârikâ
de Nâgârjuna, Mâdhyamakâvatâra
de Candrakîrti, Catuhsatakâ
d'Âryadeva,
Bodhicary avatar a
de
Shântideva,
Abhisamayâlankâra,
Mahâyanasûtrâlankâra,
Madhyântavibhanga,
Dharmadarmatâvibhanga et Uttaratantra, de Maitreya/Asanga.
4. Tchidjôn tak sum. Le Hevajra tantra est aussi connu sous
le nom de Taknyi, car il est subdivisé en deux parties.
5. Le Collier de gZi, communauté Dzogchen.
Sources des illustrations
Lettre tibétaine A (calligraphie de Chögyal
Namkhaï Norbu)
9
Les Six Vers de Vajra en cursive tibétaine dans
l'écriture de Oumé (calligraphie de Chögyal
Namkhaï Norbu)
15
Târâ verte (Dessin de Nigel Wellings)
Shenrab Miwo (Xènrab Miwo) (Planche tibétaine, artiste inconnu)
Garab Dordjé (Dessin de Nigel Wellings)
Bouddha Shâkyamuni, le Bouddha historique
(Dessin de Nigel Wellings)
Padmasambhava (Dessin d'un artiste inconnu)..
Gourou Drakpo (Dessin de Nigel Wellings) . . .
Simhamukhâ (Dessin de Nigel Wellings)
Le cinquième Dalaï Lama, Gyalchok Nawa
(1617-82) (Planche tibétaine, artiste inconnu)..
Le troisième Karmapa, Rangdjoung Dordjé
(Ranjun Dorjé) (1284-1339) (Planche tibétaine,
artiste inconnu)
Matchik Labdrôn (Majig Labdrôn) (Dessin de
Nigel Wellings)
27
49
53
62
74
76
77
80
81
86
244
Dzogchen et Tantra
Un pratiquant du Tchö (Jod), pratiquant dans un
charnier (Planche tibétaine, artiste inconnu) . .
88
La Roue de l'Existence (Planche tibétaine,
artiste inconnu)
104
Amitâyus, le Bouddha de Longue Vie (Dessin de
Nigel Wellings)
Vairocana, le grand traducteur (Planche tibétaine)
La Gardienne Ekajatî (Planche tibétaine) . . . .
Le Gardien Dordjé Lekpa (Planche tibétaine)..
Le Gardien Mahâkâla (Planche tibétaine)
Le Gardien Rahula (Planche tibétaine)
Le grand maître Dzogchen Jigmé Lingpa
(1729-98) (Planche tibétaine)
Tchangchoup Dordjé, le principal maître de
Namkhaï Norbu Rinpoché (Dessin de Nigel Wellings)
Les quatre syllabes du Longdé (Calligraphie de
Chögyal Namkhaï Norbu)
139
144
148
149
150
151
156
160
233
Rassemblé et édité par John Shane
Traduit par Bruno Espaze avec l'aide de Dominique Espaze, Michèle Brunacci, Philippe
Cornu, Giorgio Brunacci et Emmanuela Bonini.
IPC — 446FR06 — Approuvé par le Comité International des Publications de la Communauté
Dzogchen fondée par Chögyal Namkhaï Norbu.
(Relecture IPC par François Calmés.)
Les informations sur les enseignements de Chögyal N a m k h a ï Norbu peuvent être obtenues
auprès de :
Association Dzogchen, Dejam Ling, le Devès,
30570 St André de Majencoules
Tél : + 33 (0)4 67 83 44 90
Mél : [email protected]
W e b : http://association.dzogchen.org
Publications de
Chögyal Namkhaï Norbu
Le Mahâmudrâ
L'or raffiné de l'enseignement oral concernant la pratique de la façon de voir, de méditer et de se comporter
selon le Mahâmudrâ. (Éd. Communauté Dzogchen.)
Le Miroir
Un conseil sur la présence et la conscience. (Éd.
communauté Dzogchen.)
La Vie d'Ayou Khandro
Brève biographie d'une grande pratiquante tibétaine
qui passa de très nombreuses années en retraite et est
l'un des maîtres principaux de Chögyal Namkhaï
Norbu. (Éd. communauté Dzogchen.)
Le Petit Chant du Fais comme bon te semble
Un court texte poétique de Chögyal Namkhaï Norbu
sur la pratique. (Ed. communauté Dzogchen.)
Sur la naissance et sur la vie
Une approche selon la médecine tibétaine. (Éd.
communauté Dzogchen.)
Dzogchen et Zen
Une analyse des différences entre ces traditions qui
248
Dzogchen et Tantra
ont en commun une approche « non graduelle ». (Éd.
communauté Dzogchen.)
