EOA518_026_Chronique_Mise en page 1

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CHRONIQUE DÉSINVOLTE DU MARCHÉ DE L’ART
Par François Duret-Robert
UNE CONTREFAÇON
ET DES FONTES POSTHUMES
Il est des œuvres d’art qui posent problème. Tel est, bien entendu,
le cas des contrefaçons et des faux, mais aussi, bien que la question
se pose sur un tout autre plan, des fontes posthumes.
Un prétendu Zadkine
Peu fréquents sont les procès en contrefaçon. D’où l’intérêt de l’affaire qui
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a été jugée par la cour d’appel de Paris , le 17 septembre dernier.
L... avait confié une sculpture, prétendument d’Ossip Zadkine (18901967), à un commissaire-priseur afin qu’elle soit vendue aux
enchères. Celui-ci prit la sage précaution de la déposer au musée
Zadkine pour obtenir l’avis des membres du comité chargé de la protection de l’œuvre du sculpteur. Précisons que la sculpture en question était accompagnée d’un certificat d’authenticité délivré en 2004
par l’un des membres de ce comité. Malgré l’existence de ce certificat,
ledit comité, après avoir longuement étudié l’œuvre en question et fait
procéder à diverses analyses, aboutit à la conclusion qu’il ne s’agissait pas d’une œuvre de Zadkine. Et l’auteur du certificat d’authenticité se rétracta en déclarant qu’il avait eu tort de le délivrer. La direction du musée adopta le point de vue de ces spécialistes.
Aussi, la Ville de Paris à qui appartient le musée Zadkine et qui, en tant
que légataire universelle de l’artiste, est titulaire de ses droits d’auteur,
déposa-t-elle plainte contre le marchand M... qui avait vendu la sculpture à L... Il fut poursuivi pour avoir diffusé une œuvre arguée de
contrefaçon. La cour d’appel de Paris vient de lui infliger une amende de
50 000 €. En outre, elle l’a condamné à payer à la Ville de Paris 50 000 €
en réparation de son préjudice moral et 100 000 € en réparation de
son préjudice patrimonial. Pour justifier cette sévère condamnation, la
cour d’appel a développé plusieurs arguments qui s’appuyaient essentiellement sur les caractéristiques de l’œuvre litigieuse. Celle-ci est une
sculpture en bois d’ébène, intitulée Intimité, signée OZ.
Il est incontestable que Zadkine a exécuté une œuvre en bois d’ébène
qui porte ce titre. Il suffit, pour s’en assurer, de consulter le catalogue
raisonné de l’œuvre de l’artiste, établi par Sylvain Lecombre. Dans ce
catalogue, figure en effet la reproduction d’une photographie de cette
sculpture prise par Marc Vaux, le photographe officiel de l’œuvre de
Zadkine. Il importe de souligner que, de l’avis de la plupart des spécialistes, l’œuvre reproduite au catalogue, parce qu’exécutée en taille
directe, est unique. Il faut préciser que l’on ignore sa localisation
actuelle. Et l’on doit ajouter que, à partir de cette œuvre, on a tiré un
exemplaire en bronze portant la signature de l’artiste. Tout le problème
consiste donc à déterminer si l’œuvre litigieuse est bien celle reproduite dans le catalogue raisonné (nous la qualifierons d’« originale »),
et dans ce cas, elle est authentique ; ou, s’il s’agit d’un autre exemplaire et, alors, l’on est en présence d’une contrefaçon.
Or, selon les spécialistes, entre l’une et l’autre, il existe des différences
flagrantes. Ces différences apparaissent notamment dans les détails.
Sur l’œuvre originale, les plans se recoupent en arêtes vives, comme sur
toutes les œuvres de Zadkine, alors que la pièce contestée se caractérise par sa rondeur. Sur la première, la chevelure d’un des personnages
présente des encoches dues à la frappe du ciseau, encoches qui n’existent pas sur la seconde. D’une façon générale, la sculpture litigieuse présente des formes affaissées, un aspect poli qui la distinguent de l’œuvre
originale. Ajoutons que les dimensions des deux pièces ne sont pas les
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mêmes, la hauteur de la première étant de 52 cm et celle de la seconde,
de 50 cm ;et, enfin, que la signature figurant sur la sculpture contestée
ne correspond pas à celle apposée sur le bronze tiré de l’œuvre originale. La cour d’appel en a évidemment conclu que la sculpture litigieuse
n’était pas celle qui était reproduite dans le catalogue raisonné et que,
partant, il s’agissait d’une contrefaçon.
