“L`Hebdo Magazine”: Mardi 6 Mars 2012 Alba, 75 ans déjà Une
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“L`Hebdo Magazine”: Mardi 6 Mars 2012 Alba, 75 ans déjà Une
“L’Hebdo Magazine”: Mardi 6 Mars 2012 Alba, 75 ans déjà Une pépinière de talents L’Académie Libanaise des beaux-Arts fête cette année ses 75 ans. L’occasion de revenir fouiller dans la mémoire de ce lieu sublimé par son fondateur-visionnaire, Alexis Boutros. Une pépinière de jeunes talents qui affiche, aujourd’hui, sur les murs de son école ce mot magique: «Imaginons». Un rêve d’unité nationale devenu réalité grâce au forceps de ses protecteurs. L’histoire de l’ALBA débute en 1925, au lycée du jeune Alexis Boutros. Alors qu’un inspecteur veut organiser une séance musicale, il ne réunit qu’une poignée de jeunes musiciens, dont Alexis est le seul Libanais. Un élève s’exclame alors: «Vous savez, les Libanais ne sont pas attirés par la musique». Alexis Boutros se promet de prouver le contraire. Le défi est lancé le 4 octobre 1937. Ingénieur de formation et violoncelliste émérite, Alexis Boutros cofonde l’Association des musiciens amateurs qui accouchera, le 15 mars 1943, d’une Académie Libanaise des beaux-Arts à l’école al-Ahlia. Alors que le Liban acquiert son Indépendance, les écoles d’architecture et de peinture s’ouvrent au Collège de la Sagesse et des Trois Docteurs. Un an plus tard en 1944, l’ALBA s’installe dans une aile de l’orphelinat des Sœurs de la Charité à Lazarieh. L’Académie est alors reconnue par l’Etat «d’utilité publique». A la fin des années 40, les sections d’art dramatique, d’art chorégraphique voient le jour ainsi que les écoles des Lettres et des Sciences politiques, suivies de l’école de Droit en arabe en 1953. L’ALBA devient un véritable centre culturel. A partir de 1947, les étudiants présentent leurs travaux lors d’une exposition annuelle très fréquentée. Dans son livre en hommage à «Alexis Boutros», Denise Ammoun note que «Beyrouth vibre avec ses artistes. Ce qui prouve qu’Alexis Boutros avait bien raison de dire: «chez les peuples civilisés, l’art tient toujours la première place». Les pionniers Le corps professoral de l’ALBA comprend alors des noms aussi illustres que Maurice Chéhab, Pierre Coupel, Michel Ecochard, Henri Naccache, Joseph Naggear, Farid Trad ou encore César Gemayel. «Les moyens étaient très primitifs, pas de chauffage, ni assez de lumière, mais nous ne pensions qu’à l’art», témoigne Sadek Tabbara, diplômé de la première promotion de l’école d’architecture en 1948. «Alexis Boutros dirigeait en ce temps des concerts de l’ALBA dans les cinémas Dunia et Roxy», ajoute-t-il. En tout, 99 représentations sont gratifiées de la présence du Tout Beyrouth et de salves d’applaudissements. La destruction du couvent des religieuses provoque une onde de choc en juillet 1957. Bien qu’ayant obtenu un délai d’évacuation des lieux, reporté en août 1958, Alexis Boutros reçoit une notification de quitter les lieux au début du mois de février. Certains étudiants décident de faire une grève de la faim et campent dans les bâtiments. A l’extérieur, les étudiants de l’AUB et de l’USJ montent la garde, 3000 étudiants sont alors mobilisés. Ils obtiennent la garantie de terminer l’année scolaire. En novembre 1958, l’ALBA inaugure ses nouveaux bâtiments à Mousseitbé. L’année 1959 est un tournant pour l’Académie, qui doit fermer plusieurs de ses écoles par décret étatique pour laisser la place à des institutions publiques. L’académie perd également son école de musique et Alexis Boutros renonce à ses concerts mémorables. «L’ALBA occupait trois bâtiments, dont une maison libanaise de deux étages tout à fait traditionnelle, avec ses arcades intérieures sous une toiture cassée, se souvient l’actuel doyen de l’Académie, André Bekhazi. Il y avait un jardin mal agencé qui nous permettait de faire d’excellents croquis». «En hiver, on avait besoin de chaufferettes, parfois il pleuvait sur les planches à dessin, complète Claude Nahas, emblématique «femme à tout faire» de l’ALBA. Malgré ces lieux vétustes, les étudiants étaient d’une gaieté communicative». Chaque année, le bal des Beaux-arts se tenait dans les plus grandes salles de la capitale. «On le préparait trois mois à l’avance, c’était quelque chose d’important, se souvient Jean-Pierre Megarbane, étudiant architecte en 1967. A l’époque, nous descendions en ville en formant une caravane, on se mettait sur les toits des voitures avec des affiches et des haut-parleurs pour annoncer le bal». «Quand Alexis Boutros lance son projet de construire à Sin el-Fil, il a toujours la hantise que l’ALBA disparaisse», confie le doyen. «Le terrain lui appartient, précise Claude Nahas. C’était alors une orangeraie». La première pierre est posée en 1973. L’idée le poursuit de construire à côté un conservatoire où «nous donnerons un 100e oratorio dans la salle de concert», dit-il quelque temps avant sa mort. C’est Georges Haddad, son bras droit qui assure la relève. Pas de politique En 1974, l’école d’architecture intérieure s’installe dans la bâtisse en construction. Petit à petit, le reste de l’académie y emménage. «Pendant la guerre, l’ALBA n’était pas politisée, Georges Haddad y avait interdit toute action politique, raconte Georges Khayat, directeur de l’école d’architecture. Nous