Le Chant de l'énergie de Nyak la Péma Diidiil
Sous la forme d'un chant, un conseil spirituel à deux
disciples. (Éd. communauté Dzogchen.)
La Voix de l'abeille
Avis aux pratiquants sur leurs responsabilités et leur
comportement vis-à-vis du maître et entre eux. (Éd.
communauté Dzogchen.)
Le Collier de gZi
Petit ouvrage consacré à l'histoire et à la culture tibétaines, une civilisation de plus de trois mille ans, aussi
ancienne que les civilisations indienne et chinoise. (Éd.
communauté Dzogchen.)
Les Marches qui mènent à la libération
Description du type de Ngondro particulier à l'enseignement Dzogchen. (Éd. communauté Dzogchen.)
Trois Chants dédiés aux disciples de Tchangchoup
Dordjé
Ces chants ont été écrits par Chögyal Namkhaï Norbu
lors d'une visite à Khamdo Gar, dans le Tibet oriental,
qui fut la résidence de Tchangchoup Dordjé, son maître
principal. (Éd. communauté Dzogchen.)
Tchangchoup Dordjé, recommandations à ses disciples
Transmis par Chögyal Namkhaï Norbu sur les bords
du Brahmapoutre, à Latsé au Tibet, en août 1988. (Éd.
communauté Dzogchen.)
La Vie de Nyak la Péma Diidiil
Ce texte est consacré à l'histoire de l'un des plus
Publications de Chögyal Namkhaï Norbu
249
grands maîtres Dzogchen de l'histoire récente du Tibet.
(Éd. communauté Dzogchen.)
Seize Questions à un maître Dzogchen
Une synthèse des réponses données par l'auteur à ses
disciples au cours des années 1975-1976. (Éd.
A.L.T.E.S.S.)
Le Chant du Vajra
Un commentaire détaillé sur les significations de ce
chant, qui est un condensé des enseignements Dzogchen. (Ed. A.L.T.E.S.S.)
Dzogchen (Éd. Les Deux Océans)
Le yoga du rêve (Éd. L'originel)
Introduction à la pratique de la contemplation
communauté Dzogchen)
Quatre contemplations dans le Dzogchen
(Éd. communauté Dzogchen)
Le Cycle du jour et de la nuit (Éd. du Seuil)
(Éd.
Semdé
Table
Avant-propos de John Shane
11
Les Six Vers de Vajra
15
Guide pour la prononciation des termes tibétains
I. Ma naissance, mes premières années, mon
éducation ; et comment je rencontrai mon
maître principal
25
II. Une perspective sur les enseignements
Dzogchen et la culture du Tibet
39
III. Comment mon maître Tchangchoup
Dordjé me montra le sens véritable de
l'introduction directe
45
IV. Le Dzogchen en relation avec les divers
niveaux de la Voie bouddhique
59
V. Avec mes deux oncles, qui étaient des
maîtres Dzogchen
83
VI. La Base
97
VII. La Voie
121
VIII. Le Fruit
173
252
Dzogchen et Tantra
Annexes
205
1. Le miroir
2. Biographie sommaire de Chögyal Namkhaï
Norbu
207
3. Le Longdé
233
Notes
237
Sources des illustrations
243
Publications de Chögyal Namkhaï Norbu
247
227
« Spiritualités vivantes »
Collection fondée par Jean Herbert
au format de poche
DERNIERS TITRES PARUS
158. Sagesses de la mort, de Z. Bianu.
159. Polir la lune et labourer les nuages, de Maître D ô g e n ,
anthologie présentée par J. Brosse. (Inédit)
160. L'Éveil subit, de H o u e i - h a i suivi de Dialogues du Tek'an,
traduits et présentés par M. et M. Shibata.
161. L'Imitation de Jésus-Christ, trad. par P. Corneille.
162. Dieu au-delà de Dieu, sermons XXXI à LX,
de Maître E c k h a r t , traduits et présentés par G. J a r c z y k
et P.-J. L a b a r r i è r e . (Inédit)
163. Zen et Occident, de J. B r o s s e .
164.
Dialogue sur le chemin initiatique, de
K. G. D û r c k h e i m
et A. G o e t t m a n n .
165. Prendre soin
166. Transformation
de l'être, de J . - Y .
et guérison,
Leloup.
de T h i c h N h a t H a n h .
167. La Lumière du Satori selon l'enseignement
de Taisen Deshimaru, d ' E . d e S m e d t .
168. Job sur le chemin de la Lumière, d'A. de Souzenelle.
169. Le Chœur des Prophètes. Enseignements soufis
du Cheikh Adda B e n t o u n è s .
170. Guérir du malheur, de L. Basset.
171. Le Pouvoir de pardonner, de L . B a s s e t .
172. L'Esprit du Ch'an, Aux sources chinoises du zen,
de T. D e s h i m a r u .
