Parole

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Les mouvements de l’homme au-dessus d’elle s’arrêtèrent. Point de complexité
prohibée : il l’avait pénétrée sous la menace.
Le matin, il préparait du café. Il avait dit : « Tu ne risques plus rien » ; l’accord n’avait
pas besoin de ça. L’accord entre eux, entre la complice d’un acte de barbarie, et
l’officier de police judiciaire qui menait l’enquête. Evidemment il n’avait aucun
pouvoir.
Incarcérée, elle s’était amusée, dans les premières lettres, à approfondir les détails.
Elle évoquait les palpitations du policier, les cauchemars qu’elle faisait et dans
lesquels résonnaient les cris rauques. La froideur suante la réveillait. Elle prenait ces
déchets pour ceux de l’homme qui lui avait promis la liberté ou la mort. Elle vivait un
enfer qu’il lui serait « bien difficile d’endurer en silence », sic, la lettre qu’elle
adressait à son avocat.
Evidemment la correspondance de la prisonnière était lue. A la troisième lettre, le
juge d’instruction se manifesta.
- Maître, qu’est-ce que ça que ça signifie ? Vous n’avez même pas déposé plainte !
- Je suis aussi surpris que vous. Vous avez lu les réponses et mes conseils de
retenue. Je vous propose d’en discuter.
- Bien sûr. Je vous convoque dans la semaine.
L’avocat raccrocha le combiné, avec dans son regard, la lueur du joueur de poker,
parfaitement servi mais disant à la ronde, nonchalamment, « parole ». Attendre que
chacun se dévoile et ne miser qu’en cas de victoire certaine. Les « aléas du
procès », dit-on… mais on peut maîtriser ce qui le précède ; à défaut d’un non-lieu,
un chef d’inculpation maîtrisé.
Henriette en faisait vraiment, des cauchemars. Il y avait un jeune homme aspergé
d’essence, qui pleurait. Il était dans un des bunkers du Mur de l’Atlantique, une nuit
des années 90. Il pleurait, car il n’ignorait pas jusqu’où ses bourreaux étaient déjà
allés plus loin, que l’immolation d’un innocent. Antoine et Frédérique étaient les
larbins, Jean-Christophe, le chef charismatique. Henriette, c’était principalement, la
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petite-amie de Jean-Christophe mais aussi, celle qui avait déversé le pétrole pendant
que les autres tenaient Gabriel. Ils l’avaient attrapé par les cheveux. Dans le gouffre,
Jean-Christophe avait ensuite jeté le paquet d’allumettes en feu.
Les cris de Gabriel étaient prévus au scénario ; c’était même le but, de les entendre.
Tous, ils envisageaient même d’observer la disparition progressive de l’épiderme et
du derme, et de tous les tissus : ils espéraient voir les os apparaître, au moins en
quelques endroits, là où ça allait le mieux brûler.
Mais ils ignoraient que le corps humain était un combustible médiocre : quand
l’essence eut fini de se consumer, Gabriel était encore vivant. Les cordes vocales
brisées, la peau seulement fondue, le cerveau un peu apparent, et les lentes
convulsions. Ils avaient débattu quelques minutes avant de se résoudre à attendre
un silence définitif.
Certes, ces minutes de discussion, ce calme après la tempête, pendant lesquelles
leurs propos à tous tétanisaient par leur irréalité, leur folie, ces instants de retombée
de la violence inouïe, donnaient envie à Henriette de fracasser sa tête contre les
callosités du mur bétonné.
Mais en réalité, seules les ultimes paroles de Gabriel revenaient toujours,
victorieuses des rarissimes moments de sérénité qu’elle trouvait parfois, au plus
profond de sa conscience. De l’obscurité de la fosse, il avait hurlé : « Vous n’avez
pas le droit ! ».
Jean-Christophe écrivait tous les jours à Henriette, des chefs-d’œuvre de
manipulation : chantage affectif, au suicide, au non-suicide, déclarations d’amour,
demande en mariage, projections familiales, crises de jalousie, de colère,
d’impuissance, lettres de sang, tâches de sperme, cheveux coupés, traces de dents.
Un jour, même, il parvint à lui faire venir l’un de ses doigts coupé, avec ces mots :
« regarde ce que tu m’as fait ».
Henriette voyait de plus en plus son avocat. Jean-Christophe le savait ; son
intelligence diabolique comprenait tout : la stratégie égoïste de son ancienne fiancée,
soufflée par ce séduisant rival qui pouvait, lui, la voir au parloir, lui parler, la toucher.
