Untitled - Bienvenue futur Bouddha
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Untitled - Bienvenue futur Bouddha
CHöGYAL NAMKHAï NORBU DZOGCHEN ET TANTRA L a V o i e d e la L u m i è r e d u b o u d d h i s m e tibétain Textes rassemblés et édités par John Shane Traduits de l'anglais par Bruno Espaze Nouvelle édition mise à jour Albin Michel Albin Michel • Spiritualités m Collections dirigées par Jean Mouttapa et Marc de Smedt Édition originale : THE CRYSTAL AND THE WAY OF LIGHT © Namkhaï Norbu et John Shane 1986 Routledge & Kegan Paul Ltd, 1986 Arkana, Penguin, 1993 Seconde édition mise à jour : © Snow Lion Publications, 2000 Traduction française : © Éditions Albin Michel, 1995, 2006 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. Ce livre est dédié à mon maître Tchangchoup Dordjé, à mes oncles Urgyen Tendzin et Khyentsé Tchôkyi Wangchouk et pour le bien de tous les êtres. Namkhaï Norbu Namo Guru Bhya Namo Deva Bhya Namo Dâkinî Bhya Pareil au soleil s'élevant dans le ciel, puisse le Grand Trésor secret des Victorieux, l'Enseignement suprême du Dzogchen, rayonner et se diffuser dans tous les royaumes. (En haut de la page, la lettre tibétaine A, olanche, symbole de l'état primordial de l'esprit ; en dessous, la salutation aux trois racines, Guru, Deva, Dâkinî, puis encore en dessous les mots de Padmasambhava rendant hommage aux enseignements Dzogchen. Le mot « Victorieux » se réfère à ceux qui ont surmonté la condition dualiste.) Avant-propos Ce livre a été rédigé à partir de transcriptions d'enseignements oraux donnés par Chögyal Namkhaï Norbu lors de retraites ou de conférences en divers lieux du monde au cours des sept dernières années, et également à partir de mes notes personnelles de certains enseignements ou conférences non enregistrés ou non transcrits, ainsi que de conversations privées avec Rinpoché. Bien que Namkhaï Norbu ait une bonne connaissance de l'anglais, il a préféré (jusqu'à fin 1984) enseigner en italien, la langue occidentale qui lui est la plus familière. Il fait de fréquentes pauses permettant la traduction en anglais s'il est en Italie, ou dans la langue de la majorité des auditeurs ailleurs. Sans les efforts et le travail de tous ceux qui ont traduit, enregistré, transcrit les enseignements de Namkhaï Norbu, ce livre n'aurait donc pu être réalisé. Mais bien que la traduction spontanée soit souvent inspirée, sa transcription mot à mot laisse bien souvent à désirer. Le travail de rédaction a donc bien sûr consisté à rendre en bon anglais les sources utilisées. Mais au-delà, il fallait que le livre mette en évidence la 12 Dzogchen et Tantra structure inhérente aux enseignements, sans pour autant perdre la saveur de l'enseignement oral de Namkhaï Norbu. Je me suis efforcé de réaliser cela en alternant, comme le fait Namkhaï Norbu, les enseignements eux-mêmes et les anecdotes — amusantes et toujours riches de sens — qu'il raconte et qui illustrent si clairement ses enseignements. Ce livre étant destiné au vaste public comme à l'érudit, j'ai évité autant qu'il était possible d'alourdir le texte par des notes. Si j'ai tant soit peu réussi dans ma tâche, je le dois à la patience de Chögyal Namkhaï Norbu, qui a souvent pris le temps de me donner en privé les explications et clarifications nécessaires. Les erreurs ou interprétations erronées qui demeureraient dans ce texte seraient de mon entière responsabilité. Trop d'amis m'ont aidé dans ce projet pour tous les nommer ici, mais j'aimerais remercier tout particulièrement ma femme, Jo, pour ses encouragements et son infaillible appui. Aujourd'hui, alors que l'humanité traverse une crise intense, il est d'une extrême importance que les anciennes traditions de sagesse qui mènent à la transformation de l'individu soient préservées et communiquées clairement, car elles peuvent puissamment contribuer à la transformation pacifique de la société, dont dépend à présent la survie future de l'espèce humaine et de la planète. Puisse le travail qui a donné naissance à ce livre, que j'ai eu le privilège de réaliser en collaboration avec Chôgyal Namkhaï Norbu, apporter véritablement une contribution, même minime, au vaste effort entrepris pour mettre fin à la souffrance et Avant-propos 13 au conflit, et pour amener paix et liberté à tous les êtres. Que le lecteur veuille bien se souvenir qu'aucun livre ne peut remplacer la transmission reçue d'un maître compétent. Puissent ceux qui n'ont pas encore eu cette chance, rencontrer bientôt un véritable « ami spirituel ». Puisse cela être de bon augure ! John Shane Arcidosso, juin 1985 L e s Six V e r s d e V a j r a Bien que les phénomènes apparaissent très divers, la nature de cette diversité est non duelle et de toutes choses individuelles aucune ne peut se ramener à un concept fini. En évitant le piège de dire : « C'est comme ceci » ou « c'est comme cela », il apparaît clairement que toutes formes manifestées sont des aspects de l'infini sans forme et, étant inséparables de lui, sont parfaites en soi. 16 Dzogchen et Tantra Voyant que toutes choses sont parfaites en soi depuis l'origine, on abandonne la maladie de s'efforcer sans cesse vers un but et, demeurant simplement dans l'état naturel non modifié, la présence de la contemplation non duelle s'élève spontanément. Note sur les Six Vers de Vajra Les Six Vers de Vajra ou, littéralement, les Six Lignes de Vajra, puisque le texte original en tibétain est de six lignes, contiennent un résumé parfait des enseignements Dzogchen. La traduction anglaise de Brian Beresford et John Shane est une libre adaptation d'après les explications orales de Chögyal Namkhaï Norbu. L'illustration montre les Six Vers en cursive Oumé (Wumed) calligraphiée par Namkhaï Norbu Rinpoché. Le corps principal de ce livre pourrait être considéré comme un commentaire de ces Six Vers, qui constituent le Tantra «Rigpai khoudjouk » (Rigbai Kujyug), le Tantra du « Coucou porte-bonheur de l'état non duel (Rigpa) ». Tout comme le coucou est le premier hérault de l'arrivée du printemps, ces vers se font le hérault de l'éveil spirituel. N.d.T. : Les Six Vers de Vajra renferment sous une forme très condensée et même elliptique une grande richesse de sens. Cette caractéristique Les Six Vers de Vajra 17 explique que les traductions qui en ont été faites aient pris des formes assez diverses. Dans La Liberté naturelle de l'esprit, texte de Longchempa qu'il a présenté et traduit du tibétain (Éd. du Seuil, coll. « Points Sagesse »), Philippe Cornu propose cette traduction : La variété des phénomènes est non duelle, Et dans leur multiplicité même, les phénomènes individuels sont dénués d'élaborations conceptuelles. N'allez donc pas penser « c'est ceci ou cela » ; Les apparences dans leur totalité sont toutes ultimement bonnes Abandonnez l'attitude maladive qui s'efforce de saisir Et demeurez dans la spontanéité, laissant toutes choses dans leur état naturel. On pourra également consulter la version anglaise de John Reynolds dans Rigbai Kuj'yug, The Six Vajra Verses, an oral commentary by Namkhai Norbu Rinpoche, édité par Cheh-Ngee Goh chez Rinchen Editions Pte Ltd, 15 Phillips St. Singapour. Guide pour la prononciation des termes tibétains Les termes et les noms tibétains ont été transcrits dans l'édition anglaise selon un système mis au point par Namkhaï Norbu Rinpoché, qui présente, entre autres avantages, celui d'être relativement facile à prononcer. Il est également assez proche du système pinyin, généralement utilisé pour la transcription du chinois et avec lequel beaucoup d'universitaires sont déjà familiers. Nous avons choisi d'utiliser pour la version française le système le plus couramment usité pour les ouvrages sur la culture tibétaine paraissant actuellement en langue française, qui permet de donner immédiatement la prononciation approximative des termes transcrits. Toutefois, lors de la première occurrence des termes tibétains, nous avons indiqué entre parenthèses la transcription selon le système de Namkhaï Norbu Rinpoché, afin que les lecteurs intéressés par ce système ou par une prononciation plus précise puissent s'y référer. 1. L'accent circonflexe renversé " indique un ton plus bas dans la prononciation. 20 Dzogchen et Tantra 2. L'accent grave " indique une nasalisation de la consonne précédente ; ex. : mangue. 3. L'accent aigu ' a la m ê m e fonction que dans la langue française. tibétain Ga Gâ Gà Gâ Ja Jâ Jà Jâ Da Dâ Dà Dâ Ba Bà Bà Bâ Sa Sa Sà Sâ Xa Xâ Xà Xâ Ta Tà Pa Pà prononciation française ca, comme dans café ca, le même un ton plus bas nga, comme mangue (accent nasal) gagner, garçon comme tchèque comme ci-dessus mais un ton plus bas comme dans manger John, j renforcé ta, comme table comme ci-dessus, mais un ton plus bas nda, comme standard date, d renforcé pa un ton plus bas comme dans combien bien, b renforcé sa, comme dans sourd un ton plus bas sa, avec le s renforcé comme le 2e s de saison comme chat un ton plus bas ch renforcé comme jour t aspiré, t + h comme dans thé (pas le th anglais) le même avec nasalisation p aspiré le même avec nasalisation Guide pour la prononciation des termes tibétains tibétain Ca Cà Ya Yâ Ra Râ La La Wa Wâ Va Ha Hâ Gya Gyâ Gyà Gyâ Jya Jyà Jyà Jyâ Kya Kyà Qya Qyà Za Zà Zà Zâ Na Nà Nâ Na Nà Nâ prononciation française tsa sourd, en renforçant l'aspiration ntsha, nasalisation comme ia id. en forçant l'accent comme dans Roma en italien id. en forçant l'accent comme la en français accent renforcé oua comme noix accent renforcé comme oua un ton plus bas h aspiré h muet, voyelle basse kia comme dans kiosque ton plus bas : ghia nasalisé : nghia ghia, accent renforcé tchia tchia plus bas ndjia, précédé d'une nasalisation djia, renforçant l'accent khya nkhya comme tchia, en renforçant l'aspiration précédé d'une nasalisation tsa, comme tsar comme dans pizza ndza, précédé d'une nasalisation comme dza renforcé na, comme Naples id. en forçant la nasalisation na, renforçant l'accent union de ntg, comme « ring » anglais renforcement de la nasalisation renforcement de l'accent 21 22 Dzogchen et Tantra tibétain Nà Nâ Ma Mà Ma Ka Kà Qa Qà Dra Drâ Drà Drâ Tra Trà Lha Hra Les A: I : U: E: O: prononciation française le précédent, nasalisation renforcée gna, en forçant l'accent comme dans maison nasalisation renforcée accent renforcé k aspiré : k + h nkha : nasalisation tchia, renforçant l'aspiration id., précédé d'une nasalisation comme tra id., mais ton bas id. nasalisé : ndra dra, accent forcé t aspiré comme le précédent avec nasalisation comme hca comme hr en un seul son voyelles a comme dans « mie » ou é o Consonnes finales (précédées d'une voyelle) g : comme c-k très léger, abrégeant la voyelle précédente n : comme l'anglais « ring » b : p léger m : m Guide pour la prononciation des termes tibétains 23 s : devient muet, allongeant et transformant le son de la voyelle précédente sa = sae si = si su = su, sue se = sé d : comme t très léger n : n français 1: 1 français ; pour d, n, 1, les voyelles changent comme pour s r : r français, allongeant le son des voyelles. I Ma naissance, mes premières années, mon éducation ; et comment je rencontrai mon maître principal Dès l'origine, les êtres qui existent en nombre infini ont pour condition inhérente essentielle l'état parfaitement pur d'un être illuminé ; sachant que cela est également vrai pour moi, je me dédie à la réalisation suprême. Vers sur la Bodhicitta de Longchempa (1308-1364) exprimant le concept de la Base de l'Anu Yoga Je suis né dans le village de Géoug, dans le district Gongra du Dergué, au Tibet oriental, le dixseptième jour du dixième mois de Tannée du TigreTerre (8 décembre 1938). O n raconte que les rosiers de la maison de mes parents fleurirent alors, bien que ce fût l'hiver. Deux de mes oncles vinrent aussitôt rendre visite à ma famille. Disciples d'Adzom D r o u k p a (Azom Drùgba), un grand maître mort quelques années auparavant, ils étaient devenus eux-mêmes des maîtres du Dzogchen (Zogqen). Ils avaient la ferme conviction que j'étais la réincarnation de leur maître, à la fois à cause de 26 Dzogchen et Tantra ce qu'il leur avait dit avant de mourir, et parce qu'il avait légué des possessions particulières à un fils qui devait naître de mes parents après sa mort. Lorsque j'eus deux ans, je fus officiellement reconnu comme la réincarnation d'un grand tulkou de l'école Nyingmapa et l'on me fit présent de quelques vêtements de cérémonie. Je ne me rappelle que quelques détails de ce qui se passa alors, mais je sais qu'ensuite je reçus une énorme quantité de cadeaux ! Plus tard, à l'âge de cinq ans, je fus aussi reconnu par le seizième Karmapa et par le Sitou Rinpoché de l'époque comme l'émanation d'un autre grand maître, lui-même la réincarnation du fondateur de l'État moderne du Bhoutan et dont la lignée avait été celle des Dharmarâja, souverains spirituels et temporels de ce pays jusque dans les premières années de ce xx e siècle. En grandissant, j'allais ainsi recevoir bon nombre de titres dont beaucoup sont très longs et très honorifiques. Mais je ne les ai jamais utilisés car j'ai toujours préféré le nom que mes parents m'ont donné à ma naissance : Namkhaï Norbu, qui est aussi à sa façon un nom très particulier. Norbu signifie « joyau » et Namkhaï veut dire « du ciel » ou « de l'espace ». Il est tout à fait inhabituel d'utiliser le génitif dans les noms tibétains, mais c'est ainsi que mes parents avaient choisi de m'appeler parce que, bien qu'il eussent déjà quatre filles charmantes, ils espéraient depuis des années avoir un garçon. Si intense était ce souhait, qu'ils avaient loué les services d'un moine pour invoquer Târâ pendant une année entière, demandant que ce vœu soit exaucé. Ce moine devint également le précepteur de mes sœurs. Târâ verte Il existe vingt et une manifestations Sambhogakaya différentes de Târâ, émanation féminine du Bouddha Dharmakaya primordial, Amitâbha. Chaque forme de Târâ incarne un aspect spécifique de la compassion. Târâ verte, par exemple, représente l'aspect actif énergique de la compassion et elle est la protectrice de la nation du Tibet, alors que Târâ blanche représente l'aspect maternel, de fertilité, de la compassion. 28 Dzogchen et Tantra Un jour, il eut un songe qu'il interpréta comme un signe favorable : une très belle plante poussait juste en face de Pâtre de la maison de mes parents et donnait une magnifique fleur jaune qui s'ouvrait et devenait très grande. Le moine eut la certitude que ce rêve annonçait la naissance d'un garçon. Plus tard, lorsque je naquis, mes parents furent si heureux qu'ils eurent l'impression d'un don du ciel. Ainsi, ils me nommèrent « Joyau de l'Espace » et c'est le nom que j'ai toujours gardé. Mes parents furent toujours bons avec moi ; en grandissant je devins un petit garçon aussi malicieux que les autres et j'appris à lire et à écrire à la maison. Enfant, je rêvais souvent que je voyageais à grande vitesse à l'intérieur de ce qui m'apparaissait comme un tigre ou une étrange bête rugissante. Je n'avais jamais vu de véhicule à moteur car il n'y en avait pas à l'époque dans cette région du Tibet. Plus tard, j'eus bien sûr souvent l'occasion de voyager dans des voitures que je reconnus alors pour les avoir vues en rêve. Lorsque, adolescent, je vis pour la première fois un camion, j'étais à cheval en montagne, de nuit, et je regardais en contrebas d'énormes camions passant dans un bruit de tonnerre sur la route chinoise récemment construite. Des feux rouges brillaient à l'arrière : je les crus en feu ! Je rêvais aussi d'étranges objets volants, flamboyants, qui explosaient en causant de terribles destructions. Je sais maintenant qu'il s'agissait de missiles, mais je n'ai heureusement jamais vu en réalité ce que je vis enfant dans mes rêves. Je faisais parfois de telles farces dans le voisi- Mes premières années 29 nage que j'avais de sérieux ennuis lorsque mon père rentrait des fréquents voyages qu'impliquait sa fonction. Il me battait et, très en colère, j'essayais de prendre ma revanche sur les voisins qui m'avaient dénoncé, en leur jouant encore davantage de tours. Et, bien sûr, j'avais alors davantage d'ennuis. Je commençai à devenir plus réfléchi en grande partie grâce à l'influence de ma grand-mère. Elle avait été disciple d'Adzom Droukpa, et s'intéressait beaucoup à moi. Elle s'arrangeait parfois pour m'éviter une punition en cachant à mes parents ce que j'avais fait. Je me souviens qu'une fois j'avais trouvé la dépouille d'une marmotte. Sans que personne me remarque, je passai un après-midi de délices à jouer avec cette créature morte, remplissant son corps d'eau et la faisant tournoyer autour de ma tête. Mais lorsque j'emmenai mon jouet au lit avec moi, ma grand-mère s'en aperçut. Sachant que ma mère aurait été très contrariée et aurait eu peur que je n'attrape quelque maladie, elle ne dit rien à personne. Je trouvai cela très gentil de sa part et, en fait, je l'aimais beaucoup. Aussi, quand je la vis pleurer silencieusement toute seule à cause de mon comportement, alors qu'elle me croyait endormi, je fus profondément ému et décidai de réformer ma conduite. Mais je ne peux pas affirmer avoir jamais réussi à éliminer complètement mon espièglerie. J'avais cinq ans et je jouais devant notre maison lorsque douze moines arrivèrent, tous élégamment vêtus. L'endroit où nous vivions étant très isolé, il était rare d'y voir des voyageurs. J'étais donc très surpris et je n'avais aucune idée de la raison de 30 Dzogchen et Tantra leur venue. Ils entrèrent dans la maison et, un peu plus tard, on me fit venir. On m'emmena dans notre petite chapelle et, là, on m'habilla de beaux vêtements de soie. Je ne comprenais pas pourquoi on me vêtait ainsi, mais j'y pris néanmoins plaisir. Je restais là, assis sur un trône élevé spécialement à mon intention pendant des heures et des heures, tandis qu'ils accomplissaient un rituel. Puis ils s'en allèrent. Je me dis alors : « Bon, c'est fini. » Mais tout le monde continua à me rappeler que j'étais une réincarnation et à me montrer le plus grand respect, et je réalisai bientôt que, loin d'être fini, tout commençait. Une quinzaine de jours plus tard, des moines vinrent et m'emmenèrent au monastère de Dégué Gônchen (Dégé Gônqen), un lieu très important dans cette région : le roi de Dégué lui-même y vivait. Mon père travaillait dans l'administration du roi ; il remplissait d'abord une fonction équivalente à celle d'un maire ou d'un gouverneur régional, puis plus tard, parce qu'il aimait beaucoup les animaux, il devint le chef d'un service chargé d'empêcher le braconnage ou la chasse hors saison dans toute la région. On m'emmena voir le roi et, comme j'étais reconnu comme une réincarnation, il me fit cadeau d'un bâtiment entier dans l'enceinte du monastère. J'y vécus jusqu'à l'âge de neuf ans avec un maître, un professeur qui me faisait travailler dur, jour et nuit. Il y avait beaucoup de choses à apprendre, y compris toutes les règles et les prières du monastère. Normalement, un moine termine à dix-neuf ans la phase d'études que j'entrepris alors, mais je la terminai à huit ans, car mon maître était très strict et ne m'accordait aucun Mes premières années 31 temps libre. J'avais aussi un don naturel pour mémoriser les choses. Mon côté espiègle trouvait le moyen toutefois de refaire surface de temps en temps. Je me souviens qu'une fois le roi participait à une cérémonie militaire et qu'il lui fallait se tenir droit à cheval pendant un bon moment, dans la cour juste en face de ma maison. Penché sur l'appui de la fenêtre du premier étage, je lui renvoyai avec un miroir un rayon de soleil dans les yeux, pour l'éblouir et le distraire du sérieux quelque peu pesant de la cérémonie. Heureusement pour moi, le roi me connaissait déjà très bien, et lui-même apprécia la plaisanterie lorsqu'il eut repris contenance. Puis pendant un an j'appris toutes les règles de la composition et de la pratique des mandalas. Après quoi, j'allai au collège monastique. Un collège a toujours ses règles et la règle de celui où j'arrivai était qu'on y étudiait pendant cinq ans. Mais comme j'y entrai à un âge bien inférieur à la norme, j'y restai six ans. Je n'avais que neuf ans et l'âge normal pour y entrer était au minimum treize ans. On ne tint donc pas compte de ma première année, qui fut considérée comme une sorte de test pour savoir si j'étais capable de suivre le programme. Il ne s'agissait plus seulement de mémoriser des choses : nous étudiions la philosophie, ce qui exige une aptitude à raisonner correctement. Beaucoup trouvaient le rythme trop dur et arrêtaient en cours de route. Pour moi qui étais si jeune, la vie au collège n'était certes pas toujours facile et je souffris comme bien d'autres des rigueurs de la vie dans ce type d'institution. J'eus à apprendre très vite certaines leçons pratiques. Lorsque mon 32 Dzogchen et Tantra père me laissa au collège pour mon premier trimestre, il me donna des provisions suffisantes pour trois mois pleins. Mais je n'avais jamais eu à gérer mes ressources moi-même, et je les utilisai en la moitié du temps prévu, car j'avais été bien trop généreux dans mon hospitalité envers mes nouveaux camarades. Lorsque je n'eus plus aucune nourriture, je m'arrangeai pour survivre environ une semaine avec le thé qui était la seule chose fournie par le collège avant de me résigner à l'humiliation d'aller demander de l'aide à mon professeur. Il me fit donner un bol de soupe chaque soir. Le trimestre suivant, je fus nettement plus prévoyant avec mes provisions. Les règles étaient strictes et nous devions être dans nos petites cellules chaque nuit pour pratiquer et étudier. Des lampes à huile et du charbon pour le chauffage nous étaient fournis, mais parcimonieusement, et je me souviens qu'une fois ma lampe s'éteignit avant que j'eusse terminé les nombreuses pratiques qu'il me fallait lire chaque nuit pour maintenir les engagements que j'avais pris en recevant les très nombreuses initiations données à un tulkou (drulgu) comme moi. Nous n'étions pas autorisés à quitter nos chambres à cette heure, et un moine patrouillait dans les couloirs pour assurer le respect de cette règle, si bien que je n'osai pas aller demander à un voisin de me prêter une lampe. J'essayai de lire les pratiques à la lumière du feu de charbon et je savais certaines d'entre elles suffisamment bien pour réussir à les réciter même lorsque les braises furent réduites à une simple lueur. Mais finalement la dernière étincelle Mes premières années 33 s'éteignit et je me retrouvai là, dans le noir, avec une pile de grandes pages tibétaines à lire si je voulais maintenir mes engagements de samaya. Je ne savais pas à l'époque comment respecter ces engagements en appliquant l'essentiel de la pratique, et j'interprétais et accomplissais très à la lettre toutes mes instructions. Pendant mes vacances, je trouvais le temps d'aller voir mes oncles et ces visites furent très importantes pour moi car tous deux, l'un abbé et l'autre yogi, étaient de grands pratiquants du Dzogchen. Je raconterai certaines de mes expériences avec eux dans les derniers chapitres de ce livre, avec les explications sur l'enseignement. Ces relations furent d'une très grande importance tout au long de mes années de collège ; en tant que pratiquants, ils constituèrent un contrepoids vital aux études intellectuelles qui occupèrent le plus clair de mon temps de neuf à seize ans. À seize ans, en 1954, j'achevai mes études et quittai le collège. J'étais devenu passablement érudit dans toutes les formes de l'enseignement, j'avais appris la médecine et l'astrologie tibétaines, je pouvais réciter par cœur des rituels et des textes de philosophie entiers. J'avais étudié avec application auprès de nombreux maîtres et j'avais même été appelé à enseigner certains sujets au collège. Il me semblait alors bien les comprendre mais, ainsi que je le réalisai plus tard, je n'avais en réalité rien compris du tout. Sans que je le sache, les événements me dirigeaient vers le maître qui allait donner une perspective nouvelle et plus profonde à tout ce que j'avais étudié et expérimenté, et dont le contact 34 Dzogchen et Tantra allait m'amener à un réveil et à une compréhension véritable des enseignements Dzogchen. Grâce à lui, j'en vins à comprendre l'importance de ces enseignements et, finalement, à les enseigner moimême en Occident. Ce maître n'était pas un personnage grandiose. E n général les Tibétains sont accoutumés à des maîtres de haut rang, renommés, et qui se présentent de façon imposante. Sans de tels signes extérieurs, les gens ne sont en général pas capables de reconnaître les qualités d'un maître et peut-être moi-même n'étais-je pas différent. Mais lorsque je quittai le collège, on me confia mes premières responsabilités officielles et on m'envoya en Chine en tant que représentant de la jeunesse tibétaine à l'assemblée régionale de la province de Sichuan, l'instance dirigeante locale. Je commençai à y apprendre la langue chinoise tout en enseignant également le tibétain si bien que, ces activités s'ajoutant à ma fonction officielle, j'étais très occupé. Mais je ne pouvais éviter de remarquer la structure sociale et politique très différente et de me demander comment ce qui se passait en Chine finirait par affecter mon propre pays et son peuple. Puis, une nuit, je fis un rêve. Dans ce rêve je voyais un lieu avec de nombreuses maisons en ciment. Comme ce n'est pas un style de construction tibétain mais qu'il est très courant en Chine, je supposai (à tort, ainsi que je l'appris par la suite) que ces maisons étaient chinoises. Toujours en rêve, je m'approchai et vis sur l'une d'elles le mantra de Padmasambhava écrit en larges caractères tibétains. J'en fus stupéfait car, s'il s'agissait d'une maison chinoise, comment pouvait-il y avoir un Mes premières années 35 mantra tibétain écrit sur la porte ? J'ouvris, entrai, et vis à l'intérieur un vieil homme ; juste un vieil homme apparemment normal. « Est-il possible que cet homme soit un maître ? » pensai-je. Alors, il se pencha pour toucher mon front avec le sien de la façon dont les maîtres tibétains donnent les bénédictions et commença à réciter le mantra de Padmasambhava. Tout cela me paraissait très surprenant, mais j'étais maintenant totalement convaincu qu'il s'agissait d'un maître. Le vieil homme me dit d'aller faire le tour d'un grand rocher non loin de là, et qu'au milieu de ce rocher je trouverai une caverne contenant huit mandalas naturels. Il m'enjoignit d'aller tout de suite les regarder. Entendre cela me stupéfia encore plus, mais néanmoins j'y allai immédiatement. Lorsque j'arrivai à la caverne, mon père apparut derrière moi et, alors que j'entrais, il commença à réciter d'une voix forte un sûtra de la Prajnâpâramitâ, un sûtra important du Mahâyâna. Je commençai à réciter le sûtra avec lui et, ensemble, nous fîmes le tour de la caverne. Je ne pus pas voir la totalité des huit mandalas, seulement leurs bords et les coins, mais ils étaient présents dans mon esprit lorsque je m'éveillai. Un an après ce rêve, de retour au Tibet, un homme vint rendre visite à mon père dans notre village, et je l'entendis lui parler d'un médecin tout à fait extraordinaire qu'il venait de rencontrer. Il le décrivit en détail ainsi que l'endroit où il vivait. Alors qu'il parlait, le souvenir de mon rêve me revint. Je fus certain que l'homme qu'il décrivait était celui que j'avais vu. J'en parlai à mon père en lui rappelant mon rêve et lui demandai s'il était 36 Dzogchen et Tantra possible d'aller rendre visite à ce médecin. Il accepta et nous partîmes le lendemain. Il nous fallut voyager quatre jours à cheval mais, lorsque nous arrivâmes, le vieil homme que je rencontrai paraissait vraiment être celui de mon rêve. J'avais vraiment la sensation d'être déjà venu dans ce village avec ses maisons tibétaines en ciment dans le style chinois et le mantra sur la porte du vieil homme. N'ayant alors plus aucun doute, je sus qu'il allait être mon maître, et je restai auprès de lui pour recevoir ses enseignements. Le nom de ce maître était Tchangchoup Dordjé (Jyânqub Dôrjé). Quant à son apparence extérieure, il ressemblait à un Tibétain ordinaire de la campagne. Ses vêtements et son mode de vie étaient tout à fait normaux en apparence mais certaines anecdotes, que je raconterai plus loin, montrent que son état d'être était tout sauf ordinaire. Autour de lui, ses disciples vivaient également d'une façon très simple, la plupart d'entre eux étant des gens très modestes, pas spécialement aisés, qui cultivaient la terre, travaillaient et pratiquaient ensemble. Tchangchoup Dordjé était un maître Dzogchen et le Dzogchen ne dépend pas des apparences. C'est, au contraire, un enseignement sur l'essentiel de la condition humaine. Ainsi, lorsque plus tard, du fait des problèmes politiques, je quittai le Tibet et m'installai en Occident, où je fus professeur à l'Institut oriental de l'université de Naples, je pus constater que, bien que les conditions extérieures et la culture fussent différentes de celles que j'avais laissées derrière moi au Tibet, la condition fondamen- Mes premières années 37 taie de chaque individu ne l'était pas. Je vis que, n'étant pas dépendant de la culture, l'enseignement Dzogchen peut être enseigné, compris et pratiqué dans n'importe quel contexte culturel. II Une perspective sur les enseignements Dzogchen et la culture du Tibet Si vous donnez une explication du Dzogchen À cent personnes intéressées Ce n 'est pas assez ; Mais si vous donnez cette explication À une personne qui n 'est pas intéressée C'est trop. Garab Dordjé Beaucoup de gens n'éprouvent aujourd'hui aucun intérêt pour les questions spirituelles, et ce manque d'intérêt est renforcé par le point de vue généralement matérialiste de notre société. Si vous leur demandez en quoi ils croient, peut-être m ê m e vous répondront-ils qu'ils ne croient en rien. Ils pensent que toute religion est fondée sur la foi, qui pour eux vaut à peine mieux que la superstition et n'a pas sa place dans le m o n d e moderne. Mais le Dzogchen ne peut pas être considéré comme une religion, et ne d e m a n d e à personne de croire en quoi que ce soit. Il suggère plutôt à l'individu de s'observer lui-même et de découvrir quelle est sa véritable condition. Dans les enseignements Dzogchen, on considère 40 Dzogchen et Tantra que l'individu fonctionne sur trois niveaux interdépendants : le corps, la voix ou énergie, et l'esprit. Même ceux qui ne croient en rien ne peuvent dire qu'ils ne croient pas à leur propre corps ! C'est la base de leur existence, et les limites et les problèmes du corps sont tout à fait tangibles. Nous ressentons le froid et la faim, nous souffrons de la douleur et de la solitude, et nous passons une bonne part de nos vies à essayer d'éviter les souffrances physiques. Le niveau de l'énergie, ou de la voix, n'est pas si facile à voir et très souvent n'est pas compris. En Occident, même les médecins l'ignorent en général et cherchent à guérir toutes les maladies au niveau purement physique. Mais si l'énergie d'un individu est perturbée, ni son corps ni son esprit ne seront équilibrés. Certaines maladies, comme le cancer, sont causées par des perturbations de l'énergie et ne peuvent être guéries simplement par la chirurgie ou les médicaments. De même, de nombreuses maladies mentales, ainsi que certains problèmes mentaux moins graves, sont causés par une mauvaise circulation de l'énergie. En général, notre esprit est très confus et compliqué, et même lorsque nous voulons rester calmes, cela nous est souvent impossible, car notre énergie excitée et agitée ne nous le permet pas. Ainsi, pour résoudre ces problèmes du corps, de la voix et de l'esprit, les enseignements Dzogchen proposent des pratiques qui travaillent à chacun de ces trois niveaux de l'individu, des pratiques qui peuvent être intégrées à la vie quotidienne et transformer alors totalement notre expérience de l'existence d'une vie de tension et de confu- Les enseignements Dzogchen 41 sion en une vie de sagesse et de réelle liberté. Les enseignements ne sont pas simplement théoriques : ils sont pratiques, et bien que les enseignements Dzogchen soient extrêmement anciens, parce que la nature du corps, de la voix et de l'esprit n'a pas changé, ils demeurent aussi appropriés à la situation de l'homme d'aujourd'hui qu'ils l'étaient hier. L'état primordial Le Dzogchen est par essence un enseignement concernant l'état d'être primordial, la nature intrinsèque de chaque individu depuis l'origine. Entrer dans cet état, c'est s'expérimenter soimême tel que l'on est, comme centre de l'univers, mais pas au sens où l'ego l'entend habituellement. La conscience ordinaire centrée sur l'ego est précisément cette cage étroite de la vision dualiste qui nous interdit l'accès à l'expérience de l'espace de l'état primordial, notre véritable nature. Comprendre cet état primordial, c'est comprendre l'enseignement du Dzogchen, et la fonction de la transmission de l'enseignement du Dzogchen est de communiquer cet état : communication de quelqu'un qui l'a réalisé — qui a rendu réel ce qui n'était que latent — à ceux qui demeurent prisonniers de la condition dualiste. Le mot m ê m e de Dzogchen, qui signifie « G r a n d e Perfection », se réfère à l'autoperfection de cet état fondamentalement pur depuis l'origine, en lequel rien n'est à rejeter ni accepter. 42 Dzogchen et Tantra Pour comprendre et entrer dans l'état primordial, il n'est besoin d'aucune connaissance intellectuelle, historique ou culturelle. 11 est au-delà de l'intellect de par sa nature même. Toutefois, lorsque les gens entendent parler d'un enseignement qu'ils ne connaissent pas, les premières choses qu'ils veulent savoir sont : où il est apparu, d'où il vient, qui l'a enseigné, etc. Cela est compréhensible, mais on ne peut pas dire que le Dzogchen appartienne à la culture d'un pays donné. Il y a par exemple un Tantra du Dzogchen, le Dr a Thelgyour Tsawai Gyii (Drâ Talgùr Zavai Gyûd), qui dit que l'on peut trouver les enseignements Dzogchen dans treize autres systèmes solaires ; on ne peut donc pas vraiment dire qu'ils appartiennent à la planète Terre, et encore moins à une culture particulière. Bien qu'il soit exact que la tradition du Dzogchen dont nous allons parler ait été transmise dans la culture du Tibet qui l'a accueillie depuis l'aube de son histoire, on ne peut cependant pas dire que le Dzogchen est tibétain, car l'état primordial n'a, lui, aucune nationalité, il est partout, omniprésent. Mais il est aussi vrai que partout les êtres sont entrés dans la vision dualiste qui bloque l'expérience de l'état primordial. E t lorsque des êtres réalisés ont tenté de leur communiquer l'expérience de l'état primordial, ils n'ont que rarement pu le faire complètement sans mots ou sans symboles : ils ont donc utilisé la culture de l'époque comme moyen de communication. Il est ainsi souvent arrivé à la culture et aux enseignements de s'entremêler. Dans le cas du Tibet, c'est à ce Les enseignements Dzogchen 43 point vrai qu'il n'est pas possible de comprendre la culture sans une compréhension des enseignements. Ce n'est pas que les enseignements Dzogchen furent particulièrement répandus ou connus au Tibet ; au contraire, ce fut toujours un enseignement quelque peu secret. Les enseignements Dzogchen sont l'essence de tous les enseignements tibétains, si directs qu'ils furent toujours tenus un peu cachés, et que les gens en avaient souvent un peu peur. De plus, il existait une tradition du Dzogchen au sein des antiques traditions Bon les traditions religieuses autochtones du Tibet avant l'arrivée du bouddhisme de l'Inde. Si donc nous considérons l'enseignement Dzogchen comme l'essence de toutes les traditions spirituelles du Tibet, à la fois bouddhistes et bon (bien que n'appartenant ni au bouddhisme ni au Bon), et si nous comprenons que les traditions spirituelles du Tibet sont l'essence de la culture tibétaine, nous pouvons alors utiliser l'enseignement Dzogchen comme une clé pour comprendre la culture tibétaine dans son ensemble. Dans cette perspective, on peut voir comment les divers aspects de la culture tibétaine sont apparus comme autant de facettes de la vision unifiée des êtres réalisés, les maîtres des traditions spirituelles. Tel un cristal au cœur de la culture, la clarté de l'état primordial, manifesté dans l'esprit de nombreux maîtres, a fait émaner les diverses formes de l'art, de l'iconographie, de l'astrologie et de la médecine tibétaine comme autant 44 Dzogchen et Tantra de rayons ou de reflets étincelants. Ainsi, en comprenant la nature du cristal, nous en viendrons à être capables de mieux comprendre le sens des rayons et des reflets qui en émanent. III Comment mon maître Tchangchoup Dordjé me montra le sens véritable de l'introduction directe Connaître le Dzogchen est comme se trouver au sommet de la plus haute montagne. Aucun niveau de la montagne ne demeure caché ou mystérieux et quiconque est sur ce plus haut sommet ne peut être conditionné par quelque chose ou par quelqu'un. Extrait d'un tantra du Dzogchen Upadesha Lorsque j'allai trouver mon maître Tchangchoup Dordjé, j'avais l'esprit plein de tout ce que j'avais appris dans les collèges monastiques. Je pensais que des initiations rituelles très élaborées étaient indispensables pour recevoir la transmission des enseignements et je demandai à Tchangchoup Dordjé de me donner une certaine initiation. Je le lui demandai chaque jour, pendant des jours et des jours, mais chaque fois il refusait. « A quoi bon ? disait-il. Tu as déjà reçu tant de ces initiations de tes autres maîtres. Ce type d'initiation n'est pas le principe des enseignements Dzogchen. La transmission n'a pas lieu que lors des ini- 46 Dzogchen et Tantra tiations formelles. » Mais, quoi qu'il dise, je restais fixé sur le type d'initiations rituelles parfaitement exécutées que les autres maîtres m'avaient toujours données. Ses réponses ne me satisfaisaient pas. Je voulais qu'il mette une coiffe appropriée, prépare un mandala, et me verse un peu d'eau sur la tête, ou quelque chose de ce genre. C'était ce que vraiment, sincèrement, je désirais, et il continuait à refuser. Mais j'insistai tant qu'il finit par accepter. Il me promit que, d'ici environ deux mois, le jour de Padmasambhava, le dixième jour du mois lunaire tibétain il me donnerait l'initiation que je voulais : la transmission de pouvoir de Samantabhadra et des divinités paisibles et irritées du Bardo 2. Le jour tant attendu arriva enfin. En fait, cette initiation n'est pas très compliquée et un maître expert en la matière l'eût accomplie très rapidement. Mais Tchangchoup Dordjé n'avait jamais reçu d'éducation académique et n'avait pas l'habitude de donner des initiations. Celle-ci lui prit environ de 9 heures du matin jusqu'à minuit. Pour commencer, il lui fallait se préparer en effectuant un rite d'auto-initiation. Cela lui demanda la matinée. Puis, il commença l'initiation qui m'était destinée. Mais, comme il n'avait aucune instruction au sens traditionnel, il ne put même pas lire le texte et je vis très vite qu'il ne savait pas faire toutes les choses rituelles qu'il était censé faire : ce n'était vraiment pas son style. Il avait eu recours pour l'assister à un disciple qui était, lui, un expert et qui avait préparé le mandala et les objets rituels. Alors ce disciple commença à lire le texte et à dire au maître ce qu'il devait faire. Mais chaque fois qu'il fallait faire un Tchangchoup Dordjé 47 certain geste ou mudrâ, Tchangchoup Dordjé ne sachant pas le faire, nous devions nous arrêter, le temps qu'il l'apprenne. Venait ensuite une longue invocation chantée, invoquant tous les maîtres de la lignée. Tout en chantant, le maître était censé jouer d'une cloche et d'un damaru (petit tambour). Quelqu'un coutumier de ces rituels peut accomplir cela très rapidement, mais Tchangchoup Dordjé n'en avait pas du tout l'habitude et toute la situation devint grotesque, une véritable bouffonnerie. D'abord, il demanda à son assistant ce que disaient les commentaires du texte. « Il est écrit ici, dit-il, que vous devez faire sonner la cloche. » Mon maître prit la cloche et, pendant près de cinq minutes, il la fit sonner encore et encore. Puis on lui dit qu'il fallait jouer du damaru (voir p. 86). Alors, il se mit à jouer de ce petit tambour encore et encore pendant cinq autres minutes. Puis, soudain, l'assistant dit : « Ah non ! en fait, il faut jouer de la cloche et du damaru ensemble. » Ce que fit le maître. Bien sûr, pendant ce temps, il avait oublié ce qu'il était supposé chanter et il lui fallut tout revoir à nouveau avec l'aide du disciple qui, lui, savait lire. Il ânonna ainsi toute l'initiation, ce qui lui prit toute la journée et une bonne partie de la soirée. Lorsqu'il eut fini, j'étais quasiment en état de choc. Je savais très bien comment une initiation devait être faite et cela n'y ressemblait en rien. Mais, si Tchangchoup Dordjé n'avait pas reçu d'instruction scolaire, c'était en revanche un grand pratiquant ; par le développement de sa pratique, il avait manifesté sagesse et clarté et, de ce fait, était véritablement un maître. 