Par contrefaçon, il faut, en effet, entendre la reproduction d’une
œuvre de l’esprit en violation des droits de l’auteur. Or, il est évident
que le titulaire des droits de reproduction de Zadkine n’avait jamais
autorisé l’exécution de cette reproduction. Certes, personne ne prétendait que M... était l’auteur de cette œuvre « contrefaisante ».
Mais le code de la propriété intellectuelle punit non seulement l’exécution des contrefaçons, mais également leur diffusion. C’est la raison pour laquelle la cour d’appel de Paris a déclaré M... coupable de
diffusion de contrefaçon. Certes, ce délit suppose que l’intéressé
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soit de mauvaise foi , c’est-à-dire qu’il ait su que l’œuvre en question n’était pas authentique. Mais la cour a considéré que tel était le cas, car il
avait, une quinzaine d’années
auparavant, vendu une autre
sculpture en bois, prétendument
de Zadkine, intitulée Intimité.
D’où la lourde condamnation
qu’elle lui a infligée.
La cour a retenu à l’encontre de M... le délit de contrefaçon. Mais elle aurait pu
également le condamner
pour avoir vendu un faux. On
définit, en effet, le faux comme
une œuvre reproduisant la
création d’un artiste ou exécutée dans le style de celui-ci,
portant une signature apocryphe « apposée dans le
but de tromper l’acheteur
sur la personnalité de l’au3
teur ». Or, la loi punit non
seulement les personnes qui
ont exécuté frauduleusement
des faux, mais également
celles qui les ont vendus.
Ossip Zadkine, Intimité, 1948.
Bois d’ébène, 50 x 20 x 14 cm.
Localisation inconnue. In
Sylvain Lecombre, Ossip
Zadkine, l’œuvre sculpté,
p. 474, Paris Musées, 1994. © DR
Les bronzes de Germaine Richier
Le 3 novembre dernier, cinq sculptures en bronze de Germaine Richier
(1902-1959) ont été proposées à l’hôtel Drouot. Deux d’entre elles ont
été « ravalées » et les trois autres n’ont pas atteint leur estimation
basse (150 000, 250 000 et 150 000 €). Bref, des résultats médiocres. On peut donc penser que certains amateurs se sont posé des
questions quant à la qualification que, sur le plan juridique, l’on doit
donner à ces pièces. Il paraît légitime de s’interroger sur cette qualification. Ces sculptures ont été fondues d’après des modèles en plâtre
laissés par l’artiste. Et elles portent des lettres ou des numéros qui
ressemblent à ceux que l’on trouve généralement sur les pièces originales. Et le fait est qu’elles ont été effectivement réalisées dans les
conditions restrictives qui distinguent la fabrication des originaux
(tirage limité à huit exemplaires plus quatre épreuves d’artiste). Mais
le problème est qu’il s’agit de fontes posthumes réalisées en 2013, ce
que, d’ailleurs, le catalogue indique très clairement.
Avant l’adoption de la loi du 1er août 2006, cette circonstance n’aurait
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eu guère d’importance. La Cour de cassation admettait, en effet, que
« le fait que le tirage limité des épreuves en bronze soit postérieur au
décès du sculpteur n’avait aucune influence sur le caractère d’œuvre
originale et de création personnelle – de la part du sculpteur – revêtu
par ces œuvres ». Mais l’adoption de la loi du 1er août 2006 transpo5
sant une directive européenne sur le droit de suite a
changé la donne. Elle précise en effet que, par œuvres originales, il faut entendre « les œuvres créées par l’artiste
lui-même et les exemplaires exécutés en quantité limité par
l’artiste lui-même ou sous sa responsabilité ». Autant dire que
les œuvres originales doivent être exécutées du vivant de l’artiste.
Certes, la loi spécifie que cette définition concerne l’application du
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droit de suite. Mais la doctrine considère qu’elle a une portée générale. Quant à la jurisprudence, elle semble aller dans le même sens.