173. Passerelles. Entretiens avec des scientifiques
sur la nature de l'esprit, du Dalaï-Lama.
174. Le Recueil de la falaise verte, kôans et poésies du Zen,
traduit et présenté par M. et M. Shibata. (Inédit)
175. L'Islam au féminin. La femme dans la spiritualité musulmane,
d'A. Schimmel.
176. Et ce néant était Dieu..., sermons LXI à XC,
de Maître E c k h a r t , traduits et présentés par G.
et P.-J. L a b a r r i è r e . (Inédit)
177. L'Évangile de Marie-Myriam de Magdala,
de J.-Y. L e l o u p .
Jarczyk
178. Le Féminin de l'être. Pour en finir avec la côte d'Adam,
d'A. de S o u z e n e l l e .
179. Dictionnaire des symboles musulmans. Rites mystique
et civilisation, de M . C h e b e l .
180. Etty Hillesum, de P . L e b e a u .
181. Bernard de Clairvaux, de M.-M. Davy.
182. Les Maîtres Zen, de J. B r o s s e .
183. Les Psaumes, traduits et présentés par P. Calame
et F . L a l o u .
184. La Rencontre du bouddhisme et de VOccident, de F.
Lenoir.
185. Moïse, de J. B l o t .
186. Mahomet, de S. S t é t i é .
187. Le rêve du papillon, de T c h o u a n g T s e u .
188. Entre source et nuage, de F. Cheng.
189. Dietrich Bonhoejfer. Résistant et prophète d'un christianisme
non religieux, d'A. C o r b i c .
190. La Voie de la perfection, de B . E l a h i .
1 9 1 . La Rose aux treize pétales, d ' A . S t e i n s a l t z .
192. Le Vin mystique, de S. S t é t i é .
193. Comprendre le Tao, de
I. R o b i n e t .
194. Le Coran, de J. B e r q u e .
Introduction au Talmud, d'A. S t e i n s a l t z .
196. Épictète et la sagesse stoïcienne, de J . - J . D u h o t .
197. La spiritualité orthodoxe et la Philocalie, de P . D e s e i l l e .
195.
198. Confucius, de J. Levi.
199. Teilhard de Chardin, d'É. de la Héronnière.
200. «Moi je ne juge personne ». L'Évangile au-delà de la morale
de L. B a s s e t .
201. L'Évangile de Philippe, de J . - Y . L e l o u p .
202. Essais sur le bouddhisme zen, de D . T . S u z u k i .
203. Le Trésor du zen, textes de Maître Dôgen commentés par
T. D e s h i m a r u .
204.
205.
206.
207.
208.
La Prière en Islam, E. de Vitray-Meyerovitch.
Cabale et Cabalistes, C. Mopsik.
Jacques, frère de Jésus, de P.-A. B e r n h e i m .
Les Dits du Bouddha. Le Dhammapada.
À Bible ouverte. La Genèse ou le livre de l'homme,
d e J. E i s e n b e r g e t A . A b é c a s s i s .
209. L'Enseignement de Ma Ananda Moyî, trad. par
2 1 0 . Tantra Yoga, trad. et prés, par D . O d i e r .
211. La Joie imprenable, de L . B a s s e t .
J. H e r b e r t .
212. Jésus, illustre et inconnu, de J. P r i e u r et G. M o r d i l l â t .
213. Enseignements
sur Vamour, de T h i c h N h a t H a n h .
Composition et impression Bussière, avril 2006
Éditions Albin Michel
22, rue Huyghens, 75014 Paris
www.albin-michel.fr
ISBN 2-226-14925-2
ISSN 0755-1746
N° d'édition : 24213. - N° d'impression : 060906/1.
Dépôt légal : avril 2006.
Imprimé en France.
Le Dzogchen, ou voie de la Grande
Perfection, est considéré comme
l'enseignement suprême de la tradition
Nyingmapa, c'est-à-dire de la plus
ancienne et la plus ésotérique des écoles
du bouddhisme tibétain. Il conduit
à appréhender directement sa véritable
nature, à atteindre la transparence totale
de l'esprit et à maintenir cet état de clarté
dans la vie quotidienne. Pour accomplir
ce retour à la conscience primordiale,
méditation et yoga offrent des voies
privilégiées, que nous expose ici Chögyal
Namkhai Norbu, né en 1 9 3 8 au Tibet
oriental et l'un des plus grands initiés
contemporains du bouddhisme tantrique.
Nul ne peut pratiquer réellement le
Dzogchen s'il n'est d'abord reçu par un
maître, mais chacun peut
par ce texte découvrir les enseignements
les plus élevés du bouddhisme tibétain.
Samantabhadra,
Dugu Choegyal
Rinpoché.
© G. Baggi / Istituto Shang-Shung.