48 Dzogchen et Tantra Il était alors près de minuit et nous étions tous affamés. Ensemble, nous chantâmes le Chant du Vajra (voir p. 99) plusieurs fois. C'est un chant lent, semblable à un hymne, qui amène le pratiquant dans l'état de contemplation par l'intégration avec le son, sa structure syllabique entraînant, de plus, une respiration profondément relaxée. Ce chant est caractéristique de la façon dont le Dzogchen utilise les rituels. Nous récitâmes une courte Gana Pûja d'offrandes et nous mangeâmes. Après le repas, mon maître me donna une réelle explication du sens véritable de l'initiation et de la transmission et je réalisai que, malgré toutes les initiations formelles que j'avais reçues, je n'avais jamais pénétré leur signification véritable. Alors, pendant trois ou quatre heures sans interruption, Tchangchoup Dordjé me donna une véritable explication du Dzogchen. Ce n'était pas un enseignement intellectuel, mais une conversation amicale, simple et directe. La racine du mot « Bon » signifie « réciter » ou « chanter » : ce nom était donc donné à ceux qui récitaient des mantras ou pratiquaient des rituels. D'un point de vue historique, on ne peut pas vraiment parler d'une seule religion Bon mais plutôt d'un confluent de nombreux courants religieux et chamaniques. Le fait est qu 'il y a un lien étymologique entre le mot « Bon » et le mot tibétain pour Tibet, « Bôd », ce qui montre à quel point ces traditions étaient profondément enracinées et identifiées avec cette contrée. Les pratiques rituelles du Bon visent à permettre de dépasser le dualisme et de maîtriser le fonctionnement de l'énergie. Shenrab Miwo Cette planche représente Shenrab Miwo assis sur un trône de lotus et tenant un sceptre en forme de svastika, l'équivalent Bon du vajra bouddhiste, symbolisant la nature éternelle indestructible de l'énergie primordiale. Les plus anciens textes historiques dont nous disposons relatent qu 'un grand maître spirituel Bon, Shenrab Miwo, né en 1856 avant J.-C., réforma et synthétisa les divers courants Bon de l'époque, remplaçant les sacrifices d'animaux par l'usage de statuettes rituelles et introduisant la plus ancienne forme connue d'enseignements Dzogchen (Yândagbai Sembôn), une présentation moins élaborée que les trois séries de Garab Dordjé. 50 Dzogchen et Tantra Malgré toute mon éducation, c'était la première fois qu'un maître essayait réellement et de façon aussi directe de me faire comprendre quelque chose. Ce qu'il me dit alors, et la façon dont il l'exprimait, était exactement comme un tantra du Dzogchen dit spontanément à voix haute. Je savais que même un grand érudit n'aurait pu parler ainsi. Il parlait à partir de la clarté et non d'une simple compréhension intellectuelle. Ce jour-là, je sus que l'étude, jusqu'alors si importante à mes yeux, n'avait qu'une valeur secondaire. Je compris que le principe de la transmission ne consiste pas à effectuer simplement des rituels ou des initiations, ou à donner des explications intellectuelles. Ce jour-là, mes constructions mentales s'effondrèrent totalement et je vis comment toutes les idées qui m'avaient été inculquées au collège m'avaient enfermé jusqu'alors. La transmission est essentielle à l'introduction donnée dans le Dzogchen, et « l'introduction directe » que je reçus de Tchangchoup Dordjé ce jour-là et que je continuai à recevoir durant tout mon séjour auprès de lui était caractéristique de la façon dont les enseignements Dzogchen ont été transmis de maître à disciple, en une lignée, depuis Garab Dordjé (Gârab Dôrjé), le premier maître du Dzogchen, qui lui-même reçut la transmission par un contact visionnaire direct avec le Sambhogakâya (voir p. 195). Ce que nous connaissons maintenant comme les trois Séries des Enseignements Dzogchen fut enseigné pour la première fois sur cette planète et dans ce cycle temporel par Garab Dordjé, bien Tchangchoup Dordjé 51 qu'une forme plus simple et moins sophistiquée de Dzogchen ait été introduite dans les nombreux courants de la tradition Bon, de nombreuses années avant Garab Dordjé. Le grand maître Padmasambhava, qui vint après lui, est incontestablement plus connu, mais c'est de Garab Dordjé qu'il reçut la transmission, à la fois directement, en une transmission visionnaire au-delà du temps et de l'espace, et également en recevant les enseignements transmis par les disciples de sa lignée. Garab Dordjé était un être totalement réalisé qui manifesta une naissance Nirmânakâya (voir p. 193) d'être humain environ en 184 avant J.-C. dans le pays d'Orgyen, au nord-ouest de l'Inde. Il y passa sa vie, enseignant à la fois aux êtres humains et aux Dâkinîs. Avant d'entrer dans la réalisation du Corps de Lumière, il résuma les enseignements dans les Trois Principes parfois connus sous le nom des «Trois Testaments de Garab Dordjé ». La vie de Garab Dordjé Contrairement au Bouddha Shâkyamuni qui vécut avant lui, mais comme Padmasambhava, qui vint après lui, Garab Dordjé ne manifesta pas une naissance ordinaire. U n être réalisé peut choisir la manière, l'époque et le lieu de sa naissance d'une façon qui paraît impossible du point de vue limité de notre vision dualiste. La mère de Garab Dordjé, Sudharma, était la fille du roi d'Orgyen (Urgyân) et elle était nonne. Son enfant fut conçu lors d'une vision en méditation ; elle en fut à la fois ravie et 52 Dzogchen et Tantra confondue. À sa naissance, elle eut honte et peur qu'on ne pense du mal d'elle ou qu'on ne prenne son enfant pour un fantôme puisqu'il était né d'une vierge. Elle le cacha alors dans un puits à cendres. Lorsque, quelques jours plus tard, pleine de remords, elle y revint, elle trouva l'enfant en parfaite santé, radieux et jouant dans les cendres. D e ce jour, il fut admis que l'enfant était l'incarnation miraculeuse d'un grand maître et il fut élevé au palais du roi. Spontanément, sans qu'on les lui ait enseignés, il commença à réciter, comme de mémoire, des tantras essentiels à partir de sa grande clarté. Le roi trouva un tel agrément à sa compagnie qu'il le nomma « Praharsha Vajra », ce qui signifie «joyeux V a j r a » dans la langue d'Orgyen, une langue proche du sanscrit. E n tibétain, ce nom devint « Garab Dordjé ». À l'âge de sept ans, alors que tous les pandits érudits du royaume étaient rassemblés pour un débat, il les défit et révéla une compréhension plus grande que celle de chacun d'entre eux. Puis il leur transmit des enseignements Dzogchen, et rapidement la nouvelle se propagea qu'un jeune enfant considéré comme la réincarnation d'un grand être vivait dans le pays d'Orgyen et donnait un enseignement au-delà de la loi de cause et d'effet. Lorsque la nouvelle arriva en Inde, elle y causa un grand émoi parmi les pandits. Ceux-ci décidèrent alors que le plus érudit d'entre eux, qui s'appelait Manjushrîmitra et était extrêmement habile en logique et en controverse, conduirait un groupe chargé de vaincre en débat ce jeune impudent. Garab Dordjé Les trois principes de Garab Dordjé l'enseignement Dzogchen dans 1. L'introduction directe à l'état primordial est transmise tout de suite par le maître. Celui-ci demeure toujours dans l'état primordial et la présence de cet état se communique au disciple quelle que soit la situation ou l'activité qu'il partage avec le maître. 2. Ne pas demeurer dans le doute: le disciple entre dans la contemplation non duelle et, faisant ainsi l'expérience de l'état primordial, n'a plus aucun doute à son sujet. 3. Continuer dans l'état de contemplation non duelle, amenant la contemplation dans chaque action, jusqu'à ce que l'état qui est la véritable condition de chaque individu, mais demeure obscurci par la vision dualiste, soit réalisé, rendu réel. L'on continue ainsi jusqu'à la réalisation totale (p. 194). _ 54 Dzogchen et Tantra Mais lorsque Manjushrîmitra arriva, il se rendit compte que la réalisation de l'enfant allait bien audelà de sa propre compréhension intellectuelle. Il vit que celui-ci était véritablement un grand maître et qu'il ne pouvait mettre en défaut son enseignement. Il éprouva alors un profond repentir et avoua à Garab Dordjé qu'il n'était venu le voir que dans la seule intention d'argumenter avec lui et de le vaincre en débat. Garab Dordjé lui pardonna et continua à l'enseigner. Mais il demanda à Manjushrîmitra que lui, le plus grand érudit bouddhiste de son temps, écrive un texte exposant l'argument de l'enseignement grâce auquel Garab Dordjé l'avait vaincu. Ce texte existe encore à ce j o u r 3 . Dire que l'enseignement de Garab Dordjé est au-delà de la loi fondamentale du karma, la loi de cause et d'effet, tout en étant néanmoins un enseignement parfait, peut paraître en contradiction avec l'enseignement du Bouddha. Pour comprendre cela, il faut considérer le célèbre « Sûtra du Cœur », qui résume l'essentiel des longs sûtras de la Prajnâpâramitâ. Ce sûtra proclame l'enseignement sur la nature de « Shûnyata », la vacuité ou le vide, et fait la liste des éléments avec lesquels nous constituons notre réalité, en affirmant que chacun d'eux est vide. Ainsi, le sûtra expose la vacuité des fonctions des sens et de leurs objets, répétant la formule : « ... et ainsi, parce que chaque phénomène est en essence vide de nature propre, l'œil ne peut être dit avoir une existence indépendante et, de la même façon, il n'existe en réalité rien de tel qu'une oreille, un nez... ni la faculté de voir, ni d'entendre, ni de sentir... », et ainsi de suite. Puis tous les élé- Tchangchoup Dordjé 55 ments qui sont au centre même de l'enseignement du Bouddha sont niés de la même façon dans l'intention de montrer leur vacuité essentielle et le sûtra dit que, du point de vue de la vacuité, « il n'y a pas de karma, pas de loi de cause et d'effet ». Dans ce même sûtra, il est écrit que cet enseignement fut donné, à la requête du Bouddha luimême, par le grand Bodhisattva 4 Avalokitesvara à un autre grand Bodhisattva, Sharipûtra. Il est rapporté à la fin du sûtra que toute l'assemblée se réjouit de cet enseignement et que le Bouddha loua grandement les paroles d'Avalokitesvara. Au cœur même des enseignements du Bouddha, il existe donc un enseignement au-delà de la cause et de l'effet et, en vérité, au-delà de toute limite. Garab Dordjé eut de nombreux disciples tant parmi les êtres humains que parmi les Dâkinîs et continua d'enseigner tout au long de sa vie. Finalement, avant de dissoudre son corps dans l'essence des éléments et d'entrer dans la réalisation du corps de lumière, il résuma ses enseignements dans les « Trois Principes ». Les Trois Principes de Garab Dordjé, les Trois Séries des enseignements Dzogchen et autres groupes de trois Bien que leur but ne soit pas de développer l'intellect mais d'amener au-delà, dans l'état primordial, les enseignements Dzogchen renferment une structure précise et cristalline d'explications interreliées. 56 Dzogchen et Tantra Les Trois Principes de Garab Dordjé commencent avec l'introduction directe, la transmission directe de l'état primordial du maître au disciple. Cette transmission elle-même n'appartient pas au domaine de l'intellect. Mais il existe trois modes selon lesquels l'introduction peut être présentée. Elle peut être directe, symbolique ou orale. Ces trois modes de présentation sont eux-mêmes fondamentalement caractéristiques de ce que l'on appelle les Trois Séries des enseignements Dzogchen : le Men ngak dé (Mannagdé) ou Série essentielle, le Longdé ou Série de l'espace et le Semdé ou Série de la nature de l'esprit. Un diagramme de ces Trois Séries est également inclus dans ce livre (p. 128) et montre l'approche particulière à chacune. Il ne faut pas voir dans ces Trois Séries trois niveaux, trois divisions, ou trois écoles. Ce sont trois modes de présentation de l'introduction et trois méthodes de pratique. Toutes visent à amener le pratiquant dans « l'état de contemplation » et toutes sont des enseignements Dzogchen. La division des enseignements de Garab Dordjé en Trois Séries fut réalisée par Manjushrîmitra, le principal disciple de Garab Dordjé, et continuée par les maîtres ultérieurs. Le Men ngak dé, constituant la « Série essentielle », travaille plus particulièrement selon le principe de l'introduction directe, le Longdé ajoute une dimension d'introduction symbolique et le Semdé une introduction orale. Ainsi, chaque série a sa façon spécifique de présenter l'introduction à la contemplation et à l'état primordial mais c'est le même état qui est transmis directement dans chacune des séries. Tchangchoup Dorajé 57 On peut dire que c'est véritablement le Semdé qui est la base fondamentale pour la transmission des enseignements Dzogchen, alors que le Longdé développe les points principaux du Semdé ; et on peut dire que le Men ngak dé est l'essence du Semdé et du Longdé, condensé par les maîtres en fonction de leur expérience et selon leurs découvertes, « Terma » (ou « Derma ») 5. Le Semdé a parfois été quelque peu éclipsé par la présentation du Men ngak dé, et il a périodiquement été nécessaire de réaffirmer son importance. IV Le Dzogchen en relation avec les divers niveaux de la Voie bouddhique Abandonne toute action négative ; Agis toujours parfaitement selon la vertu ; Développe une maîtrise totale de ton propre esprit : Ceci est l'enseignement du Bouddha. Bouddha Shâkyamuni Si une pensée s'élève. Observe cela qui s'élève ; Si aucune pensée ne s'élève, Observe cet état calme. Les deux moments sont également vides. Garab Dordjé Il sera utile à la compréhension du Dzogchen de le considérer par rapport à l'éventail des diverses autres voies spirituelles du bouddhisme en général ; toutes sont également précieuses, toutes ont été enseignées pour le bénéfice des êtres selon leurs diverses capacités et toutes ont pour but de chercher à dépasser le problème de la dualité. Lorsque l'individu entre dans le dualisme, il développe un soi subjectif, ou ego, qui fait l'expérience d'un m o n d e extérieur à lui et essaie sans cesse de manipuler ce m o n d e pour en obtenir satisfaction et sécurité. 60 Dzogchen et Tantra Mais il n'est jamais possible d'obtenir satisfaction et sécurité de cette façon, car tous les phénomènes apparemment extérieurs sont impermanents et la véritable cause de la souffrance et de l'insatisfaction est cette sensation fondamentale d'incomplétude qui est la conséquence inévitable de la condition dualiste. Le Bouddha était un être totalement réalisé qui manifesta une naissance humaine en Inde au v e siècle avant J.-C. afin d'enseigner les autres êtres humains par ses paroles et l'exemple de sa vie. La souffrance est une chose très concrète que tout le monde connaît et cherche à éviter. Dans son premier enseignement, les célèbres « Quatre Nobles Vérités », le Bouddha commença en parlant de la souffrance. La première vérité attire notre attention sur le fait que nous souffrons, et montre l'insatisfaction fondamentale inhérente à notre condition ; la seconde vérité explique la cause de l'insatisfaction, qui est l'état d'être dualiste, résultat de notre attachement aux phénomènes et aux désirs qui nourrissent l'existence d'un ego séparé de la totalité intégrée de l'univers ; la troisième vérité enseigne la possibilité de la cessation de cette souffrance par un retour à l'expérience de l'intégration dans le dépassement du dualisme ; et la quatrième vérité explique l'existence d'une voie vers la cessation de la souffrance, qui est la voie qu'enseigna le Bouddha. Dzogchen et Voie bouddhique 61 SÛTRA Toutes les traditions s'accordent sur ce problème fondamental de la souffrance mais ont des méthodes différentes pour le traiter et ramener l'individu à l'expérience de l'Unité primordiale. Hinayâna : la Voie de la renonciation La tradition Hinayâna du bouddhisme suit la Voie de la renonciation qui fut enseignée par le Bouddha historique, puis ultérieurement consignée par écrit dans ce qu'on appelle les « sûtras ». L'ego y est considéré comme un arbre vénéneux et la méthode appliquée revient à en arracher les racines une à une. On doit vaincre les habitudes et les tendances considérées comme négatives et faisant obstacle à la libération. Il y a donc, à ce niveau, de nombreuses règles de comportement, gouvernées par des vœux qui réglementent toutes les actions. L'idéal est celui du moine ou de la nonne qui prend un nombre maximum de vœux. Mais, en tout état de cause, que ce soit pour un moine ou pour un laïc, la façon ordinaire de se comporter est considérée comme impure. On doit y renoncer afin de se recréer, à travers le développement des différents niveaux de la méditation, en un être pur qui, parvenu au-delà des causes de la souffrance, est un Arhat et ne revient plus dans le cycle des naissances et des morts de l'existence conditionnée. Mahâyâna Chercher ainsi son propre salut en allant au-delà de la souffrance, alors que d'autres continuent à I Bouddha Shâkyamuni, le Bouddha historique Dzogchen et Voie bouddhique 63 souffrir, n'est pas vraiment un idéal du point de vue du Mahâyâna. Ici, on considère qu'on doit travailler à un bien plus vaste, faire passer le souhait de la réalisation de tous les autres avant sa propre réalisation, et revenir continuellement dans le cycle de la souffrance pour aider les autres à la dépasser. Quelqu'un qui pratique ainsi est appelé un « Bodhisattva ». Le Hinayâna, ou « Petit Véhicule », et le Mahâyâna, ou « Grand Véhicule », appartiennent tous deux à la Voie de la renonciation, mais diffèrent dans les caractéristiques de leur approche. Couper les racines d'un arbre une à une prend du temps et le Mahâyâna s'efforce plutôt de couper la racine principale puis laisse les autres se dessécher d'elles-mêmes. Il développe en l'individu une compassion suprême, tout en tâchant de lui faire réaliser la vacuité essentielle de tous les phénomènes et de l'ego, ce qui est aussi le but du Hinayâna. Dans le Mahâyâna, l'intention derrière les actions est considérée comme aussi importante que les actions elles-mêmes. En ceci l'approche est différente de celle du Hinayâna, qui consiste à gouverner toutes les actions par des vœux. Une histoire illustre fort bien cette différence. Un marchand fortuné, disciple du Bouddha, partit, en compagnie de ses serviteurs et d'autres marchands, pour une île célèbre pour ses pierres précieuses. Sur le chemin du retour, le marchand apprit qu'un des passagers du bateau projetait de tuer les trois cents autres personnes à bord afin de s'emparer de la cargaison de joyaux. Le marchand connaissait cet homme et le savait effectivement Dzogchen et Tantra 64 capable de tuer tous ces gens. Il se demanda quoi faire. Finalement, bien qu'ayant pris, auprès du Bouddha, le vœu de ne jamais ôter la vie d'un être, il n'eut d'autre choix que de tuer le voleur. Il avait extrêmement honte de ce qu'il avait fait et, dès qu'il rentra chez lui, il alla voir le Bouddha pour lui confesser sa mauvaise action. Mais le Bouddha lui dit qu'il n'avait rien fait de mal, son intention n'ayant pas été de prendre la vie mais, au contraire, de la sauver. De plus, il avait non seulement sauvé la vie de trois cents personnes, mais il avait aussi évité au voleur le très mauvais karma de tous ces assassinats : il avait donc en réalité fait une bonne action. Dans le Mahâyâna, l'intention induisant les actions est considérée comme d'une telle importance que toute pratique est entreprise pour le bien des autres. Le bouddhisme Zen est une voie du Mahâyâna et, comme on dit souvent que c'est une méthode « non graduelle », les gens pensent fréquemment que ce doit être la même chose que le Dzogchen, qui est aussi non graduel ; mais leurs méthodes, ainsi que les résultats obtenus, sont fondamentalement différents \ On peut considérer les deux niveaux de la Voie de la renonciation, le Hinayâna et le Mahâyâna, comme travaillant au niveau du corps. TANTRA Le Tantra, par contre, travaille au niveau de la voix ou énergie. L'énergie est, à l'évidence, moins concrète que le corps et moins facile à percevoir. Il est plus difficile de comprendre l'énergie et son Dzogchen et Voie bouddhique 65 fonctionnement que de comprendre le simple fait de la souffrance. Un degré plus élevé de capacité est, par conséquent, nécessaire pour pratiquer le Tantra. Le Vajrayâna. Les Tantras externes : la Voie de la purification Le terme « Tantra » en est venu à être utilisé pour indiquer un type de textes contenant un enseignement tantrique, mais le sens véritable du mot est « continuation » : bien que les phénomènes soient vides, ils continuent néanmoins à se manifester. Toutes les méthodes tantriques travaillent avec cette continuation, prenant la vacuité de tous les phénomènes, vers laquelle tendent les Sûtras, comme point de départ. Du point de vue des Sûtras, la dimension relative est un obstacle auquel il faut renoncer afin de réaliser le niveau absolu de la vacuité. Le Tantra, lui, utilise le relatif pour nourrir le progrès sur la Voie qui amène à le dépasser, et son attitude envers les passions, auxquelles renoncent les Sûtras, est exprimée par le proverbe tantrique : « Plus il y a de bois (les passions), plus il y a de feu (la réalisation). » On distingue les Tantras externes et internes, aussi appelés Tantras inférieurs et supérieurs. Ces deux niveaux de Tantras utilisent la visualisation comme principale méthode mais les Tantras externes commencent par un travail au niveau du comportement extérieur pour amener une purification de la pensée et de l'action qui prépare à recevoir la sagesse. Les Tantras externes commencent donc avec ce 66 Dzogchen et Tantra que l'on appelle la Voie de la purification, le premier stade du Vajrayâna ou « Véhicule indestructible ». La Voie de la transformation Le second stade du Vajrayâna est la Voie de la transformation, qui débute avec le premier niveau des Tantras internes. Ces Tantras internes ont également pour base la vacuité des phénomènes mais ils utilisent principalement un yoga interne, travaillant sur le système énergétique subtil du corps pour induire une transformation de toute la dimension de l'être du pratiquant dans la dimension de l'être réalisé visualisé dans la pratique. Ces méthodes furent enseignées par le Bouddha, dans un « corps de manifestation » plutôt que dans son corps physique, ainsi que par d'autres manifestations du Sambhogakâya. La transmission des Tantras est originellement reçue à travers une manifestation de la dimension du Sambhogakâya qui apparaît à un maître possédant une clarté visionnaire suffisante pour percevoir cette dimension. E t la manifestation est, en elle-même, la méthode de pratique utilisée dans le Tantra. Le pratiquant est initié à la pratique par le maître, puis par la visualisation et la réintégration de sa propre énergie subtile, il suit l'exemple de la transmission originelle et se manifeste sous la forme de la déité ; entrant dans la dimension pure du mandala, il réalise ainsi le Sambhogakâya, transcendant la dimension mondaine des éléments grossiers qui sont transformés en leurs essences. À sa mort, il entre dans la dimension de lumière et de couleur qui est l'essence des éléments et, dans Dzogchen et Voie bouddhique 67 cet état d'être purifié, bien que n'étant pas actif au sens individuel, il reste capable d'œuvrer pour le bien des autres êtres. On dit qu'un pratiquant avancé du tantrisme est comme un bébé aigle qui est prêt à voler dès qu'il sort de l'œuf : dès qu'il meurt, à l'instant même, sans entrer dans le Bardo ou état intermédiaire (voir note 2 du chap. III), il se manifeste comme la divinité dont il a accompli la pratique durant sa vie. Cette réalisation est clairement différente de la simple cessation du cycle des naissances et des morts que l'on cherche à atteindre dans la pratique des Sûtras. Toutefois, développer une maîtrise de l'énergie interne et un pouvoir de concentration suffisants exige de longues années de retraite solitaire; c'est une méthode très difficile à réaliser dans la vie quotidienne, mais plus rapide que la Voie de la renonciation, dont la réalisation nécessite de nombreuses existences. DZOGCHEN La Voie de Vautolibération Le Dzogchen n'est ni le Sûtra ni le Tantra. La base de la transmission du Dzogchen est l'« introduction » et non la « manifestation » comme dans le Tantra. Ses pratiques principales travaillent directement au niveau de l'esprit pour amener l'individu dans l'« état primordial », qui est introduit par le maître, état que l'on continue jusqu'à la réalisation du « Grand Transfert » ou du « Corps de lumière ». Nous parlerons de ces réalisations et de celles aux- 68 Dzogchen et Tantra quelles conduisent les pratiques des Sûtras et des Tantras dans le chapitre sur le « Fruit » de l'enseignement Dzogchen (voir chap. VIII). Bien que cet enseignement fonctionne principalement au niveau de l'esprit, il existe aussi des pratiques de la voix et du corps dans le Dzogchen, mais elles sont secondaires par rapport à la pratique de la contemplation non duelle, et utilisées pour amener le pratiquant dans cet état. Seule cette contemplation peut véritablement être appelée Dzogchen, mais un pratiquant peut utiliser toutes les pratiques d'un quelconque niveau des Sûtras ou des Tantras, si elles s'avèrent nécessaires pour éliminer ce qui fait obstacle à l'état de contemplation. La méthode spécifique du Dzogchen est appelée la Voie de l'autolibération. Pour l'appliquer, il n'y a rien à quoi on doive renoncer, rien à purifier ni rien à transformer. La vision karmique qui apparaît, quelle qu'elle soit, est utilisée comme la Voie. Le grand maître Padampa Sangyé (Pa Dâmba Sangyâs) a dit : « Ce ne sont pas les circonstances apparaissant comme vision karmique qui conditionnent une personne dans l'état dualiste ; c'est l'attachement de cette personne qui permet à ce qui apparaît de la conditionner. » Pour rompre avec cet attachement de la façon la plus rapide et la plus effective, la capacité de l'esprit à s'autolibérer doit être mise en action. Le terme « autolibération » ne doit toutefois pas faire croire qu'il y ait une sorte de « soi » où d'« ego » à libérer. Ainsi que nous l'avons déjà dit, c'est, au niveau du Dzogchen, un postulat fondamental que tous les phénomènes sont vides de Dzogchen et Voie bouddhique 69 nature propre. « Autolibération », au sens du Dzogchen, signifie que tout ce qui se manifeste dans le champ de l'expérience du pratiquant est laissé libre de se manifester tel quel, sans être jugé bon ou mauvais, beau ou laid. Et, à ce moment même, s'il n'y a pas d'attachement, sans effort et même sans volonté, ce qui s'élève, pensée ou événement apparemment extérieur, se libère automatiquement de lui-même et par lui-même. En pratiquant ainsi, les graines de l'arbre empoisonné de la vision dualiste n'ont jamais l'occasion de germer et encore moins de prendre racine. Ainsi, le pratiquant vit sa vie d'une façon ordinaire, sans avoir besoin d'autres règles que sa propre conscience, mais il demeure toujours dans l'unité primordiale et intègre à son état tout ce qui apparaît et dont il fait l'expérience, et sans qu'aucune attitude extérieure signale qu'il pratique. C'est ce que l'on entend par le nom de Dzogchen qui signifie « Grande Perfection », et c'est ce que l'on entend par contemplation non duelle, ou simplement contemplation. Bien que, durant mes études au collège monastique au Tibet, j'aie eu l'occasion d'étudier et de pratiquer toutes les diverses voies, mon maître Tchangchoup Dordjé m'aida à comprendre la valeur particulière de l'enseignement Dzogchen et je suis donc particulièrement intéressé à l'enseigner. Le tableau suivant résume les diverses voies du Sûtra, les niveaux du Tantra et du Dzogchen. Il est inclus ici pour présenter de façon claire la plupart des termes généralement usités. Malgré son utilité, ce tableau ne doit pas induire chez le lecteur l'idée Dzogchen 70 et Tantra erronée qu'il implique une hiérarchie des enseignements avec, au sommet, le Dzogchen. E n fait, la disposition pourrait être inversée, avec le Dzogchen en bas ; ou bien le tableau tel qu'il est pourrait être lu à partir du bas, ce qui est l'ordre dans lequel les voies graduelles sont présentées et pratiquées, la pratique de chaque stade devant être achevée avant que le suivant puisse être approché. Le Dzogchen diffère de ces voies graduelles en ce que le maître introduit le disciple directement à la « Grande Perfection » qui est le cœur de toutes ces voies. Mais la raison pour laquelle il existe tant de voies est qu'ainsi il existe un enseignement adapté à la capacité de chaque individu. Par exemple, pour quelqu'un à qui l'enseignement des Sûtras correspond le mieux, c'est cet enseignement qui est pour lui le plus élevé, puisque c'est celui qui, pour lui, fonctionnera le mieux. Tout usage du mot « élevé » ou « le plus élevé » à propos du Dzogchen doit être compris dans ce sens. Résumé des méthodes des diverses voies du Sûtra, du Tantra et du Dzogchen DZOGCHEN Ni Sûtra ni Tantra, le Dzogchen ne se conçoit pas comme le point culminant d'une quelconque hiérarchie de niveaux et n'est pas une voie graduelle. Le Dzogchen est la Voie de l'autolibération, et non de la transformation. Il ne fait donc Dzogchen et Voie bouddhique 71 pas de la visualisation une pratique principale ; mais étant au-delà des limites, les pratiques de tous les autres niveaux peuvent être utilisées comme pratiques secondaires. La pratique principale du Dzogchen consiste à entrer directement dans la contemplation non duelle et à y demeurer, en continuant à l'approfondir jusqu'à atteindre la réalisation totale. TANTRA Les divers niveaux du Tantra sont ceux des pratiques du Vajrayâna et fonctionnent à partir du principe de la vacuité de tous les phénomènes : Shûnyata. Tous travaillent sur ce principe en utilisant la visualisation, mais la visualisation est utilisée différemment à chaque niveau, dans le but de réintégrer l'énergie de l'individu avec celle de l'univers. Les Tanîras supérieurs ou internes Ces Tantras sont divisés en trois niveaux dans l'école Nyingmapa : 1. Ati Yoga (Yoga primordial) On ne trouve l'Ati Yoga et l'Anu Yoga que dans l'école Nyingmapa (Nfnmaba). L'Ati Yoga est le stade final de l'Anu Yoga, sommet des neuf stades de la voie graduelle telle qu'elle est conçue dans cette école ; l'Ati Yoga est aussi appelé Dzogchen et c'est la Voie de l'autolibération. 2. Anu Yoga (Yoga parfait) L'Anu Yoga utilise une méthode de visualisa- 72 Dzogchen et Tantra tion qu'on ne trouve que dans l'école Nyingmapa. La visualisation est manifestée instantanément et non construite progressivement. On se visualise soi-même comme étant la déité et la sensation est plus importante que les détails. 3. Mahâ Yoga (Grand Yoga) Alors que dans l'école Nyingmapa le sommet de la Voie de la transformation est l'Ati Yoga, dans les trois autres écoles la pratique du Mahâ Yoga, qui implique une visualisation graduelle, détail par détail, amène à l'état du Mahâmudrâ (le Grand Sceau ou Geste). Cet état n'est pas différent de l'état du Dzogchen, ou de l'Ati Yoga, bien que la méthode utilisée le soit. Les Tantras externes ou inférieurs 1. Yogatantra Ici, l'on se visualise comme étant soi-même la déité et l'on commence le travail avec l'énergie subtile du corps en utilisant le Yoga interne qui se poursuit dans tous les niveaux décrits ci-dessus de la Voie de la transformation. 2. Upayatantra (Tantra neutre ou intermédiaire) La « déité » ou l'être réalisé est visualisé ici comme extérieur à soi-même, bien que comme un égal, et l'on travaille dans une certaine mesure avec le Yoga interne aussi bien qu'avec les actions extérieures. 3. Kriyatantra (Tantra de l'action) C'est le niveau de la Voie de la purification et, ici, l'on visualise la déité comme extérieure à soi Dzogchen et Voie bouddhique 73 et supérieure à soi. On travaille avec les actions extérieures pour se purifier et devenir apte à recevoir la sagesse des êtres réalisés et pour se préparer à travailler avec les niveaux supérieurs du Tantra. SÛTRA La Voie de la renonciation Le Hinayâna et le Mahâyâna conduisent à l'expérience de Shûnyata, la vacuité, qui est le postulat de base du Tantra et son point de départ. La voie graduelle insiste sur l'importance des Sûtras avant d'accéder aux niveaux supérieurs. C'est principalement le grand maître du ixe siècle après J.-C., Padmasambhava, qui permit aux enseignements bouddhistes de s'établir au Tibet où, auparavant, les pratiquants chamanistes des traditions locales Bon leur avaient fait obstacle. Padmasambhava était un être totalement réalisé qui manifesta une naissance extraordinaire en Orgyen où il reçut la transmission du Dzogchen directement de Garab Dordjé par un contact visionnaire, ainsi que par l'intermédiaire des disciples de sa lignée spirituelle. Il voyagea ensuite en Inde, où il reçut et maîtrisa toutes les pratiques tantriques qui y étaient alors enseignées. Il développa la capacité de se transformer en n'importe quelle forme de son choix, ainsi que tous les autres « siddhis » ou pouvoirs qui peuvent se manifester lorsque la condition dualiste a été dépassée. Ainsi, lorsqu'il fut invité à se rendre au Tibet pour y accroître la diffusion des enseignements bouddhiques, il fut capable, grâce à ses pouvoirs supérieurs, Padmasambhava de vaincre les énergies négatives qui leur faisaient obstacle. Chaque lieu a ses énergies dominantes ; les prêtres chamans Bon avaient la capacité de diriger les diverses énergies dominantes du Tibet et ils Dzogchen et Voie bouddhique 75 avaient utilisé ce pouvoir pour faire obstacle à l'établissement des enseignements bouddhiques. Padmasambhava se manifesta sous diverses formes pour contrôler lui-même les énergies dominantes locales, et leur faire protéger les enseignements bouddhistes dont elles devinrent les protecteurs. Toutefois, étant au-delà de toute limite, il ne considéra pas nécessaire de rejeter les éléments valables des traditions locales du Tibet, mais créa, au contraire, les conditions d'une intégration entre le bouddhisme et la culture locale, avec ses systèmes sophistiqués de cosmologie, d'astrologie, de rituels et de médecine, de la même façon que le Bouddha Shâkyamuni avait enseigné dans le cadre de la culture indienne de son époque, l'utilisant pour communiquer une chose qui est, en essence, au-delà de la culture. Ainsi, grâce à l'action et à l'influence de Padmasambhava, vint à exister ce grand confluent des traditions spirituelles d'Orgyen, de l'Inde, et des sources Bonpo locales, que l'on reconnaît maintenant comme la forme spécifiquement tibétaine du bouddhisme. Les premiers disciples de Padmasambhava au Tibet ne se considéraient pas comme une école ou une secte. Ils étaient simplement des pratiquants du bouddhisme tantrique et du Dzogchen 2 . Mais lorsque ensuite vinrent d'autres traditions de pratiques, suivant des lignées différentes de transmission venant de maîtres tantriques indiens, et que celles-ci se développèrent en écoles, les disciples originels de Padmasambhava furent appelés les Nyingmapa, c'est-à-dire les « Anciens » ou l'« Ancienne École ». Gourou Drakpo Gourou Drakpo est un Heruka et l'une des principales formes courroucées sous lesquelles Padmasambhava s'est manifesté pour accomplir des actes de pouvoir. _ Simhamukhâ La Dâkinî Simhamukhâ est une autre des principales manifestations courroucées de Padmasambhava. 