Dans une affaire identique – la fondation Giacometti souhaitait procéder à la fonte posthume d’un certain nombre de modèles dont « l’édition n’a pas atteint, à ce jour, le tirage maximum fixé à douze exem7
plaires [...] » – le tribunal de Paris s’est contenté d’exprimer des
er
doutes : « Depuis la loi du 1 août 2006 réformant le droit de suite, il
existe actuellement une incertitude sur le maintien de la qualification
d’œuvres originales de bronzes édités à titre posthume ». Mais depuis
lors, les juges paraissent avoir adopté une position plus affirmative.
C’est ainsi que le tribunal de Paris a, dans un jugement du 20 novembre 2014, déclaré que « la législation (concernant les œuvres originales) a évolué avec l’intégration de la directive européenne sur le
droit de suite [...]. L’entrée en vigueur de cette règlementation [...]
permet de considérer qu’en réalité ne peuvent être considérées
comme originales que les sculptures en bronze éditées à partir d’un
plâtre original, dont l’exécution a été réalisée par l’artiste lui-même ou
sous sa responsabilité et dans le cadre d’un tirage limité ». Et moins
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d’un mois plus tard, le même tribunal a souligné que les exemplaires
originaux devaient être exécutés par « l’artiste lui-même ou sous sa
responsabilité ». Cependant, force est de reconnaître que, pour l’instant, nous ne disposons pas d’un arrêt de la Cour de cassation consacrant ce principe. Cela dit, admettons que les tirages posthumes ne
puissent plus être considérés comme des originaux. Une question ne
peut manquer de se poser : quelle est leur nature juridique ? Tout porte
à croire qu’il s’agit de reproductions, comme l’a jugé la cour d’appel de
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Besançon : « Excepté (les bronzes originaux) les autres bronzes ne
sont que des reproductions [...] ». Mais alors, ils devraient, selon le
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décret dit Marcus , être présentés comme tels et « porter de manière
Germaine Richier,
La Sauterelle, Grande, 1955-1956. Bronze à patine
foncée, 137 x 99 x 176 cm. Signé et numéroté HC3 sur la terrasse. Cachet du fondeur
« Fonderie de la plaine cire perdue » également sur la terrasse. Fonte 2013, Fonderie de la Plaine. Provenance : Indivision Germaine Richier.
Adjugé :225 320 € frais inclus. © DR
visible et indélébile la mention reproduction ». Le moins que l’on
puisse dire est que, dans la pratique, cette règle n’est guère observée.
Une dernière remarque : le catalogue de la vente précise que les cinq
sculptures en question sont accompagnées de certificats délivrés
par une spécialiste de l’artiste, qui garantit leur authenticité. Mais s’il
s’agit de reproductions, que faut-il entendre par authenticité ? Telles
sont les questions que l’on peut se poser à propos des fontes posthumes en général – et de celles des sculptures de Germaine Richier
en particulier – même si, l’on ne saurait trop le répéter, en l’absence
d’une décision de principe de la Cour de cassation, on est dans l’incapacité de leur apporter des réponses définitives.
1 Paris, pôle 5, ch. 13, 17 septembre 2015, RG n° 13-04475.
2 La jurisprudence fait peser une présomption de mauvaise foi sur les contrefacteurs, mais elle écarte généralement celleci lorsqu’il s’agit des vendeurs de contrefaçons.
3 Il faut également que l’œuvre de cet artiste ne soit pas tombé dans le domaine public, c’est-à-dire que celui-ci ne soit
pas mort depuis plus de 70 ans, ce qui est évidemment le cas, s’agissant de Zadkine.
4 Civ. 1re, 18 mars 1986, n° 84-13749.
5 Dir. N° 2001/84/CE du 27 septembre 2001.
6 Voir notamment :Frédéric Pollaud-Dulian, Le droit d’auteur, Economica, 2014 ;Françoise Chatelain et Pierre Taugourdeau,
Œuvres d’art et objets de collection en droit français, LexisNexis, 2011.
7 TGI Paris, 3e ch., 4e sect., 8 septembre 2011, RG n° 11-05933.
8 TGI Paris, 31e ch., 19 déc. 2014.
9 Besançon, 28 juin 2001, n° 97.00299.
10 Décret n° 81-255 du 3 mars 1981.
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