nous défoulions d’une autre façon, notamment pendant les nuits blanches. Même si elles existent encore, elles n’ont rien à voir avec l’ambiance folle qui résidait dans les ateliers. A partir de 19h00, nous retournions nos planches et amenions bière et vin, nous dînions et puis dansions», dit-il en souriant. «Le rendu de nos projets se faisait le samedi à midi. Un jour, un étudiant a rendu son projet à midi cinq, la secrétaire l’a refusé. C’était ça l’ALBA: la discipline», se rappelle Sadek Tabbara. «Très souvent à Mousseitbé, les étudiants partaient aux séances du soir de cinéma. A minuit, nous faisions une «descente» pour savoir qui avait pris la fuite», s’amuse à raconter Claude Nahas. «Il y avait ceux qui voulaient écouter Oum Kalsoum et d’autres les Beatles, on se chamaillait, ajoute Jean-Pierre Megarbane. Il n’y avait pas encore de casques. Je me rappelle d’un soir de nuit blanche à Mousseitbé en 1970, vers une heure du matin, les cloches de l’église à proximité ont commencé à sonner. Un attroupement s’est créé dans la rue. La Vierge était apparue à la place du clocher de l’église. C’était un véritable spectacle. Il y a eu par la suite un pèlerinage et, quelques mois après, on a refait l’église». Maryam constitue également un souvenir mémorable de l’ALBA, «un monument dans la mémoire de l’ALBA, assure Megarbane, restée à l’Académie près de 30 ans, elle a été la muse de la plupart des artistes aujourd’hui connus». En effet, l’Alba fut la première école à lancer l’étude anatomique pour les peintres. Un étudiant polonais, Stanislas Frenkiel, explique dans ses mémoires, qu’en 1945, «les étudiants dessinaient des Apollon en plâtre, et rarement un modèle vivant, toujours habillé». Accompagné de deux camarades polonais, il prend la permission de trouver un modèle de nu, une demande audacieuse pour l’époque. «Nous avons cherché dans les maisons de joie en vain. Puis nous avons trouvé Mlle Marie, une Libanaise maigre et silencieuse». «Seulement ceux qui faisaient de la peinture avaient le droit de rester, regrette l’architecte Tabbara, sourire aux lèvres. C’était une femme très respectée». «En architecture, ce n’est qu’en 1967, que nous avons pu assister à ce cours, continue le doyen. Je ne peux pas vous décrire les yeux de tous mes camarades à l’époque. Puis, une autre modèle est venue remplacer Maryam, une superbe femme rousse. L’atelier était comble, tous les jeunes étaient surexcités, découvrant soudainement l’intérêt du croquis. A la suite de cette séance, on a dû demander à cette dame de porter dorénavant un justaucorps». Emulation bénéfique Une fois la ligne de démarcation déplacée à Sin el-Fil, l’ALBA s’est trouvé de nouveaux locaux. «Nos amis les Maccari de SuperBrasil nous ont prêté deux étages, reprend Claude Nahas. A Achrafié, nous avions des locaux de l’école Zahrat el-Ihsan et également de la maison de la jeunesse orthodoxe à Ras Beyrouth. Puis nous avons loué un petit local à Jounié. Les élèves allaient au plus proche de chez eux». De l’avis des anciens, une communion existait entre tous les étudiants. «Nous apprenions de ceux qui étaient dans les classes supérieures. Ils venaient voir, dans notre atelier, s’il y avait de jolies filles à aider, souligne Georges Khayat. C’étaient eux nos enseignants. Aujourd’hui, il y a un esprit beaucoup plus individualiste avec la nouvelle technologie». Malgré tout, l’identité «albatros» persiste à travers les générations, et l’osmose des différentes écoles résiste. «Tout le monde se connaît, ou du moins la plupart, nous sommes dans un seul bâtiment, il y a forcément un brassage», affirme Céline Barakat, récemment licenciée de l’école de cinéma. «La cafétéria, dit-elle, est le centre de réunions. Nous partageons certains de nos cours avec d’autres sections et impliquons les années précédentes dans nos projets de réalisation. Une émulation se crée entre nous, chacun avec sa vision de l’art et sa façon de faire. J’ai adoré partager ces différences. L’ALBA m’a donné ma propre vision de la vie». «L’Alba garde sa spécificité d’école pionnière dans le domaine artistique en constante mutation, souligne le doyen Bekhazi. Aujourd’hui, au sein de l’université de Balamand, nous avons encore plus d’assurance pour l’avenir». Un projet d’extension est d’ailleurs en cours, proposant un campus moderne répondant à toutes les exigences du futur. «L’ALBA a conservé un rôle national, conclut Georges Khayat. Je voudrais qu’elle le renforce. Nous devons nous intéresser académiquement aux problèmes de notre pays et commencer à les résoudre, c’est notre devoir». Delphine Darmency Le cauchemar de la planche «Pour nos projets, nous devions toujours prendre une grande planche en bois sur laquelle on collait un canson, de sorte qu’on ne pouvait pas la prendre pour travailler à la maison. Cette planche était notre cauchemar. Un de mes amis avait travaillé chez lui, il fallait revenir à l’atelier avec sa planche en passant devant l’administration. Un surveillant était basé en bas et un autre contrôlait en haut. Alors, vers 23h, pendant que tout le monde dansait, il est venu avec sa planche dans le coffre de sa voiture, nous l’avons accrochée à des cordes et nous l’avons tirée du cinquième étage», avoue l’actuel directeur Georges Khayat dans une explosion de rires. P. 46