78 Dzogchen et Tantra Il faut toutefois éviter l'erreur de penser que les enseignements Dzogchen sont ou appartiennent à une école ou à une secte. « Dzogchen » signifie toujours l'état primordial. Cet état se transmet en une lignée de maître à disciple, et les membres de cette lignée se trouvent dans toutes les écoles du bouddhisme tibétain, ou chez les pratiquants du Bon, ou en dehors de toute école ou secte. Quelques exemples le montrent clairement. Mon maître, Tchangchoup Dordjé, était sans limites et ne dépendait d'aucune école. Tout en ayant reçu la transmission de son maître principal Nyak la Péma Dudul (Ngalà Padma Duddùl), il reçut aussi certains enseignements Dzogchen d'un maître Dzogchen Bonpo. Un enseignement Dzogchen existe dans les traditions Bon depuis l'aube de l'histoire tibétaine, bien que cette tradition ne soit pas aussi développée que celle introduite par Garab Dordjé. Les Nyingmapa, ou les « Anciens », la plus ancienne des quatre écoles du bouddhisme tibétain, ont intégré très tôt les enseignements Dzogchen, et les présentent encore aujourd'hui. Le Dzogchen en est venu à être tellement identifié à la tradition Nyingmapa que beaucoup ont cru, à tort, que le Dzogchen n'appartenait qu'à cette école. De très nombreux représentants du Dzogchen se sont effectivement manifestés tout au long de l'histoire de l'école Nyingmapa, tels que — à des époques relativement récentes — Longchen Rabjampa (Lônqen Rabjamba) (1308-64) et Jigmé Lingpa (Jigmed Lmba) (1729-98), qui furent parmi les plus grands érudits, historiens et maîtres spirituels du Tibet. Mais un autre grand pratiquant du Dzogchen fut Dzogchen et Voie bouddhique 79 à la tête de l'école Karma Kagyù : Rangdjoung Dordjé (Ranjyùn Dôrjé) (1284-1339), le troisième Karmapa (Garmaba), qui intégra les enseignements du Mahâmudrâ transmis dans la lignée de son école avec la tradition Ati Yoga du Dzogchen transmise par les Nyingmapa. La transmission des enseignements ainsi intégrés continue encore à ce jour dans l'école Kagyù. L'école Sakyapa se développa au cours de la même période que l'école Kagyù, suivant d'autres lignées de transmission reçues de la tradition des Mahâsiddha indiens. Mon oncle Khyentsé Tchokyi Wangchouk (Kyènze Qosgi Wânqyug), abbé de cette école, était un remarquable exemple de pratiquant Dzogchen parmi les Sakyapa. L'école la plus récente, les Gélougpa, se développa à partir d'un mouvement de réforme et de distanciation de ce qui était perçu comme les excès du tantrisme. Elle se concevait comme un retour aux enseignements des sûtras, réaffirmant leur importance et celle de la stricte observance du Vinaya, les règles monastiques tracées par le Bouddha. On pense donc souvent que l'idéal Gélougpa doit être très éloigné du Dzogchen. Il y a pourtant eu de nombreux maîtres Dzogchen dans cette école, y compris le grand cinquième Dalaï Lama, Gyalchok Nawa (Gyâlqog Nâba) (1617-82). Il fut le premier Dalaï Lama à détenir la position de dirigeant temporel du Tibet en plus du rôle spirituel qu'avaient ses prédécesseurs. C'est lui qui commença la construction du Potala sous sa forme actuelle. Il pratiquait le Dzogchen en secret, afin de ne pas compromettre sa position politique. Les maîtres ayant une allégeance principale à Planche tibétaine du grand cinquième Dalaï Lama, Gyalchok Nawa (1617-82), le premier chef de l'école Gélougpa à être aussi le souverain temporel du Tibet. Il pratiquait le Dzogchen en secret. Planche tibétaine du troisième Karmapa, Rangdjoung Dordjé (1284-1339), chef de l'école Kagyii, qui intégra les traditions du Mahâmudrâ et du Dzogchen. 82 Dzogchen et Tantra une école, tout en maintenant parfaitement cet engagement, reçoivent en général librement la transmission d'autres traditions, et la vie et la culture spirituelles du Tibet ont été grandement enrichies par ces croisements entre les différentes traditions. V Avec mes deux oncles, qui étaient des maîtres Dzogchen Dépasse tout d'abord, la confusion de l'étude Puis réfléchis au sens de ce qui a été appris Et enfin médite sa signification selon les instructions reçues Milarepa Au Tibet, on trouvait des maîtres de toute situation sociale, mais ils avaient généralement quatre principaux styles de vie. Il y avait les moines qui vivaient dans des monastères, les laïcs qui demeuraient dans des villages, et d'autres qui, vivant en nomades sous la tente, voyageaient avec leurs disciples et parfois leurs troupeaux enfin les yogis vivant le plus souvent dans des grottes. J'ai personnellement reçu la transmission, non seulement de mon maître principal, mais aussi de beaucoup d'autres, parmi lesquels mes deux oncles. Mon oncle Tokden (Dogdân) était un grand yogi, un pratiquant du Dzogchen. C o m m e Tchangchoup Dordjé, il n'était lié à aucune école et n'avait reçu aucune éducation scolaire. Dans le cas de Tokden, c'était parce que ses parents avaient décidé, quand il était très jeune, qu'il serait orfèvre ; toute son éducation avait ainsi eu pour but de le préparer à son métier d'artisan. 84 Dzogchen et Tantra Mais un jour, il fut atteint d'une grave maladie mentale et aucun médecin ne put le soigner. Finalement, on l'emmena voir un maître Dzogchen de cette époque, Adzom Droukpa, et à la suite du contact avec ce maître, non seulement il guérit de sa maladie, mais il devint un pratiquant sérieux, un yogi qui passait tout son temps en retraite solitaire dans des grottes isolées en haut de montagnes où rôdaient jaguars et léopards. Enfant, j'étais parfois autorisé à rester avec lui, et je me souviens que les léopards étaient particulièrement gourmands de beurre ; la nuit, ils essayaient de ramper furtivement dans la grotte où Tokden entreposait sa nourriture, pour s'en délecter. C'est dans ces grottes que, très jeune, je commençai à apprendre le Yantra yoga, simplement en imitant les mouvements de Tokden. J'avais trois ans la première fois, et je me souviens encore de mon oncle, pratiquant le Yantra pendant des heures, totalement nu, tandis que je m'amusais parfois, comme les enfants de cet âge, à donner des claques ou des coups de pied sur le derrière nu de mon oncle, qui continuait imperturbablement sa pratique. Lorsque je fus un peu plus âgé, j'appris le sens de ce qu'il faisait. Tokden avait les cheveux longs et une grande barbe broussailleuse et, quand plus tard j'arrivai en Occident, je trouvai qu'il ressemblait de façon frappante aux portraits de Karl Marx, mis à part qu'il ne portait pas de lunettes. Il était un de ces pratiquants reconnus comme maîtres du fait des qualités qu'ils manifestent en résultat de leur pratique, plutôt que reconnus comme la réincarnation de maîtres antérieurs. Mes oncles, maîtres Dzogchen 85 Lorsqu'on l'envoya pour la première fois voir Adzom Droukpa, il était si perturbé qu'il ne comprenait aucun des enseignements qui étaient donnés. C'était lors d'une retraite qui avait lieu tous les ans, l'été, sur les hauts plateaux parmi les pâturages, dans un village de tentes qui, comme un campement de nomades, était dressé pour la durée de la retraite. Avant la fin de celle-ci, grâce à Adzom Droukpa, Tokden avait pu suffisamment surmonter son problème pour être capable de commencer à pratiquer. Le maître suggéra qu'il fît une retraite solitaire ; mais comme mon oncle avait été incapable de suivre les enseignements, il ne savait pas quoi faire durant une telle retraite. Voici comment Adzom Droukpa résolut le problème : il envoya mon oncle dans une caverne, à environ quatre jours de voyage, lui disant d'y rester et d'y pratiquer jusqu'à ce qu'il l'envoie chercher, et demanda à un autre disciple de lui montrer le chemin. Cet autre disciple suivait Adzom Droukpa depuis de nombreuses années et c'était un pratiquant sérieux. Ce n'était pas un intellectuel, mais un homme simple, qui avait un intérêt tout particulier pour la pratique du Tchô (Jod). La pratique du Tchô C'est une pratique dans laquelle on travaille à dépasser l'attachement et l'identification à l'ego en faisant mentalement l'offrande de son corps physique au cours d'une visualisation. Cette pratique fut développée par une grande pratiquante tibétaine, Matchik L a b d r ô n 2 (Majig Labdrôn) (10551149). Elle était issue d'une famille Bônpo et Matchik Labdrôn (1055-1149) qui a transmis le Tchô tel qu'il est pratiqué aujourd'hui. Elle tient une cloche et un damaru. Mes oncles, maîtres Dzogchen 87 combina des éléments des traditions du Bon avec les enseignements de la Prajnâpâramitâ et du Dzogchen qu'elle reçut de ses deux maîtres-racines, Pa Dampa et Drawa Ngonshé (Drâba Nônxes), pour produire cette pratique typiquement tibétaine : le Tchô, une voie complète en ellemême, mais qui peut être aussi pratiquée conjointement avec d'autres méthodes. Les pratiquants du Tchô sont traditionnellement nomades. Ne possédant pratiquement rien, ils vont de lieu en lieu, n'emportant souvent avec eux que les instruments rituels : un damaru (petit tambour à deux faces), une cloche, une trompette taillée dans un fémur ; ils vivent sous une petite tente utilisant le trident rituel (khathamga) comme mât central et quatre poignards rituels (p'ourba) comme piquets. On entreprend en général cette pratique dans des lieux déserts et isolés, dans des grottes ou sur les cimes des montagnes, mais principalement dans des cimetières ou des charniers, la nuit, lorsque la terrifiante énergie de tels lieux sert à intensifier la sensation du pratiquant : assis seul dans le noir, il convoque tous ceux envers qui il a une dette karmique et leur offre son corps en paiement. Les premiers invités sont le Bouddha et les êtres illuminés pour qui le pratiquant transforme mentalement son offrande en nectar, puis les êtres des six royaumes pour qui l'offrande est multipliée et transformée en ce qui conviendra le mieux et sera le plus agréable à chacun ; sont convoqués également les démons et les esprits malfaisants à qui le corps est offert en pâture tel qu'il est. Les « démons » internes sont toutes les peurs 88 Dzogchen et Tantra latentes, comme la peur de la mort ou de la maladie, qui ne peuvent être vaincues que lorsqu'elles sont clairement mises en lumière par la conscience, mais il est aussi d'autres démons, des énergies négatives, que le Tchô permet au pratiquant d'attirer et finalement de maîtriser. Nous cherchons toujours, instinctivement, à nous protéger d'un mal souvent imaginaire. Mais cette tentative nous cause en fin de compte plus de souffrance encore, car elle nous enchaîne à l'étroite vision dualiste de soi et de l'autre. En invoquant ce que l'on redoute le plus, et en Planche tibétaine représentant un pratiquant du Tchô. dans un charnier, jouant de son damaru et de sa trompette faite d'un fémur. Son vajra et sa cloche sont sur le sol face à lui, ainsi qu'un bol d'offrandes fait d'un crâne humain. Les squelettes dansants et grimaçants à l'extrême droite expriment une vision dynamique de la mort et du changement, vus comme une danse extatique de transformation, l'essence intérieure inchangée transcendant la mutation incessante de l'extérieur. La méditation sur l'impermanence de tous les phénomènes doit conduire à une joie libre d'attachements et non à un pessimisme morbide. Mes oncles, maîtres Dzogchen 89 offrant ouvertement ce que l'on cherche en général à protéger par-dessus tout, le Tchô tranche cette double contrainte de l'ego et de l'attachement au corps. En fait, le terme « Tcho » signifie « couper » ; mais c'est l'attachement et non le corps lui-même qui constitue le problème à trancher. Le corps humain est considéré comme un véhicule précieux pour atteindre la réalisation. Le pratiquant du Tcho qui accompagnait mon oncle Tokden à la grotte où il allait faire cette retraite solitaire fit tant de détours, passa par tant d'endroits isolés propices à sa pratique, qu'au lieu des quatre jours habituels il leur fallut plus d'un mois pour arriver à destination. Sur le chemin, chaque jour, au cours de leur conversation courante, le pratiquant communiquait des instructions très directes à mon oncle sur tous les aspects de la pratique — pas seulement sur le Tchô — si bien que lorsqu'il se retrouva seul, Tokden savait exactement ce qu'il avait à faire. Mon oncle demeura plusieurs années dans cette retraite. Lorsqu'il la quitta enfin, il avait déjà développé les remarquables pouvoirs qui amenèrent les gens à lui donner le nom ou le titre de « Tokden », qui signifie « Yogi parfait », par lequel je le désigne toujours, bien que son nom fût Urgyen Tendzin (Urgyân Danzïn). Il continua par la suite à faire de fréquentes retraites et entre-temps il voyageait de lieu en lieu. Ses errances attirèrent l'attention des autorités chinoises qui faisaient alors des incursions dans le Tibet oriental : ils l'arrêtèrent et exigèrent de lui des explications. Mais sa façon d'être était telle que ses réponses ne purent les satisfaire. Ils décidèrent 90 Dzogchen et Tantra donc que c'était un espion. On ordonna son exécution. Mais, malgré plusieurs tentatives pour le fusiller, il s'avéra impossible de le tuer. Lorsqu'on le relâcha, les gens de la région commencèrent à l'appeler Tokden. Il communiquait si bien avec les animaux que même les cerfs de montagne, si sauvages et si méfiants qu'ils ne laissent jamais personne les approcher, venaient à lui et demeuraient là où il se trouvait. Des créatures moins dociles partageaient aussi sa compagnie. U n e fois, lorsque le roi du Dégué vint en personne rendre visite à Tokden, son ministre grimpa jusqu'à sa caverne pour annoncer l'arrivée du roi et trouva un énorme lion des montagnes calmement assis près du yogi. Le roi n'avait pas le choix : il lui fallait, s'il voulait être reçu, partager la compagnie du plus royal des animaux, ce qu'il fit, non sans une certaine appréhension. Sa façon de vivre, loin de tout centre d'habitation, impliquait des difficultés considérables pour ceux qui, ayant entendu parler de sa réputation, le recherchaient pour recevoir ses enseignements. Cela était également vrai de mon autre oncle Khyentsé Tchôkyi Wangchouk, bien que les circonstances des premières années de sa vie eussent été fort différentes de celles de Tokden. Très jeune, il avait été reconnu comme un tulkou et intronisé comme la réincarnation de l'abbé de quatre monastères importants. On attendait donc de lui qu'il se conforme à un certain mode de vie, comprenant des charges administratives et même politiques, de même que des obligations rituelles Mes oncles, maîtres Dzogchen 91 et académiques. Cependant, malgré de considérables oppositions, il préféra passer son temps en retraite et dédier sa vie à la pratique. Lorsqu'il était en retraite, lui aussi vivait très isolé, dans une caverne située au-dessus de la limite des neiges éternelles et où il y avait donc de la neige toute l'année. Mais sa réputation de pratiquant était telle, et en particulier en tant que « Tertôn », ou « découvreur » de textes et d'objets cachés, qu'il était malgré tout recherché par ceux qui étaient résolus à recevoir ses enseignements. D'étranges choses se passaient souvent autour de Khyentsé Tchokyi Wangchouk, en rapport avec ses capacités de Tertôn. Une fois, alors que j'étais encore très jeune, je vins séjourner dans une grotte proche de la sienne, un peu en contrebas. Une nuit, j'y fis un songe dans lequel une Dâkinî réapparaissait et me donnait un petit rouleau de papier sur lequel était écrit un texte sacré. Elle m'expliqua que le texte était très important et qu'à mon réveil je devais le donner à mon oncle. À cette époque, ma pratique s'était déjà suffisamment développée pour me permettre de rester conscient durant le sommeil et les rêves, et dans ce rêve je savais que je rêvais. Je me souviens avoir fermé un poing autour du rouleau, puis avoir ensuite resserré fermement l'autre main autour de la première. Le reste de la nuit se passa sans autre événement et, lorsqu'à l'aube je m'éveillai, je trouvai mes mains fortement serrées l'une autour de l'autre. Lorsque j'ouvris les mains, je vis qu'il y avait réellement un petit rouleau dans le creux de l'une d'elles. Plein d'excitation, j'allai tout de suite frapper à la porte de la grotte de mon 92 Dzogchen et Tantra oncle. Il n'était normalement pas permis de le déranger à une heure aussi matinale, car il faisait sa pratique du matin, mais j'étais trop excité pour attendre. Il vint à la porte et je lui expliquai ce qui était arrivé en montrant le rouleau. Il le regarda un moment, très calmement, puis il dit : « Merci, j'attendais cela. » Et il retourna à sa pratique comme si rien d'extraordinaire ne s'était passé. Très gentiment, il montrait toujours un grand respect pour mes opinions, bien que je fusse encore très jeune. Une fois, il me demanda mon avis à propos d'une vision qu'il avait eue du lieu où un Terma serait découvert. Il hésitait entre parler publiquement du Terma et aller le chercher discrètement. Il me sembla que, si beaucoup de gens en entendaient parler et étaient présents lors de sa découverte, ce pourrait être bénéfique pour eux, en confortant et développant leur foi. Mon oncle donna son assentiment et l'on fit une annonce déclarant que le Terma se trouvait dans une certaine région et que nous irions le chercher à une certaine date. Le jour fixé arriva et nous partîmes, bientôt suivis d'une large foule. Le lieu indiqué était situé très haut à flanc de montagne et, comme mon oncle était véritablement très gros, il lui fallut y être hissé par quatre hommes. Lorsque enfin nous fûmes suffisamment près, il désigna une pente rocheuse, lisse, à quelque distance en face de nous. Il déclara que le Terma était là, dans le rocher. Il demanda un petit piolet, comme en utilisent les alpinistes, et debout, en silence, il le garda en main quelques minutes avant de le lancer de toutes ses forces vers la face rocheuse. Le piolet se planta fermement Mes oncles, maîtres Dzogchen 93 dans ce qui paraissait un roc solide et y resta. Mon oncle dit que c'était là que le Terma se trouvait. Quelques-uns des jeunes gens présents firent une échelle avec un tronc d'arbre et la mirent contre le rocher. Sous les regards attentifs de la foule, un jeune homme y grimpa précautionneusement et retira le piolet. À la surprise générale, une partie du rocher se détacha de ce qui avait semblé de la pierre solide. Mon oncle dit alors au jeune homme de fouiller doucement avec le piolet dans l'ouverture ainsi révélée. Elle était pleine de sable sec. Mon oncle lui demanda alors de le retirer, ce qu'il fit, très lentement. Soudain il s'arrêta et, perché sur son échelle, étouffa une exclamation ; il dit alors qu'il voyait un objet rond et lisse, d'un blanc lumineux. Mon oncle lui dit de ne pas y toucher. On étala alors une couverture, maintenue tendue par plusieurs personnes, et, avec son piolet, le jeune homme fit tomber l'objet dans la couverture. Mon oncle le ramassa dans une écharpe de soie blanche et lorsqu'il l'éleva nous vîmes tous le mystérieux globe blanc et lumineux, qui n'était fait d'aucune substance connue et qui avait environ la taille d'un gros pamplemousse. De retour à la maison, mon oncle mit l'objet dans un coffret de bois qui fut fermé à clef et scellé d'un sceau de cire. Il dit que l'objet se révélerait davantage de lui-même plus tard. Mais lorsque après plusieurs mois nous ouvrîmes le coffret, toujours scellé, l'objet avait mystérieusement disparu. Mon oncle ne parut pas surpris, mais dit que les Dâkinîs l'avaient repris car le temps n'était pas encore venu de sa découverte et de sa révélation. Comme je l'ai déjà dit, des choses étranges se 94 Dzogchen et Tantra produisaient fréquemment autour de mon oncle et, en partie à cause de cela, beaucoup recherchaient ses enseignements. Il fallait une longue escalade pour arriver de la forêt en bas jusqu'à sa caverne, pourtant vingt ou trente personnes faisaient parfois cet énorme effort et grimpaient jusqu'à lui. Sa caverne étant très petite, les vingt ou trente personnes devaient alors s'entasser à l'intérieur et rester assis, écrasés les uns contre les autres, pour l'écouter enseigner. Khyentsé Tchôkyi Wangchouk ne rendait pas délibérément les choses difficiles pour les gens : c'étaient simplement les conditions dans lesquelles lui-même vivait. Puis à la fin du jour, tous devaient redescendre la pente escarpée de la montagne, dans le noir. Et au Tibet, il n'y avait pas de torche électrique ! Lorsqu'ils arrivaient en bas, ils passaient la nuit dans la forêt, dormant à la dure : il n'y avait pas d'hôtel. Et le matin suivant ils faisaient à nouveau la même escalade, pour recevoir d'autres enseignements. Mais ces épreuves ne sont rien comparées à l'effort que dut faire Milarepa (Milarasba) pour recevoir les enseignements de son maître Marpa 3 , qui lui fit construire cinq tours, puis les lui fit détruire l'une après l'autre avant de lui donner le moindre enseignement. Pour comprendre pourquoi ces gens étaient prêts à endurer toutes ces épreuves, il nous faut nous souvenir combien nos vies sont fragiles et que la mort peut survenir à tout moment pour chacun de nous. Sachant comment nous continuons à souffrir, vie après vie, sans comprendre pourquoi nous souffrons, ni comment faire cesser cette souffrance, la valeur incomparable d'un maître et de son enseignement Mes oncles, maîtres Dzogchen 95 apparaît avec une évidente urgence. Il n'est pas inhabituel que des gens fassent de grands efforts et de grands sacrifices pour recevoir les enseignements. Mais la tendance à aller vers la facilité est particulièrement répandue à notre époque. Ici, dans ce livre, il peut sembler que les explications qui suivent, de la Base, de la Voie et du Fruit, telles qu'on les conçoit dans le Dzogchen, sont complexes et que les comprendre requiert beaucoup d'efforts. Mais l'effort requis ne peut être comparé à celui qui serait nécessaire si l'on voulait rechercher les explications d'un maître tel que Tokden, Khyentsé Tchôkyi Wangchouk ou Marpa. Quelle que puisse être la clarté d'une explication, sans la participation active de celui qui la reçoit, rien ne peut être communiqué. On ne peut s'attendre à ce qu'une tentative sincère pour expliquer la nature de l'univers et celle de l'individu soit aussi facile à lire qu'une bonne histoire ; il n'est cependant pas nécessaire qu'elle soit particulièrement compliquée non plus. Il existe un schéma classique d'explication de l'enseignement qui utilise une structure par groupes de trois de concepts interreliés, et c'est ce schéma que suivra l'explication donnée plus loin. L'ossature de ce schéma peut être mise en évidence d'une façon simple par un diagramme : BASE VOIE FRUIT 96 Dzogchen et Tantra La Base, la Voie et le Fruit Les enseignements Dzogchen sont aussi connus sous un autre nom en tibétain : « Thiglé tchenpo » (Tigle Qenbo) ou « Grand Thiglé ». Un thiglé est une forme sphérique comme une goutte, sans angles ni séparations, semblable au « mélong », miroir circulaire constitué de cinq métaux précieux, qui est un symbole spécifique des enseignements Dzogchen et de l'unité de l'état primordial. Ainsi, bien que les enseignements soient répartis en groupes pour la clarté de l'explication, leur unité fondamentale, semblable à la sphère parfaite du thiglé, ne doit pas être oubliée. Mais au sein même de cette unité fondamentale on distingue des groupes de trois, chacun relié à tous les autres comme le montre le schéma avec ses divisions triangulaires, ses cercles concentriques et le Gakyil, ou « Roue de la Joie » tournant au centre. A la périphérie de ce schéma, que l'on trouve sur le revers d'un mélong contemporain, figurent les syllabes Aa, A, Ha, Sha, Sa, Ma, qui ferment les portes des six royaumes, écrites dans les caractères de l'ancienne écriture de Shang Shoung. VI La Base Il est tout à fait impossible de trouver le Bouddha Ailleurs que dans son propre esprit Celui qui ignore cela Peut chercher à l'extérieur Mais comment se trouver soi-même En cherchant ailleurs qu'en soi-même ? Celui qui cherche sa propre nature à l'extérieur Est comme un fou qui, Donnant un spectacle au milieu d'une foule, Oublie qui il est Et cherche partout ailleurs pour se retrouver. Padmasambhava Le Yoga de la connaissance de l'esprit Parmi les divers groupes de trois que l'on rencontre dans l'enseignement Dzogchen, la trilogie « La Base, la Voie et le Fruit » 1 est d'une importance centrale et nous allons maintenant en considérer tour à tour les différents aspects. La Base, ou « Shi » (Xi) en tibétain, est le terme utilisé pour se référer à la base fondamentale de 98 Dzogchen et Tantra l'existence, tant au niveau universel qu'au niveau de l'individu, les deux étant essentiellement la même chose ; réaliser l'un, c'est réaliser l'autre. Si vous vous réalisez vous-même, vous réalisez la nature de l'univers. Nous avons précédemment fait référence à l'état primordial, expérimenté dans la méditation non duelle, et c'est dans cet état que l'individu retrouve l'expérience de l'unité avec la Base. On l'appelle la Base parce qu'elle est là depuis l'origine, pure et parfaite en soi, et qu'elle n'a pas à être construite. Elle existe en chaque être et ne peut être détruite, bien qu'on l'oublie lorsqu'on a une vision dualiste. Elle est alors temporairement obscurcie par l'interaction de ces états mentaux négatifs que sont les passions, attachement et aversion, dont la racine commune est l'ignorance ou vision dualiste. Mais la Base ne doit pas être considérée comme un objet, une chose existant en soi : c'est un état d'être. Chez un individu ordinaire cet état est latent, chez un individu réalisé il est manifesté. On considère en général dans les enseignements, pas seulement dans le Dzogchen, que la conscience ne cesse pas à la mort du corps physique mais transmigre, les causes karmiques accumulées au cours d'innombrables existences provoquant de nouvelles renaissances jusqu'à ce que l'individu soit réalisé, le karma transcendé et la transmigration achevée. On parle peu de la question de savoir quand et comment cette transmigration a commencé, considérant qu'il est plus important de s'occuper de ce qui va effectivement aider à faire cesser la souffrance de la transmigration dans _ 99 La Base l'existence conditionnée, que de perdre u n temps précieux à spéculer sur la cause première. À l'époque du Bouddha, une vaste controverse avait lieu parmi les brahmanes quant à la nature précise du Créateur et quant à son existence même. Mais le Bouddha, lui, refusa de confirmer ou de nier l'existence d'un Être suprême, conseillant à ses disciples de s'appliquer à atteindre eux-mêmes l'état d'illumination, état où la réponse à ces questions leur serait connue au-delà de tout doute et de toute spéculation. Au niveau de ce que nous-mêmes expérimentons dans notre vie, le début de la transmigration apparaît clairement : elle commence à l'instant où nous entrons dans une vision dualiste, tout comme elle s'achève lorsque nous entrons dans l'état primordial qui est au-delà de toute limite, y compris les limites du temps, des mots et des concepts. Les paroles du Chant du V a j r a 2 tentent cependant de le décrire : LE CHANT DU VAJRA Non né continuant pourtant sans interruption N'allant ni ne venant omniprésent Dharma suprême Espace immuable, non défini Autolibération spontanée État parfaitement sans obstacle Existant depuis l'origine 100 Dzogchen et Tantra Autocréé, non localisé Sans rien de négatif à rejeter Ni rien de positif à accepter Expansion infinie, partout présente Immense et sans limites, sans attaches Sans rien même à dissoudre Ni dont se libérer Présent au-delà du temps et de l'espace Existant depuis l'origine Incommensurable dimension, espace intérieur Radieusement lumineux tels le Soleil et la Lune Parfait en soi Indestructible tel le Vajra Stable comme la montagne Pur comme le lotus Puissant comme le lion Plaisir incomparable Au-delà de toute limite Illumination Équanimité Cime du Dharma Lumière de l'univers Parfait depuis l'origine L'origine des cinq éléments et de leurs essences Tout comme l'existence conditionnée de l'individu résulte de traces karmiques, ainsi en est-il de l'existence d'univers entiers. L a cosmologie de l'ancienne tradition B o n du Tibet, par exemple, explique que l'espace qui existait avant la création de cet univers était la trace karmique latente issue d'êtres des cycles d'univers précédents. Cet espace se mut en lui-même et ainsi se forma La Base 101 l'essence de l'élément air ; l'ardente friction de cet air contre lui-même donna naissance à l'essence de l'élément feu ; les différences de température qui s'ensuivirent causèrent la condensation de l'essence de l'élément eau ; et le tourbillon des essences déjà existantes donna naissance à l'essence de l'élément terre, de la même façon que le lait baratté se solidifie en beurre. Ce niveau de l'essence des éléments est un niveau préatomique d'existence sous forme de lumière et de couleurs. De l'interaction des essences de ces éléments, les éléments se forment, au niveau atomique, matériel, de la même façon et dans le même ordre que leurs essences. Puis, de l'interaction de ces éléments matériels ou atomiques, ce que l'on appelle l'« Œuf cosmique » se forme, composé des divers «royaumes» ou domaines d'existence. Ces royaumes sont ceux des divinités supérieures et des Nâgâs ainsi que les six domaines de l'existence conditionnée : ceux des dieux et des demi-dieux, des humains et des animaux, des esprits avides et des êtres infernaux. Si les essences — donc les éléments eux-mêmes 3 ainsi que les divers royaumes — surgissent de l'espace, et si celui-ci n'est autre que les traces karmiques d'êtres du passé, cet espace n'est pas au-delà du karma ni du niveau conditionné de l'existence. Il ne peut être dit fondamentalement pur depuis l'origine et parfait en soi, ce qui est la condition de la Base. Ainsi, l'état primordial, « non né mais continuant sans interruption, n'allant ni ne venant, omniprésent... au-delà du temps et de l'espace, existant depuis l'origine... », comme dans le Chant du Vajra, pourrait être comparé à l'essence de 102 Dzogchen et Tantra l'élément espace, omniprésent et incréé, et pourtant fondement de toute existence. Les enseignements Dzogchen considèrent le processus originel cosmique d'une façon similaire à celle de la tradition Bon, mais légèrement différente. Dans le Dzogchen, on considère que l'état primordial, au-delà du temps, de la création et de la destruction, est la base fondamentalement pure de toute existence, tant sur le plan individuel qu'universel. C'est la nature inhérente de l'état primordial de se manifester en tant que lumière, qui à son tour se manifeste dans les cinq couleurs, essences des cinq éléments. Les essences des éléments interagissent (comme dans la cosmologie Bon) pour produire les éléments eux-mêmes qui constituent à la fois le corps de l'individu et toute la dimension matérielle. L'univers est compris comme le jeu spontané de l'énergie de l'état primordial et peut être ressenti ainsi par celui qui demeure en unité avec sa condition inhérente essentielle, dans l'état parfait en soi, l'état d'autolibération, l'état du Dzogchen. Mais si, du fait d'une perception fondamentalement erronée de la réalité, l'individu entre dans la confusion du dualisme, la conscience primordiale, source de toute manifestation, se perd dans ses propres projections qu'elle prend pour une réalité extérieure à elle-même et douée d'une existence séparée. Les diverses passions proviennent toutes de cette perception fondamentalement fausse et perpétuent le conditionnement dualiste dans l'individu. Dans les explications de la Base, de la Voie et du Fruit, les enseignements Dzogchen cherchent à montrer comment est survenue l'illusion du dua- La Base 103 lisme, comment l'on peut s'en défaire et quelle est l'expérience d'un individu qui s'en est libéré. Mais tous les exemples utilisés pour décrire la nature de la réalité ne peuvent jamais la décrire qu'incomplètement car elle est, en elle-même, au-delà des mots et des concepts. Comme l'a dit Milarepa, on peut comparer la nature essentielle de l'esprit à l'espace, parce que tous les deux sont vides, mais l'esprit est conscient alors que l'espace ne l'est pas. La réalisation n'est pas une connaissance à propos de l'univers, mais l'expérience vivante de la nature de l'univers. Jusqu'à ce que nous ayons cette expérience vivante, nous restons dépendants des exemples, et sujets à leurs limites. Supposons que la Base soit un objet mystérieux que j'essaie de vous décrire. Je pourrais dire que l'objet est blanc et plutôt rond, et vous allez vous en faire une certaine idée. Mais le lendemain vous pouvez entendre une autre description d'une autre personne ayant vu cet objet : vous allez alors modifier votre idée en fonction de cette nouvelle description, et penser alors que peut-être l'objet est plutôt ovale que rond et d'une couleur plus nacrée que blanche. Cinquante descriptions plus tard, vous n'en savez toujours pas plus sur l'objet, changeant d'idée à chaque description que vous entendez. Mais une fois que vous avez vous-même vu l'objet, vous savez alors de façon certaine à quoi il ressemble et vous comprenez que toutes les descriptions étaient exactes, en partie, mais qu'aucune ne pouvait véritablement décrire pleinement la nature de ce mystérieux objet. Il en va de même pour toutes les descriptions de la Base, l'état primordial qui demeure la vraie La Roue de l'Existence La Base 105 condition inhérente de l'individu, pure depuis l'origine, même si les êtres sont plongés dans le dualisme et pris dans les rets des passions. Maintenant que nous avons vu ce que signifie la « Base » dans les enseignements Dzogchen, nous pouvons commencer à regarder comment cette Base se manifeste dans l'individu et dans l'univers dont il fait l'expérience. Tous les niveaux des enseignements considèrent que l'individu est constitué du corps, de la voix et de l'esprit, dont l'état parfait est symbolisé par les Planche tibétaine montrant Yama, le dieu de la Mort, tenant la « Roue de l'Existence ». Au centre, le coq, le serpent et le porc symbolisent les « Trois Poisons » : la pensée dualiste (ou ignorance, le porc) donnant naissance à l'aversion (le serpent) et à l'attachement (le coq), qui enferment l'individu dans un cycle de souffrance qui s'entretient de lui-même (en sanscrit : samsara). Dans le cercle suivant, les êtres sont montrés progressant par la pratique spirituelle vers des états plus élevés ou tombant vers les domaines inférieurs de l'existence conditionnée, montrés dans le cercle suivant. Les trois royaumes supérieurs apparaissent dans cette version de la roue en haut du cercle, à gauche pour les dieux et demi-dieux, et à droite pour les humains. Puis, dans le sens des aiguilles d'une montre : les prêtas, esprits perpétuellement avides et frustrés, les êtres des enfers et les animaux. Le royaume humain est le plus favorable au progrès vers la réalisation. Le cercle extérieur symbolise les douze maillons de la chaîne des causes interdépendantes qui expliquent comment chaque instant se solidifie hors de l'espace de la conscience primordiale par une perception fondamentalement erronée de la réalité et les processus mentaux qui en découlent, créant ainsi l'illusion des six domaines d'existence. 106 Dzogchen et Tantra syllabes tibétaines Om, Â, Hûm. Le corps inclut la totalité de la dimension matérielle de l'individu, tandis que la voix est l'énergie vitale du corps, appelée prâna en sanscrit et loung (lùn) en tibétain, dont la circulation est liée à la respiration. L'esprit comprend à la fois la pensée discursive et la nature de l'esprit qui est au-delà de l'intellect. Vision pure et impure Le corps, la voix et l'esprit d'un être ordinaire en sont venus à être si conditionnés que l'être luimême est totalement prisonnier du dualisme. La perception dualiste qu'un tel être a de la réalité est appelée vision impure ou karmique, puisque conditionnée par les causes karmiques se manifestant en permanence et résultant des actions passées ; il vit ainsi dans le monde de ses limites comme un oiseau dans une cage. Mais un être réalisé, qui est au-delà des limites du dualisme, qui a rendu réelle — ou réalisée — la condition qui n'était auparavant que latente de la Base, a une vision pure. Grâce à la clarté parfaite inhérente à cette vision pure de l'état primordial, les êtres réalisés ont accompagné la transmission directe de leur état d'une explication orale de la Base. Cette explication montre comment le fondement de l'existence, telle qu'elle est expérimentée par l'individu, est constitué par ce que l'on appelle les Trois Sagesses ou les Trois Conditions : l'Essence, la Nature et l'Énergie. Pour illustrer leur fonctionnement, on prend l'exemple d'un miroir, d'un cristal de roche et d'une sphère de cristal. La Base 107 L'Essence En parlant de l'Essence, l'aspect de la Base auquel on se réfère est sa vacuité fondamentale. En pratique, cela signifie par exemple que si l'on observe son propre esprit, on peut voir que les pensées qui s'élèvent sont vides dans les trois temps : le passé, le présent et le futur. C'est-à-dire que si l'on cherche un lieu d'où soit venue la pensée on ne trouve rien ; de même, si l'on cherche où demeure la pensée on ne trouve rien et si l'on cherche où va la pensée on ne trouve rien non plus. Ce n'est pas qu'il existe un « vide » qui serait une sorte de chose ou de lieu en soi, mais plutôt que tous les phénomènes, que ce soit les événements mentaux ou les objets concrets apparemment extérieurs, aussi réels qu'ils puissent paraître, sont en fait essentiellement vides, impermanents, n'existant que d'une façon temporaire. Toutes les choses peuvent être vues comme étant constituées d'autres choses, et ainsi de suite. D e l'infiniment grand à l'infiniment petit, à tous les degrés intermédiaires, tout ce que l'on peut voir peut être considéré comme vide. Et, à titre d'exemple, on dit que cette vacuité est comme la pureté et la clarté fondamentale d'un miroir. Un maître peut montrer un miroir à un disciple et expliquer que le miroir lui-même ne juge pas — belles ou laides — les images qui se reflètent en lui : le miroir n'est pas modifié par les images qui surgissent — quelles qu'elles soient — pas davantage que n'est diminuée sa capacité de les refléchir. On explique alors que la nature vide de l'esprit est comme la nature du miroir, pure, claire et lim- 108 Dzogchen et Tantra pide, et que, quoi qu'il y surgisse, l'essence vide de l'esprit ne peut jamais être perdue, ternie ou altérée. La Nature Toutefois, même si la vacuité est la condition sous-jacente essentielle de tous les phénomènes, les phénomènes — que ce soient des événements mentaux ou des objets réels dont on fait l'expérience — continuent à se manifester. Les choses continuent à exister, les pensées à s'élever, tout comme les images continuent à apparaître dans le miroir, alors même qu'elles sont sans substance. Et ce continuel surgissement, cet aspect de la Base est ce qu'on appelle sa Nature. Sa Nature est de se manifester et — à titre d'exemple — elle est comparée à la capacité, inhérente au miroir, de réfléchir ce qui se trouve en face de lui. Le maître peut, là aussi, utiliser un miroir pour montrer que, dès qu'un objet est en face de lui, la capacité inhérente du miroir à réfléchir fonctionne exactement de la même façon, que ce qui est réfléchi soit bon ou mauvais, beau ou laid. On explique alors qu'il en va de même pour ce que l'on appelle la Nature de l'esprit, dont on fait l'expérience dans la contemplation. U n e pensée ou un événement quelconque peuvent surgir, la Nature n'en sera pas conditionnée. La Nature de l'esprit ne juge pas, elle réfléchit simplement, comme il est dans la Nature du miroir de le faire. L'Énergie Ainsi, « Shi », la Base, la condition fondamentale de l'individu et de l'existence est, en essence, L La Base 109 vacuité, et néanmoins sa nature est de se manifester. Et elle se manifeste en tant qu'Énergie, que l'on compare aux images qui surgissent dans un miroir. Le maître peut à nouveau montrer un miroir au disciple et expliquer que les images qui s'y reflètent sont l'Énergie de la Nature inhérente au miroir manifestée de façon visible. Mais l'exemple du miroir montre que l'Essence, la Nature et l'Énergie sont mutuellement interdépendantes et ne peuvent pas être véritablement séparées l'une de l'autre, si ce n'est pour les besoins de l'explication. Il en est ainsi parce que la pureté et la clarté d'un miroir, sa capacité à réfléchir et les images qui y apparaissent sont toutes essentielles pour qu'existe ce que nous appelons un miroir. S'il n'y a pas de clarté, le miroir ne réfléchira rien ; s'il n'y a pas de capacité à réfléchir, comment peut-il y avoir des images ? Et s'il n'y a pas d'images, comment peut-il y avoir un miroir ? Il en est également ainsi des trois aspects de la Base : l'Essence, la Nature et l'Énergie ; ils sont interdépendants. Comment l'Énergie se manifeste: Tsel, Rôlpa, Dang (Zal, Rolba, Dân) Cette Énergie se manifeste selon trois modes caractéristiques que l'on appelle Dang, Rölpa, Tsel. Ces termes sont intraduisibles et il nous faut utiliser les mots tibétains que l'on explique par trois exemples. 