COMMENT LA TORTURE AFFECTE-T
Transcription
COMMENT LA TORTURE AFFECTE-T
COMMENT LA TORTURE AFFECTE-T-ELLE LES ENFANTS ? Bérénise Quattoni, psychologue clinicienne à la consultation transculturelle Les violences extrêmes, et en particulier la torture, affectent les individus, le groupe familial, et la société toute entière. Elle laisse des marques1 sur le plan physique, psychique et social des victimes. Malheureusement, les enfants n’y sont pas épargnés. Ils constituent une population particulièrement vulnérable car ils sont en processus de développement. Ainsi, la torture peut les affecter de façon directe ou indirecte. En effet, l’enfant peut avoir été torturé ou détenu luimême. Il a pu avoir été témoin de la torture infligée aux parents, aux autres membres de la famille proche ou bien a pu assister à des faits de torture et des violences. Mais aussi, lorsque des individus de l’entourage proche de l’enfant sont torturés, la torture aura certainement un impact sur lui, quoique indirecte, parce que la torture affecte toute la famille et la communauté des victimes. Cela pose la question de la transmission intergénérationnelle du trauma psychique (United Nations, 2004). Les réactions d'un enfant à la torture dépendent de l’âge, du stade de développement et des capacités cognitives. Plus jeune est l'enfant, plus son expérience et la compréhension de l'événement traumatique sera influencé par les réactions et les attitudes que les adultes s’occupant de lui vont manifester pendant l’événement (Von Oberbeck Ottino, 1998, pp. 35– 39). Pour les enfants de moins de trois ans qui ont été victimes ou témoins de torture, la protection et le rôle rassurant des adultes dont ils dépendent sont fondamentaux (Grappe, 1995). Ainsi, au cours d’un viol, une mère avec son bébé dans les bras qui arrive à lui parler et le rassurer pendant l’agression qu’elle subie protègera son enfant, au moins partiellement, de l’impact traumatique de l’événement. Le tableau clinique présenté par l’enfant victime de violences extrêmes dépendra de son stade de développement. Lionel Bailly2 décrit ainsi quatre phases : 1) De la naissance à 12-18 mois : dans cette période l’enfant n’a pas accédé à la marche ni à la parole et sa pensée conceptuelle est encore peu développée, notamment en ce qui concerne la mort ou l’intégrité physique. Toute séparation brutale laissant l’enfant sans protection le plonge dans une complète impuissance. Le vécu du chaos provoque un débordement de perceptions sensorielles violentes, non filtrées par les adultes. Les manifestations s’observent dans le retrait, les troubles du sommeil, l’appétit, les pleurs, les retards dans le développement ou la régression. 2) De 18 mois à 3 ans : dans cette période l’enfant marche et parle mais ne maîtrise pas encore la pensée abstraite. Le trauma advient comme résultat de l’effroi vécu par l’enfant mais aussi de l’impuissance de l’adulte face à la terreur. L’impact traumatique est aggravé par la perte de la croyance en l’invulnérabilité parentale et l’infaillibilité de sa protection. Les symptômes affectent le sommeil, l’appétit, le jeu, l’humeur et s’accompagnent de honte et de retard du développement. 1 Nous préférons le terme de marque à celui de séquelle car ce dernier renvoie à la dimension péjorative du handicap ; « la marque restitue, en revanche, la dimension polyvalente de l’expérience douloureuse, aussi bien dans le sens d’un handicap ou séquelle que dans celui de la créativité. » Il s’agit de penser cette question en tant qu’usure et effondrement du lien social plutôt qu’en termes de pathologie du sujet, voir (Viñar, 2007). 2 (Bailly, 1996) cité par (Daligand, 2009) Les enfants de 0 à 3 ans peuvent manifester des symptômes suite à un événement unique, une série d’événements traumatiques ou un stress chronique qui ont été répertoriés par des cliniciens américains : a) Reviviscence du traumatisme à travers :le jeu post-traumatique (jeu qui répète directement ou indirectement l’événement), les souvenirs fréquents de l’événement traumatique en dehors du jeu, les cauchemars répétés, la détresse aux signes du traumatisme, les reviviscences ou conscience dissociée. b) Engourdissement de la sensibilité ou interférence avec l’élan du développement : retrait social accru, registre émotionnel limité, perte transitoire de capacités développementales acquises auparavant, diminution du jeu. c) Symptômes d’éveil augmentée : terreurs nocturnes, difficultés d’endormissement, réveils nocturnes répétés, troubles significatifs de l’attention, hypervigilance, réactions de sursaut exagérées. d) Symptômes non présents auparavant : agression envers les pairs, les adultes ou les animaux, angoisse de séparation, peur d’aller seul aux toilettes, peur du noir, autres peurs nouvelles, comportement défaitiste ou provocation masochiste, comportement de nature sexuelle ou agressive, autres réactions non verbales dont des symptômes somatiques, reviviscences motrices (raideur, pseudo-paralysie, etc.), stigmates cutanés, souffrance ou maintien de positions douloureuses (Daligand, 2009). 3) L’accès à la pensée abstraite : durant cette période, la nature mortifère d’un événement a le même impact traumatique que chez l’adulte. L’enfant peut être confronté à l’effondrement de certaines valeurs comme la justice, la vérité ou la bonté. Le tableau clinique fréquent se caractérise par un état dépressif avec culpabilité, des difficultés scolaires et asthénie. 