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Jean-Christophe assistait impuissant aux limites de sa perversité : il allait au procès
tout seul, il allait perdre sa liberté et sa femme, à cause d’un autre qui partait avec
elle, libre. Pour lui, il n’y avait que les pires humiliations et pour elle, la vie.
Une ambiance de polar : le juge d’instruction était là, prêt à cuisiner comme son
professionnalisme et sa hiérarchie le lui ordonnaient. En face de lui, un avocat et une
prisonnière. Présents dans le bureau du magistrat, le greffier, un fonctionnaire de la
préfecture et le directeur de la maison d’arrêt.
Ils discutèrent. Henriette et son avocat demandèrent à réfléchir ensemble, en privé.
Ils se retirèrent dans une petite salle de travail du Palais de justice et ne parlèrent
pas une seconde de l’affaire ; la stratégie depuis des mois, était établie.
Au bout d’une heure et demie, ils revinrent dans le bureau du magistrat. L’avocat prit
la parole et avec un air grave, dit : « Nous ne porterons pas plainte ».
Il était pour le moins inutile d’ébruiter cette affaire de viol. Tous, ils respirèrent, et le
juge d’instruction réécrivit sur le champ son ordonnance de renvoi.
« Les groupes ont une histoire, Monsieur le Président. Ils ont l’histoire des individus
qui les composent, l’histoire des relations des membres de ce groupe, de l’évolution
des rapports de force, des relations psychoaffectives. Ils ont une histoire et une vie
qui leur est propre. Deux personnes qui fondent un groupe doivent vivre avec le
monstre qu’elles ont créé. Dans ce bunker, outre la victime et ses quatre bourreaux,
il y avait le groupe, structuré par l’instinct de pouvoir. Cet acte horrible fut celui d’une
collectivité d’individus : sans Henriette, sans Antoine, sans Frédéric, Jean-Christophe
n’eût rien fait, personne n’eût rien fait. Tous ensemble eurent le besoin de cette
épreuve initiatique, étape ultime de leur exclusion volontaire de la société. La
pression de conformité, leur besoin d’approbation, de certitude : tout venait du
groupe ; sans lui, individuellement, ces jeunes gens n’étaient rien, sans lui, il n’y
aurait rien eu : et votre Cour jugerait aujourd’hui une autre affaire. Les situations de
crise contribuent à faire surgir du groupe une entité vivante qui vampirise
socialement ses membres. Elle aliène leur libre arbitre : plus la dissociation du
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groupe avec le reste de la société sera forte, plus les individus perdront les
caractères de leur humanité.
« Monsieur l’expert, vous ne sauriez donc rien leur reprocher ? » vociféra le
procureur.
« Ce n’est pas à moi d’en juger, mais à la justice du peuple français ! »
Certains des jurés alors se réveillèrent ; les autres eurent un regard hagard ; certains
se souvinrent qu’on parlait d’eux.
Les plaidoiries donnèrent envie de mourir de rire, de tristesse ou d’ennui. Une seule
fut éloquente : on proposa à la Cour d’assises un angle d’attaque d’une subtilité
angélique : permettre à Henriette de rester là où elle avait réussi à s’en sortir,
effleurer la légalité, reconnaître un délit, juste un délit : dans quelques années elle
serait libre, elle, jeune, gentille, magnifique et qui avait déjà tout abandonné de son
ancienne vie. Lui faire une fleur, à cette fleur, laisser de côté des témoignages, des
preuves, des traces d’essence, des déclarations.
Le Président savait tout. Mais des jurés s’obstinaient : ils voulaient en avoir pour leur
tirage au sort. La perpétuité pour tous ces salauds de barbare, pas d’indulgence pour
cette fille dont tout le monde parlait avec le mépris qui sied aux putes, à l’exception
de sa grande gueule d’avocat.
Mais ils finirent par céder. Neuf hommes fatigués : neuf ahuris qui se laissèrent
manipuler. Docilement, les bovins se perdirent dans les méandres de leur serment
mystique.
Jean-Christophe eut la perpétuité. Ses complices eurent trente ans. Henriette, deux
ans. Elle avait fait un an. Au jeu des remises de peines, elle était déjà libre.
François CHOTARD
Prix Coups de Cœur « La Fleur du Mal »
Collège Etudiants
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