110 Dzogchen et Tantra Tsel Tsel se rapporte à la façon dont l'énergie même de l'individu est perçue comme un monde extérieur. Un être enfermé dans le dualisme expérimente ainsi la vie en tant que « soi » isolé, apparemment séparé du monde extérieur qui est ressenti comme « autre », et prend la projection de ses propres sens pour des objets existant séparément de ce « soi » auquel il s'attache. L'exemple utilisé pour montrer l'illusion de cette séparation établit un parallèle entre la façon dont l'énergie de l'individu se manifeste et ce qui se produit lorsqu'un cristal est exposé à la lumière du soleil, La lumière du soleil tombant sur un cristal est reflétée et réfractée, faisant apparaître des rayons et des motifs de lumière irisée semblant séparés du cristal, mais qui sont en fait des fonctions de sa propre nature caractéristique. D e la même façon, c'est l'énergie de l'individu, perçue par ses propres sens, qui prend l'apparence d'un monde de phénomènes extérieurs. En vérité, il n'existe rien d'extérieur ou de séparé de l'individu ; l'unité de « ce qui est » est précisément ce dont on fait l'expérience dans le Dzogchen, la grande perfection. Pour un être réalisé, la manifestation de sa propre énergie en tant que Tsel est la dimension du Nirmânakâya ou « Corps de manifestation ». Ainsi, quand on parle des « trois kâyas » ou des trois corps, cela ne représente pas simplement les trois corps du Bouddha ou les trois niveaux d'une statue. Ce sont trois dimensions de l'énergie de La Base 111 chaque individu, ainsi que l'on en fait l'expérience dans la réalisation (voir p. 192). Rôlpa Une sphère de cristal illustre la façon particulière dont l'énergie de l'individu se manifeste. Lorsqu'un objet est placé près d'une sphère de cristal, l'image de cet objet peut être vue à l'intérieur de la sphère de sorte que l'objet lui-même semble s'y trouver. Ainsi, l'énergie de l'individu peut apparaître comme une image expérimentée de façon interne, comme vue avec les « yeux de l'esprit ». Toutefois, aussi vivante que puisse être cette image, c'est une fois encore l'énergie propre de l'individu qui se manifeste en tant que Rolpa. C'est à ce niveau que le pratiquant de la Voie de la transformation travaille à transformer la vision impure en vision pure par le pouvoir de la concentration. Et un être réalisé expérimente ce niveau de sa propre énergie comme le Sambhogakâya ou Corps d'abondance. Cette abondance est la multiplicité fantastique des formes qui peuvent se manifester à ce niveau, le niveau de l'essence des éléments qui est la lumière. Par exemple, les cent divinités paisibles et irritées décrites dans le Bardo Thôdôl ou Livre des morts tibétain, qui apparaissent à la conscience dans le Bardo, sont des manifestations de ce niveau de l'énergie propre de l'individu 4 . Dang U n e sphère de cristal n'a pas de couleur mais, placée sur un tissu rouge, elle paraît rouge, sur un tissu vert, verte, et ainsi de suite. Exactement de 112 Dzogchen et Tantra la même manière, au niveau de Dang, l'énergie de l'individu est essentiellement infinie et sans forme, et pourtant elle peut prendre n'importe quelle forme. Cet exemple aide à clarifier ce que l'on entend par vision karmique. Bien que l'énergie de l'individu soit essentiellement sans forme, en conséquence de l'attachement, les traces karmiques qui existent dans le flux de conscience de l'individu donnent naissance à ce qui est perçu comme corps, voix et esprit, et comme environnement extérieur, dont les caractéristiques sont déterminées par les causes accumulées au cours de vies innombrables. Dans l'illusion de la dualité, l'individu est tellement conditionné par sa vision karmique qu'elle semble être l'individu lui-même. Lorsque cette illusion est détruite, l'individu expérimente sa propre condition telle qu'elle est réellement, telle qu'elle a toujours été depuis l'origine : esprit infini, énergie au-delà de toute limite ou de toute forme quelle qu'elle soit. Réaliser cela est réaliser le Dharmakâya ou Corps de vérité, mieux traduit par « le Corps de la réalité telle qu'elle est ». Mais ni Dang, Rôlpa, Tsel, ni Dharmakâya, Sambhogakâya, Nirmânakâya ne sont séparés les uns des autres. L'énergie infinie, sans forme (Dharmakâya), se manifeste au niveau de l'essence des éléments, qui est la lumière, sous des formes non matérielles perceptibles seulement par ceux qui possèdent une réelle clairvoyance (Sambhogakâya), et au niveau de la matière, sous des formes apparemment solides (Nirmânakâya). Ainsi, par ces exemples, une introduction orale La Base 113 à la Base est donnée par le maître ainsi qu'une explication sur la façon dont celle-ci se manifeste en ces trois modes d'Énergie que sont Dang, Rôlpa et Tsel. Cela est le secret ouvert que chacun peut découvrir par lui-même. Nous vivons nos vies à l'envers, projetant l'existence d'un « je » séparé du monde extérieur que nous essayons de manipuler pour en obtenir satisfaction. Mais, aussi longtemps que l'on reste dans l'état dualiste, les expériences sont toujours accompagnées d'une sensation de perte, de peur, d'anxiété et d'insatisfaction. Lorsque, par contre, on va au-delà du niveau dualiste, tout est possible. Près de la caverne de Milarepa, vivait un moine tibétain très érudit qui se considérait comme très intelligent. Il croyait pouvoir triompher de tout avec son intellect. Mais, fait étrange, tout le monde allait recevoir des enseignements de Milarepa qui n'avait jamais rien étudié, et personne ne venait voir le moine. Celui-ci, très jaloux, alla voir Milarepa pour débattre avec lui. Il se proposait de le démasquer par quelques arguments bien choisis et lui demanda : « L'espace est-il matériel ou immatériel ? — Matériel », répondit Milarepa. « Et voilà, se dit le moine, j'ai démontré qu'il était complètement idiot ! » Et il se préparait à débattre encore de la même façon lorsque Milarepa ramassa une baguette et commença à faire résonner l'espace en frappant dessus comme sur un tambour. Le moine lui demanda alors : « Un rocher est-il matériel ou immatériel ? » Milarepa répondit en passant la main au travers d'un rocher. Le moine, stupéfait, devint son disciple. 114 Dzogchen et Tantra L'intellect est un outil valable, mais il n'englobe pas la totalité de notre être. Il peut même, en fait, être un piège nous empêchant d'accéder aux aspects les plus profonds de notre propre nature. Lorsque j'étais jeune, j'ai rencontré un maître étrange dont les activités étaient aussi insondables pour l'intellect que celles de Milarepa, bien que l'histoire de sa vie fût très différente. Il avait été moine dans un monastère Sakyapa qui, comme tous les monastères, comportait certaines règles très strictes. Ce moine avait gravement transgressé les règles en ayant une relation avec une femme et avait été expulsé du monastère. Très affecté par ce qui s'était passé, il partit au loin. Au cours de son voyage, il rencontra des maîtres, reçut d'eux des enseignements et devint un pratiquant sérieux. Puis il revint dans son village natal, mais le monastère ne voulut pas le reprendre. Sa famille lui construisit alors une petite hutte de retraite à flanc de montagne et il y vécut, pratiquant tranquillement, pendant plusieurs années. Les gens commencèrent à l'appeler « le Pratiquant ». Après quelques années paisibles, il sembla soudain devenir fou. Un jour, alors qu'il pratiquait, il commença à jeter ses livres par la fenêtre, puis il les brûla, il brisa toutes ses statues, mit tout sens dessus dessous et détruisit en partie sa cabane de retraite. Les gens commencèrent à l'appeler « le Fou ». Puis il disparut et, durant trois ans, personne ne le revit. Quelqu'un le rencontra tout à fait par hasard. Il vivait dans un lieu très isolé tout en haut La Base 115 d'une montagne. Tout le monde se demanda comment il avait pu survivre et se procurer de quoi manger en cet endroit ; rien n'y poussait et, normalement, personne n'y allait jamais. Alors, les gens commencèrent à s'intéresser à lui et à lui rendre visite. Bien qu'il refusât de communiquer avec eux, la façon dont il vivait convainquit les gens qu'il n'était pas fou. Au lieu de l'appeler « le Fou », ils commencèrent à parler de lui comme d'un être réalisé, un saint. Mon oncle, l'abbé Sakyapa Khyentsé Tchôkyi Wangchouk, en entendit parler et décida de lui rendre visite, m'emmenant ainsi que quelques autres personnes. Il nous fallut quinze jours à cheval pour arriver au village au pied de la montagne où vivait ce maître étrange. D e là, il nous fallut grimper jusqu'au sommet, très difficile à atteindre car il n'existait aucun sentier. Les gens de l'endroit nous dirent que, quelques jours auparavant, un tulkou (incarnation) Kagyii très célèbre était monté rendre visite au moine, mais qu'à son arrivée, au lieu de recevoir des enseignements, il avait été repoussé par une volée de pierres, et que certains des moines de son escorte avaient été assez sérieusement blessés. Ils nous dirent aussi que ce maître, là-haut, avait des chiens et que certains étaient très agressifs et mordaient. Tous les gens du lieu avaient peur d'aller le voir. Très franchement, après avoir entendu tout cela, nous aussi. Mon oncle était très gros et gravir la pente abrupte sans un chemin nous prit beaucoup de temps. Constamment, nous dérapions et retombions en glissant le long des éboulis rocheux. Lorsque nous eûmes 116 Dzogchen et Tantra presque atteint le sommet, nous entendîmes le maître parler, mais sans voir aucune maison. Lorsque, enfin, nous arrivâmes tout au sommet de la montagne, nous vîmes une sorte de structure de pierres rudimentaire. On ne pouvait vraiment pas appeler cela une maison, cela ressemblait plutôt à une niche de chien couverte d'un toit de pierres, avec de grands trous ouverts dans trois de ses côtés. Ce n'était pas assez haut pour que l'on puisse s'y tenir debout. Nous entendions toujours le maître parler à l'intérieur, mais nous ne savions pas à qui il pouvait bien parler ainsi. Puis, il se retourna et nous vit approcher : immédiatement, il fit semblant de dormir, tirant une couverture sur sa tête. Il avait l'air vraiment fou, mais nous nous rapprochions prudemment de plus en plus. Lorsque nous fûmes très près, nous attendîmes quelques minutes, puis, soudain, il retira la couverture de dessus son visage et nous regarda. Ses yeux, énormes et fixes, étaient injectés de sang et ses cheveux étaient sauvagement hérissés. Je le trouvais vraiment terrifiant. Il commença à parler mais nous ne comprîmes pas ce qu'il disait, bien qu'il fût tibétain comme nous. Il ne parlait pas un dialecte local que nous n'aurions pu comprendre ; nous connaissions bien le dialecte de cette région. Il parla environ cinq minutes, sans interruption, et je ne compris que deux phrases. Une fois, il parut dire « au milieu des montagnes », puis ce fut à nouveau incompréhensible. L'autre phrase que je saisis au passage paraissait être « en vaut la peine », puis rien n'eut plus de sens. Je demandais à mon oncle ce qu'il avait compris, mais il n'avait saisi que les mêmes deux La Base 117 fragments et aucune des personnes de notre groupe n'en avait compris davantage. Mon oncle rampa à l'intérieur par la plus large des ouvertures dans le mur de pierre, peut-être dans l'intention de demander une bénédiction pour voir quelle serait la réaction. La hutte était très petite et lui était très gros. Le maître étrange le regardait fixement droit dans les yeux. Mon oncle avait amené quelques bonbons avec lui et en offrit deux au maître qui n'en prit qu'un. Une sorte de pot en terre cuite était à côté de lui. Le maître mit un bonbon dans le pot puis l'offrit à mon oncle. Ce dernier resta simplement là et attendit. Alors, le maître sortit d'un pli de ses vêtements en haillons un vieux bout de tissu en laine qu'il avait manifestement utilisé pour se moucher et l'offrit à mon oncle. Celui-ci accepta respectueusement et continua à attendre jusqu'à ce que le maître lui lance un regard vraiment féroce. Sur quoi, mon oncle décida qu'il était plus sage de sortir. Ce fut ensuite à mon tour d'y aller. J'avais très peur mais j'entrai quand même avec un paquet de biscuits que mon oncle m'avait donné pour offrir. J'offris donc le paquet mais le maître ne voulut pas le prendre. « Peut-être aurais-je dû ouvrir le paquet d'abord », pensai-je. Je l'ouvris donc et lui offris quelques biscuits. Il en prit un et le mit dans son pot. Je réussis à jeter un coup d'œil dans le pot et vis qu'il était plein d'eau mais qu'il contenait aussi un petit peu de tout, du tabac, des piments et le bonbon de mon oncle ainsi que mon biscuit. Je ne sais pas s'il mangeait dans le pot ou s'il y gardait simplement des choses, mais rien dans cette hutte n'évoquait les activités domestiques habi- 118 Dzogchen et Tantra tuelles de préparation et de cuisson de nourriture, en supposant que son habitant ait pu en trouver à cette altitude. Je restai encore un petit peu en enregistrant tout cela, jusqu'à ce qu'avec un regard féroce le maître me donne une sorte de théière en terre cuite à moitié cassée, qu'il utilisait comme pot de chambre ; alors, prenant ce cadeau avec moi, je sortis rejoindre mon oncle et les autres audehors. Nous étions là depuis environ vingt minutes en tout debout à le regarder. Alors, il recommença à parler de façon incompréhensible, en indiquant une direction, et nous eûmes l'idée qu'il essayait de nous dire d'aller dans cette direction. Nous attendîmes là encore un peu lorsque, soudain, il dit, plutôt en colère et très clairement : « Vous feriez mieux d'y aller. » Mon oncle se tourna vers moi et vers le reste de notre petit groupe et dit : « Peut-être vaut-il mieux faire comme il dit. » Et nous partîmes tous dans la direction que ce maître étrange avait indiquée. Ce n'était pas la route par laquelle nous étions venus, nous allions avoir à rebrousser chemin et nous n'avions pas la moindre idée d'où nous allions, ni pourquoi. Mais mon oncle disait qu'il y avait peut-être quelque chose derrière ces paroles du maître. L'avance était très difficile, mais nous continuâmes à descendre en nous aidant de nos mains, plusieurs heures durant, jusqu'à ce que la montagne remonte vers le prochain sommet. À cet endroit se trouvait une forêt très dense et, juste avant d'y arriver, nous entendîmes un cri ou un grognement. Nous nous pressâmes et trouvâmes un chasseur qui était tombé La Base 119 des rochers et s'était brisé le pied. Il était incapable de marcher et quelques personnes durent le porter jusqu'au lieu où se trouvait sa famille, à une distance considérable. Mon oncle suggéra que ceux qui restaient devaient retourner voir cet étrange maître. « Peutêtre va-t-il nous donner un enseignement maintenant», dit-il. Mais lorsque nous revînmes à sa hutte, loin de nous féliciter, il nous dit simplement de partir. Le fait qu'un maître comme lui ne se vouait pas à enseigner aux êtres humains ne signifie pas nécessairement qu'il n'enseignait pas du tout. Il se peut qu'il ait vécu de cette façon étrange, tout en se manifestant dans une autre dimension pour enseigner des êtres autres qu'humains. Bien que nous n'ayons pas eu la capacité de percevoir une telle activité, il aurait fort bien pu ainsi enseigner davantage d'êtres qu'il n'y en a dans une vaste cité. Garab Dordjé, par exemple, enseigna le Dzogchen aux Dâkinîs avant de l'enseigner aux êtres humains. Dans le Bardo, l'état intermédiaire après la mort du corps physique qui précède une nouvelle renaissance des agrégats de conscience, les êtres existent dans un corps mental, sans connexion ou contrepartie physiques. Il est possible que ce maître, qui nous paraissait si étrange, enseignât de tels êtres. Lorsque nous comprenons la nature non duelle de la réalité telle qu'elle est décrite dans les explications de la Base en tant qu'Essence, Nature et Energie, et comment l'Énergie de l'individu se manifeste comme Dang, Rôlpa et Tsel, nous pouvons comprendre que quelqu'un qui a réinté- 120 Dzogchen et Tantra gré son Énergie est capable d'actions impossibles à un être ordinaire. Alors, les actions d'un tel maître ne paraissent plus incompréhensibles. VII La Voie Certains passent leur vie tout entière à se préparer à pratiquer, puis vient la fin de leur vie, alors qu 'ils se préparent encore. Ainsi, ils commencent leur prochaine vie sans même avoir terminé tous ces préparatifs. Dragpa Gyaltsen, un grand maître de l'école Sakyapa La Voie est le deuxième aspect de la principale trilogie du Dzogchen : la Base, la Voie et le Fruit. Cet aspect concerne la façon dont chacun peut s'efforcer de sortir de la condition dualiste et atteindre la réalisation. Car même si le maître a directement introduit à l'état primordial et expliqué l'état et la façon dont il se manifeste, le problème est que nous restons prisonniers de la cage de nos limites. Il nous faut une clé, un moyen d'ouvrir la cage, une méthode à l'aide de laquelle nous pouvons rendre réel ce que nous n'avons jusqu'ici compris qu'intellectuellement. Cette clé est la Voie (« Lam » en tibétain), que l'on peu* considérer sous trois aspects. 122 Dzogchen et Tantra La Vue ou la Vision, ou ce qui est et ce que nous sommes (tib. « Tawa ») Le premier aspect de la Voie est Tawa (Dava), la Vue. Il ne s'agit pas d'un point de vue intellectuel ou philosophique, comme dans des expressions telles que « la vue de Nâgârjuna », par exemple, pour décrire la philosophie du Mâdhyamika. Dans le Dzogchen, le concept de la Vue n'est pas du tout celui-ci. Ce qui est important dans le Dzogchen, c'est de s'observer soi-même et de découvrir quelle est la réelle condition de notre corps, de notre voix et de notre esprit. Nous découvrons alors à quel point nous sommes conditionnés et comment nos limites nous enferment dans la cage du dualisme. Cela implique de nous confronter à tous nos problèmes, ce qui n'est pas toujours facile ni agréable. Il existe de nombreux problèmes pratiques : travail, conditions de vie, nécessité de se nourrir ou réels problèmes physiques. On peut appeler tout cela les problèmes liés au corps. Existent également des problèmes liés à la voix ou énergie : la nervosité et d'autres sortes de maladies. E t même si l'on est en bonne condition physique, et à l'aise sur le plan matériel, il y a toujours les problèmes liés à l'esprit. Ces problèmes mentaux sont nombreux, subtils et difficiles à voir : nous jouons tant de jeux avec notre ego ! Le résultat de tous ces efforts est que nous construisons une cage, sans même nous en rendre La Voie 123 compte. Il s'agit donc, d'abord, de découvrir la cage, et cela ne peut être fait qu'en s'observant soi-même en permanence. Cela est une autre raison pour laquelle le miroir (ou mélong) est un symbole important dans le Dzogchen. Il ne sert pas seulement à expliquer l'interdépendance des deux vérités, relative et absolue \ mais aussi à nous rappeler qu'il faut observer notre propre condition à chaque instant. U n proverbe tibétain dit : Sur le nez d'un autre on remarque toujours une chose aussi petite qu'une fourmi. Mais sur son propre nez on ne remarque même pas une chose aussi grosse qu'un yak. La Vue, dans le Dzogchen, ce n'est pas observer les autres pour les critiquer, c'est s'observer soimême. En s'observant ainsi, on peut découvrir sa propre cage. Mais il ne suffit pas de la connaître, il faut aussi véritablement vouloir en sortir. Le second des Trois Principes de G a r a b D o r d j é dit qu'après avoir reçu l'introduction directe à l'état primordial (la Base), on ne doit pas « rester dans le doute » ; l'on ne peut y arriver que par soimême et donc en s'observant. Cela est le sens véritable de Tawa, ou la Vue. Dzogchen 124 La Pratique et Tantra (Gompa) On demanda à Yundon Dordjépel, un grand maître Dzogchen : « Quelle méditation pratiquezvous ? » Il répondit : « Sur quoi méditerais-je ? » On lui demanda : « Alors, dans le Dzogchen, vous ne méditez pas ? » Il répondit : « Quand suis-je distrait (de la contemplation) ? » La distinction entre méditation et contemplation dans les enseignements Dzogchen Dans le Dzogchen, « méditation » et « contemplation » ont des significations bien distinctes. La pratique du Dzogchen est en soi la pratique de la contemplation dans laquelle on demeure en cet état non duel d'autolibération, qui est au-delà des limites du niveau conceptuel de l'activité mentale, et qui cependant inclut aussi le fonctionnement de ce qu'on appelle l'esprit « ordinaire » ou la pensée rationnelle. Bien que les pensées puissent survenir dans la contemplation, on n'est pas conditionné par elles et, laissées telles quelles, elles se libèrent d'elles-mêmes. Dans la contemplation, l'esprit ne s'implique dans aucun effort mental ; il n'y a rien à faire ou à ne pas faire. Ce qui est est, tel quel, parfait en soi. Par contre, ce que l'on entend par « méditation » dans les enseignements Dzogchen, c'est l'une ou _ La Voie 125 l'autre des très nombreuses pratiques qui impliquent de travailler avec l'esprit afin de permettre au pratiquant d'entrer dans l'état de contemplation. Ces pratiques peuvent inclure les différents types de fixation du regard qui amènent à un état de calme, de même que les différents types de visualisation, etc. Ainsi, dans ce que l'on appelle méditation, on travaille avec l'esprit, mais la contemplation est au-delà de ce travail. Rigpa Dans la contemplation Dzogchen, on est capable d'intégrer de la même façon le moment de calme sans pensée et les moments où la pensée entre en mouvement, en demeurant pleinement attentif et présent, ni endormi, ni agité, ni distrait. Cette pure présence, cet espace d'attention, qui ne rejette ni ne poursuit les pensées, est désigné, en tibétain, par le terme « rigpa » (ou rigba), le contraire de « marigpa », qui signifie l'ignorance — racine de l'esprit dualiste. Si l'on ne trouve pas cette pure présence de rigpa, on ne trouvera jamais le Dzogchen : pour trouver le Dzogchen, il faut faire apparaître cet état sans voile de rigpa. L'état de rigpa est le pilier des enseignements Dzogchen et c'est cet état que le maître cherche à transmettre dans l'introduction directe. Cette transmission, ainsi que me l'a montré mon maître, Tchangchoup Dordjé, ne dépend ni d'une initiation formelle ni d'une explication intellectuelle. Si l'on ne se trouve pas dans cet état de rigpa, ce n'est qu'en observant à chaque instant sa propre condition, selon le principe de la Vue, que l'on peut 126 Dzogchen et Tantra savoir précisément quelles sont les pratiques à utiliser à un moment donné, de façon à sortir de sa cage et à ne pas y retourner. Mais un oiseau qui a vécu toute sa vie dans une cage peut même ne pas savoir que la possibilité de voler existe et il lui faut apprendre à voler dans une situation protégée avant qu'il puisse quitter définitivement sa cage ; car s'il quitte son abri sans savoir voler, il risque d'être victime de bien des prédateurs. De même, un pratiquant doit arriver à une maîtrise de ses énergies. Dans les enseignements Dzogchen, il y a des pratiques qui rendent possible cette maîtrise, des pratiques adaptées à toutes sortes d'oiseaux et à toutes sortes de cages. Encore faut-il savoir quelle sorte d'oiseau l'on est et dans quel type de cage on se trouve. Encore faut-il ensuite être résolu à sortir de toutes les cages, car il ne sert à rien de rendre la cage plus grande ou plus jolie, en ajoutant, par exemple, quelques nouveaux barreaux, constitués d'exotiques enseignements tibétains. Il ne s'agit pas de construire une cage de cristal avec les enseignements Dzogchen. Aussi belle soit-elle, cela reste une cage, et le but des enseignements Dzogchen est de nous faire sortir de toutes les cages, dans la liberté et la clarté du ciel, dans l'espace de l'état primordial. Pratiques principales et secondaires Les pratiques des Trois Séries peuvent être classifiées en pratiques principales, conduisant à la contemplation ou travaillant sur elle, et en pratiques secondaires, qui servent à développer quelque capacité particulière. La Voie 127 Ces dernières incluent les « Six Yogas » : la pratique de la chaleur intérieure (Toumo ou Dummo), du transfert de la conscience (Pova ou Powa), etc. 2 , ainsi que toutes les pratiques des enseignements autres que le Dzogchen. Les pratiques de purification des Sûtras et de transformation des Tantras peuvent être utilisées mais sont, pour un pratiquant du Dzogchen, des pratiques secondaires. Ici, il faut insister sur le fait que, pour les pratiques du Dzogchen, la transmission d'un maître est essentielle. Le « secret » du Dzogchen est en réalité «secret en soi » car il se révèle aussitôt que Ton peut le comprendre. Ce n'est pas comme si quelqu'un gardait quelque chose secret par rapport à quelqu'un d'autre. Cependant, un certain degré d'engagement est indispensable de la part de quiconque souhaite être instruit de pratiques spécifiques. Dans l'idéal, il devrait y avoir une collaboration continue entre celui qui transmet et celui qui reçoit, jusqu'à ce que la transmission soit intégralement accomplie. Il existe une grande diversité de pratiques, mais il n'est aucunement nécessaire de pratiquer chacune d'elles. Au contraire, on utilise ces pratiques avec modération lorsqu'en observant sa propre condition on réalise qu'elles sont utiles ou nécessaires. On ne les considérera ici que dans le cadre d'une introduction générale aux enseignements Dzogchen. Il importe que le lecteur soit conscient que la description d'une pratique n'est, en aucune façon, une instruction pour cette pratique. On trouvera ci-dessous un tableau qui résume les Trois Séries. On distingue en général les pratiques liées au corps, celles qui sont liées à la voix Dzogchen 128 et Tantra et celles qui sont liées à l'esprit. Chacun de ces niveaux étant conditionné, il faut travailler sur chacun d'eux. Ainsi, les instructions pour chaque pratique incluent généralement les trois éléments suivants : la posture du corps ; la respiration ; et la concentration, position du regard, fixation ou visualisation. Certaines pratiques ont pour objet de travailler spécifiquement sur l'un des aspects de la condition de l'individu : par exemple, en utilisant le contrôle du corps et de la voix pour concentrer l'esprit. Une autre pratique peut avoir simplement pour but de relaxer le corps, une autre travaillera sur la voix et le son, comme dans le Chant du Vajra. Il existe aussi des pratiques qui utilisent les éléments : la terre, l'air, le feu, l'eau et l'espace. La pratique principale des Trois Séries dans les enseignements Dzogchen Longdé : la série Semdé : la série de la nature de Vesprit de l'espace 2. Men ngak dé : la série essentielle. Les quatre Neldjor, ou yogas (qui permettent d'entrer en contemplation) Les quatre Da ou symboles (qui permettent d'entrer en contemplation) 1. Shiné : l'état calme. Par la fixation sur un objet et sans objet, on arrive à un état de calme. Celui-ci devient alors naturel, puis stable. 1. Selwa : la clarté. Les yeux sont ouverts, toute la vision est intégrée. Ce n'est pas la même chose que la clarté intellectuelle. 2. Lhagtong: la vision plus vaste ou « vision pénétrante ». L'état de calme est dissous ou 2. Mitokpa: la vacuité. Les yeux ouverts fixent sans ciller l'espace vide. Quelles que soient Les quatre Tchokshak (Tchokshak signifie : « tel que c'est ») (pour continuer dans l'état de la contemplation) (NB : Le Men ngak dé contient également des pratiques qui permettent d'entrer en contemplation : par exemple les Rushens internes et externes, et les 21 Semdzin) 1. Riwo Tchokshak : le Tchokshak de la montagne, qui se réfère au corps. Le 3. Déwa : la corps est laissé tel sensation de qu'il est, la position du béatitude. Le corps corps, quelle qu'elle est gardé dans une soit, est la position de position contrôlée, la pratique. jusqu'à ce que l'on 2. Gyatso soit plus avancé dans Tchokshak : le la pratique, et 3. Nyimé : l'Union. Tchokshak de cependant, c'est Shiné et Lhagtong l'Océan, qui se réfère s'élèvent ensemble ; presque comme si le aux yeux. Aucun recorps n'était pas là, on va au-delà de la gard spécifique n'est bien que l'on soit dualité. nécessaire, La positotalement présent. tion des yeux, quelle 4. Lhundroup : qu'elle soit, est la po4. Yermé: Union. parfait en soi. La sition de la pratique. L'union des trois contemplation non 3. Rigpa Tchokshak : autres Da mène à la duelle peut être le Tchokshak de contemplation et à la continuée dans l'état ; l'état est tel chaque action. L'on pratique Dzogchen. qu'il est sans correcSymbole de cette est pleinement tion. Ce Tchokshak union, la langue réintégré dans sa est identique à demeure libre dans la Lhundroup dans le condition naturelle, et les expériences qui bouche, ne touchant Semdé et à Yermed ni la base ni le palais. dans le Longdé. surviennent sont le Les quatre Da sont jeu parfait de sa 4. Nangwa Tchokpropre énergie. Cela pratiqués shak : le Tchokshak de simultanément. est la pratique de la vision. La totalité de Dzogchen, la Grande la vision est dite Perfection. « comme un ornement ». On expérimente que toutes nos visions karmiques sont notre propre énergie, que ce soit en tant que Dang, Rôlpa ouTsel. Les quatre Tchokshak sont pratiqués ensemble en un instant : c'est le Dzogchen. « réveillé ». On est capable de pratiquer avec le mouvement de la pensée, sans l'effort de maintenir un observateur intérieur. L'état de calme n'est plus quelque chose de construit. les pensées qui surgissent, elles ne perturbent pas. 130 Dzogchen et Tantra L'état de contemplation que l'on atteint est le même, dans chacune des trois séries. Une autre terminologie pour les trois aspects de la pratique du Semdé Nous avons utilisé ici les termes Shiné, Lhagtong et Nyimé, qui appartiennent plutôt au Sûtra et au Tantra, mais qui sont mieux connus et plus communément usités. Les termes que l'on trouve, en général, dans les textes du Dzogchen, pour les mêmes stades de la pratique, sont : — 1. Népa (l'état calme) ; — 2. Miyowa (état immuable qui ne peut être perturbé ni conditionné) ; — 3. Nyamnyi (équanimité, état dans lequel tout a un seul goût) ; — 4. Lhundroup (état inchangé : parfait en soi). De même, le terme Neldjor (yoga ou union) pourrait être compris comme l'union de deux choses, mais la notion de dualité n'existant pas dans le Dzogchen, les quatre stades de la pratique dans le Semdé sont simplement appelés les quatre contemplations (« Ting ngé dzin »). Chacune des Trois Séries — Semdé, Longdé, Men ngak dé — a son approche caractéristique, mais le but est le même : la contemplation. Aucune des Trois Séries n'est une voie graduelle car, dans chacune d'elles, le maître transmet directement. Mais le Men ngak dé, qui signifie littéralement « la série transmise de façon orale et secrète » et que l'on appelle aussi le Nyingthik, « l'essence du La Voie 131 cœur » ou « l'essence de l'essence », est indubitablement plus direct que le Semdé, qui utilise davantage l'explication et l'analyse détaillée. Le Men ngak dé est extrêmement paradoxal dans sa présentation, parce que la nature de la réalité n'entre pas dans les limites de la logique et ne peut donc être expliquée autrement que par des paradoxes. Dans le Longdé, par contre, les indications précises sur la position du corps et la respiration amènent directement le pratiquant à l'expérience de la contemplation, sans aucun besoin d'explications intellectuelles (voir l'annexe 3, p. 233-35). Bien que les méthodes de présentation puissent différer dans les Trois Séries, il y a toujours une introduction directe dans le Dzogchen. Cela ne veut pas dire qu'il n'y ait aucune préparation, mais plutôt que la préparation est adaptée aux besoins de l'individu. En cela, le Dzogchen se distingue des autres niveaux de la Voie, où existe une règle inflexible qui est la même pour tout le monde. Dans le Dzogchen, il n'est jamais besoin de justifier d'un quelconque niveau ou d'une quelconque initiation, comme c'est le cas dans les voies graduelles, avant de pouvoir approcher un niveau plus élevé. On donne au disciple l'opportunité d'entrer directement au plus haut niveau, et ce n'est que si la capacité lui en fait défaut qu'il faut alors trouver le niveau de pratique où il pourra surmonter ses difficultés et se diriger vers la contemplation ellemême. Les pratiques préliminaires (Ngôndro) Dans toutes les écoles du bouddhisme tibétain, non seulement on doit progresser graduellement 132 Dzogchen et Tantra par tous les niveaux des Sûtras et des Tantras, mais avant même d'être autorisé à faire des pratiques tantriques, il faut accomplir une série de pratiques préliminaires, ou Ngôndro, que l'on appelle parfois « les quatre pratiques de fondation ». Leur objet est de développer la capacité de l'individu là où elle fait défaut, et il est exact qu'elles sont traditionnellement requises comme préalables par l'ensemble des écoles. J'ai, moi-même, accompli ce Ngôndro deux fois au cours de mon éducation. Mais l'approche du Dzogchen est différente de celle des Tantras. Garab Dordjé n'a pas dit : « Enseignez d'abord le Ngôndro. » Il a dit que la première chose à faire pour le maître était de donner l'introduction directe, et pour le disciple d'essayer d'entrer dans l'état primordial, en le découvrant par lui-même de façon à n'avoir plus aucun doute à son propos, et de chercher à demeurer dans cet état. Si des obstacles surgissent, l'étudiant utilise une pratique pour les surmonter, et si l'on se rend compte que manque une certaine capacité, on adopte une pratique qui va permettre de la développer. On voit donc que le principe du Dzogchen repose sur la conscience du pratiquant pour décider de ce qu'il faut faire \ plutôt que sur une règle appliquée de façon obligatoire à tous et à chacun. C'est ainsi qu'il doit en être dans le Dzogchen. Le Ngôndro est composé des pratiques du Refuge et de la Bodhicitta, de l'offrande du mandala, de la récitation du mantra de Vajrasattva et du Guru yoga, chacune devant être pratiquée cent mille fois comme préliminaire à tout enseignement supérieur. _ La Voie 133 Chaque niveau de l'enseignement a sa valeur et son principe ; la répétition de ces pratiques en tant que préliminaires a véritablement une fonction en rapport avec la capacité des individus à approcher les enseignements tantriques. Dans le Dzogchen, on accomplit ces mêmes pratiques, mais elles ne sont pas des préliminaires à l'introduction directe. Elles font partie de la pratique journalière, sans exigence particulière d'en accomplir un nombre déterminé. Si l'on accomplit le Ngôndro pour se préparer à la pratique tantrique, l'intention du pratiquant ne doit, en aucun cas, être celle d'acquérir un « passeport » pour les enseignements plus élevés ; car une telle attitude donnera sûrement naissance à l'orgueil et à un sentiment de fausse supériorité, au lieu d'un approfondissement de l'engagement, ; de l'humilité, de la purification, de la dévotion et de l'union de son esprit avec celui du maître-racine. Le Ngôndro existe pour permettre d'accumuler du mérite, de façon à être capable d'approcher la Voie de la sagesse. Si on le pratique sans une intention parfaite, cela ne fonctionnera pas. Les pratiques tantriques peuvent être utilisées comme pratiques secondaires par un pratiquant du | Dzogchen, parallèlement à la pratique principale de la contemplation. Toutes les pratiques tantriques utilisent la visualisation, mais dans les Anuttaratantras, ou Tantras supérieurs, le pratiquant travaille à réintégrer son existence dualiste dans son unité primordiale inhérente, en utilisant des pratiques de yoga interne ainsi que la visuali! sation. 