Rupture conjugale et détresse masculine

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Rupture conjugale et détresse masculine
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Rupture conjugale et détresse masculine
Dr Richard Cloutier
Psychologue
Le Dr Cloutier est professeur émérite associé à l’École de psychologie
et au Centre de recherche sur les jeunes et les familles à risque (JEFAR)
de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval.
L’évolution rapide du portrait de la famille constitue l’un des changements marquants
de l’histoire sociale récente au Québec. Si 8 personnes sur 10 vivent toujours dans une
cellule familiale1, la base conjugale de la famille s’est radicalement transformée. Plus de
la moitié des couples de 35 ans et moins vivent en union libre, 63 % des enfants naissent
hors mariage et plus d’un enfant sur trois ne vit pas avec ses deux parents biologiques2.
La séparation conjugale est devenue un phénomène courant, mais ses conséquences
psychosociales demeurent difficiles à anticiper.
Plusieurs facteurs interagissent pour moduler l’impact de la
séparation conjugale : initiateur ou quitté ; niveau de conflit
dans le couple ; présence d’enfant ; statut conjugal (mariage ou
union libre) ; durée de l’union ; infidélité ; présence de violence
physique ou psychologique ; irritants financiers et ressources
matérielles disponibles ; santé physique et mentale ; niveau
d’éducation ; étape de vie (jeune, senior, aîné) ; unions antérieures ; culture ; religion ; qualité du réseau de soutien social ;
etc. Il existe certainement des cas où la séparation conjugale
est anticipée, opérée en douceur et bien gérée dans toutes ses
facettes. Mais le plus souvent, la rupture donne lieu à une crise
dans la vie des acteurs. Si la majorité des individus réussissent à
surmonter les défis que pose cette transition3, une trop grande
proportion n’y arrivent pas et, parmi ceux-là, les hommes quittés sont à risque d’aller plus loin dans l’enlisement relié à la
crise de la séparation ; ils sont au cœur de la réflexion qui suit.
Facteurs de risque masculins
Chaque mois, sinon chaque semaine, les médias rapportent
une agression fatale commise par un individu de sexe masculin en rupture conjugale où, a posteriori malheureusement, on
prend connaissance d’éléments de détresse, de rejets ou de
pertes annonciateurs d’un risque de dérive. La déstabilisation
de la rupture frappe aussi les femmes, sans contredit4. Mais
sans prétendre à l’exclusivité de genre, que peut-on identifier
comme plus spécifique aux hommes quittés dans la dynamique de leur détresse et de leur plus grand risque de dérive ?
Plusieurs facteurs de risque sont typiquement associés aux
hommes dans leur rapport à leur santé et aux services : ils
ont tendance à sous-estimer et à négliger leurs problèmes
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de santé physique et mentale, ils tardent à demander de l’aide,
ils consultent moins les services existants, etc. 5. Voici quelques
déterminants associés à la détresse masculine en lien avec la
rupture conjugale.
Un déficit de lecture émotionnelle. La socialisation masculine
traditionnelle repose sur la valorisation de la force, de l’indépendance, de la persévérance et sur la restriction de l’expression des vulnérabilités. Typiquement, les garçons sont entraînés à restreindre l’expression de leurs sentiments intimes,
de leurs craintes et de leurs besoins d’aide, parce qu’en faire
part, c’est traduire sa faiblesse6. En psychologie du développement, les ancrages instrumentaux de l’identité masculine et
les assises relationnelles de l’identité féminine sont reconnus
comme vecteurs d’orientation de la conformité aux rôles de
genre7. La prégnance des valeurs de socialisation masculine
traditionnelle (force, autonomie, courage, initiative, détermination, etc.) détournerait les garçons de l’univers de la réflexivité
émotionnelle et relationnelle ; un écart de genre en résulterait
qui les placerait en déficit relatif en matière d’habiletés à mentaliser leur vie intérieure et leurs relations intimes, et à décoder
leurs sentiments, ce qui les handicaperait dans la gestion de
leurs émotions. C’est à cela que renvoie la notion d’alexithymie, c’est-à-dire une sorte d’analphabétisme émotionnel8. Ce
déficit de lecture handicape le repérage de solutions adaptées
en contexte de séparation conjugale.
Moins de travail émotionnel dans le couple. Le degré d’anticipation de la rupture représente un facteur d’impact et d’ajustement important à la transition de séparation. L’initiateur de
la séparation peut voir le changement venir, sinon le contrôler,
alors que la personne quittée peut être prise par surprise et
vivre une déstabilisation plus grande. La tendance voulant que
dans un couple, la conjointe traduise un niveau de satisfaction
moindre que son conjoint est encore bien répandue, même si
son ampleur empiriquement démontrée est plutôt modeste9.
Au-delà des questions importantes relatives aux déséquilibres
dans le fardeau assumé pour les soins aux enfants, les tâches
domestiques ou dans le partage du pouvoir décisionnel, la notion de travail émotionnel (emotional work10) semble distinguer
l’engagement psychologique des membres du couple selon le
genre : la femme travaillerait plus fort que l’homme à monitorer et à gérer la relation conjugale ; elle serait plus attentive au
climat relationnel dans le couple et au soutien du conjoint, ce
qui expliquerait, au moins en partie, le fait que les conjointes
nomment plus souvent les problèmes conjugaux, sont plus
souvent à l’origine des consultations et amorcent plus souvent
le processus de séparation11. Bref, le moindre engagement
masculin dans le suivi et la gestion de la relation contribuerait
à la moins bonne anticipation de la séparation. Pour le conjoint
« qui ne l’a pas vu venir », la surprise amplifie la déstabilisation.