134 Dzogchen et Tantra Kyérim et Dzogrim La phase du déploiement de la visualisation est appelée Kyérim (développement) et celle du travail avec le yoga interne Dzogrim (accomplissement). Par ces deux stades, la vision karmique impure de l'individu est transformée en la pure dimension, ou « mandala », de la divinité à la pratique de laquelle il a été initié. Les « mantras » sont les sons naturels de la dimension de la divinité et sont prononcés comme une clé vibratoire y donnant accès. Yantra-yoga Le mot « yoga » est maintenant familier à la plupart des gens, pour qui il évoque en général le hatha-yoga indien. Beaucoup le pratiquent de nos jours comme une sorte d'exercice physique, et même ainsi il peut être très bénéfique, mais il faut savoir que c'est avant tout une pratique spirituelle. Moins connu que le Hatha-yoga, il existe une forme authentiquement tibétaine de yoga, fondée sur les Anuttaratantras. Le grand érudit W.Y. Evans-Wentz, qui a largement contribué à faire connaître les traditions spirituelles du Tibet en Occident, a publié, en 1958, un livre intitulé Le Yoga tibétain et les doctrines secrètes (Oxford University Press, Londres, 1958, Éd. française Adrien Maisonneuve, 1974), mais il n'a pris le terme tibétain « Trulkor » ou « Yantra » que dans une de ses acceptions, dans le sens d'« un diagramme géométrique possédant une signification mystique ». Trulkor en tibétain ou Yantra en sanscrit signifient tous les deux « R o u e magique » et, par extension, « moteur » ou « machine ». Le _ La Voie 135 terme sanscrit yoga a été traduit en tibétain par Neldjor, un terme composé du nom nelma et du verbe djorba. Nelma signifie « l'état naturel, non transformé » de quelque chose et djorba signifie «posséder». Ainsi, en rapprochant les termes Trulkor et Neldjor, nous pouvons voir que le Yantra-yoga est une méthode qui permet à l'individu d'atteindre son état ou sa condition naturelle en utilisant comme « moteur » le mouvement du corps humain. Alors que le yoga physique n'a pas de rôle important dans le bouddhisme Hinayâna ou Mahâyâna, dans le bouddhisme tantrique (Vajrayâna, le Véhicule indestructible, ou Mantrayâna, la Voie du mantra), c'est un moyen fondamental de réalisation. La reconnaissance de l'unité essentielle du relatif et de l'absolu est un concept fondamental du yoga tibétain. Le Hinayâna et le Mahâyâna s'efforcent de réaliser l'absolu (la vacuité) en se libérant des liens de la dimension relative considérée comme impure. Les Tantras partent de la conscience de la vacuité de tous les phénomènes (l'absolu) et visent à la réintégrer avec la dimension relative, par la méthode de la transformation. On ne renonce pas au relatif, on ne le rejette pas comme impur, mais on l'utilise comme le moyen même de la transformation, jusqu'à ce que le dualisme soit surmonté, et que, purs depuis l'origine, tous les phénomènes puissent être ressentis comme de « goût unique », qu'ils soient relatifs ou absolus. Ainsi, dans le Yantra-yoga du Vajrayâna, le corps, la voix et l'esprit — de même que leurs fonc- 136 Dzogchen et Tantra tions — ne sont ni bloqués ni neutralisés, mais acceptés comme qualités inhérentes ou « ornements » de l'état qui se manifeste comme énergie. L'énergie étant continuellement en mouvement, le Yantra-yoga, contrairement au Hatha-yoga statique, est dynamique et travaille avec une série de mouvements liés à la respiration. Nous savons tous par expérience que nos émotions et nos sensations sont liées à la façon dont nous respirons. Une respiration régulière, calme et profonde accompagne un état mental calme et relaxé, alors qu'une respiration rapide, superficielle, tendue ou irrégulière accompagne un état dominé par l'émotion. À chaque état mental correspond ainsi un schéma respiratoire, et c'est sur cela que travaille le Yantra-yoga pour réguler l'énergie de l'individu et, ultimement, libérer l'esprit de tout conditionnement. Chez beaucoup de gens, le corps et l'énergie sont souvent perturbés par des tensions et des troubles : même s'ils s'appliquent à travailler avec l'esprit pour entrer dans la contemplation, le progrès est difficile. En tant que pratique secondaire du Dzogchen, le Yantra-yoga aide à surmonter ces obstacles et même des maladies physiques : des pratiques spécifiques de mouvements liés à la respiration sont parfois prescrites dans le cadre d'un traitement par les médecins tibétains. Il est facile d'observer comment les diverses positions du corps influencent le schéma respiratoire. Lorsque l'on est assis, le tronc replié — et donc fermé —, la respiration est évidemment différente de ce qu'elle est debout, les bras levés au- La Voie 137 dessus de la tête, la partie supérieure du corps totalement ouverte. Pour contrôler la respiration — et donc l'énergie —, les mouvements du Yantra-yoga utilisent les possibilités offertes par diverses positions du corps. On cherche la respiration naturelle qui n'est pas conditionnée par des facteurs émotionnels, physiques ou dus à l'environnement. Le mandata interne De nombreuses divinités tantriques sont représentées en union avec leur parèdre. Ces formes sont appelées « Yab-Youm » (père-mère). Leur union représente l'indissoluble unité du relatif et de l'absolu, de la manifestation et de la vacuité, de la méthode et de la sagesse. Elles symbolisent également l'union des énergies lunaire et solaire, les deux polarités de l'énergie qui circule dans le système énergétique subtil du corps humain, que l'on appelle le « mandala interne ». Lorsque ces énergies lunaire et solaire sont amenées à l'état d'union qui est leur condition latente inhérente depuis l'origine, l'être humain peut atteindre l'illumination. D e m ê m e que, dans la philosophie taoïste chinoise, le Yin et le Yang sont deux principes énergétiques inséparables et mutuellement interdépendants, constituant une unité totalement intégrée, ainsi les énergies lunaire et solaire sont considérées c o m m e fondamentalement non duelles depuis l'origine. Leur unité essentielle est symbolisée par la syllabe sanscrite «Evam», qui est aussi un symbole du principe Yab-Youm. La pratique yoguique avancée de Kar- 138 Dzogchen et Tantra mamudrâ (sceau de l'action), qui utilise l'union sexuelle pour parachever l'union des énergies solaire et lunaire, est aussi une source de l'image Yab-Youm symbolisant la réalité vue comme le jeu béatifique de la vacuité et de l'énergie. Mais Karmamudrâ est une véritable pratique et non une façon fantaisiste de déguiser les relations sexuelles en pratique spirituelle. Son importance dans les stades avancés de la pratique tantrique est illustrée par le dicton tantrique : « Sans Karmamudrâ, il n'y a pas de Mahâmudrâ 4. » Dans le Dzogchen, Karmamudrâ n'est pas une pratique principale. Dans le Dzogchen, on intègre dans l'état toutes les expériences que l'on rencontre, en demeurant dans la contemplation et en laissant tout ce qui s'élève s'autolibérer de soi-même. Mais la puissante sensation de l'union sexuelle est précieuse car son intensité permet, au sein de l'expérience, de faire clairement la distinction entre la sensation et l'état de présence, ou « Rigpa », qui l'accompagne. On utilise de même toutes les sensations dans le Dzogchen et, par des pratiques qui créent une variété de sensations, le pratiquant apprend à distinguer l'état de la présence, qui demeure toujours le même, du mouvement des sensations. Rushen et les 21 Semdzin D'autres pratiques du Dzogchen Men ngak dé (ou Upadesha) ont aussi cette fonction particulière de séparer la pensée discursive ordinaire de la nature de l'esprit, qui est au-delà de l'intellect. Ce sont les pratiques préliminaires de Rushen et des 21 Semdzin, qui utilisent toute une gamme de Amitâyus, le Bouddha de longue vie, en union avec sa parèdre. Les personnages montrés ainsi en union sont appelés « Yab-Youm » (Père-Mère) et symbolisent la béatitude de la réalisation, le jeu de l'énergie se manifestant à partir de la vacuité, et l'union essentielle de la manifestation et de la vacuité. Amitâyus et sa parèdre tiennent tous les deux un « daddar » dans la main droite, une sorte deflècheà laquelle sont attachés un miroir et des rubans des cinq couleurs, symbolisant l'énergie de l'individu, ainsi qu'un vase de longue vie. 140 Dzogchen et Tantra méthodes incluant la fixation, la respiration, les positions du corps, le son, etc., pour amener à l'état de la contemplation. Le Corps de Vajra Le « Corps de Vajra » est le nom donné au corps humain avec son système d'énergies subtiles, son « mandala intérieur », lorsqu'il est utilisé comme la base d'une pratique pour atteindre la réalisation. Le mandala interne a trois composantes : premièrement, le flux d'énergie vitale subtile lié à la respiration, que l'on appelle prâna en sanscrit et loung en tibétain ; deuxièmement, les courants subtils du prâna (nâdî, en sanscrit et tsa, en tibétain) dont certains suivent le tracé de canaux physiques et d'autres pas ; troisièmement, l'énergie subtile sous sa forme essentielle, que l'on appelle thiglé en tibétain et kundalinî ou bindu en sanscrit. Thiglé et loung ne sont pas deux choses distinctes : l'une est l'essence de l'autre. C'est ce travail avec le mandala interne qui fait des pratiques tantriques de la Voie de la transformation une voie plus rapide vers la réalisation que les méthodes des Sûtras, et il existe pour cela différents types de Yantra, reliés aux nombreux Tantras du Mahâyoga et à leurs diverses pratiques de Heruka (Yidam masculin sous forme irritée : voir p. 76). L'objet du Yantra-yoga est de contrôler, coordonner et développer le prâna, l'énergie vitale du corps, grâce à une série de mouvements (Yantra) liés à la respiration, ainsi que d'activer Thiglé ou Kundalinî, l'essence vitale, grâce à des postures (asana) liées au mouvement. La Voie 141 C'est à partir du système énergétique subtil, du mandala interne, que le corps physique se développe. Au cours de la gestation, le flux d'énergie subtile anime et développe le fœtus dans le ventre de la mère : ainsi, le développement correct du fœtus dépend d'un flux normal de l'énergie subtile. De même, tout au long de la vie, la santé d'un être humain dépend de la circulation correcte du prâna et de l'équilibre des éléments. U n e fonction secondaire du Yantra-yoga est ainsi d'aider l'individu à rester en bonne santé. les canaux et les chakras Il existe, selon le tantrisme, 72 000 canaux dans le mandala interne ; on distingue les canaux principaux et les canaux mineurs, qui se relient et se connectent en un schéma semblable à un arbre, avec un tronc, des racines et des branches se développant en ramifications de plus en plus fines. Les endroits où les canaux subtils se rejoignent, comme des rayons sur un moyeu, sont appelés chakras (roues). Il y en a beaucoup, mais les principaux se trouvent le long du canal central, qui est comme le tronc de notre exemple. L'essence du prâna, Kundalinî ou Thiglé, se concentre dans les chakras principaux, dans un canal subtil à l'intérieur de la colonne vertébrale, que l'on appelle le Gyiinwa. 64 canaux se rejoignent au chakra de l'ombilic, 8 au chakra du cœur, 16 au chakra de la gorge et 32 au chakra de la tête. Le canal central (Ouma) est longé par deux autres canaux principaux, à sa droite et à sa gauche, appelés canaux solaire (Roma) et lunaire (Kyangma), qui le rejoignent quatre doigts sous 142 Dzogchen et Tantra l'ombilic, s'élèvent dans le corps parallèlement à lui, se recourbent au-dessus du crâne et redescendent se lier aux narines droite et gauche. Ces trois canaux principaux se voient clairement sur les fresques du temple secret du cinquième Dalaï Lama. Selon les Tantras, les instructions de pratique indiquent un nombre de chakras différent. Il n'y a pas pour autant contradiction ou incohérence ; les Tantras s'accordent sur la nature du système énergétique subtil. Mais différentes pratiques peuvent avoir des buts spécifiques, pour lesquels des canaux et des chakras différents sont mis en fonction. Or, dans une pratique donnée, on ne décrit que les canaux et les chakras spécifiques à cette pratique. Si l'on ne comprend pas cela, on peut penser que Ses différents Tantras ont une conception différente de la nature du système énergétique subtil. Le prâna et la pensée étant liés, le prâna suit la pensée et se rassemble là où la pensée se concentre. De même, on peut rééquilibrer et harmoniser la pensée en travaillant sur le prâna, par des mouvements aidant à contrôler la respiration. Il existe de nombreux types de prâna, qui sont le support des nombreux types de pensée dualiste ; tant que le prâna circule dans les divers canaux, la pensée dualiste persiste. Mais lorsque le prâna est conduit dans le canal centra!, sa nature essentielle — Thiglé ou Kundalinî — est activée et pénètre les canaux. La pensée dualiste est alors surmontée et la réalisation obtenue. Normalement, l'énergie vitale n'entre dans le canal central qu'au moment de la mort et durant le sommeil, ou alors en résultat d'une pratique. _ La Voie 143 Bien que les Tantras diffèrent quant aux chakras où le prâna doit être amené à pénétrer dans le canal central, tous affirment qu'il doit y entrer. Il existe cent huit pratiques dans le Yantra de l'Union des énergies solaire et lunaire, qui incluent : — 5 exercices d'assouplissement pour préparer les muscles et les nerfs ; — 5 pratiques pour la purification et l'assouplissement des articulations ; — 8 mouvements principaux ; — 5 groupes principaux de 5 positions ; — 50 variantes des 25 positions de base ; — 7 lotus ; — 7 pratiques finales ; — et l'Onde de Vajra, qui corrige toutes les erreurs de la pratique. A cette série s'ajoutent deux pratiques préliminaires : | — les neuf respirations de purification que l'on pratique toujours avant une session de Yantrayoga pour expulser l'air vicié, et qui est aussi très utile avant une session de méditation ; — la respiration rythmique, qui stabilise et approfondit la respiration, et développe la capacité de rétention de l'air utilisée dans « Kumbaka ». Kumbaka est un type particulier de rétention fermée dans lequel l'air est subtilement comprimé vers le bas dans la région abdominale, sans gonflement du ventre et, en même temps, comprimé par le bas, de façon à rassembler et concentrer le prâna avant de l'amener à entrer dans le canal central. Les huit mouvements (« Yantra ») principaux Vairocana La tradition particulière du Yantra-yoga que j'enseigne fut une des premières introduites au Tibet. Elle est liée au Heruka Ngôndzok Gyalpo et est connue sous le nom du Yantra de « l'Union du solaire et du lunaire » 5. Son nom se réfère à la réintégration des énergies solaire et lunaire du système énergétique subtil. Il fut consigné par écrit par Vairocana, le grand traducteur tibétain, disciple de Padmasambhava et de Hûmkara 6, au vnf siècle, et s'est transmis depuis en une lignée ininterrompue jusqu'à ce jour, dans le Kham (Tibet central). Il fut résumé et largement enseigné par Adzom Droukpa, des disciples duquel je reçus la transmission et les enseignements. La Voie 145 forment une série, dont chacun sert à induire une forme spécifique de respiration. Le mouvement donne un rythme correct à la respiration et les postures garantissent sa précision. Ces huit sortes de respiration sont : inspiration lente ; rétention ouverte ; « Shil » (comprimer l'air en diagonale vers le bas) ; expiration rapide ; inspiration rapide ; rétention fermée ; « D r è n » (tirer) ; expiration lente. Chacun des huit mouvements comprend cinq phases de respiration. Chacun des cinq principaux groupes de cinq positions travaille à développer et stabiliser un aspect particulier de la respiration, en combinant les huit sortes de respiration avec d'autres facteurs. Le pratiquant n'a pas besoin de maîtriser les vingt-cinq positions : une de chaque groupe suffit, en fonction de sa capacité et de la condition de son corps. Chacune des postures comporte sept phases de respiration. Les pratiques secondaires Le Yantra-yoga est une pratique secondaire. Il appartient au groupe des pratiques qui aident à approcher la contemplation, ou aident à travailler avec la contemplation en vue d'un but donné tel que se guérir soi-même ou guérir les autres. La récitation de mantras, les visualisations de divinités, les pratiques de purification et de transformation sont, dans le Dzogchen, des pratiques secondaires. Un pratiquant du Dzogchen ne se limite pas et peut utiliser des pratiques de toute origine. Mais le but d'un vrai pratiquant n'est bien sûr pas de collectionner diverses voies, traditions ou pratiques. Toutes ses actions doivent être gou- 146 Dzogchen et Tantra vernées par l'attention, qui distingue clairement entre ce qui est utile et ce qui n'est que distraction. L'usage du rituel Les gens me disent souvent qu'ils ne sont pas intéressés par les rituels, mais uniquement par la méditation. D a n s le Dzogchen, les pratiques de rituels sont effectivement secondaires par rapport à la contemplation ; cependant, par la concentration, les mantras et les mudrâs, un pratiquant peut avoir un contact avec l'énergie d ' u n e façon très réelle et très concrète. U n e histoire qui est arrivée durant le long voyage que je fis lorsque je quittai le Tibet pour l'Inde illustre bien cela. La situation politique se détériorait alors rapidement dans m o n pays natal, et j'avais la certitude q u ' u n grand bouleversement était proche. J'étais avec un groupe de quatre familles, une trentaine de personnes voyageant à cheval du Tibet de l'est vers le Tibet central. D u fait de la présence des troupes chinoises, nous n'utilisions pas les routes habituelles, mais voyagions sur des routes secondaires où de nombreux brigands profitaient de la confusion de cette époque pour voler les groupes de voyageurs, et constituaient un danger supplémentaire. Nous avions beaucoup de chevaux de valeur et, entre les bandits d'un côté et les troupes chinoises de l'autre, notre voyage était véritablement difficile. A un moment, des brigands croisèrent notre piste et nous eûmes deux escarmouches avec eux. Lors de la première, ils réussirent à voler certains de nos chevaux et, à la seconde, nous capturâmes deux d'entre eux. Ils nous apprirent qu'ils proje- La Voie 147 taient de nous attaquer en force mais nous ne savions pas quand et, au milieu de la vaste plaine que nous traversions, il n'y avait nul endroit où se cacher. Il m'apparut que la seule chose à faire était d'appeler à l'aide les gardiens de l'enseignement, et donc, à chaque halte que nous faisions, j'allais dans une petite tente où, pendant des heures, je pratiquais un rite les invoquant. Quotidiennement, le danger croissait et, quelques jours plus tard, alors que j'étais de plus en plus impliqué dans cette pratique, quelque chose d'étrange commença à se passer. Des étincelles semblaient jaillir du gros tambour rituel dont je me servais. Je crus tout d'abord avoir un trouble de vision, ou une hallucination, ou que peut-être cela venait de la friction entre la baguette et le tambour. Mais lorsque j'appelai ma sœur, elle aussi vit les étincelles dans l'air, tout autour du tambour. J'appelai alors mon frère, puis mes parents et enfin tout le groupe : tous virent les étincelles. Nous fûmes alors certains que cela voulait dire que les bandits attaqueraient cette nuit. Les chevaux attachés loin du camp, nous attendîmes toute la nuit, sur nos gardes et prêts à l'action. Mais aucun bandit ne vint cette nuit-là et, lorsque je pratiquai le jour suivant, les étincelles reprirent. Jour après jour, elles continuèrent à se manifester durant près d'une semaine tandis que nous voyagions. Un jour, il n'y eut plus d'étincelles. Cette fois, certains que les brigands viendraient, nous préparâmes nos défenses avec soin. Comme prévu, toute une bande nous attaqua. Mais nous avions l'avantage de la surprise et nous pûmes les repousser sans pertes pour nous. Dès lors, ils nous Ekajatî est le principal protecteur des enseignements Dzogchen. Cette divinité se manifeste comme un être n'ayant qu'un œil, une dent, une touffe de cheveux, un sein, étant une personnification de la nature essentiellement non duelle de l'énergie primordiale. On la voit ici danser sur le cadavre de l'ego, portant (comme Simhamukhâ) une peau humaine et une couronne de cinq crânes, représentant les passions qui ont été vaincues et peuvent donc servir d'ornements. Elle porte une guirlande de crânes humains, et brandit dans une main, tel un sceptre, le cadavre d'un falsificateur des enseignements et de l'autre tient un démon vaincu et le cœur d'un ennemi. Cette planche montre Dordjé Lekpa, autre protecteur (ou gardien) du Dzogchen, chevauchant un lion. Il est aussi souvent représenté sur une chèvre. Dordjé Lekpa, nom qui signifie « Bon Vajra », était un gardien du Bon et s'opposa aux efforts de Padmasambhava pour établir le bouddhisme au Tibet. Padmasambhava le vainquit et lui fit jurer de protéger les enseignements. On l'appelle donc parfois « Lié par Serment ». Son énergie étant moins écrasante que celle de Rahula, il peut être approché pour une aide concernant des affaires relativement terre à terre, tandis qu'Ekajatî et Rahula ne s'occupent strictement que de ce qui est en rapport avec l'enseignement et la réalisation. Les gardiens de la classe des Mahâkâlas sont les protecteurs principaux de beaucoup d'enseignements, mais ils sont secondaires pour l'enseignement Dzogchen. Il existe de nombreux types de Mahâkâlas, gouvernés par un Mahâkâla principal, Maning. Les Mahâkâlas sont masculins et, bien qu 'il existe des Mahâkâlis féminines, elles leur sont soumises. Seul l'enseignement Dzogchen, dans lequel le principe féminin de l'énergie est d'une telle importance, possède pour principal protecteur un gardien féminin, Ekajatî. Rahula est aussi un des principaux protecteurs du Dzogchen. La partie inférieure de son corps est celle d'un serpent, tandis que la partie supérieure est couverte d'yeux qui, avec les yeux de ses neuf têtes, symbolisent sa capacité de voir dans toutes les directions. Son arc est prêt à frapper les ennemis de ses flèches, et ses nombreuses bouches à dévorer leur ignorance. Il est montré ici entouré de flammes de haute énergie, comme tous les protecteurs, mais la puissance de Rahula est si intense qu'il peut être, pour le pratiquant qui n'a pas atteint un degré très élevé de maîtrise, un allié dangereux, au pouvoir dévastateur, s'il n'est pas approché de la façon juste. _ 152 Dzogchen et Tantra laissèrent tranquilles et nous arrivâmes tous sains et saufs au Tibet central. Comme vous le voyez, bien que secondaires, certaines pratiques peuvent avoir une utilité très concrète. Les gardiens de l'enseignement Il y a huit principales classes de gardiens, chacune avec de nombreuses subdivisions. Certains sont des êtres hautement réalisés, d'autres pas. Chaque lieu, chaque pays, ville, montagne, rivière, lac ou forêt, a son énergie dominante spécifique, ou gardien, ainsi que chaque année, heure et même minute. Tous les enseignements ont un lien particulier avec certaines énergies : ce sont leurs gardiens ou protecteurs. Ces énergies hautement réalisées sont représentées « personnifiées » telles qu'elles furent perçues lorsqu'elles se manifestèrent à des maîtres qui avaient contact avec elles : leur pouvoir impressionnant est représenté par leurs formes terrifiantes, leurs têtes féroces, leurs nombreux bras et leurs ornements de crânes et d'os. C o m m e pour toute l'iconographie tantrique, il est erroné de considérer que ces représentations des gardiens sont « purement » symboliques, comme certains auteurs occidentaux ont été tentés de le faire. Bien que ces formes aient été façonnées par les perceptions et la culture de ceux qui en eurent la manifestation, ainsi que par le développement de la tradition, ce sont des êtres bien réels qui sont représentés. Les pratiques principales Dans le Semdé, la pratique de Shiné utilise la fixation pour amener dans un état de calme ; celle de Lhagtong permet de dissoudre l'activité men- La Voie 153 taie consistant à maintenir cet état de calme, pour travailler sur le mouvement de la pensée. Ce sont des pratiques de méditation plutôt que de contemplation. Elles sont cependant considérées comme des pratiques principales, car elles servent à arriver à l'état de la contemplation ; mais elles ne sont pas en elles-mêmes la pratique du Dzogchen. Car la pratique ne devient véritablement Dzogchen que lorsqu'elle atteint le niveau de la contemplation non duelle. Bien que n'étant pas exactement les mêmes que celles du Semdé, on trouve ces pratiques de Shiné et de Lhagtong dans toutes les écoles bouddhiques. Quels que soient les moyens des Trois Séries utilisés, lorsque l'état de la contemplation non duelle est atteint, on en fait l'expérience directe, et l'on n'a plus aucun doute sur ce qu'elle est. Il faut alors « continuer dans l'état » et amener cet état dans chaque action, dans chaque situation. C'est la pratique de Trekchô (Tregqod), qui signifie littéralement « libérer en tranchant » ; comme les baguettes étroitement attachées d'un fagot se déploient librement quand on en coupe le lien, on se relaxe totalement. Au-delà de Trekchô, il y a la pratique de Thôgal (Todgâl) qui signifie « au-delà de l'ultime », au sens de : « Quand vous êtes arrivé là, vous y êtes. » Cette pratique est véritablement secrète et il convient de n'en donner ici qu'une description succincte, ce qui n'est pas la même chose qu'une instruction pour la pratique. On ne trouve le Thôgal que dans les enseignements Dzogchen. Par cette pratique, on peut rapidement intégrer son état d'être au but ultime. E n 154 Dzogchen et Tantra développant les Quatre Lumières, les Quatre Visions du Thôgal s'élèvent et, par l'union de la vision et de la vacuité, on se dirige vers la réalisation du Corps de lumière. C'est l'accomplissement de l'existence, dans lequel le corps physique luimême est dissous dans l'essence des éléments, qui est lumière. Nous approfondirons cela plus loin, lorsque nous parlerons du Fruit, c'est-à-dire de la réalisation. Mais, pour que la pratique de Thôgal puisse être effective, la pratique de Trekchô doit d'abord être parfaite et le pratiquant doit être capable de demeurer, en toutes circonstances, dans l'état de la contemplation. Ainsi, bien que j'eusse reçu les instructions sur la pratique du Thôgal de Tchangchoup Dordjé lorsque j'étais avec lui au Tibet, ce n'est que de nombreuses années plus tard que je commençai à les mettre en pratique. Je ne pensais tout simplement pas avoir développé une capacité suffisante. Mais, une nuit, alors que je vivais déjà en Italie et que j'enseignais à l'Université depuis de nombreuses années, je fis un rêve. Dans ce rêve, comme souvent, je retournais au Tibet rendre visite à mon maître, Tchangchoup Dordjé. Cette fois, mon maître m'accueillit en me disant : « Ah, ainsi te voilà de retour d'Italie, n'est-ce pas ? — Oui, répondis-je, mais je dois repartir tout de suite. » J'étais un peu ennuyé de ce qui se passerait si les autorités chinoises me trouvaient là. Alors, mon maître me demanda comment progressait ma pratique. Je lui dis que je pensais que cela se passait assez bien, et il me demanda : « Quelle pratique as-tu le plus accomplie ? La Voie 155 — Toujours le Trekchô, répondis-je. — Encore le Trekchô ! dit-il, tu n'as pas encore commencé à pratiquer le Thôgal ? » Je répondis que non, car il m'avait toujours dit qu'il était nécessaire d'être d'abord fermement établi dans le Trekchô. « Oui, dit-il, mais je n'ai pas dit que tu devais passer toute ta vie à le pratiquer ; il est maintenant temps pour toi de pratiquer le Thôgal. Si tu as encore des doutes là-dessus, va demander à Jigmé Lingpa. » Je trouvai cela très étrange car je savais, bien sûr, que Jigmé Lingpa était un grand maître Dzogchen du xvni e siècle, qui était mort bien des années auparavant. Je pensais alors que j'avais peut-être mal compris ce qu'avait dit mon maître, et je lui demandai de me l'expliquer, mais il dit simplement : « Jigmé Lingpa est sur la montagne derrière la maison. Va le voir tout de suite. » Il y avait une grande montagne rocheuse derrière la maison où habitait mon maître. Il me dit de grimper jusqu'au sommet ; je verrais une grotte où se trouverait Jigmé Lingpa (voir p. 156). Je connaissais très bien cette montagne et, lorsque je vivais avec lui, je l'avais gravie de nombreuses fois, pour cueillir des herbes médicinales. Je n'y avais jamais vu de grotte. Je me dis alors : « C'est étrange ! Je ne pense pas qu'il y ait une grotte làhaut », et je demandai à voix haute : « Par quel chemin accède-t-on à cette grotte ? » Car deux chemins menaient en haut de la montagne. Mais le maître dit : « Grimpe tout droit à partir d'ici ! Jigmé Lingpa (1729-98) était un grand maître de l'école Nyingmapa, vivant dans l'est du Tibet. Il était la réincarnation de Vimâlamitra, le grand maître du vnf siècle qui devint le maître officiel du roi tibétain Trisong Détsen. Jigmé Lingpa acheva la renaissance des enseignements, initiée par Longchen Rabjampa, dont il eut de La Voie 157 Allez ! Vite ! Vas-y tout de suite ! Demande à Jigmé Lingpa d'éclaircir les doutes que tu peux encore avoir à propos du Thôgal, et puis pratiquele. » Je ne pus alors poser d'autres questions, car le maître pouvait devenir très irascible, et je craignais son humeur. Alors je dis : « Très bien, j'y vais tout de suite. » Et j'y allai. Toujours en rêve, je gravis la montagne directement derrière la maison. Il n'y avait pas de chemin, la face rocheuse était plutôt lisse, mais j'arrivai tant bien que mal à l'escalader. A un moment, je remarquai ce qui m'apparut au début comme des mantras gravés dans le rocher, comme souvent au Tibet. Puis, regardant de plus près pour voir de quels mantras il pouvait s'agir, je vis qu'en fait ce n'étaient pas des mantras. Je lus quelques phrases et découvris que c'était un tantra entier, un tantra du Dzogchen, semblait-il. Je pensai alors : « Ce n'est pas une très bonne action de marcher sur un tantra ! », et je commennombreuses visions au cours de sa vie. Il ne fit jamais d'études académiques, mais après une retraite solitaire de cinq ans, il manifesta par sa clarté une connaissance si vaste qu'il fut unanimement considéré comme un grand érudit. Il compila et mit en forme le L o n g c h e n N y i n g t h i k et laissa neuf volumes, incluant des textes qui font autorité sur la médecine et l'histoire tibétaine, ainsi qu 'un texte sur les propriétés curatives des pierres précieuses lorsqu'elles sont portées à même la peau. Il inspira le mouvement œcuménique « Rimé » qui apparut dans l'est du Tibet et visait à ramener les diverses écoles du bouddhisme tibétain à une coopération harmonieuse, alors même qu'un certain sectarisme commençait à les diviser. 158 Dzogchen et Tantra çai à réciter le mantra de cent syllabes de Vajrasattva, pour purifier cette action négative, tout en continuant à grimper. Puis, j'arrivai à un rocher dressé verticalement sur lequel le titre du tantra était écrit. Je découvris plus tard que c'était le nom d'un Terma du Men ngak dé des enseignements Dzogchen. Je continuai à grimper encore plus haut et j'arrivai à une prairie plate, au bout de laquelle se trouvait un large affleurement rocheux. Lentement, j'y allai, et là, bien sûr, je trouvai la grotte. Bien que n'étant pas réellement convaincu que Jigmé Lingpa y serait, je pénétrai lentement dans l'entrée de la grotte. Regardant à l'intérieur, je vis que la cave était assez grande et qu'en son milieu il y avait un grand rocher blanc. Sur ce rocher, un enfant était assis. Un enfant très jeune qui portait un vêtement transparent d'un bleu très clair, fait d'un tissu semblable à celui des chemises de nuit en Occident ; l'enfant avait des cheveux très longs et il était assis tout à fait normalement, les jambes étendues et non dans une posture de méditation ou de pratique. Je grimpai sur le rocher blanc et regardai à droite et à gauche si quelqu'un d'autre était là, mais il n'y avait personne d'autre dans la grotte. Je me dis alors « Ce ne peut être Jigmé Lingpa, car ce n'est qu'un très jeune enfant », et je m'approchai lentement de lui. L'enfant paraissait aussi stupéfait de me voir que je l'étais moi-même. Alors, comme mon maître m'avait spécifiquement envoyé rencontrer Jigmé Lingpa et qu'il n'y avait personne d'autre dans cette grotte, je décidai que ce pouvait La Voie 159 être lui et que je ne devais pas être irrespectueux. Comme l'enfant continuait à me regarder, je dis avec beaucoup de respect : « Mon maître m'a envoyé vous trouver. » D'un signe, l'enfant m'indiqua alors de m'asseoir, mais toujours sans parler. Je pensais « Je me demande ce qu'il va faire », et je m'assis. L'enfant porta la main à sa tête. Ses cheveux n'étaient pas attachés, mais libres, il en retira un papier roulé, de la taille d'une demi-cigarette, et le déroula. Il commença à lire à voix haute et sa voix était véritablement celle d'un enfant. Il m'apparut clairement qu'il lisait un tantra et je pensai : « Il y avait donc vraiment quelque chose dans ce que mon maître m'a dit quand il m'a demandé de venir trouver Jigmé Lingpa. » Car les paroles que l'enfant lisait concernaient les Quatre Lumières du Thôgal. J'étais complètement stupéfait et, à ce moment, je m'éveillai et me retrouvai dans mon appartement en Italie. Je sus alors que le temps était venu pour moi de pratiquer le Thôgal. Des signes de cet ordre se manifestent souvent à partir de la clarté d'une personne, lorsque le maître n'est pas présent pour donner des instructions ou un conseil en personne, mais il est important de ne pas confondre fantasme et véritable clarté. Le fantasme appartient au domaine de la vision impure et résulte de traces karmiques dans le flux de conscience conditionné de l'individu, alors que la clarté est une manifestation de vision pure. Commencer la pratique du Thôgal prématurément ou au mauvais moment, sans un développement suffisant du Trekchô, causera sans nul doute de sérieux obstacles sur la Voie. La meilleure façon de les éviter Tchangchoup Dordjé La Voie 161 est de suivre les conseils d'un maître qualifié et d'avoir une confiance totale dans ses instructions. Commencer sur la Voie Le Dzogchen, qui comprend des pratiques menant si directement à une réalisation aussi complète que le Corps de lumière, est considéré comme un enseignement très élevé par toutes les écoles bouddhiques. Mais ce qui est parfois dit, c'est qu'il est trop élevé, au-delà de la capacité des individus ordinaires, et on en parle parfois comme si seuls des êtres réalisés pouvaient le pratiquer. Mais si un être est véritablement réalisé, il n'a aucun besoin d'une voie. Selon les textes mêmes du Dzogchen, il n'y a que cinq capacités qu'il faille posséder pour être capable de pratiquer le Dzogchen, et si quelqu'un s'examine et découvre qu'aucune des cinq ne manque, alors rien ne manque. Et si l'une des capacités manque, alors on peut Tchangchoup Dordjé, le maître principal de l'auteur, est montré, ici, assis dans la cour intérieure de sa maison du Dergué, dans le Tibet de l'est, prêt à recevoir des patients ou d'autres visiteurs. Il porte les vêtements d'un laïc et un melong, miroir fait d'un alliage de cinq métaux précieux, symbole traditionnel du Dzogchen. On voit, sur la table face à lui, de petits sacs de médicaments, un bol et une cuiller servant à doser. Derrière lui, sont deux sacs plus volumineux de produits médicinaux et on aperçoit au-dessus, par la fenêtre ouverte, l'auteur assis à une table prêt à écrire sous la dictée. Au-dessus, des bannières de prière flottent au vent. L'histoire correspondant à ce dessin de Nigel Wellings est racontée p. 163. Dzogchen 162 et Tantra travailler à la développer. Mais chez la plupart des gens, elles seront probablement présentes. LES CINQ CAPACITÉS À LA PRATIQUE DU NÉCESSAIRES DZOGCHEN 1. La participation Il faut avoir le désir d'écouter et de comprendre l'enseignement. Mais, plus encore, cela signifie que l'on coopère activement et totalement avec le maître. Il ne faut pas croire que l'explication du maître suffit sans que rien soit requis de la part du disciple. 2. La diligence Il faut être stable dans sa participation et ne pas vaciller dans son engagement, changeant d'avis d'un jour à l'autre, et remettant sans cesse l'action à plus tard. 3. La présence On ne doit pas être distrait, mais demeurer présent dans l'instant, à chaque instant. Il ne sert à rien de connaître toute la théorie de l'enseignement et, malgré cela, de continuer à vivre d'une façon distraite. 4. La pratique effective Il faut entrer effectivement dans la contemplation. Il ne suffit pas de savoir comment pratiquer, il faut le faire effectivement. Cela est entrer dans la Voie de la sagesse. La Voie 163 5. Prajhâ « Prajnâ », en sanscrit, signifie littéralement « super-connaissance » ou « connaissance qui va au-delà ». Cela veut dire qu'il faut avoir la capacité de comprendre ce qui est enseigné, et une intuition suffisante pour voir et pénétrer ce qui est indiqué au-delà des paroles de l'enseignement. Cela est entrer dans la sagesse elle-même. Cette Prajnâ n'est bien sûr pas seulement une connaissance intellectuelle. C o m m e je l'ai souvent répété, m o n maître Tchangchoup D o r d j é n'avait jamais reçu d'éducation intellectuelle ; cependant sa sagesse et les qualités qui en émanaient étaient tout à fait remarquables. Chaque jour, il s'asseyait dans la cour devant sa maison pour recevoir ceux qui venaient chercher auprès de lui un conseil spirituel ou médical. Il n'avait, en fait, jamais étudié la médecine, mais sa connaissance médicale s'était manifestée spontanément à partir de la grande clarté qui résultait de son état de contemplation, et son habileté de guérisseur était telle que les gens venaient de très loin pour être soignés par lui. Je me rendis compte de sa clarté très directement. Je n'étais avec Tchangchoup D o r d j é que depuis quelques jours, lorsqu'il me d e m a n d a d'écrire sous sa dictée. Il ne savait ni lire ni écrire et, comme j'écrivais assez bien, j'acceptai naturellement de l'aider comme je pouvais, sans y accorder trop d'importance. Je m'asseyais à une table dans la maison, et par le carreau ouvert d ' u n e fenêtre qui comportait quatre carreaux de corne, je pouvais à la fois voir et entendre le maître dans la cour, à l'extérieur où, en général, il était occupé avec ses patients et ses disciples. Au milieu de l'activité tré- 164 Dzogchen et Tantra pidante qui l'entourait, il commença à me dicter, sans jamais une seconde d'hésitation sur ce qu'il allait dire. Puis, il arrêtait de dicter et continuait son travail, pendant que j'achevais d'écrire ce qu'il avait dit. Lorsque j'avais terminé, j'appelais pour le lui dire. Il interrompait alors sa conversation avec ceux qui étaient venus le voir, et — sans une pause — recommençait à dicter quelques lignes, parfois en prose, parfois en vers. Pas une fois, il n'eut à demander « Où en étais-je ? », « Où nous étions-nous arrêtés ? », ou quelque chose comme cela. Au contraire, c'était souvent moi qui devais lui demander de répéter quelque chose qu'il avait dit et que j'avais oublié. Les premiers jours, j'étais convaincu, tout en écrivant, que ce qu'il dictait de cette façon ne pouvait pas être cohérent. Mais, chaque nuit, retournant dans ma chambre, je relisais ce que j'avais écrit, et, toujours, je me rendais compte que l'ensemble coulait avec une continuité complète, comme un texte parfaitement conçu et écrit. C'est, en fait, toujours exactement comme cela que se manifeste un Gongter (ou Terma de l'esprit). Au cours des semaines suivantes, nous achevâmes un gros volume en travaillant ainsi et, plus tard, je vis certains des vingt autres volumes qu'il avait dictés de même à d'autres disciples. Tout ce qui s'élève n'est essentiellement pas plus réel qu'un reflet transparent, pur et clair au-delà de toute définition ou de toute explication logique. La Voie 165 C e p e n d a n t , les g e r m e s d e l ' a c t i o n p a s s é e , le k a r m a , c o n t i n u e n t d e c a u s e r l'apparition des phénomènes. M ê m e ainsi, sache q u e t o u t ce q u i existe est u l t i m e m e n t d é n u é d e n a t u r e p r o p r e absolument n o n duel. Ces paroles du Bouddha sont une parfaite explication du Dzogchen. TCHÔPA : LE COMPORTEMENT OU L'ATTITUDE Le dernier des trois aspects de la Voie est Tchôpa, qui signifie « Comportement » ou « Attitude », et c'est un aspect très important du Dzogchen, car c'est la façon dont la pratique est amenée dans la vie quotidienne, de sorte qu'il n'y ait pas de séparation entre la pratique et l'activité, quelle qu'elle soit. Jusqu'à ce que l'on soit capable de vivre dans la contemplation, dans l'état d'autoperfection dans lequel on s'autolibère comme un serpent se déroule de lui-même, il est nécessaire de gouverner son attitude avec conscience et de s'entraîner à ne pas être distrait. 