Dégradation fonctionnelle potentiellement forte. Sans tomber
dans le cliché de « l’homme qui ne savait pas se faire cuire un
œuf », force est de constater que la séparation provoque des
changements concrets de régime de vie pour lesquels un bon
nombre d’hommes sont mal préparés. Par exemple, pour les
hommes, encore nombreux, dont la sphère domestique n’était
pas trop de leur ressort dans le couple, un déménagement
affectera négativement les habitudes de vie (l’alimentation,
l’hygiène personnelle, le sommeil, etc.) et pourra contribuer de
manière importante à la détresse associée à la transition.
Échec de rôle. Pour une femme comme pour un homme, le
fait d’être quitté provoque généralement un fort sentiment
d’avoir échoué dans son rôle conjugal. Cependant, même
s’ils amorcent moins souvent le processus de séparation, les
hommes sont plus souvent mis en cause dans l’échec. Compte
tenu de l’importance de la relation qui se termine, le constat
de cet échec peut ébranler certains piliers identitaires comme
l’estime de soi et le sentiment d’efficacité personnelle. Prenons
l’exemple du rôle de pourvoyeur : malgré la valorisation souvent mitigée qu’on lui réserve, ce rôle destiné à assurer une
bonne réponse aux besoins matériels des proches est très important pour la famille et, au-delà des changements rapides
dans le couple moderne sur ce plan, il demeure un constituant
majeur du rôle conjugal de l’homme. Or une proportion importante de conjoints ont du mal à être à la hauteur des attentes ;
les irritants financiers sont fréquents dans les couples fragiles,
ils exacerbent les conflits à l’origine de la rupture tout en persistant parfois longtemps après la séparation, notamment autour des arrangements relatifs à la pension et à la garde des
enfants. L’échec dans cet aspect du rôle de conjoint et de père
contribue à la détresse12.
Isolement social. Dans la vie de couple, les contacts avec le réseau social sont souvent animés par la conjointe et l’homme
a moins d’expérience, sinon d’habiletés, dans l’entretien des
liens sociaux. Encore ici, sauf exception, l’homme séparé est
susceptible de vivre un isolement social plus marqué, lui qui
n’est pas enclin à divulguer ses besoins d’aide et n’a généralement pas beaucoup d’amis intimes à qui se confier13.
Pour mieux contrer les risques
L’apparition de symptômes dépressifs, la dégradation des habitudes de vie, l’augmentation de la consommation d’alcool et
de drogue, l’apparition de problèmes en emploi, font partie
des séquelles couramment observées chez les hommes vivant
une séparation mal contrôlée14. En ajoutant à cela la tendance
masculine à l’extériorisation comportementale (contrairement
à la tendance féminine à l’intériorisation), on débouche sur un
risque plus élevé, chez certains hommes, de conversion de
leurs souffrances en fuite vers l’avant et en réponses agressives qui augmentent l’enlisement.
Si les cas extrêmes de dérive agressive qui vont jusqu’à l’homicide ou au suicide sont très fortement médiatisés, ils demeurent exceptionnels, heureusement. Cependant, l’extrême
surreprésentation des hommes, en tant qu’agresseurs, dans
ces drames familiaux demeure frappante15. Dans ce domaine,
la liste des facteurs de risque invoqués est considérable, mais
elle contraste avec la capacité décevante de prévenir ces catastrophes16.
Pour l’ensemble de la population, la problématique des ruptures conjugales entraîne des coûts humains et financiers justifiant clairement une réponse sociale beaucoup mieux adaptée
aux besoins. Dans tous les cas, la séparation exige une série
de choix déterminants. Or c’est souvent à l’improviste et en
contexte de crise que des décisions sont prises. La réflexion, la
validation et l’accompagnement professionnel compétent sont
nécessaires, mais font très souvent défaut au moment de ces
choix aux conséquences durables. De plus en plus de couples
et de familles échappent au traitement juridique de la séparation (« on ne divorce pas lorsqu’on n’est pas mariés ») et une minorité seulement accèdent aux services de médiation familiale,
très pertinents par ailleurs. La plupart des décisions d’ordre financier ne sont ni validées ni l’objet de conseils professionnels
compétents. Dans les cas à plus haut risque de violence, les
conjointes et les proches ne sont souvent pas sensibilisés aux
dangers de dérive de leur ex-conjoint ni à la nécessité d’une
protection active.
Les décideurs comme le public doivent prendre conscience
du fait que la séparation conjugale est plus qu’un changement
d’adresse et que la compétence des choix de réorganisation
et l’évitement des écueils (portés par les conflits, notamment) pourraient faire toute la différence. L’ensemble des personnes qui se séparent ont besoin d’un accompagnement et
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de conseils compétents en matières relationnelle, juridique et
financière17. Un tel accompagnement, accessible gratuitement
aux individus comme aux couples, briserait l’isolement des
situations en y assurant un regard externe impartial pouvant
aussi servir de sentinelle dans le dépistage des risques plus
sensibles de dérive et dans l’orientation des acteurs vers les
ressources adaptées, y compris des services de protection en
cas de besoin.
Si l’on prend en compte les coûts directs et indirects des
ruptures mal gérées18, un tel filet de sécurité, accessible à tous
gratuitement, serait facilement couvert, au grand bénéfice de
toutes les personnes concernées.
Bibliographie
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2.
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MFA (2011), op. cit.
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monoparentalité et recomposition familiale. Québec, Presses de l’Université Laval.
Dans la réflexion qui nous occupe ici, il est impossible de parler des hommes ou des femmes comme s’il s’agissait d’ensembles homogènes. Presque toutes les tendances rapportées devraient être accompagnées d’une mise en garde à l’effet que seule une
partie, parfois très petite, de la population est concernée par le risque discuté. La notion de risque est essentiellement probabiliste et doit constamment être ramenée à l’échelle statistique à laquelle elle renvoie.
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