166 Dzogchen et Tantra Nous avons déjà vu que cette présence consciente est Tune des cinq capacités nécessaires pour pratiquer le Dzogchen ; il faut vraiment être présent et attentif à chaque instant. Le pratiquant du Dzogchen peut utiliser cette présence consciente dans la vie quotidienne, de façon à ce que cela m ê m e qui, autrement, serait le « poison » de l'expérience dualiste, devienne la voie pour demeurer dans la contemplation et aller au-delà du dualisme. D e la m ê m e façon que l'eau fluide se congèle en glace solide, par l'action de la cause et de l'effet conditionnés, par le fonctionnement du karma de l'individu, le libre flux de l'énergie primordiale est solidifié en un m o n d e matériel apparemment concret. La G r a n d e Perfection de l'attitude du pratiquant, ou Tchopa, rend possible la maîtrise des causes karmiques, de façon qu'elles s'autolibèrent dès qu'elles surgissent. Les causes karmiques primaires et secondaires Les causes karmiques primaires, bonnes ou mauvaises, sont comme des semences capables de reproduire le type de plante dont elles proviennent. Mais, tout comme des semences ont besoin de causes secondaires, telles que l'humidité, la lumière et l'air, pour mûrir, de m ê m e les causes karmiques primaires, demeurant comme les traces d'actions passées dans le flux de la conscience de l'individu, ont besoin de causes secondaires pour se développer en nouvelles actions ou situations du m ê m e type. Par une attention continue, le pratiquant peut travailler sur les causes secondaires, apparaissant La Voie 167 comme les conditions qu'il rencontre dans sa vie quotidienne, de sorte que les causes primaires négatives ne puissent aboutir à une réalisation, tout en développant les causes primaires positives, arrivant finalement à u n état où il est possible d'éviter d'être conditionné par les expériences qui surviennent, bonnes ou mauvaises, et atteignant la libération complète de l'existence conditionnée. Les trois facteurs nécessaires pour produire une cause karmique primaire Pour que toute action du corps, de la voix ou de l'esprit puisse devenir une cause karmique primaire parfaite, capable de conditionner l'individu et de produire une conséquence karmique complète, ces trois aspects doivent être réunis. D'abord, il doit y avoir une intention d'agir, puis l'action elle-même et enfin la satisfaction d'avoir accompli l'action. Un pratiquant peut se développer au-delà du niveau dualiste du karma conditionné qui divise les choses en bonnes et mauvaises, et être ainsi apte à faire toutes sortes de choses qui paraissent scandaleuses, du point de vue séparatif de la vision dualiste karmique ordinaire. Cela ne veut toutefois pas dire que tous ceux qui pratiquent le Dzogchen doivent vivre comme le fameux yogi tibétain de la Sagesse folle, D r o u k p a Kunley (Drùgba Gunlegs) 7 , à propos de qui on raconte de nombreuses histoires, dont beaucoup sont à la fois obscènes et hilarantes. Il était au-delà du dualisme, et quelqu'un qui est véritablement au-delà de toutes limites ne se comporte pas comme s'y attendent les autres. Mais ce n'est pas 168 Dzogchen et Tantra du tout la même chose que d'être distrait. Il y a un monde de différence entre le Dzogchen, la Grande Perfection, où la pratique de la contemplation non duelle se manifeste comme une vie spontanée, vécue en prenant plaisir au jeu de ses propres énergies, et l'existence vécue d'une façon totalement distraite. Le Dzogchen n'est, en aucune façon, la licence, et la conscience doit être présente tout le temps. Mais, là encore, ce n'est pas pareil à vivre selon des règles. La conscience est la seule règle dans le Dzogchen. Ou, peut-être, il serait mieux de dire que, dans le Dzogchen, la conscience remplace toutes les règles parce qu'un pratiquant du Dzogchen ne se force jamais à faire quelque chose, pas plus qu'il ne se soumet à être conditionné par quelque chose d'extérieur. Cela ne signifie pas qu'un pratiquant du Dzogchen ne montre aucun respect pour les règles selon lesquelles vivent les autres gens. Il ne s'agit pas d'être en contradiction avec tout le monde sous prétexte de Dzogchen ! La conscience signifie que l'on est conscient de tout, y compris des besoins des autres. Et même si, au-delà du niveau du bien et du mal, la condition absolue existe, la condition relative continue néanmoins à exister pour nous, aussi longtemps que nous demeurons liés par le dualisme : il faut être conscient de cela aussi. Mais on peut vivre en respectant les conditions qui existent autour de nous, sans se laisser attacher par elles. C'est ce que signifie la conscience, et c'est le principe de l'attitude, ou Tchôpa, d'un pratiquant du Dzogchen. Il ne faut pas devenir conditionné par les ensei- La Voie 169 gnements eux-mêmes. Les enseignements sont là pour rendre indépendant et non pour conditionner encore davantage. Ainsi, un maître Dzogchen essaiera toujours d'aider le disciple à devenir plus authentiquement autonome, à sortir de toutes les cages, complètement. Et donc, bien que le maître soit certainement capable, de par sa grande clarté, de conseiller ses disciples, même sur des points de détail liés à la vie quotidienne, il essaiera toujours de les aider à s'observer eux-mêmes et à prendre leurs décisions à partir de leur propre conscience. Les maîtres peuvent être aussi bien des femmes que des hommes. À quatorze ans, j'ai passé deux mois avec le grand maître femme Ayou Khandro (Ayu Kàdro), qui vivait à quelques jours de voyage de mon collège. On considérait qu'elle avait réalisé la pratique de Vajrayoginî, et donc qu'elle était l'incarnation de cette Dâkinî. Je fus envoyé, lors d'une interruption de mes études au collège, lui demander l'initiation de Vajrayoginî. C'était une femme très âgée, pas du tout connue, qui vivait depuis plus de cinquante ans dans une petite maison, dans l'obscurité totale, travaillant avec une pratique appelée Yangtig, qui permet à quelqu'un, déjà capable de demeurer dans l'état de la contemplation, d'avancer vers la réalisation totale par le développement de la luminosité intérieure et de la clarté visionnaire. Lorsque j'arrivai à la demeure d'Ayou Khandro, il apparut évident qu'elle y voyait aussi bien dans le noir qu'à la lumière. Bien que son assistante ait allumé quelques lampes à beurre pour moi, je me rendis compte qu'Ayou Khandro elle-même n'en avait aucun besoin. A la lumière des lampes, je vis 170 Dzogchen et Tantra les traits de cette vieille femme si remarquable. Ses longs cheveux tressés, qui descendaient bien audessous de sa taille, étaient gris de la racine jusque sous les épaules, puis, de là, noirs jusqu'à l'extrémité : ils n'avaient manifestement jamais été coupés. Au début, Ayou Khandro refusa de me donner l'initiation que je demandais, disant qu'elle n'était qu'une pauvre vieille femme qui ne connaissait rien aux enseignements, mais elle suggéra que nous campions près de là. Pendant la nuit, elle eut un rêve auspicieux, dans lequel son maître la pressait de me donner l'initiation, si bien qu'au matin elle envoya son assistante avec un petit déjeuner pour ma mère et ma sœur et, pour moi, une invitation à venir la voir. Au cours des semaines qui suivirent, elle me transmit beaucoup d'enseignements, y compris la pratique complète du Yangtig, et je la considère comme l'un de mes maîtres principaux. Durant mon séjour auprès d'elle, en réponse à mes questions, elle me raconta l'histoire de sa vie que, plus tard, j'écrivis 8 . Ainsi, Tchôpa, ou le comportement d'un pratiquant du Dzogchen, signifie que l'on demeure présent, conscient, à chaque instant, et qu'on ne laisse pas son esprit errer à la poursuite du flux des pensées concernant le passé, des soucis du présent ou des plans pour le futur. Il ne s'agit pas de ne pas prévoir : on demeure attentif aux causes secondaires lorsqu'elles se présentent et on se relie à elles, sans névrose, contrairement au père de Fameuse Lune qui est le héros d'un conte populaire tibétain, illustrant bien ce qui peut arriver lorsque l'on ne demeure pas présent... La Voie 171 L'histoire raconte qu'il était une fois un homme si pauvre que, pour lui, la seule possibilité de manger était d'aller, de porte en porte, demander à ceux qui étaient plus fortunés que lui de lui donner un peu de grain. Un jour, il eut de la chance : on lui donna une grande quantité de grain, et il rentra chez lui heureux. Sa maison était vraiment très petite et, comme elle était remplie de souris, il décida de suspendre son précieux grain dans un sac, attaché par une corde à la poutre du toit, de façon que les souris ne puissent l'atteindre. Puis, il s'allongea pour la nuit sur son lit qui se trouvait sous le sac, tellement la maison était petite. Il ne put s'endormir tout de suite et commença à échafauder des projets. « Je ne vais pas manger tout le grain de mon sac, pensa-t-il, j'en garderai un peu comme semence et je ferai pousser davantage de grain. Dans un an, j'aurai dix sacs, et l'année d'après j'en aurai cent. » Il continua ainsi à projeter comment il aurait de plus en plus de sacs, d'année en année, jusqu'à ce qu'il soit riche, et alors, il se dit : « Je n'aurai plus à vivre dans cette petite hutte, je me ferai construire un palais et j'aurai des domestiques pour s'occuper de moi. Je me trouverai une belle femme et, bien sûr, nous aurons des enfants. Le premier sera un fils, j'en suis sûr, mais comment vais-je l'appeler ? » Et il restait couché là, essayant de trouver un nom pour son futur fils. Il pensa à de nombreux noms, mais aucun ne lui plaisait. Finalement, la lune, claire et brillante, se leva sur le ciel noir ; dès qu'il la vit, il s'exclama : « C'est ça ! je l'appellerai Fameuse Lune. » Mais, à cet instant précis, la souris qui rongeait la corde retenant le sac au-dessus de lui la 172 Dzogchen et Tantra coupa enfin avec ses dents et le sac tomba sur la tête du pauvre homme, le tuant sur le coup, si bien qu'aucun de ses projets si détaillés ne vit jamais le jour. Vivant dans les rêves du futur, le présent lui échappa. VIII Le Fruit Si l'intention est bonne, La Voie et le Fruit seront bons. Si l'intention est mauvaise, La Voie et le Fruit seront mauvais. Puisque ainsi tout dépend d'une bonne Efforce-toi toujours de cultiver Une attitude mentale positive. intention Jigmé Lingpa Les divisions de l'enseignement Dzogchen n'existent que pour les besoins de l'explication. « Se réaliser » signifie rendre réel ce qui est notre condition latente depuis le début, Shi ou la Base. La réalisation n'a pas à être construite. C'est notre condition inhérente depuis l'origine. Dans le Dzogchen, qui n'est pas une méthode graduelle, la Voie consiste précisément à entrer dans l'état primordial, qui est à la fois la Base et le Fruit. C'est pourquoi le Gânchil (Gakyil), un symbole de l'énergie primordiale spécifique à l'enseigne- 174 Dzogchen et Tantra ment Dzogchen, comporte trois parties en spirale qui forment une unité fondamentale. Le Gânchil ou « R o u e de la joie » représente, bien sûr, l'union et l'interdépendance de toutes les triplicités dans l'enseignement Dzogchen, mais il montre peut-être d ' u n e façon plus particulière l'interconnexion essentielle de la Base, de la Voie et du Fruit. Le Dzogchen, la G r a n d e Perfection, est essentiellement l'unité parfaite en soi de l'état primordial : il faut naturellement un symbole non due) pour le représenter. Séwa, mélanger Ainsi, la Voie n'est pas en soi différente du Fruit, mais le processus d'autolibération va s'approfondissant jusqu'à atteindre la Base, et c'est le fait de l'atteindre que l'on appelle le Fruit. Le mot tibétain « Séwa », qui signifie littéralement « mélanger », est ici utilisé dans ce sens. O n mélange la contemplation à chaque action au cours de la vie quotidienne. Dans le Dzogchen, la pratique ne dépend absolument pas de la f o r m e extérieure. Il n'y a rien à changer, pas de vêtements spéciaux à porter, et rien qui se voie. Il n'y a aucun moyen de savoir si quelqu'un pratique vraiment ou non. Mais le principe est que tout, dans la situation relative de chacun, peut être amené et intégré dans la pratique. Cela veut dire qu'il faut, bien sûr, que la contemplation soit effective, ou bien il n'y aurait rien à mélanger, et c'est ce que signifie le second des Trois Principes de G a r a b Dordjé, « ne pas rester dans le doute ». 11 n'y a alors aucun doute sur ce qu'est la contemplation, elle est effective. Le Fruit TCHERDRÔL, S H A R D R Ô L ET 175 RANGDRÔL Alors se développent les trois capacités appelées Tcherdrôl, Shardrol et Rangdrôl. « Drôl », dans chacun de ces mots, signifie « libération », comme dans le célèbre Bardo Thôdrôl, qui signifie « Libération par l'écoute dans l'état du B a r d o », mais qui est plus connu, de nos jours, sous le nom de Livre des morts tibétain. Dans Tcherdrôl, la première des trois capacités, le processus d'autolibération en est encore à un stade mineur. Tcherdrôl Tcherdrôl signifie « on observe et cela libère », et on donne l'exemple de la façon dont une goutte de rosée s'évapore au soleil. Mais le soleil, dans cet exemple, ne doit pas faire croire qu'il faille, dans le Dzogchen, un quelconque antidote contre le poison du dualisme. Simplement la conscience est toujours maintenue et gardée présente, et tout ce qui s'élève alors s'autolibère. Shardrol Shardrol est une capacité moyenne, et l'on donne ici l'image de la neige qui fond en tombant dans la mer. La neige représente ici les contacts des sens ou les passions, et Shardrol signifie « dès que cela s'élève, cela se libère ». Ainsi, dès qu'il y a un contact des sens, cela se libère immédiatement, sans m ê m e q u ' u n effort pour maintenir la conscience soit nécessaire. M ê m e les passions, qui conditionneraient quelqu'un n'ayant pas atteint ce niveau de pratique, peuvent tout simplement être 176 Dzogchen et Tantra laissées comme elles sont. C'est pourquoi il est dit que toutes les passions, toute la vision karmique, deviennent comme des ornements dans le Dzogchen, parce que, sans être conditionné par elles, sans y être attaché, on en jouit en les ressentant comme le jeu de notre propre énergie, ce qu'elles sont en vérité. C'est aussi pourquoi certaines divinités tantriques portent, comme ornement, une couronne de cinq crânes représentant les cinq passions qui ont été surmontées. Rangdrôl La capacité ultime de l'autolibération s'appelle Rangdrôl, qui signifie « de soi-même, cela se libère », et on donne ici l'exemple de la vitesse et de l'aisance avec laquelle un serpent déroule ses propres anneaux. C'est ici l'autolibération immédiate et instantanée, totalement non duelle. Ici, la séparation entre sujet et objet s'effondre d'elle-même et la vision habituelle, la cage limitée, le piège de l'ego, s'ouvre dans l'espace de la vision de « ce qui est ». L'oiseau est libre et peut enfin voler sans obstacles. On peut entrer joyeusement dans la danse et le jeu des énergies sans aucune limite. O n dit que le développement de cette vision s'étend comme un feu de forêt jusqu'à ce que la sensation d'un sujet et d'un objet disparaisse d'elle-même. O n expérimente la sagesse primordiale dans laquelle, dès qu'un objet apparaît, on reconnaît sa vacuité comme identique à celle de notre propre état. L'union de la vacuité et de la vision, et la présence de l'état et de la vacuité sont expérimentées Le Fruit 177 simultanément. Alors, on peut dire que tout n ' a « qu'un seul goût », ce qui est la vacuité à la fois du sujet et de l'objet. Le dualisme est totalement surmonté. Ce n'est pas que sujet et objet n'existent pas, mais plutôt que, par la présence continue de la contemplation et de l'autolibération, on ne demeure plus limité par le dualisme. C'est l'état qui est évoqué dans les derniers des Six Vers de Vajra : Voyant que toutes choses sont parfaites en soi depuis l'origine, on abandonne la maladie de s'efforcer sans cesse vers un but Et demeurant simplement dans l'état naturel non modifié, La présence de la contemplation non duelle s'élève spontanément. L'interdépendance du sujet et de l'objet : comment les sens maintiennent l'illusion du dualisme Avec l'approfondissement de cette expérience vers la réalisation, certaines facultés ou capacités peuvent commencer à apparaître. Mais pour comprendre ce que sont ces facultés, il faut comprendre comment l'illusion du dualisme est entretenue par la polarité sujet-objet de nos sens, que l'on analyse généralement en parlant des six sens sujets et des six sens objets. Cela veut dire, par exemple, que la capacité de voir survient en interdépendance avec ce qui est perçu sous f o r m e visuelle, et la perception de la forme visuelle survient en m ê m e temps que la capacité de voir. Cette analyse s'applique de la m ê m e façon aux autres 178 Dzogchen et Tantra sens, l'ouïe et le son survenant simultanément, et ainsi de suite jusqu'au dernier des six, l'apparition de façon interdépendante de l'esprit et de l'existence, de l'esprit et de ce dont nous faisons l'expérience comme étant notre réalité. Par une compréhension de cette apparition interdépendante de chaque sens et de son objet respectif, on peut comprendre comment l'illusion de la dualité s'entretient d'elle-même, le sujet renvoyant implicitement à un objet et l'objet renvoyant implicitement à un sujet ; et cela pour chaque sens jusqu'à ce que, finalement, tous les sens, y compris l'esprit, créent ensemble l'illusion d'un m o n d e extérieur séparé du sujet le percevant. Mais la meilleure façon de comprendre cela est de s'observer soi-même et d'être attentif à son propre esprit au cours de la pratique, et de voir comment les pensées s'élèvent comme des vagues et comment les sens fonctionnent en relation avec le sentiment d'un soi. C o m m e le B o u d d h a Shâkyamuni lui-même l'a dit: « Entrer dans la contemplation le temps pour une fourmi d'aller d'un bout du nez à l'autre, apporte plus de progrès vers la réalisation qu'une vie entière passée à accumuler du mérite. » LES CINQ N G Ô N S H É Avec les progrès de la pratique, toutes les pensées et, en fait, toutes les perceptions des sens s'autolibèrent. L'illusion du dualisme se défait et Le Fruit 179 alors, par la réunification du sujet et de l'objet, les Cinq Ngonshé (Nônxes), les cinq « formes supérieures de conscience », se manifestent au pratiquant. Il ne s'agit pas de les rechercher pour ellesmêmes. Elles doivent se présenter comme un résultat accessoire de l'avancement de la pratique, et ne doivent pas être comprises comme le but de la pratique. Le premier de ces Ngonshé concerne les yeux, la vision. On l'appelle « la véritable connaissance des yeux des divinités », parce que l'on considère, en général, les divinités comme des êtres ayant des capacités supérieures aux nôtres. Ce que cela veut dire, c'est que l'on devient capable, par exemple, de voir les choses quelque soit leur distance, ou de les voir même si elles sont derrière d'autres objets qui nous empêcheraient normalement de les voir. Il y a ensuite une faculté semblable qui concerne l'ouïe, nommée « la véritable connaissance de l'ouïe » ; on entend avec les oreilles des divinités. On est capable d'entendre tous les sons, à quelque distance que ce soit, qu'ils soient forts ou faibles, et ainsi de suite. La troisième faculté est « la connaissance de l'esprit des autres » ou, en d'autres termes, la capacité de lire les pensées des autres. L'individu est constitué du corps, de la voix et de l'esprit. Ce que l'on voit avec les yeux, c'est fondamentalement la forme physique, ou corps, alors que la capacité d'entendre est liée à la voix, à l'énergie, au son. Le corps et la voix sont plus concrets que l'esprit, il est donc plus facile d'accéder aux facultés qui leur sont reliées. Il est très difficile de savoir ou de comprendre exactement 180 Dzogchen et Tantra ce qu'une autre personne pense. Mais c'est une faculté qui peut apparaître. Il y a une histoire plutôt humoristique qui illustre la clarté de mon maître, Tchangchoup Dordjé, ainsi que ce type de faculté. Comme je l'ai déjà dit, Tchangchoup Dordjé était médecin ; un jour qu'il avait réussi à guérir un patient aisé, qui vivait à plusieurs jours de voyage, ce patient décida d'envoyer un serviteur porter un présent au maître pour le remercier. Le serviteur partit à cheval, portant le présent qui était un colis solidement ficelé, contenant de nombreux paquets de thé. Lorsqu'il fit halte pour la nuit après avoir chevauché tout le jour — il était encore à deux bons jours de voyage de la maison de Tchangchoup Dordjé —, il décida que quelques paquets de thé en moins ne feraient pas défaut au maître. Aussi, sortant son couteau, il ouvrit le colis et préleva le tiers des paquets, puis il le referma de telle façon qu'il paraissait n'avoir jamais été ouvert. J'étais dans la maison de Tchangchoup Dordjé, deux jours plus tard, lorsque soudain le maître demanda à sa femme de préparer un repas pour quelqu'un qui allait bientôt arriver. Chacun, dans la communauté de Tchangchoup Dordjé, était accoutumé à des événements qui eussent paru étranges ailleurs, aussi, sans poser de questions, la femme du maître fit ce qu'il lui demandait. Son mari demanda à ce que le couvert fût mis de façon formelle, avec les assiettes et les couverts habituels, mais insista bien pour qu'il n'y ait pas de couteau. Cela était d'autant plus inhabituel qu'à moins que le visiteur ne fût une per- Le Fruit 181 sonnalité très importante, il ne mangeait normalement pas à part de tout le monde. Lorsque enfin le messager arriva, j'observai très attentivement pour voir ce qui allait se passer. Il salua très respectueusement le maître, lui offrit le paquet scellé et transmit les remerciements de son employeur, qui avait été guéri. Le maître le remercia à son tour, mit le colis de côté en disant qu'il l'ouvrirait plus tard et demanda au messager s'il avait faim. Lorsque ce dernier répondit que oui, on lui servit le repas qui avait été préparé. Le repas était plus copieux qu'il ne l'était habituellement pour nous et comprenait plusieurs plats que le messager mangea de bon appétit. Mais lorsqu'on arriva au plat de viande, il vit qu'il n'y avait pas de couteau sur la table. Il commençait juste à chercher son couteau dans sa besace, cachée dans les plis de ses vêtements, lorsque le maître, le fixant d'un regard sévère, lui dit calmement : « Ce n'est pas la peine de chercher ici votre couteau, mon ami ; vous l'avez laissé sur le rocher, au bord de la route, il y a deux jours, lorsque vous vous en êtes servi pour ouvrir le colis qui m'était destiné et voler un tiers des paquets de thé. » Vous comprenez peut-être, d'après cet exemple, pourquoi personne dans la communauté de Tchangchoup Dordjé ne mentait ni n'essayait de se livrer à une quelconque tromperie ! La quatrième faculté qui peut se manifester sur le chemin de la réalisation est la connaissance de la vie et de la mort. On peut savoir, par exemple, quand une personne va mourir, de quelle façon, et quand elle va renaître. Le principe en est le développement de la connaissance du temps au point 182 Dzogchen et Tantra de pouvoir aller au-delà du temps. On développe ainsi la capacité de connaître toutes les causes secondaires liées à une autre personne. Les causes secondaires (voir p. 166), les causes karmiques primaires et secondaires) qui se manifesteront lors de la mort d'une personne sont, en fait, présentes à chaque instant, et peuvent donc être perçues. Il y a une autre histoire qui illustre cette faculté, cette fois encore avec un messager envoyé à Tchangchoup Dordjé. Cet homme avait été envoyé par son employeur, qui vivait aussi à plusieurs jours de voyage, pour demander un remède pour sa fille qui était gravement malade. Mais Tchangchoup Dordjé dit que le remède ne servirait à rien parce que la jeune fille était morte juste après le départ du messager, ce qu'il n'avait aucun moyen de savoir, excepté par sa clarté. Le messager ne savait pas s'il devait ou non le croire et, pour que son employeur ne puisse l'accuser d'avoir failli à sa mission, il repartit immédiatement avec le remède, au cas où la jeune fille serait toujours vivante. Mais lorsqu'il arriva, il apprit que la jeune fille était morte exactement comme l'avait indiqué Tchangchoup Dordjé. La cinquième faculté est appelée « la véritable connaissance des miracles » : il ne s'agit pas simplement d'une compréhension intellectuelle, mais de la capacité effective d'effectuer concrètement des miracles. Ici, on est allé au-delà de toute limite, et, dans cet état, effectuer des miracles n'a rien de miraculeux mais devient au contraire une activité naturelle. On se représente en général les miracles comme des activités dirigées vers des objets extérieurs et Le Fruit 183 qui les modifient. Mais la séparation entre intérieur et extérieur est une illusion, et lorsque cette illusion est surmontée, on peut alors avec son être propre aller au-delà de toutes les limites, comme le fit Milarepa lorsqu'il s'abrita d'une pluie de grêlons à l'intérieur d'une corne de yak qui gisait sur le sol. Il est dit que la corne de yak n'est pas devenue plus grande, ni Milarepa plus petit. Un autre aperçu de la réalité au-delà de nos limites habituelles peut être donné par l'affirmation du Bouddha disant qu'il y a autant de Bouddhas dans un atome qu'il y a d'atomes dans l'univers. Il est impossible de comprendre une telle phrase avec notre cadre habituel de concepts mentaux, alors nous appelons tout cela miraculeux ; mais la réalité est ainsi, simplement nous n'avons pas l'habitude de la voir telle qu'elle est. Lorsque quelqu'un développe cette capacité d'entrer dans ce qui est, on appelle cela la véritable connaissance des miracles. L'intégration totale du sujet et de l'objet C'est donc ainsi que les signes de la Voie peuvent se développer pour un pratiquant, bien qu'ils puissent apparaître dans n'importe quel ordre. Et nous en venons à une sixième capacité, une faculté du Fruit que l'on appelle Trôdrel, ce qui veut dire « au-delà du concept », ou « comme le ciel ». Cela implique la totale réintégration du sujet et de l'objet et constitue une méthode spécifique au Dzogchen pour atteindre la réalisation totale 184 Dzogchen et Tantra en une seule vie, par la maîtrise de sa propre énergie et de la façon dont elle se manifeste. Toutes les méthodes des diverses voies, celles des Sûtras, tous les niveaux du Tantra, ainsi que celle du Dzogchen, conduisent à la réalisation totale du Fruit, c'est-à-dire la complète libération de l'existence conditionnée, dans un état d'être doué d'une maîtrise absolue de tous les phénomènes de la réalité et d'une sagesse parfaite et omnisciente dans tous les domaines. Mais les Sûtras expliquent que leurs méthodes exigent de nombreux kalpas — ou éons — pour atteindre cet état, et bien que les méthodes des Tantras inférieurs soient plus rapides, elles aussi nécessitent de nombreuses existences. Les Tantras supérieurs et le Dzogchen permettent d'atteindre la réalisation totale en une seule vie, mais les méthodes du Dzogchen sont encore plus directes que celles des Tantras les plus élevés. La réalisation des visions du Longdé ou de la pratique de Thôgal — l'enseignement ultime et secret du Dzogchen — permet au pratiquant de défaire rapidement les nœuds de l'existence conditionnée. E n conséquence de la réalisation totale ainsi atteinte, le corps physique se dissout dans l'essence de ses éléments, qui est lumière. Ying interne et Ying externe Cette réalisation est accomplie en intégrant Semnyi (Semnid), qui signifie « la nature de l'esprit » et que l'on appelle aussi Ying interne, avec Tchônyi (Qosnid), qui signifie « la condition de l'existence » et que l'on appelle aussi Ying externe. Q u e ces deux aspects soient tous deux appelés Le Fruit 185 « Ying » (Yin), ce qui signifie « espace » (en sanscrit « D h a t u »), montre bien qu'ils sont depuis l'origine de m ê m e nature. L'existence ne « disparaît » pas ; mais l'individu en tant que microcosme étant un reflet parfait du macrocosme, de l'univers, du point de vue du Dzogchen, on peut toujours dire que l'individu est le centre de l'univers. La nature essentielle de l'un est la nature essentielle de l'autre. Lorsque l'on se réalise, on réalise la nature essentielle de l'univers. L'existence de la dualité n'est q u ' u n e illusion et lorsque l'on se défait de cette illusion on réalise alors — on rend réelle — l'unité primordiale de notre propre nature et de celle de l'univers. Par l'intégration du Ying interne et du Ying externe, on manifeste le Corps de lumière. Si les cinq autres Ngonshé étaient les signes du développement sur la voie, ceci en est finalement le fruit. Le Corps de lumière Le Corps de lumière (Jalü ou Jàlus en tibétain) réalisé par la pratique du Dzogchen est différent de Gyoulü (Jyulus), le corps illusoire ou « de mâya », que l'on réalise par les pratiques des Tantras supérieurs. Le Gyoulü dépend du prâna subtil de l'individu, et comme le Dzogchen considère le prâna comme faisant encore partie de la dimension relative, ce Gyoulü n'est pas considéré comme la réalisation totale. Le Jalü ou Corps de lumière est, lui, le m o d e de réalisation favori des maîtres du Longdé comme du Men ngak dé qui, avec seulement de très brèves interruptions dans la lignée, a continué de se manifester jusqu'à aujourd'hui. Le maître de mon maître Tchang- 186 Dzogchen et Tantra choup Dordjé a atteint ce niveau de réalisation. Tchangchoup Dordjé était présent à ce moment-là, aussi je sais de façon certaine que ce n'est pas une légende. Mon maître m'a raconté comment son maître Nyak la Péma Düdül (Nagla Padma Duddul) rassembla tous ses disciples, ceux qui vivaient au loin comme ceux qui vivaient tout près, et leur dit qu'il voulait leur transmettre des enseignements qu'il n'avait pas jusqu'alors donnés en totalité. Et ainsi il leur transmit ces enseignements puis ils firent ensemble une Gana Pûja pendant plus d'une semaine, ce qui est un excellent moyen d'éliminer les obstacles entre maître et disciples ainsi qu'entre les disciples eux-mêmes. Puis, à la fin de cette semaine, Nyak la Péma Dùdiil leur annonça qu'il était temps pour lui de mourir, et qu'il avait l'intention de le faire sur une certaine montagne des environs. Ses disciples le supplièrent de ne pas mourir, mais il leur répondit que le moment était venu et qu'il n'y avait rien à y faire. Ils l'accompagnèrent alors en haut de la montagne jusqu'à un endroit où il construisit une petite tente. Il fit alors entièrement coudre la tente par ses disciples, scellant ainsi à l'intérieur, et demanda à être laissé en paix pendant sept jours. Les disciples redescendirent et campèrent en bas de la montagne, attendant sept jours pendant lesquels il plut beaucoup et il y eut beaucoup d'arcsen-ciel. Puis ils remontèrent et ouvrirent la tente, toujours entièrement cousue telle qu'ils l'avaient laissée. À l'intérieur ils ne trouvèrent que les vêtements du maître, ses cheveux et ses ongles. Ses vêtements étaient ceux d'un laïc, et ils étaient demeurés en tas là où il avait été assis, la ceinture Le Fruit 187 encore enroulée au milieu. Il les avait abandonnés comme un serpent se défait de sa vieille peau. Mon maître était présent et c'est lui qui m'a raconté cela : je sais donc que c'est vrai et qu'une telle réalisation est possible. Je connais beaucoup d'autres histoires semblables, mais il en est une particulièrement intéressante que mon oncle Tokden m'a racontée. En 1952, dans la région du Tibet d'où je viens, vivait un vieil homme qui, dans sa jeunesse, avait été une sorte de serviteur ou d'assistant d'un maître Dzogchen pendant quelques années, et il avait bien sûr ainsi entendu de nombreux enseignements. Tout le reste de sa vie, il avait vécu très simplement, travaillant à graver des mantras dans la pierre. Il passa ainsi de nombreuses années et personne ne faisait attention à lui ni ne le considérait comme un pratiquant. Mais un jour, il annonça qu'il allait mourir dans sept jours et envoya un message à son fils, qui était moine, disant qu'il souhaitait léguer tous ses biens en offrande au monastère où vivait celui-ci. Or, le monastère répandit alentour la nouvelle que cet homme avait demandé à être laissé enfermé pendant sept jours pour mourir et, comme chacun savait ce que cela voulait dire, beaucoup de gens vinrent et la chose devint un événement public. Il y avait là des représentants de toutes les diverses écoles bouddhiques, des grands monastères, et même des membres de l'administration chinoise qui, à cette époque, étaient tous des militaires. Ainsi, lorsqu'on ouvrit la pièce où l'homme avait été enfermé pendant sept jours, beaucoup de gens étaient présents. E t tous virent que cet 188 Dzogchen et Tantra homme n'avait pas laissé de corps ; il n'en restait que les impuretés, ses cheveux et ses ongles. Mon oncle le yogi vint me voir chez mon père juste après avoir été témoin de l'événement, les yeux emplis de larmes tandis qu'il m'en parlait. Il dit que c'était une terrible tragédie que personne parmi nous n'ait été capable de se rendre compte que cette personne apparemment ordinaire, qui vivait si proche de nous, était en réalité un très grand pratiquant dont nous aurions pu recevoir les enseignements. Mais il en est ainsi avec les pratiquants du Dzogchen : on ne peut rien voir de l'extérieur. J'eus des nouvelles de mon oncle Tokden au Népal, au printemps 1984, alors que j'y étais allé pour enseigner et pratiquer à Tolu Gompa, un monastère de montagne près de la frontière tibétaine et de l'Éverest où Padmasambhava a pratiqué, ainsi qu'à Maratika où Padmasambhava et sa parèdre Mandâravâ réalisèrent la pratique de longue vie. Ces nouvelles étaient apportées par un Tibétain, fraîchement arrivé à Kathmandou du Tibet, où il avait été fonctionnaire dans la région où vivait Tokden. Il semble que mon oncle ait continué à vivre en retraite dans sa grotte isolée pendant de nombreuses années après que j'eus quitté le Tibet. Mais finalement, comme beaucoup d'autres yogis, on l'obligea à sortir de sa retraite pendant la révolution culturelle, lorsqu'on décréta que de tels individus exploitaient les travailleurs, puisqu'on leur donnait de la nourriture alors qu'ils ne travaillaient pas. Il eut plus de chance que la plupart et fut seu- Le Fruit 189 Iement assigné à résidence au lieu de subir un jugement public et peut-être une peine sévère. L'homme que je rencontrai à Kathmandou avait, parmi beaucoup d'autres responsabilités, été chargé de la surveillance de Tokden. Il l'avait autorisé à vivre dans la capitale de la province, dans une petite maison de bois construite sur la terrasse d'une maison citadine ordinaire appartenant à une famille tibétaine qui veillait aux besoins de mon oncle, de façon qu'il pût continuer sa retraite comme avant. Plus tard, toujours grâce à ce fonctionnaire qui se portait garant pour lui, il fut autorisé à aller vivre à la campagne sous une surveillance moins stricte. On lui attribua une maison isolée, et le fonctionnaire venait à intervalles réguliers faire une visite de contrôle. Mais un jour il trouva la maison fermée à son arrivée. Il réussit tout de même à entrer et trouva le corps de Tokden à l'endroit où il avait l'habitude de méditer ; mais le corps avait réduit à la taille d'un jeune enfant. Le fonctionnaire était très ennuyé : comment allait-il expliquer cela à ses supérieurs chinois ? Peut-être allaient-ils croire qu'il avait aidé Tokden à s'échapper ? Il alla donc immédiatement les informer de ce qui s'était passé. Lorsqu'il revint, quelques jours plus tard, accompagné d'officiers supérieurs du gouvernement de la région, le corps de Tokden avait complètement disparu. Il ne restait que les cheveux et les ongles. A ses supérieurs stupéfaits, qui lui demandaient des explications, le fonctionnaire tibétain ne put que répondre qu'il avait entendu dire que certains textes anciens parlaient de yogis ayant réalisé ce qu'on appelait le « Corps de lumière », mais qu'il 190 Dzogchen et Tantra n'aurait jamais imaginé en être un jour témoin. L'événement fit sur lui une impression si profonde qu'il développa un vif intérêt pour les choses spirituelles et, dès qu'il le put, il s'enfuit au Népal à pied, dans l'espoir d'y recevoir librement des enseignements et d'y pratiquer. C'est alors que je le rencontrai. Je fus très touché d'entendre parler de la réalisation de mon oncle. Connaissant les sérieux problèmes mentaux qu'il avait eus dans sa jeunesse, je ne m'attendais pas à un tel accomplissement en une seule vie. Son exemple montre ce qui est possible pour chaque individu. La Voie de lumière En reprenant à nouveau la métaphore du miroir, on pourrait dire de cette réalisation du Corps de lumière que, n'étant plus dans la condition des images, on est entré dans la condition du miroir et, de là, dans la nature et dans l'énergie du miroir. Sachant comment notre propre énergie se manifeste en tant que Dang, Rolpa et Tsel, on peut alors intégrer complètement notre énergie, jusqu'au niveau de notre existence matérielle, concrète. Cela est accompli soit par les visions du Longdé qui sont le résultat de la pratique des quatre Da, soit par la pratique des Quatre Lumières qui amènent l'apparition des quatre visions du Thogal. Celles-ci se développent de façon très semblable à celle des visions du Longdé. La première de ces visions est appelée la « Vision du Dharmata » (ou « essence de la réalité »), et la deuxième vision est le développement de la première. La troisième en est la maturation et la quatrième est la consumation de l'existence. Le Fruit 191 Si, au cours de la vie, on a atteint le troisième niveau de ces visions — et cela se traduit par des signes précis —, alors au moment de la mort le corps disparaît lentement dans la lumière. Au lieu de se décomposer en ses éléments constitutifs de la façon ordinaire, il se dissout dans l'essence de ses éléments, qui est lumière. Ce processus peut durer plus de sept jours. C'est la réalisation que des maîtres tels que Garab Dordjé ont manifestée. Tout ce qui reste du corps physique sont les cheveux et les ongles, considérés comme des impuretés. Le reste du corps s'est dissous dans l'essence de ses éléments. Un pratiquant qui a manifesté cette réalisation n'est pas « mort » au sens ordinaire du terme — bien au contraire ; son principe d'être demeure actif dans un Corps de lumière. L'activité d'un tel être s'exerce pour le bien des autres et il peut être vu par quelqu'un de physiquement incarné, si celui-ci possède une clarté suffisante. Le Grand Transfert Un pratiquant qui accomplit et parachève le quatrième niveau des visions du Thôgal ne manifeste même pas la mort et effectue cette transsubstantation de son vivant, sans aucun des symptômes ou des signes de la mort physique, devenant progressivement invisible pour quelqu'un ayant notre vision karmique ordinaire. Cette réalisation, que des maîtres tels que Padmasambhava et Vimalamitra ont manifestée, est en essence identique au Corps de lumière, et est appelée le « Grand Transfert ». Dzogchen 192 et Tantra Ces deux modes de réalisation sont spécifiques du Dzogchen. La réalisation totale LES TROIS CORPS : NIRMÂNAKÂYA, SAMBHOGAKÂYA ET DHARMAKÂYA Les êtres ordinaires renaissent sans en avoir le choix, dans un corps conditionné par leur karma et correspondant aux causes accumulées pendant des vies sans nombre. Un être totalement réalisé, par contre, est libre du cycle conditionné des causes et des conséquences. Mais un tel être peut se manifester dans un corps dans le dessein d'aider les autres. Le Corps de lumière est un phénomène qui peut être maintenu activement afin de communiquer avec ceux qui ont une capacité de vision suffisante pour le percevoir. Mais pour aider ceux qui n'ont pas une telle capacité, un être pleinement réalisé peut se manifester dans un corps physique, comme l'ont fait — par exemple — Garab Dordjé et le Bouddha. Ces sortes de corps sont dits Nirmânakâya : kâya en sanscrit signifie « corps » ou « dimension », et nirmâna signifie « manifestation ». Ainsi, un être pleinement réalisé peut donc choisir de manifester un Corps de lumière ou bien de renaître délibérément dans un corps physique ordinaire de la dimension matérielle ; mais il ne sera pas conditionné par ce corps ni par ses actions. Le Fruit 193 Le Sambhogakâya, ou « Corps d'abondance », est la dimension de l'essence des éléments qui constituent le monde matériel dense ; c'est une dimension subtile de lumière apparaissant dans une abondance de formes qui ne peuvent être perçues que par la clarté mentale et le développement d'une capacité de vision. Un être totalement réalisé peut manifester une forme Sambhogakâya, mais dans cette forme il ne sera pas actif comme l'est un être qui manifeste un Corps de lumière. Tout comme les rayons du soleil sont la manifestation de ses qualités inhérentes, de même la sagesse d'un être totalement réalisé est ce qu'est cet être. Chaque forme Sambhogakâya est une « personnification » d'un principe de sagesse pure. Mais, de même que le soleil ne choisit pas d'envoyer ses rayons ici ou là, mais que le fait d'être éclairé ou non dépend des caractéristiques inhérentes à chaque lieu, c'est le pratiquant qui doit être actif pour percevoir la dimension du Sambhogakâya et accéder à la sagesse personnifiée par une forme particulière, ouvrant ainsi cette dimension de son propre être. Bien que la capacité de manifester une forme Sambhogakâya ou Nirmânakâya soit une facette de la réalisation totale, cette réalisation signifie que l'on est allé au-delà de toute limite et de toute forme. On a rendu manifeste cet état qui est et a toujours été notre véritable condition depuis l'origine, et qui ne peut jamais se perdre, même si l'on en oublie l'expérience dans l'illusion du dualisme. La réalisation totale signifie que l'on a réalisé son identité absolue avec l'état d'être ultime, le Dhar- 194 Dzogchen et Tantra makâya, ou « Corps de vérité », ou « dimension de la réalité telle qu'elle est ». C'est cette matrice vide, omniprésente, Shi, la Base de l'être de chaque individu, qui manifeste la danse, s'interpénétrant à l'infini, des énergies de l'univers : les formes Sambhogakâya ou Nirmânakâya d'un être réalisé, ou la cage limitée de la vision karmique — le corps, la voix et l'esprit — d'un être prisonnier du dualisme qui prend sa propre énergie pour un monde apparemment extérieur. (Voir p. 109-12 l'explication de Dang, Rôlpa et Tsel.) La réalisation totale signifie la fin définitive de l'illusion, la fin de la souffrance, la cessation du cycle des naissances conditionnées ; c'est l'aube de la liberté absolue, de la parfaite sagesse, de la béatitude suprême et sans fin. Dans la réalisation totale, la mort est vaincue, toute dualité est transcendée, et la capacité d'aider spontanément tous les êtres se manifeste parfaitement de multiples façons. De toutes les renaissances possibles dans les six lokas, ou domaines d'existence, la renaissance dans un corps humain est la plus favorable pour progresser vers la réalisation totale ; et pour être véritablement humaine, pour accomplir vraiment son humanité, une vie doit avoir cette réalisation pour but. Autrement, on vit sa vie, disait le Bouddha, tel un enfant absorbé par ses jouets dans une maison dévorée par un incendie. Pour un être humain ordinaire, la mort est réelle et peut survenir à chaque instant, sans prévenir. Gaspiller cette précieuse renaissance humaine dans des préoccupations triviales est une tragédie. Seule la pratique amène à la réalisation, et ce n'est que par sa propre Le Fruit 195 réalisation que l'on peut aider les autres de façon ultime, en étant capable de les aider à atteindre eux aussi cet état. Toute aide matérielle ne peut être que temporaire. Pour être véritablement capable d'aider les autres, il faut donc commencer par s'aider soi-même, quelque paradoxal que cela paraisse. Tout comme pour compter jusqu'à un million il faut commencer par un, pour être bénéfique à la société il faut commencer par travailler sur soi-même. Chaque individu doit être responsable de lui-même, et cela ne peut se faire qu'en s'efforçant d'accroître sa conscience, de devenir pleinement maître de lui-même. Un changement sur une petite échelle peut amener un changement sur une plus grande échelle ; l'influence d'un être qui progresse vers la réalisation peut s'exercer au niveau spirituel subtil mais aussi, très concrètement, au niveau social. Mon maître Tchangchoup Dordjé, par exemple, n'était pas considéré comme un maître pour avoir été reconnu officiellement comme une réincarnation. C'était au contraire une personne ordinaire qui avait suivi plusieurs grands maîtres Dzogchen et qui avait mis leurs enseignements en pratique. Par le pouvoir de sa pratique, il avait manifesté une grande clarté, et c'est à cause de ses qualités qu'il en était venu à être considéré comme un maître. Des disciples commencèrent alors à se grouper autour de lui. Il ne vivait pas dans un monastère, mais dans une maison ordinaire, et ses disciples, qui comptaient à la fois des moines et des laïcs, construisirent leurs maisons près de la sienne en venant vivre à ses côtés, jusqu'à ce qu'un village de pratiquants se soit ainsi formé autour de lui. Ce 196 Dzogchen et Tantra village était un Gar, terme qui désigne la résidence temporaire des nomades, prêts à partir à chaque instant, par exemple lorsque les pâturages du lieu sont épuisés. Avec le temps, toutes sortes de gens, jeunes ou vieux, riches ou pauvres, vinrent vivre ensemble dans le Gar de Tchangchoup Dordjé. À ceux qui n'avaient pas de ressources propres, un logement simple et une ration quotidienne de soupe étaient offerts et payés par ceux qui en avaient les moyens. Inspirés par le maître, tous apportaient leur contribution au besoin de la communauté tout entière. Ainsi les pratiquants qui n'avaient aucune ressource propre pouvaient néanmoins vivre au Gar, y recevoir des enseignements et y pratiquer ; mais tous ceux qui vivaient là travaillaient chaque jour, participant au dur labeur des champs ou cueillant des plantes médicinales et préparant des médicaments. Ainsi, l'influence du maître rayonnant sur ce groupe d'individus qui venaient de conditions sociales et d'horizons très divers, et la conscience de chaque individu se développant, une sorte de coopérative — chose tout à fait inconnue à cette époque au Tibet — s'organisa spontanément. Jamais le maître ne décréta qu'il devait en être ainsi : il encouragea le développement de la conscience de ses disciples et, à partir de cette conscience, se développa cette réponse à leur situation concrète et à leurs besoins de tous les jours. La structure de ce Gar était très différente du système féodal qui prédominait généralement. Bien des années plus tard, les Chinois commencèrent à faire des incursions de plus en plus importantes au Tibet jusqu'à être en position d'accom- Le Fruit 197 plir ce qu'ils appelèrent la réforme agraire démocratique dans la région du Gar de Tchangchoup Dordjé. Des officiels chinois et des fonctionnaires tibétains de l'administration chinoise visitaient toute la région, inspectant les villages et les monastères afin de réformer radicalement la structure de leurs institutions et leurs modes de propriété et de travail. J'étais présent au Gar de Tchangchoup Dordjé lorsqu'un groupe de ces officiels arriva. Inutile de vous dire qu'une visite de ce genre n'avait rien d'une visite de courtoisie et était une sorte d'enquête approfondie qui donnait lieu à des bouleversements radicaux. Mais, tandis que les quatre officiels chinois et leurs fonctionnaires tibétains menaient leur enquête, ils étaient de plus en plus surpris par ce qu'ils découvraient. Comme je parle chinois, je comprenais ce qu'ils se disaient. Ils trouvaient extrêmement étrange que ce maître et ce groupe de gens qui vivaient autour de lui aient ainsi vécu pendant de nombreuses années comme une commune agricole fonctionnant parfaitement et correspondant tout à fait à la définition socialiste qu'en avaient les Chinois. Il n'y avait rien à changer, aucune réforme n'était nécessaire. Ainsi, le Gar fut autorisé à continuer exactement comme auparavant et, même lorsque le Tibet fut finalement annexé par la Chine, le Gar continua à fonctionner comme un lieu de pratique spirituelle communautaire. Alors que la tragédie engouffrait les monastères tibétains qui étaient détruits, la seule chose qui changea dans le Gar fut son nom. Les pratiquants qui vivaient là le rebaptisèrent « Commune de la Libération », ce qui signifiait une chose pour les Chinois qui croyaient avoir libéré 198 Dzogchen et Tantra le Tibet, et autre chose pour ceux qui suivaient la voie de l'autolibération. Tchangchoup Dordjé continua à enseigner malgré les changements tumultueux qui eurent lieu au Tibet, et cela était une conséquence directe de la conscience que les pratiquants de son Gar manifestaient en résultat de leur pratique dans leur vie quotidienne. Nous marchons, nous travaillons, nous mangeons, nous dormons et chacune de ces activités doit être imprégnée de notre pratique de façon à ne pas nous faire perdre de temps dans notre progrès vers la réalisation. Ainsi, bien que Tchangchoup Dordjé ait été continuellement actif pour le bien des autres, et qu'il ait travaillé chaque jour en tant que médecin, cela n'affecta nullement sa progression vers la réalisation. Malgré son style de vie ordinaire, c'était véritablement un homme extraordinaire. Lorsque Tchangchoup Dordjé arriva dans la région où son Gar se développa par la suite, c'était déjà un vieil homme. Quand les gens lui demandaient quel âge il avait, il répondait toujours qu'il avait soixante-dix ans. Lorsque je l'ai rencontré en 1955, c'est-à-dire soixante ans après son arrivée dans cette région, il disait toujours qu'il avait soixante-dix ans. Par curiosité, je lui ai moi-même demandé plusieurs fois quel âge il avait et il m'a toujours répondu qu'il avait soixante-dix ans. Mais les gens de la région pensaient, à cette époque, qu'il devait avoir au moins cent trente ans. Maintenant, plus de vingt ans ont passé depuis que j'ai quitté le Tibet et, pendant toutes ces années, j'ai eu un contact avec mon maître par ma pratique de rêve. Ainsi, je savais qu'il était toujours vivant. Puis, en 1980, j'appris par trois sources Le Fruit 199 séparées que mon maître et sa fille, qui était aussi une pratiquante du Dzogchen, étaient morts dans des circonstances inhabituelles. Lorsque je retournais au Tibet en 1981, avec ma femme et mes enfants, j'appris de certains de ses disciples qu'avant de mourir, Tchangchoup Dordjé et sa fille avaient demandé qu'on les laissât enfermés dans leur chambre pendant sept jours. Malheureusement, tous les deux furent dérangés avant la fin de cette période et, lorsque les pièces furent ouvertes, on trouva leurs corps qui avaient réduit et ne mesuraient plus que 80 centimètres. Ainsi, il était clair qu'ils avaient triomphalement terminé leur vie dans un corps physique en manifestant un des modes de réalisation du Corps de lumière. Depuis que je suis venu vivre en Occident, j'ai voyagé dans le monde entier pour répondre à tous ceux qui me demandaient d'enseigner le Dzogchen. Puisse l'inspiration de la vie et des enseignements de Tchangchoup Dordjé être une cause d'éveil pour tous ceux qui en ont connaissance où qu'ils soient. Cela conclut la présentation que nous avons faite ici de la Base, de la Voie et du Fruit dans les enseignements Dzogchen. Lorsqu'on expose les enseignements, les mots et les concepts intellectuels ne peuvent que suggérer la vraie nature de la réalité qui est au-delà d'eux. Cependant, la structure conceptuelle des enseignements, complexe et interreliée, est en elle-même superbe et brillante comme un cristal dont les nombreuses facettes se reflètent et se correspondent l'une à l'autre. Mais la seule façon de regarder dans le cœur du cristal est de regarder en soi-même. Le Dzogchen n'est 200 Dzogchen et Tantra pas simplement quelque chose à étudier, mais la Voie de lumière est là pour être parcourue. Comme une abeille recherche le nectar de toutes sortes de fleurs, recherche partout les enseignements. Comme un cerf qui trouve un endroit calme pour brouter, recherche la solitude pour digérer tout ce que tu as amassé. Comme un fou, sans limites, va où il te plaît et vis comme un lion, libre de toute peur. Un Tantra du Dzogchen La structure tripartite des enseignements Dzogchen NB : Un diagramme linéaire ne peut pas montrer véritablement les interrelations complexes des divers aspects de l'enseignement, qui seraient bien mieux représentées par une structure cristalline tridimensionnelle, dont chacun des points serait connecté à chacun des autres. Mais un livre étant par nature une présentation linéaire, du fait de la nature même du langage et de l'écriture, l'enseignement doit donc y être présenté selon une séquence linéaire. Ce schéma n'a donc pour but que d'être une clé provisoire pour amener à une vision plus subtile des nombreuses correspondances présentes dans le cristal des enseignements, ainsi qu'une aide pour suivre l'exposé de ce livre. ANNEXES 1 Le miroir U n conseil sur la présence de la conscience Ce petit texte a été rédigé par Chögyal Namkhaï Norbu en tibétain. Il a été traduit en italien et annoté par Adriano Clemente, puis traduit de l'italien en anglais par John Shane et publié sous forme d'une brochure à l'occasion de la première convention internationale sur la médecine tibétaine, qui s'est tenue à Venise et à Arcidosso, Italie, en 1983. Une traduction française du texte anglais de Jean-Marc Costantini a été publiée par la communauté Dzogchen en 1984. La présente traduction tient compte de la version italienne révisée en juin 1989 par Adriano Clemente. Michèle Lantéri, Georgio Brunacci et Emmanuela Bonini ont bien voulu la relire. Qu'ils soient ici remerciés pour leur aide et leurs suggestions. Je rends hommage au Maître ! Une personne qui pratique le Dzogchen doit avoir une parfaite présence de la conscience, et doit pour cela avoir réellement compris son propre esprit et avoir réussi à le gouverner. Sans cela, toute explication sur la présence de la conscience ne sera jamais que de l'encre sur du papier ou 208 Dzogchen et Tantra l'objet d'arguments intellectuels, sans que puisse naître la compréhension du sens véritable. Dans le Kulâya Râja Tantra \ un Tantra du Dzogchen, il est dit : « L'Esprit 2 est le créateur du samsâra et du nirvâna : c'est ce Roi qui crée tout qu'il faut connaître ! » On explique en général que nous transmigrons dans la vision impure et illusoire du samsâra, mais en réalité, c'est seulement notre esprit qui transmigre. D e même, seul notre esprit, purifié, peut réaliser l'état pur de l'illumination. Il est véritablement l'unique fondement, l'unique racine de tout : du samsâra et du nirvâna, des êtres sensibles et des êtres illuminés. Comment commence la transmigration dans la vision impure du samsâra ? La nature de l'esprit, l'essence de notre esprit, est totalement pure depuis l'origine, mais à cause d'obstacles temporaires dus à l'ignorance, nous ne reconnaissons pas notre propre état, la pure présence non duelle. Cet état n'étant pas reconnu, surgissent des pensées illusoires et les impulsions vers des actes causés par les passions. De cette façon, nous accumulons les actions négatives qui, la maturation du k a r m a 3 étant inévitable, conduisent à la transmigration dans les six états d'existence conditionnée (ou samsarique) 4, avec toute la souffrance qui s'ensuit. Ainsi, ignorant que la cause même de la transmigration est notre esprit, nous nous laissons complètement dominer par l'illusion et la distraction et, faute de reconnaître notre propre état de pure présence non duelle, nous nous habituons inévitablement à accomplir des actions en réalité illusoires. Le miroir 209 De même, le pur état de l'illumination est notre propre esprit, et non une sorte de lumière éblouissante qui viendrait de l'extérieur pour nous éveiller. Si nous reconnaissons notre état primordial de pure présence, pur depuis l'origine même s'il est temporairement entravé, et si nous demeurons dans cette reconnaissance sans nous laisser distraire, toutes les impuretés se dissolvent. Cela est l'essence de la Voie. Alors se manifeste véritablement la nature de totale pureté de l'état primordial : en la reconnaissant on en obtient la maîtrise pour toujours. C'est cette connaissance ultime, cette pure présence de la vraie condition originelle que l'on appelle nirvana. Ainsi, l'illumination n'est rien d'autre que notre esprit purifié. C'est pourquoi Padmasambhava a dit : « Cet esprit a créé et le samsâra et le nirvâna. En dehors de lui, ni l'un ni l'autre n'existent. » Ayant ainsi compris que l'esprit est la racine de la transmigration comme de l'illumination, nous pouvons être sûrs que le caractère tangible des phénomènes matériels et des êtres eux-mêmes n'est qu'une vision illusoire de notre esprit. Résultat des différents karmas qu'ils ont accumulés, les différents types d'êtres ont des visions illusoires différentes, tout aussi irréelles que la couleur jaune perçue par un malade de la bile 5 alors que le coquillage qu'il regarde est blanc. Si des êtres des six états d'existence conditionnée (ou samsarique) se rencontraient au bord d'un fleuve, chacun d'eux le verrait d'une façon différente, à cause de leurs six causes karmiques différentes. Les êtres des enfers de feu y verraient des 210 Dzogchen et Tantra flammes ; ceux des enfers glacés, de la glace ; les esprits avides, du sang et du pus ; les animaux aquatiques, leur milieu vital ; les humains, de l'eau à boire ; les demi-dieux, des armes ; et les divinités, du nectar. Cet exemple montre qu'il n'existe pas une réalité concrète et objective. Une fois que l'on a compris que c'est seulement par notre esprit, racine de la transmigration, que l'on peut se libérer du samsâra, et que c'est encore et toujours par l'esprit seul, essence de l'illumination, que l'on peut obtenir la libération, il nous faut alors prendre la décision de pratiquer, en travaillant sur notre esprit, avec la certitude qu'il est l'unique base de tout. A partir de là, il est nécessaire de maintenir une présence continue et sans distraction. Quand on veut arrêter le cours d'un ruisseau, il faut le bloquer à sa source et son cours s'arrêtera ainsi de lui-même, mais si l'on cherche à le bloquer à son embouchure, on n'obtiendra aucun résultat. D e même, si nous voulons déraciner le samsâra, nous devons en arracher la racine de notre esprit qui l'a entièrement créé ; il n'y a pas d'autre façon de se libérer de la transmigration. Et cela vaut aussi pour purifier les obstacles et les souffrances dûs à notre karma négatif, car c'est toujours notre esprit qui en est l'unique cause. Sinon, même en accomplissant de nombreuses actions vertueuses par le corps et la parole, nous pourrons sans doute obtenir des bienfaits temporaires, mais il se pourrait bien que les obstacles karmiques s'accumulent à nouveau parce que nous aurons négligé d'en extirper la racine. C'est comme Le miroir 211 si on élaguait un arbre au lieu de le déraciner : bien loin de se dessécher, il continuerait à croître. Si notre esprit, ce « Roi qui crée tout », ne se trouve pas dans son authentique état naturel, nous ne sommes pas sur la voie de la libération totale, même si nous récitons d'innombrables mantras et pratiquons les méthodes tantriques du « développement » et de l'« accomplissement » 6 . Pour conquérir un pays, il faut en soumettre le roi ; ne soumettre qu'une partie du peuple ou bien quelques courtisans ne suffit pas. Si l'on ne sait pas ou si l'on n'arrive pas à maintenir une présence continue, si l'on se laisse entraîner par la distraction et l'illusion, on ne se libérera jamais de l'interminable transmigration dans le samsâra. Si, au contraire, notre esprit ne se distrait ni ne s'oublie et, sans se laisser conditionner par l'illusion, parvient à garder le contrôle de soi et à maintenir la présence de son propre état véritable, il devient l'essence de tous les Enseignements et la racine de toutes les Voies. Tous les phénomènes de la vision dualiste, comme samsâra et nirvâna, bonheur et souffrance, bien et mal, naissent de l'esprit et n'ont pas d'autre origine. C'est pourquoi il est dit que l'esprit non distrait est la base de toutes les Voies et le point le plus profond de la pratique. En suivant cette Voie suprême de la présence sans distraction, les Bouddhas du passé ont obtenu l'illumination, les Bouddhas du futur l'obtiendront, et ceux qui l'obtiennent actuellement le font en suivant cette Voie de la présence car il n'est pas d'autre façon d'atteindre l'illumination. Reconnaître notre propre état et continuer dans cette pré- 212 Dzogchen et Tantra sence est en vérité l'essence de toutes les Voies, la base de toutes les méditations, la finalité de toutes les pratiques spirituelles, le suc de toutes les méthodes secrètes, la clef des Enseignements les plus profonds : c'est pour cela qu'il nous faut nous efforcer de maintenir une présence continue sans se laisser distraire. Cela signifie : ne pas suivre le passé, ne pas se projeter dans le futur et, sans se laisser entraîner par les pensées illusoires qui surgissent au présent, se tourner vers l'intérieur, observer son esprit en le laissant dans son état véritable qui est au-delà des limites du passé, du présent et du futur. Sans se laisser conditionner par le voile des concepts, sans juger comment est cet état, s'il existe ou peut-être pas, s'il est quelque chose de positif ou bien de négatif, il nous faut demeurer dans son authenticité, sans chercher à le corriger. L'état primordial de perfection totale est absolument au-delà des limites du passé, du présent et du futur. Toutefois, celui qui commence à pratiquer peut ne pas encore avoir cette conscience et peut trouver difficile de le reconnaître ; c'est pourquoi il est très important alors de ne pas se laisser distraire par les pensées des « trois temps ». Mais si, s'efforçant de ne pas être distrait, l'on essaie d'éliminer toutes les pensées en se fixant sur l'obligation de trouver un état de calme ou une sensation de plaisir, il faut se rendre compte qu'on fait erreur, car cette fixation n'est elle-même rien d'autre qu'une pensée. Au contraire, il faut se relaxer, et maintenir seulement une claire présence de la condition naturelle de son esprit, sans se laisser distraire ou Le miroir 213 entraîner par les pensées. Lorsque l'esprit est naturellement relaxé et présent, il se trouve dans sa vraie condition. Si l'on ne réussit pas à demeurer dans cet état, si des pensées, bonnes ou mauvaises, surgissent, plutôt que d'essayer tout de suite de juger si l'esprit est encore dans un état calme ou dans le mouvement des pensées, il faut simplement, en maintenant la présence sans se laisser distraire, chercher à reconnaître toutes ces pensées. Au moment où une pensée est reconnue, elle se relaxe dans sa propre condition : tant que dure la présence de cette reconnaissance, il est important de ne pas se laisser distraire. Si l'esprit se distrait et qu'il n'y a plus cette reconnaissance des pensées, il est alors nécessaire d'accorder à nouveau plus d'attention à la présence de la conscience. Si des pensées surgissent à propos du fait de se trouver ou non dans un état calme, sans abandonner la présence, on continue simplement à obser ver l'état même de la pensée. D e même, si aucune pensée ne vient, on continue dans la présence de cette simple reconnaissance de l'état calme. Cela signifie maintenir la présence de cet état naturel, sans chercher à le définir ni espérer qu'il se manifeste par une forme, une couleur ou une lumière, mais juste en se relaxant en lui, sans être conditionné par les impulsions vers l'action qui sont propres aux pensées. Même s'il est difficile pour celui qui commence à pratiquer ainsi de demeurer plus de quelques instants dans un état calme, il ne faut pas s'en inquiéter mais, sans désirer que cet état se prolonge ou sans en craindre l'absence, il est important de res- 214 Dzogchen et Tantra ter présent, sans distraction et sans se laisser entraîner dans la considération dualiste d'un état à observer et de quelqu'un qui observe. Si, tout en maintenant cette simple présence, l'esprit ne reste pas dans l'état calme mais tend continuellement à penser à des actions faites dans le passé ou à faire dans le futur, ou bien se laisse distraire par les objets des sens, par exemple un son, une forme, il ne faut pas chercher à arrêter ce mouvement. Même si nous le voulons, nous n'y arriverons pas car il n'est pas quelque chose de concret, il est insubstantiel comme le vent, qui demeure insaisissable, quelque effort que l'on fasse. Il ne faut pas croire que le mouvement soit quelque chose de négatif, qu'il nous faille abandonner. E n réalité, l'état calme est la condition essentielle de l'esprit, et le mouvement des pensées, son énergie naturelle : les deux sont inséparables, comme le soleil et ses rayons, un fleuve et ses ondes. Si nous considérons l'état calme comme quelque chose de positif à réaliser, et l'onde mouvante des pensées comme quelque chose de négatif à abandonner, nous cultivons ainsi la dualité de l'acceptation et du refus et nous ne surmonterons jamais notre état mental ordinaire. Ainsi, maintenant la présence sans nous laisser distraire, nous devons reconnaître toute pensée qui s'élève, bonne ou mauvaise, importante ou pas, et maintenir la présence dans l'état même du mouvement de la pensée. C'est là un point d'une suprême importance. Si nous ne réussissons pas à rester relaxés dans la présence quand naît une pensée, il nous faut Le miroir 215 essayer de nous en rendre compte tout de suite sous peine de la voir suivie par tout un enchaînement d'autres pensées. Reconnaître ne signifie pas qu'il y ait quoi que ce soit à voir avec nos yeux ou à identifier par des concepts, mais veut simplement dire accorder une attention nue, sans distraction, à toute pensée liée aux « trois temps » ou à toute perception des sens ; par cette présence, on reconnaît l'état du mouvement et l'on continue, sans se laisser distraire de cette reconnaissance. Il ne s'agit absolument pas de modifier ou de corriger l'esprit d'une quelconque façon, ni d'essayer d'emprisonner les pensées ou d'en bloquer le flot. Pour un débutant dans cette pratique, il est difficile que cette reconnaissance sans distraction dure longtemps. Cela provient des puissantes habitudes mentales de distraction, acquises par la transmigration depuis des temps illimités. Considérons seulement cette vie : depuis notre naissance jusqu'à maintenant nous n'avons rien fait d'autre qu'être distrait, et l'occasion ne s'est jamais présentée de s'entraîner à la présence de la conscience et à la non-distraction. Tant que nous ne sommes pas devenus capables de reconnaître notre distraction, si, par manque d'attention, nous nous laissons continuellement dominer par la négligence et par l'oubli, nous devons tenter par tous les moyens de nous en rendre compte par la présence. « Méditer » signifie simplement maintenir la présence, que ce soit dans l'état calme ou dans le mouvement : il n'y a rien sur quoi méditer. Il n'y a rien à rechercher, de plus clair ou de plus élevé, en dehors de la reconnaissance et de la continuation de notre état de pure présence non duelle. 216 Dzogchen et Tantra Si, au lieu de continuer dans la présence de son propre état, on se tourne vers l'extérieur en espérant que quelque chose se manifeste, c'est, dit un proverbe tibétain, comme si, voulant apaiser un mauvais esprit, on envoyait une offrande à la porte occidentale alors qu'il se tient à la porte orientale. Même si l'on croit faire une excellente méditation, on ne fait en réalité que se fatiguer inutilement. Aussi, la chose véritablement la plus importante est de continuer dans l'état de pure présence que l'on trouve en soi-même. Si on néglige cela que l'on a en soi-même, en cherchant autre chose que l'on croit ne pas avoir, on devient comme le mendiant de la parabole bouddhiste qui, sans le savoir, utilisait une pierre précieuse pour oreiller, et vivait d'aumônes, mendiées à grand-peine. Ainsi, en cherchant à maintenir l'état de pure présence non duelle et en observant le mouvement des pensées chaque fois qu'il se manifeste, sans juger de la plus ou moins grande clarté de cette présence, et en n'acceptant pas davantage l'état de calme qu'on ne refuse le mouvement, absolument non conditionné par le désir de modifier quoi que ce soit, on applique alors l'essence de la pratique : demeurer sans distraction dans la présence de son propre état véritable. Certains se sentent gênés et s'irritent lorsqu'ils entendent des bruits de pas ou de voix, ou bien ils se laissent distraire par les choses extérieures et sont pris par l'infinité des illusions ordinaires. Ce chemin erroné est connu comme « la passe dangereuse où la perception extérieure paraît être un ennemi ». Cela montre que, même si l'on sait continuer dans la connaissance de la condition de l'état Le miroir 217 calme et de l'onde des pensées, on n'a pas réussi à appliquer la présence aux perceptions des sens et à intégrer la vision extérieure à notre pratique. Si tel est le cas, il faut, au moment où l'on perçoit une forme, garder la présence sans se laisser distraire, et, sans porter de jugement en bien ou en mal, se relaxer et continuer dans cette présence. S'il nous vient une pensée jugeant une expérience comme bonne ou mauvaise, on doit simplement la reconnaître, et continuer, sans oublier, dans la présence de cette reconnaissance. Pareillement, si l'on se trouve dans des circonstances qui nous dérangent, par exemple au beau milieu d'un grand vacarme, on reconnaît ces circonstances pour ce qu'elles sont et on continue dans la présence de l'attention, sans se laisser distraire. S'il nous vient une pensée d'aversion, on la reconnaît et, sans se laisser dominer de façon incontrôlée par les passions, on continue dans la présence de l'état de cette pensée. Il en va de même en ce qui concerne tous les objets des sens : les sons, les odeurs, etc. Dans tous les cas, nous devons continuer avec la présence de la reconnaissance de ce que nous percevons. Si on ne sait pas intégrer la présence de la conscience à toutes nos actions quotidiennes, comme manger, marcher, dormir, s'asseoir, il est impossible de continuer l'état de la contemplation au-delà du temps limité d'une séance de méditation assise. Tant que l'on n'a pas stabilisé la présence, il se crée une séparation entre les séances de méditation et la vie quotidienne. Il est donc très important de s'efforcer de continuer dans cette présence le plus possible, en l'intégrant à toutes 218 Dzogchen et Tantra nos actions quotidiennes, comme l'a expliqué le Bouddha dans le Sûtra de la Sagesse au-delà de l'intellect (Prajhâpâramitâ Sûtra) : « Subhuti ! D e quelle façon un bodhisattvamahâsattva 7 , reconnaissant qu'il possède un corps, a-t-il un comportement parfait ? Subhuti ! Un bodhisattva-mahâsattva, s'il marche, est totalement conscient de marcher, s'il est debout, est totalement conscient d'être debout, s'il est assis, est totalement conscient d'être assis, s'il est allongé, est totalement conscient d'être allongé, si son corps va bien ou mal, il en est totalement conscient ! » Pour comprendre comment intégrer la présence à toutes nos actions quotidiennes, prenons l'exemple de la marche. Dès que nous vient l'idée de nous déplacer, nul besoin de se dresser brusquement, de marcher de manière distraite et agitée, au risque de renverser tout ce qui se trouve devant soi. Lorsqu'on se lève, on le fait en se rappelant : « Maintenant, je suis en train de me lever, et je ne veux pas être distrait en marchant. » Ainsi, sans se laisser distraire, reconnaissant pas à pas que l'on est en train de marcher, on doit se gouverner par la présence de la conscience. D e même, assis, on ne doit pas plus oublier cette conscience, que l'on mange un bon morceau, que l'on boive une gorgée ou que l'on dise quelques mots, quelle que soit l'action accomplie, qu'elle soit importante ou non, on continue dans la présence de tout cela sans être distrait. Nous sommes tellement habitués à être distraits qu'il nous est difficile de faire naître cette présence de la conscience, particulièrement pour ceux qui commencent tout juste à pratiquer. C'est le même Le miroir 219 type de difficulté que l'on rencontre en commençant tout nouveau travail : il nous faut d'abord l'apprendre. Dans les premiers temps on est malhabile, puis avec l'expérience, petit à petit, cela devient facile. D e même ici, il faut au début s'impliquer fortement et s'engager à ne pas être distrait, puis chercher à maintenir la présence le plus souvent possible, et enfin devenir capable de reconnaître instantanément tout moment de distraction. Si l'on persévère dans cet engagement de maintenir la présence de la conscience, il est possible d'arriver à ne plus jamais être distrait. En général, dans le Dzogchen, l'enseignement de l'état d'autoperfection, le principe fondamental dans la « vue » (ou « façon de voir »), la méditation, le comportement et le fruit est l'autolibération. Mais celle-ci doit provenir de la présence de la conscience, en particulier en ce qui concerne l'aspect du comportement, car si l'on n'arrive pas à appliquer de façon précise le principe de l'autolibération du comportement, on ne peut jamais dépasser la séparation entre la séance de méditation et la vie quotidienne. Cela plaît beaucoup aux jeunes d'aujourd'hui d'entendre parler d'autolibération du comportement, en tant que principe fondamental de tous les Tantras, des Lungs, et des « instructions secrètes » 8 du Dzogchen. Toutefois, certains ne savent pas que la base même de l'autolibération est la présence de la conscience et beaucoup, même s'ils le comprennent un peu théoriquement et savent en parler, ont le défaut de ne pas l'appliquer. Connaître parfaitement les propriétés et les fonctions d'un médicament, savoir aussi les expliquer avec habi- 220 Dzogchen et Tantra leté, ne permettra jamais à un malade de guérir, s'il ne le prend pas. Ainsi, depuis des temps illimités, nous sommes gravement malades de l'assujettissement à la condition dualiste, et l'unique remède à cela est la connaissance réelle de l'état de l'autolibération, au-delà de toute limitation et de tout sectarisme. Quand on se trouve en méditation, dans la continuation de l'état de pure présence non duelle, il n'est pas nécessaire d'accorder beaucoup d'importance au comportement ; pour celui qui débute, en revanche, il n'y a pas d'autre façon d'entrer dans la pratique que d'alterner séances de méditation et vie quotidienne. Cela parce que nous avons un fort attachement fondé sur la logique, sur la considération que les objets des sens sont réels, et que notre corps matériel, fait de chair et de sang, l'est encore plus. Quand nous méditons sur l'absence d'un moi (c'est-à-dire sur le fait que le moi n'a pas de nature propre), en éliminant mentalement la tête et les membres l'un après l'autre, nous pouvons facilement arriver à établir qu'il n'y a pas de moi, ou ego, séparé 9 . Mais ce non-ego n'est encore qu'un concept et le fruit d'une analyse intellectuelle, et non la connaissance réelle de l'état d'absence d'un moi. Car tandis que nous sommes tranquillement en train de discourir sur l'absence d'un moi, si une épine nous entre dans le pied, nous crierons aussitôt « aïe, aïe, aïe ! ». Cela montre à quel point nous sommes assujettis à notre condition dualiste, et que ce non-ego dont nous parlons volontiers n'est pas devenu un état réellement vécu. C'est pourquoi il est indispensable d'apporter une Le miroir 221 grande attention à la présence de la conscience, qui est la base de l'autolibération du comportement dans toutes les activités quotidiennes. Résultant des différentes manières d'accorder de l'importance au comportement, sont apparues diverses formes de lois, comme les règles religieuses et les dispositions légales, établies en fonction des circonstances extérieures et de l'époque. Mais il y a une grande différence entre se soumettre aux lois sous la contrainte et les observer par conscience. Or, peu de gens observent les lois par conscience, car nous sommes tous conditionnés par le karma, les passions et le dualisme. C'est pourquoi, bien qu'ils ne l'aient point désiré, les hommes ont dû, par nécessité, rester assujettis au pouvoir de diverses formes de lois et de règlements. Déjà conditionnés par le karma, les passions et le dualisme, si de plus nous nous limitons encore par l'obligation de suivre toutes sortes de règles et de lois, non seulement nous alourdissons notre charge, mais, sans aucun doute, nous nous écartons encore plus de la vue correcte et du comportement juste. Celui qui a une réelle connaissance intérieure de la pratique doit donc faire apparaître précisément en lui la présence de la conscience, qui est la clé de l'autolibération du comportement. Pratiquer l'autolibération du comportement ne veut pas dire se permettre de faire n'importe quoi ; cela n'en est absolument pas le principe et croire une pareille chose montrerait à quel point nous n'aurions pas compris ce qu'est la conscience. Il nous faut bien sûr distinguer clairement le principe des règles ou des lois et celui de la 222 Dzogchen et Tantra conscience ; en effet, les lois sont établies en fonction de circonstances de temps et de lieu, et fonctionnent en conditionnant l'individu par des facteurs extérieurs à lui-même. La conscience, au contraire, naît d'un état de connaissance inhérent à l'individu. C'est pourquoi les lois correspondent parfois à la conscience de l'individu et parfois pas. Mais de toute façon, lorsqu'on possède la conscience, c'est sans contrainte intérieure que l'on observe les règles et les lois. Celui qui possède la conscience et en garde la présence de façon stable peut vivre en paix sous toutes les règles et toutes les lois du monde, sans en être aucunement conditionné. Beaucoup de grands maîtres ont dit : « Stimule le cheval de la conscience avec le fouet de la présence. » De fait, la conscience ne peut fonctionner si elle n'est pas sollicitée par la présence. Prenons un exemple de conscience : un verre rempli de poison est posé devant une personne normale, qui en est consciente. Les personnes adultes et équilibrées, sachant que c'est du poison, sont conscientes des conséquences de ce poison, et n'ont pas besoin de beaucoup d'explications à ce sujet ; mais il leur faut avertir ceux qui ignorent la présence du poison, en disant par exemple : « Dans ce verre il y a du poison, et celui qui l'avale en meurt ! » Ainsi, cette conscience naîtra aussi chez les autres et chacun cherchera à éviter le danger. C'est ce qu'on entend par conscience. Mais il peut y avoir des gens qui, bien que connaissant les dangers du poison, n'y accordent aucune attention, doutent qu'il soit vraiment dan- Le miroir 223 gereux, ou n'ont tout simplement aucune conscience. À ceux-là, il ne suffit pas de dire : « C'est du poison », il est nécessaire d'ajouter : « Il est interdit de boire ce produit, sous peine des sanctions prévues par la loi ». Ainsi, avec ce type de menace, la loi protège la vie de ces gens-là. C'est le principe sur lequel se fondent les lois, et même s'il est très différent du principe de la conscience, il est néanmoins indispensable pour sauver la vie de ceux qui n'ont pas une conscience suffisante. Continuons avec le même exemple pour montrer ce que l'on entend par présence : la personne est consciente qu'un verre de poison est placé devant elle, et en connaît bien les conséquences. Cependant, si elle n'a pas une attention continue, elle peut être distraite et boire le poison par inadvertance. De même, si la conscience n'est pas continuellement accompagnée par la présence, il est difficile qu'elle puisse donner de bons résultats. C'est ce qu'on entend par présence. Le principe dont parlent tous les pratiquants du Mahâyâna, et qui en est en quelque sorte la bannière, c'est « l'union de la vacuité et de la compassion ». Mais si on ne possède pas la conscience inséparable de la présence, une compassion authentique ne peut absolument pas naître. Tant qu'on n'a pas une réelle expérience de la compassion spontanée envers autrui, il est inutile de feindre d'en être tellement empli. Comme dit un proverbe tibétain : « Si, pour voir les autres, nous avons nos deux yeux, pour se voir soi-même il faut un miroir ! » 224 Dzogchen et Tantra Aussi, pour vraiment faire naître en soi une compassion authentique, il est nécessaire d'observer ses propres défauts, d'en être conscient et de se mettre à la place des autres pour découvrir leur vraie condition. Le seul moyen d'y arriver est de maintenir la présence de la conscience. Dans le cas contraire, même si l'on feint d'avoir une grande compassion, il se produira bientôt une occasion qui montrera que celle-ci n'est jamais vraiment née en nous. Tant qu'une pure compassion n'aura pas surgi en nous, il ne sera pas possible de surmonter nos limites et nos sectarismes. Pourtant, beaucoup de pratiquants, en avançant dans leur pratique, en viennent à se considérer eux-mêmes comme des divinités et à considérer les autres comme des esprits mauvais. Ils ne font en réalité rien d'autre qu'accroître leurs propres limites, développant l'attachement envers eux-mêmes et la haine envers les autres. Ou bien, même s'ils parlent beaucoup de Mahâmudrâ 10 ou de Dzogchen, en vérité ils ne font que devenir plus experts et raffinés dans l'art de pratiquer les huit dharmas mondains u . Cela est le signe certain qu'une vraie compassion n'a pas surgi et qu'à l'origine sa racine, la présence de la conscience, ne s'est jamais établie en eux. C'est pourquoi, sans trop bavarder à ce propos et sans chercher à se présenter derrière d'élégantes apparences, il faut vraiment, et sincèrement, s'efforcer de faire naître effectivement en soi la présence de la conscience, puis la mettre en pratique. Tel est le point le plus important de la pratique du Dzogchen. Le miroir 225 À l'occasion des fêtes de la fin de l'année 1977, lors d'une retraite dans le village de Lu Cumitoni en Sardaigne, au cours de laquelle j'ai donné des enseignements, en particulier sur le Kulâya Râja Tantra, à plus d'une centaine de personnes, pratiquants hommes et femmes et autres personnes intéressées, il m'est apparu nécessaire d'écrire ce conseil à l'attention de ceux qui appartiennent à la communauté Dzogchen. Puisse cela être profitable ! Dzogchenpa Namkhaï N o r b u 2 Biographie sommaire de Chôgyal Namkhaï Norbu Chögyal Namkhaï Norbu est né dans le village de Géoug, dans le district de Gongra du Dergué, au Tibet oriental, le 17e jour du 10e mois de l'année du Tigre-Terre (1938). Son père était Drölma Tséring, membre d'une famille noble et fonctionnaire, pour un temps, du gouvernement du Dergué ; sa mère se nommait Yéshé Tchödrön. À l'âge de 2 ans, Pelyül Karma yang si Rinpoché (1898- ?) et Shetchen rabjam Rinpoché (1900- ?) le reconnaissent comme la réincarnation d'Adzom Droukpa (1842-1924), l'un des grands maîtres Dzogchen du début du siècle, disciple du premier Khyentsé Rinpoché, Jamyang Khyentsé Wangpo (1829-1892), et de Patrul Rinpoché (1808-1887), deux illustres maîtres, chefs de file du mouvement non sectaire Rimé au Tibet oriental. En trente-sept occasions, Adzom Droukpa reçut des transmissions de ces maîtres, dont les transmissions complètes du Longchen Nyingthik et des préceptes du Tsalung. Après avoir eu, à 30 ans, des visions directes de l'incomparable Jigmé Lingpa 228 Dzogchen et Tantra (1730-1798), il devint à son tour un tertön, un découvreur de textes-trésors cachés. Enseignant à Adzom Gar, au Tibet oriental, lors de retraites 1 d'été et d'hiver, Adzom Droukpa fut le maître de nombreux maîtres contemporains du Dzogchen, parmi lesquels Tokden Urgyen Tendzin 2 , l'oncle paternel de Namkhaï Norbu et son premier maître Dzogchen. À l'âge de 8 ans, le XVI e Karmapa (1924-1981) et Pelpoung Sitou Rinpoché (1886-1952) le reconnaissent comme l'émanation-esprit de Lhodrouk Shapdroung Rinpoché (1594-1651), la réincarnation de l'illustre maître Droukpa kagyü, Padma Karpo (1527-1592), qui fut le fondateur historique de l'état du Bhoutan. Jusqu'au début du xx e siècle, les Shapdroung Rinpoché furent les Dharmarâja, c'est-à-dire les régents temporels et spirituels du Bhoutan. Dès son enfance, Namkhaï Norbu reçoit les instructions sur le Dzogchen Sangwa Nyingthik et le Nyingthik yabshi de Dzogchen Khön Rinpoché, de son oncle maternel Khyentsé Yangsi Rinpoché et de son oncle paternel Tokden Urgyen Tendzin. Et, en même temps, Négyap Tchoktrül Rinpoché lui transmet le Nyingma Kama, le Longsel Dordjé Nyingpo et le Namtchö de Mingyour Dordjé. Khen Rinpoché Pelden Tsültrim (1905- ?) lui transmet le Gyüdé Küntü, la célèbre collection Sakyapa de pratiques tantriques. Il reçoit, en outre, de nombreuses initiations et entend de nombreuses explications orales de célèbres maîtres non sectaires (rimépa) du Tibet oriental. D e 8 à 12 ans, il est au collège de Dergué wönlop dra, au monastère de Dergué göntchen où, avec Biographie 229 Khen Rinpoché Khyenrab Tchökyi Oser (1901- ?), il étudie les treize textes f o n d a m e n t a u x 3 du cursus académique défini par K h e n p o Shenga. Particulièr e m e n t expert de l ' A b h i s a m a y â l a n k â r a , N a m khaï N o r b u étudie avec le m ê m e maître le grand commentaire du Kâlachakratantra, le Guyagarbha Tantra, le Zab-mo nang-dön du K a r m a p a R a n g d j o u n g D o r d j é , les Tantras m é d i c a u x et les astrologies indienne et chinoise. Il reçoit initiations et t r a n s m i s s i o n s d u S a k y a ' i D r o u p t h a p Küntü. D e 8 à 14 ans, au collège de Dergué kouse serdjong shedra, il reçoit les instructions sur les sûtras de la Prajhâpâramitâ, l' Abhisamayâlankâra et trois textes tantriques : le Dordjé Gour, le Hevajra Tantra et le Samputa Tantra4 de Khön Rinpoché D r a k gyap lodrö (1913- ?). Il est instruit par son tuteur Tchok trül Rinpoché dans les sciences séculières. Au collège de K h a m d r é shedra, avec K h e n Rinpoché Minyak Damtchö (1920-?), il étudie un texte fondamental de logique, le Tséma rigter de Sakya Pandita. Puis il fait une retraite dans la grotte de méditation de Sengchen namdrak avec son oncle Tokden Urgyen Tendzin, pour effectuer les pratiques de Vajrapâni, Simhamukhâ et T â r â blanche. À cette époque, le fils d ' A d z o m D r o u k p a , G y o u r m é Dordjé (1895- ?), de retour du Tibet central, lui octroie le cycle de D o r d j é Drolö, le Longchen Nyingthik et le cycle du Gongpa zangthel de Rigdzin G ö d e m Troutchen. Il a 14 ans, en 1951, quand il reçoit les initiations de Vajrayogini suivant les traditions Ngorpa et Tsharpa des Sakyapa. Puis son tuteur lui conseille 230 Dzogchen et Tantra de rechercher u n e femme, la personnification vivante de Vajrayogini, qui vivait dans la région de Kadari. Le maître Ayou K h a n d r o D o r d j é Peldrön (1838-1953) était la disciple directe d u grand Jamyang Khyentsé Wangpo et d e Nyak la P é m a Düdül, et la contemporaine — plus âgée — d ' A d z o m D r o u k p a . À cette époque, elle a 113 ans et a passé quelque vingt-cinq ans de retraite dans l'obscurité. N a m k h a ï Norbu reçoit d'elle les transmissions du Khandro Sangdü, le trésor de l'esprit ( G o n g Ter) d e Jamyang Khyentsé Wangpo et le Khandro Yangtik dans lequel la pratique principale est la retraite dans le noir c o m m e dans le Longchen Nyingthik. Elle lui confère aussi ses propres trésors de l'esprit, en particulier celui de la Dâkinî Simhamukha, le Khandro Wangmo'i Sengé Dongma'i Zabthik. E n 1954, Namkhaï Norbu est invité à visiter la République populaire d e Chine c o m m e représentant de la jeunesse tibétaine. Professeur de tibétain à l'université des minorités d u Sud-Ouest à Chengdu, Sichuan, il y gagne lui-même la maîtrise du chinois et d u mongol. Il rencontre le célèbre Gangkar Rinpoché (1903-1956) d o n t il entend d e nombreuses explications des six doctrines d e Naropa, du M a h â m u d r â , d u Köntchok tchidü et d e la médecine tibétaine. À 17 ans, de retour chez lui, une vision reçue en rêve l'envoie vers son maître-racine Nyakla Rinpoché Rigdzin Tchangchoup D o r d j é (1826-1978). Originaire de la région de Nyak rong aux frontières de la Chine, celui-ci f u t le disciple d ' A d z o m D r o u k p a , de Nyak la P é m a D ü d ü l et de Shardza Rinpoché, le célèbre maître b ö n p o d u Dzogchen Biographie 231 qui atteignit le corps d'arc-en-ciel. Tchangchoup D o r d j é exerçait la médecine et dirigeait une communauté appelée Nyak-la Gar, dans u n e vallée isolée du D e r g u é ; c'était u n e c o m m u n a u t é complètement autarcique constituée de laïcs pratiquants, de yogis et de yoginis. Il donne à N a m khaï N o r b u l ' i n i t i a t i o n et la t r a n s m i s s i o n d e s e n s e i g n e m e n t s essentiels des T r o i s Séries du Dzogchen — Semdé, Longdé, M e n ngak dé — et, plus important, l'introduit directement à l ' e x p é rience du Dzogchen. N a m k h a ï N o r b u y reste presque un an, assistant souvent Tchangchoup Dordjé dans sa pratique médicale, lui servant de scribe et de secrétaire. Il reçoit aussi des transmissions du fils du maître, Nyaksé Gyourmé Dordjé. Après cela, N a m k h a ï Norbu part pour u n long pèlerinage au Tibet central, au Népal, en Inde et au Bhoutan. D e retour au Dergué, il voit la détérioration des conditions politiques, l'irruption d e la violence. Fuyant d ' a b o r d au Tibet central, il se réfugie finalement au Sikkim, où il arrive sain et sauf. Il y vit d e 1958 à 1964, à Gangtok, employé par l'Office d e développement du gouvernement comme auteur et éditeur de livres tibétains. E n 1960, à 22 ans, il part en Italie, sur l'invitation d u professeur Giuseppe Tucci, et réside plusieurs années à Rome. Jusqu'en 1964, il est attaché d e recherches à l'Istituto Italiano p e r il M e d i o ed Estremo Oriente où il organise des séminaires sur le yoga, la médecine et l'astrologie ; il reçoit une bourse de la Fondation Rockefeller et travaille en étroite collaboration avec le professeur Tucci — il écrit n o t a m m e n t deux annexes au Tibetan Folk Songs ofGyangtse and Western Tibet (Rome, 1966). 232 Dzogchen et Tantra De 1964 à 1994, Chögyal Namkhaï Norbu a été professeur à l'Istituto orientale de l'université de Naples où il enseignait le tibétain, le m o n g o l , l'histoire et la culture tibétaines. Il a fait de profondes recherches sur les origines historiques de la culture tibétaine en étudiant des sources littéraires peu connues de la tradition Bönpo. En 1983, il a accueilli le premier congrès international de médecine tibétaine, qui s'est tenu à Venise. Tout en enseignant activement à l'Université, C h ö g y a l N a m k h a ï N o r b u a dirigé des retraites d ' e n s e i g n e m e n t d a n s d e très n o m b r e u x p a y s c o m m e l'Italie, la France, l'Angleterre, l'Autriche, le Danemark, la Norvège, la Finlande, les ÉtatsUnis, etc. Pendant ces retraites, il donne des instructions concrètes sur les pratiques du Dzogchen, sous une f o r m e non sectaire, et enseigne certains aspects de la culture tibétaine, en particulier le Yantra-yoga, la médecine et l'astrologie. E n outre, la communauté Dzogchen s'est organisée sous sa direction, d ' a b o r d en Italie, puis dans plusieurs autres pays ; il s'agit d ' u n e association de personnes qui, tout en continuant à exercer leurs occupations habituelles dans la société, partagent u n intérêt c o m m u n : suivre et pratiquer les e n s e i g n e m e n t s que C h ö g y a l N a m k h a ï N o r b u continue de transmettre. Ces renseignements ont été en grande partie extraits par John Reynolds d ' u n e biographie e n tibétain figurant en annexe du Ziyi trengwa5 d u professeur Norbu, édité à la Library of Tibetan Works and Archives (Dharamsala, 1982). 3 Le Longdé L e s q u a t r e syllabes d u L o n g d é : le D o r d j e i Tsiglam o u « la voie des syllabes d e v a j r a » Ces quatre syllabes, représentant quatre mots, sont un résumé de la pratique du Longdé. A, la première des syllabes, représente le mot kyéwa mépa qui signifie « non-né » et se réfère à l'état de mitokpa, qui est sans pensée. Shûnyata, l'état de la vacuité essentielle, est non-né. Il est dit que l'esprit du pratiquant revient continuellement à la contemplation, comme la colombe, qui était autrefois utilisée par les marins pour déceler la présence d'une terre à proximité, revient immédiatement au navire lorsqu'elle ne trouve rien. H o est la deuxième syllabe et elle correspond au mot gakpa mépa qui signifie « sans interruption ». Même si l'on sait que les pensées sont vides, elles continuent néanmoins de surgir sans interruption. Lorsque l'on explique Shi, la Base, l'état primor- 234 Dzogchen et Tantra dial de l'individu (voir p. 98), on dit que son essence est vacuité, mais que sa nature est de se manifester continuellement, sans interruption. La syllabe H o symbolise la façon dont le pratiquant maintient la présence d'un état ininterrompu de contemplation en appliquant la méthode des quatre Da (voir p. 128-29). On dit alors que le pratiquant est comme un archer qui, lorsqu'il tire, doit unir le corps, la voix ou énergie et l'esprit, pour atteindre sa cible. Le pratiquant doit maintenir sa présence de la même façon. Ha, la troisième syllabe, correspond au mot migyourwa qui signifie « immuable, inaltérable », et symbolise le fait que l'état primordial, dans lequel on entre lors de la contemplation, est la condition fondamentale, inaltérable, de chaque individu, et qu'il a toujours existé depuis l'origine et n'a pas à être créé. Cet état n'est qu'obscurci par la vision impure qui résulte de l'attachement et des causes négatives. Lorsque le pratiquant, grâce à sa pratique, surmonte ces obstacles et retrouve l'état primordial, il devient comme un enfant nouveau-né, non qu'il devienne infantile, mais parce que sa conscience devient aussi claire et aussi nue que celle d'un nouveau-né qui, à chaque instant, regarde sans jugement le monde. Ye est la quatrième et dernière lettre, et diverses sources dans divers textes anciens lui assignent des correspondances différentes. Dans certains textes, la syllabe est Ye, mais d'autres disent Eh, une lettre qui ressemble un peu à un A surmonté du signe E. Il n'est pas facile de savoir quelle est l'interprétation correcte, mais il est plus probable qu'il s'agisse de Ye comme dans Yéshé qui signifie Le Longdé 235 « sagesse ». Ye en tibétain signifie « à l'origine » ou « depuis l'origine ». Mais on ne peut pas affirmer avec certitude que ce Ye soit une syllabe tibétaine. Ce pourrait être une syllabe de la langue d'Urgyen ou d'Oddiyana, auquel cas ce serait alors plus probablement un Eh qu'un Ye. Quoi qu'il en soit, et quelle que soit son origine, la syllabe symbolise le mot nacog qui signifie « diversité », se référant à l'infinie variété des possibilités de manifestation dans notre vision karmique, et à la façon dont le pratiquant intègre sans effort celles de ces potentialités qui se présentent à lui, en entrant dans l'état de la contemplation et en y demeurant à travers les divers aspects de sa vie quotidienne. En cela, on dit que le pratiquant est comme un moulin à eau, qui continue simplement à tourner, aussi longtemps que l'eau continue à couler, sans effort, tout naturellement. Sans effort, on intègre les actions du corps, de la voix, et de l'esprit, et tout ce qui s'élève dans notre vision karmique, avec l'état de la contemplation. Notes 1. Ma naissance, mes premières années; mon éducation; comment je rencontrai mon maître principal et 1. Voir l'annexe 2 (p. 227 sg.) pour une biographie plus détaillée de l'auteur. 2. Une perspective sur les enseignements Dzogchen et la culture du Tibet 1. Pour une discussion plus complète de la place du Bon dans la culture tibétaine, lire du même auteur Le Collier de gZi, publié en anglais par l'Office d'information et de relations internationales de S.S. le Dalaï Lama, Dharamsala, Inde, et publié en français par la communauté Dzogchen en 1991. 3. Comment mon maître Tchangchoup sens véritable de Vintroduction directe Dordjé me montra le 1. Le calendrier tibétain est organisé selon un cycle lunaire qui commence avec la nouvelle lune de février. Le premier jour du mois est donc toujours à la nouvelle lune et la pleine lune se situe le 15 du mois. D ' u n point de vue tantrique, la lune croissante favorise la méthode : durant cette période on favorise donc les pratiques de Heruka. Le 10e jour du mois, considéré comme particulièrement auspicieux, est appelé jour de Padmasambhava parce que le grand maître a accompli de très nombreuses actions ce jour-là. La lune décroissante, par contre, favorise l'énergie, et l'on fait donc les pratiques de Dâkinî durant cette période, le 25e jour du mois, appelé jour des Dâkinîs, étant considéré comme particulièrement favorable. Le 8 e jour du mois est dédié à Târâ et à Mahâkâla, tandis que le 29e est dédié aux protecteurs de l'enseignement en 238 Dzogchen et Tantra général. Les jours de la semaine sont les mêmes que dans le calendrier occidental. 2. Bardo : ce terme se réfère généralement à l'état intermédiaire qui suit la mort du corps physique et précède la prochaine renaissance. Il y a six Bardos. 3. Le Tchangchoupsem Gompa (byang-chub sems-kyi sgom-pa) ou Méditation sur la Bodhicitta, traduit en anglais par l'auteur et le D r Kennard Lipman, publié par les éditions Shambhala à Boston, sous le titre Primordial Expérience. 4. Bodhisattva : celui qui se dédie à la réalisation totale pour le bien de tous les êtres. 5 Textes ou objets cachés, et également enseignements révélés à travers la grande clarté mentale de certains maîtres. 4. Le Dzogchen bouddhique en relation avec les divers niveaux de la Voie 1. Voir, du même auteur, Dzogchen et Zen publié en anglais par les éditions Shang Shung, Oakland, Californie, et publié en français par la communauté Dzogchen. La différence essentielle est la suivante : alors que le pratiquant du Z e n cherche à réaliser un état de l'esprit libre de concepts à propos de la réalité (tib. Mitokpa), le pratiquant du Dzogchen vise à aller au-delà de cet état de vacuité de l'esprit pour réaliser la pure présence de l'état primordial (tib. Rigpa), dans lequel il est possible d'accomplir la réintégration totale de l'énergie, qui est la manifestation continue de la nature de la vacuité. 2, Il enseigna également à ceux des pratiquants du Bon qui le lui demandaient. 5. Avec mes deux oncles, qui étaient des maîtres Dzogchen 1. Voir du même auteur : A Journey into the Culture ofTibetan Nomads, aux éditions Shang-Shung, Merigar Arcidosso G R , Italie, 1983, texte en tibétain précédé d'une introduction en anglais. 2. Voir de Tsultrim Allione : Women ofWisdom, Routledge & Kegan Paul, Londres, 1984. 3. Voir : The Life of Marpa the Translater, trad. Nalanda/ Notes 239 Trungpa, Prajnâ Press Boulder, U S A , ainsi que : The 100 000 Songs ofMilarepa, trad. Garma C. Chang, Shambala Boulder 1977 (2 vol). 6. La Base 1. Chaque enseignement a une Base, une Voie, un Fruit qui lui sont propres et qui déterminent les caractéristiques spécifiques de cet enseignement : comment il considère la condition fondamentale de l'individu (la Base), quelle pratique spirituelle doit être accomplie (la Voie), et quel est l'état que l'on cherche à atteindre (le Fruit). Ce sont la Base, la Voie et le Fruit du Dzogchen qui sont présentés ici. 2. Le Chant du Vajra vient du Nyidâ Khadjôr (nyi-zlâ khasbyôr), le Tantra de « l'Union du solaire et du lunaire ». C'est aussi le mantra principal du Bardo Thôdrôl connu en Occident sous le nom de Livre des morts tibétain, et ses syllabes, dans leur forme originelle, sont dans la langue d'Urgyen ou langue des Dâkinîs. Ce chant n'est pas une prière et sa pratique ne comprend aucune visualisation ; c'est plutôt une forme de contemplation dans laquelle le pratiquant intègre l'esprit avec le niveau de l'énergie grâce au son de ce chant. E n pratique, le son de ce chant est donc beaucoup plus important que sa signification. 3. Kham (tib.) : essence des éléments. Djoungwa (Jyùnva) : éléments. 4. Voir La Mort, Tétat intermédiaire et la renaissance dans le bouddhisme tibétain, de Lati Rinpoché et Jeffrey Hopkins, Rider, Londres, 1979, trad. française de G. Driessens, V. Paulence et M. Zaregradsky aux éditions Dharma. Voir également la traduction en italien de Namkhaï Norbu : Il Libro tibetano dei Morti, Newton Compton, Rome, 1983. 7. La Voie 1. Dans cette analogie, la clarté, la pureté et la limpidité du miroir représentent l'absolu, tandis que les images — dépourvues de substance réelle — qui y apparaissent repré- 240 Dzogchen et Tantra sentent l'aspect illusoire du relatif. Cependant, le relatif et l'absolu sont montrés comme interdépendants et simultanément existants, car un miroir ne peut exister sans qu'existent des images, ni des images sans un miroir. 2. Voir The Life and Teaching of Naropa, de H. V. Guenther, Oxford, 1963. 3. Noter qu'existent également les Ngôndro interne et externe dans le Men ngak dé, mais que ce ne sont pas des préliminaires obligatoires. 4. Voir Claire Lumière de félicité. Le Mahâmudrâ dans le bouddhisme Vajrayâna, de Géshé Kelsang Gyatso, Éditions Dharma, France, 1986, p. 136 : « Le sceau de l'action, Karmamudrâ, désigne la méditation avec un(e) partenaire réel(le). Opérer avec un sceau d'action au stade de l'accomplissement nécessite une grande accoutumance à la méditation grâce à laquelle les airs (énergies subtiles) pénètrent, demeurent et se dissolvent dans le canal central. Celui qui ne détient pas le contrôle des airs en méditation n'y parviendra pas dans l'union physique. Le laïc qui, d'ordinaire, ne peut utiliser ses rapports sexuels pour avancer sur la Voie devrait aspirer sincèrement à en devenir un jour capable et se motiver en conséquence. » 5. Voir du même auteur Yantra Yoga, the Yoga of Movement, éditions Shang-Shung (les éditions de la communauté Dzogchen), Naples, 1982. Actuellement disponible uniquement en tibétain avec une introduction en anglais, mais la traduction en plusieurs langues européennes est en cours. Le livre contient le texte-racine de Vairocana et un commentaire de Namkhaï Norbu. 6. Hûmkara était à la fois un maître et un disciple de Padmasambhava. 7. Voir : The Divine Madman : The Sublime Life and Songs ofDrukpa Kunley, traduit par Keith Dowman, éd. Rider, Londres, 1980 : Éd. française, Le Fou divin, traduit par Dominique Dussaussoy, Albin Michel, 1982. Également : Vie et Chants de 'Brug-pa Kun-legs le Yogin, traduit et annoté par R.A. Stein, Maisonneuve & Larose, Paris, 1972. 8. Cette courte biographie de Ayou Khandro, du même auteur, est incluse dans Women of Wisdom, de Tsultrim Allione, éd. Routledge & Kegan Paul, Londres, 1984. Éd. fran- Notes 241 çaise par la communauté Dzogchen en 1989, traduction de Patrice Bricaire. ANNEXES 1. Le Miroir 1. Le Kulâya Râja Tantra (tib. : Kun-byed rgyal-po), « le Roi qui crée tout », est le principal des vingt et un Tantras de la série d'enseignements sur la nature de l'esprit, ou semdé (tib. : Sems sde), du Dzogchen. 2. Par « Esprit », on entend ici l'état primordial de l'esprit. 3. Par « Karma », qui signifie littéralement « action », on entend ici la loi de cause et d'effet qui conditionne la vie d'un individu. Aucune des circonstances ou des situations dans lesquelles nous nous trouvons n'est le fait du hasard, mais elles sont le résultat de nos actions passées. 4. Les six états d'existence samsarique sont : les dieux, les demi-dieux, les hommes, les animaux, les esprits avides et les êtres infernaux. Ces états d'existence ne sont pas éternels, mais se manifestent en fonction du type d'actions faites dans une vie. 5. U n e des trois humeurs qui peuvent causer un déséquilibre dans l'organisme, selon la médecine tibétaine. E n tibétain mkhris pa. 6. La voie du Tantra utilise deux méthodes principales : l'étape de « développement » (bskyed rim) et l'étape de « perfection » (rdzogs rim). Dans la première, la pratique consiste en la « création », par la visualisation, de la divinité symbolisant l'état primordial, appelée yi dam, et de sa dimension pure, appelée mandata. Dans la seconde, par contre, toute la dimension pure visualisée se réintègre à l'intérieur du mandala du corps humain, par la concentration sur les canaux subtils, les nâdis, où circule l'énergie, et sur les centres où cette énergie se rassemble, les chakras. 7. U n être qui dédie complètement sa vie à la recherche de l'illumination, pour le bien de tous les êtres sensibles. 8. Les textes du Dzogchen sont regroupés en trois catégories principales : les Tantras, les Lungs et les « instructions secrètes ». Les Tantras sont des textes révélés, contenant une 242 Dzogchen et Tantra explication intégrale de la Base, de la Voie et du Fruit du Dzogchen. Les Lungs sont des condensés et des résumés de citations d'un ou plusieurs Tantras, en particulier de Tantras qui n'existent pas sur terre. Enfin, les « instructions secrètes » (upadesa) sont des enseignements liés aux expériences spécifiques des divers maîtres. 9. Selon une méthode de méditation très répandue dans le système des Sutrâs, l'on cherche à identifier notre moi avec notre corps, puis l'on élimine mentalement notre tête, nos bras, nos jambes, etc., nous rendant ainsi compte que ce que nous considérons généralement comme notre moi ne peut s'identifier avec notre corps ni aucune de ses parties. 10. Le Mahâmudrâ est le point culminant des pratiques de transformation de l'Anuttaratantra de la tradition moderne, c'est l'état non duel d'intégration totale de la vision pure à la dimension impure du samsâra. Cet enseignement, à l'origine une méthode exclusivement liée à la voie de la transformation et introduite au Tibet au xie siècle, a été, à des époques plus récentes, enseigné comme méthode indépendante. 11. Les « huit dharmas mondains » ('jig rten chos brgyad) sont le gain et la perte, la renommée et la mauvaise réputation, la louange et le blâme, le plaisir et la douleur. 2. Biographie de t'auteur 1. Pendant les retraites d'été, il enseignait le Dzogchen et pendant celles d'hiver, le yoga des canaux et des énergies (tsaloung). 2. Le terme Tokden signifie « celui qui a atteint la compréhension» et il est plus ou moins synonyme de neldjorpa, « yogi ». 3. Ce sont : Pratimoksa sûtra, Vinaya sûtra de Gunaprabha, Abhidharmasamuccaya d'Asanga, Abhidharmakosha de Vasubandhu, Mûlamâdhyamakakârikâ de Nâgârjuna, Mâdhyamakâvatâra de Candrakîrti, Catuhsatakâ d'Âryadeva, Bodhicary avatar a de Shântideva, Abhisamayâlankâra, Mahâyanasûtrâlankâra, Madhyântavibhanga, Dharmadarmatâvibhanga et Uttaratantra, de Maitreya/Asanga. 4. Tchidjôn tak sum. Le Hevajra tantra est aussi connu sous le nom de Taknyi, car il est subdivisé en deux parties. 5. Le Collier de gZi, communauté Dzogchen. Sources des illustrations Lettre tibétaine A (calligraphie de Chögyal Namkhaï Norbu) 9 Les Six Vers de Vajra en cursive tibétaine dans l'écriture de Oumé (calligraphie de Chögyal Namkhaï Norbu) 15 Târâ verte (Dessin de Nigel Wellings) Shenrab Miwo (Xènrab Miwo) (Planche tibétaine, artiste inconnu) Garab Dordjé (Dessin de Nigel Wellings) Bouddha Shâkyamuni, le Bouddha historique (Dessin de Nigel Wellings) Padmasambhava (Dessin d'un artiste inconnu).. Gourou Drakpo (Dessin de Nigel Wellings) . . . Simhamukhâ (Dessin de Nigel Wellings) Le cinquième Dalaï Lama, Gyalchok Nawa (1617-82) (Planche tibétaine, artiste inconnu).. Le troisième Karmapa, Rangdjoung Dordjé (Ranjun Dorjé) (1284-1339) (Planche tibétaine, artiste inconnu) Matchik Labdrôn (Majig Labdrôn) (Dessin de Nigel Wellings) 27 49 53 62 74 76 77 80 81 86 244 Dzogchen et Tantra Un pratiquant du Tchö (Jod), pratiquant dans un charnier (Planche tibétaine, artiste inconnu) . . 88 La Roue de l'Existence (Planche tibétaine, artiste inconnu) 104 Amitâyus, le Bouddha de Longue Vie (Dessin de Nigel Wellings) Vairocana, le grand traducteur (Planche tibétaine) La Gardienne Ekajatî (Planche tibétaine) . . . . Le Gardien Dordjé Lekpa (Planche tibétaine).. Le Gardien Mahâkâla (Planche tibétaine) Le Gardien Rahula (Planche tibétaine) Le grand maître Dzogchen Jigmé Lingpa (1729-98) (Planche tibétaine) Tchangchoup Dordjé, le principal maître de Namkhaï Norbu Rinpoché (Dessin de Nigel Wellings) Les quatre syllabes du Longdé (Calligraphie de Chögyal Namkhaï Norbu) 139 144 148 149 150 151 156 160 233 Rassemblé et édité par John Shane Traduit par Bruno Espaze avec l'aide de Dominique Espaze, Michèle Brunacci, Philippe Cornu, Giorgio Brunacci et Emmanuela Bonini. IPC — 446FR06 — Approuvé par le Comité International des Publications de la Communauté Dzogchen fondée par Chögyal Namkhaï Norbu. (Relecture IPC par François Calmés.) Les informations sur les enseignements de Chögyal N a m k h a ï Norbu peuvent être obtenues auprès de : Association Dzogchen, Dejam Ling, le Devès, 30570 St André de Majencoules Tél : + 33 (0)4 67 83 44 90 Mél : [email protected] W e b : http://association.dzogchen.org Publications de Chögyal Namkhaï Norbu Le Mahâmudrâ L'or raffiné de l'enseignement oral concernant la pratique de la façon de voir, de méditer et de se comporter selon le Mahâmudrâ. (Éd. Communauté Dzogchen.) Le Miroir Un conseil sur la présence et la conscience. (Éd. communauté Dzogchen.) La Vie d'Ayou Khandro Brève biographie d'une grande pratiquante tibétaine qui passa de très nombreuses années en retraite et est l'un des maîtres principaux de Chögyal Namkhaï Norbu. (Éd. communauté Dzogchen.) Le Petit Chant du Fais comme bon te semble Un court texte poétique de Chögyal Namkhaï Norbu sur la pratique. (Ed. communauté Dzogchen.) Sur la naissance et sur la vie Une approche selon la médecine tibétaine. (Éd. communauté Dzogchen.) Dzogchen et Zen Une analyse des différences entre ces traditions qui 248 Dzogchen et Tantra ont en commun une approche « non graduelle ». (Éd. communauté Dzogchen.) Le Chant de l'énergie de Nyak la Péma Diidiil Sous la forme d'un chant, un conseil spirituel à deux disciples. (Éd. communauté Dzogchen.) La Voix de l'abeille Avis aux pratiquants sur leurs responsabilités et leur comportement vis-à-vis du maître et entre eux. (Éd. communauté Dzogchen.) Le Collier de gZi Petit ouvrage consacré à l'histoire et à la culture tibétaines, une civilisation de plus de trois mille ans, aussi ancienne que les civilisations indienne et chinoise. (Éd. communauté Dzogchen.) Les Marches qui mènent à la libération Description du type de Ngondro particulier à l'enseignement Dzogchen. (Éd. communauté Dzogchen.) Trois Chants dédiés aux disciples de Tchangchoup Dordjé Ces chants ont été écrits par Chögyal Namkhaï Norbu lors d'une visite à Khamdo Gar, dans le Tibet oriental, qui fut la résidence de Tchangchoup Dordjé, son maître principal. (Éd. communauté Dzogchen.) Tchangchoup Dordjé, recommandations à ses disciples Transmis par Chögyal Namkhaï Norbu sur les bords du Brahmapoutre, à Latsé au Tibet, en août 1988. (Éd. communauté Dzogchen.) La Vie de Nyak la Péma Diidiil Ce texte est consacré à l'histoire de l'un des plus Publications de Chögyal Namkhaï Norbu 249 grands maîtres Dzogchen de l'histoire récente du Tibet. (Éd. communauté Dzogchen.) Seize Questions à un maître Dzogchen Une synthèse des réponses données par l'auteur à ses disciples au cours des années 1975-1976. (Éd. A.L.T.E.S.S.) Le Chant du Vajra Un commentaire détaillé sur les significations de ce chant, qui est un condensé des enseignements Dzogchen. (Ed. A.L.T.E.S.S.) Dzogchen (Éd. Les Deux Océans) Le yoga du rêve (Éd. L'originel) Introduction à la pratique de la contemplation communauté Dzogchen) Quatre contemplations dans le Dzogchen (Éd. communauté Dzogchen) Le Cycle du jour et de la nuit (Éd. du Seuil) (Éd. Semdé Table Avant-propos de John Shane 11 Les Six Vers de Vajra 15 Guide pour la prononciation des termes tibétains I. Ma naissance, mes premières années, mon éducation ; et comment je rencontrai mon maître principal 25 II. Une perspective sur les enseignements Dzogchen et la culture du Tibet 39 III. Comment mon maître Tchangchoup Dordjé me montra le sens véritable de l'introduction directe 45 IV. Le Dzogchen en relation avec les divers niveaux de la Voie bouddhique 59 V. Avec mes deux oncles, qui étaient des maîtres Dzogchen 83 VI. La Base 97 VII. La Voie 121 VIII. Le Fruit 173 252 Dzogchen et Tantra Annexes 205 1. Le miroir 2. Biographie sommaire de Chögyal Namkhaï Norbu 207 3. Le Longdé 233 Notes 237 Sources des illustrations 243 Publications de Chögyal Namkhaï Norbu 247 227 « Spiritualités vivantes » Collection fondée par Jean Herbert au format de poche DERNIERS TITRES PARUS 158. Sagesses de la mort, de Z. Bianu. 159. Polir la lune et labourer les nuages, de Maître D ô g e n , anthologie présentée par J. Brosse. (Inédit) 160. L'Éveil subit, de H o u e i - h a i suivi de Dialogues du Tek'an, traduits et présentés par M. et M. Shibata. 161. L'Imitation de Jésus-Christ, trad. par P. Corneille. 162. Dieu au-delà de Dieu, sermons XXXI à LX, de Maître E c k h a r t , traduits et présentés par G. J a r c z y k et P.-J. L a b a r r i è r e . (Inédit) 163. Zen et Occident, de J. B r o s s e . 164. Dialogue sur le chemin initiatique, de K. G. D û r c k h e i m et A. G o e t t m a n n . 165. Prendre soin 166. Transformation de l'être, de J . - Y . et guérison, Leloup. de T h i c h N h a t H a n h . 167. La Lumière du Satori selon l'enseignement de Taisen Deshimaru, d ' E . d e S m e d t . 168. Job sur le chemin de la Lumière, d'A. de Souzenelle. 169. Le Chœur des Prophètes. Enseignements soufis du Cheikh Adda B e n t o u n è s . 170. Guérir du malheur, de L. Basset. 171. Le Pouvoir de pardonner, de L . B a s s e t . 172. L'Esprit du Ch'an, Aux sources chinoises du zen, de T. D e s h i m a r u . 173. Passerelles. Entretiens avec des scientifiques sur la nature de l'esprit, du Dalaï-Lama. 174. Le Recueil de la falaise verte, kôans et poésies du Zen, traduit et présenté par M. et M. Shibata. (Inédit) 175. L'Islam au féminin. La femme dans la spiritualité musulmane, d'A. Schimmel. 176. Et ce néant était Dieu..., sermons LXI à XC, de Maître E c k h a r t , traduits et présentés par G. et P.-J. L a b a r r i è r e . (Inédit) 177. L'Évangile de Marie-Myriam de Magdala, de J.-Y. L e l o u p . Jarczyk 178. Le Féminin de l'être. Pour en finir avec la côte d'Adam, d'A. de S o u z e n e l l e . 179. Dictionnaire des symboles musulmans. Rites mystique et civilisation, de M . C h e b e l . 180. Etty Hillesum, de P . L e b e a u . 181. Bernard de Clairvaux, de M.-M. Davy. 182. Les Maîtres Zen, de J. B r o s s e . 183. Les Psaumes, traduits et présentés par P. Calame et F . L a l o u . 184. La Rencontre du bouddhisme et de VOccident, de F. Lenoir. 185. Moïse, de J. B l o t . 186. Mahomet, de S. S t é t i é . 187. Le rêve du papillon, de T c h o u a n g T s e u . 188. Entre source et nuage, de F. Cheng. 189. Dietrich Bonhoejfer. Résistant et prophète d'un christianisme non religieux, d'A. C o r b i c . 190. La Voie de la perfection, de B . E l a h i . 1 9 1 . La Rose aux treize pétales, d ' A . S t e i n s a l t z . 192. Le Vin mystique, de S. S t é t i é . 193. Comprendre le Tao, de I. R o b i n e t . 194. Le Coran, de J. B e r q u e . Introduction au Talmud, d'A. S t e i n s a l t z . 196. Épictète et la sagesse stoïcienne, de J . - J . D u h o t . 197. La spiritualité orthodoxe et la Philocalie, de P . D e s e i l l e . 195. 198. Confucius, de J. Levi. 199. Teilhard de Chardin, d'É. de la Héronnière. 200. «Moi je ne juge personne ». L'Évangile au-delà de la morale de L. B a s s e t . 201. L'Évangile de Philippe, de J . - Y . L e l o u p . 202. Essais sur le bouddhisme zen, de D . T . S u z u k i . 203. Le Trésor du zen, textes de Maître Dôgen commentés par T. D e s h i m a r u . 204. 205. 206. 207. 208. La Prière en Islam, E. de Vitray-Meyerovitch. Cabale et Cabalistes, C. Mopsik. Jacques, frère de Jésus, de P.-A. B e r n h e i m . Les Dits du Bouddha. Le Dhammapada. À Bible ouverte. La Genèse ou le livre de l'homme, d e J. E i s e n b e r g e t A . A b é c a s s i s . 209. L'Enseignement de Ma Ananda Moyî, trad. par 2 1 0 . Tantra Yoga, trad. et prés, par D . O d i e r . 211. La Joie imprenable, de L . B a s s e t . J. H e r b e r t . 212. Jésus, illustre et inconnu, de J. P r i e u r et G. M o r d i l l â t . 213. Enseignements sur Vamour, de T h i c h N h a t H a n h . Composition et impression Bussière, avril 2006 Éditions Albin Michel 22, rue Huyghens, 75014 Paris www.albin-michel.fr ISBN 2-226-14925-2 ISSN 0755-1746 N° d'édition : 24213. - N° d'impression : 060906/1. Dépôt légal : avril 2006. Imprimé en France. Le Dzogchen, ou voie de la Grande Perfection, est considéré comme l'enseignement suprême de la tradition Nyingmapa, c'est-à-dire de la plus ancienne et la plus ésotérique des écoles du bouddhisme tibétain. Il conduit à appréhender directement sa véritable nature, à atteindre la transparence totale de l'esprit et à maintenir cet état de clarté dans la vie quotidienne. Pour accomplir ce retour à la conscience primordiale, méditation et yoga offrent des voies privilégiées, que nous expose ici Chögyal Namkhai Norbu, né en 1 9 3 8 au Tibet oriental et l'un des plus grands initiés contemporains du bouddhisme tantrique. Nul ne peut pratiquer réellement le Dzogchen s'il n'est d'abord reçu par un maître, mais chacun peut par ce texte découvrir les enseignements les plus élevés du bouddhisme tibétain. Samantabhadra, Dugu Choegyal Rinpoché. © G. Baggi / Istituto Shang-Shung.