4) L’adolescence : durant cette période, les parents n’ont plus le rôle de filtre des événements ; néanmoins les adolescents sont sensibles à leurs réactions de courage, couardise, altruisme, égoïsme, etc. Ils manifestent des symptômes tels que remémorations, cauchemars, peurs, troubles du caractère, du comportement alimentaire, conduites suicidaires. Terr (1991) a établi une typologie permettant de distinguer les événements traumatiques auxquels les enfants peuvent être confrontés. Les traumatismes de type I suivent un événement unique et non anticipé alors que ceux de type II surviennent suite à une exposition répétée et chronique. Les situations de violence collective comme les guerres, les génocides ou la torture rentrent dans cette deuxième catégorie. Les traumatismes de type II entraînent une modulation dans la régulation des émotions, du déni, de l'évitement à parler de soi et des épisodes dissociatifs et de rage, pouvant se manifester par des comportements d'automutilation, inhibition des intérêts et des relations, conduites antisociales, inhibition intellectuelle, plaintes somatiques. Malgré les limites de cette catégorisation, relativement artificiel, elle a l’intérêt de mettre en lumière des troubles qu’on trouve souvent associés aux symptômes classiques du trauma psychique. Pour sa part, Sironi (2002) décrit le tableau clinique que peuvent présenter les enfants victimes de violences collectives à partir du concept d’effraction psychique, ce qui permet de mieux comprendre la symptomatologie qu’ils présentent. Ces enfants et adolescents marqués par l’histoire collective avec son lot de massacres, de persécutions politiques, de torture, seront forcément transformés par ces expériences extrêmes. Ils peuvent être torturés pour faire pression sur leurs parents, ou lorsqu’ils refusent d’être enrôlés dans des groupes armés, pour les forcer à révéler des informations, ou pour qu’ils renoncent à se révolter. Ils peuvent être violentés, frappés lors de l’arrestation de leurs parents. Ils peuvent assister, impuissants, aux tortures et mauvais traitements infligés à leurs parents, ou être témoins de leur arrestation. Ils peuvent avoir vécu l’assassinat ou la disparition d’un ou des deux parents. Cette deuxième situation est difficile à métaboliser pour un enfant (comme d’ailleurs pour un adulte) ; ne pas savoir si le disparu est mort ou vivant laisse un vide dans la vie des proches du disparu. Le travail de deuil devient impossible. La vie sociale de ces enfants peut également être objet de persécution ; ils peuvent être exclus de l’école à cause de leur appartenance politique, ethnique, religieuse. Sur le plan clinique, on retrouve chez ces enfants un profond besoin de sécurité. Etant donné qu’ils ont été exposés à des expériences traumatiques majeures, ils peuvent se demander si la sécurité est possible. Cela peut les exposer à des situations d’exploitation notamment. Ce comportement est dû, selon Sironi (2002), aux traumatismes cumulatifs liés à la violence collective sur des enfants en développement. Lorsque la terreur, la torture ou les massacres deviennent des instruments de pouvoir, la famille et la communauté ne peuvent plus fonctionner comme un contenant pour ces enfants qui seront alors effractés ; la voie est ainsi ouverte pour incorporer, par un mécanisme d’empreinte, les représentations que l’autre, le persécuteur, a sur leur groupe d’appartenance (familial, culturel ou religieux ciblé par l’agresseur). Ainsi, l’enfant peut avoir un comportement agressif, violent, en tant que mise en scène de ses représentations introjectées ; ou bien il peut se conformer aux vœux de l’agresseur et devenir « sage », cacher son identité derrière un faux-self. L’élaboration psychique de traumatismes liés à la violence extrême est entravée par la sidération et l’inhibition traumatique, d’où les fréquents états de dissociation difficiles à repérer une fois installés. Ce mode de fonctionnement peut devenir permanent si les événements traumatiques persistent. L’intentionnalité des agresseurs et du système tortionnaire est au cœur des symptômes des enfants, soumis à une pratique volontaire de destruction psychique. Il s’agit d’installer délibérément la terreur sur la population, et ce sur plusieurs générations. Le but de ces systèmes est d’enlever aux enfants et aux adolescents leur part d’humanité à travers des actes intentionnels de transgression de tabous culturels (y compris les tabous sexuels), de mise à mort, d’humiliation, et en les rendant incapables de distinguer entre les « bons » adultes des « méchants ». Le statut d’adulte est mis à mal aux yeux des enfants victimes de violences politiques ; désormais tout adulte est potentiellement susceptible de devenir un bourreau. Cette expérience marquante les rend soit hyper-craintifs et sécuritaires, soit agressifs et déculturés, à la recherche de situations violentes sur un mode traumatophilique. Soumis ou révoltés, la peur et le discrédit du monde des adultes laisseront de traces profondes sur eux. Parfois, le fait d’être témoin de tortures, de viols peut être plus traumatisant pour l’enfant que de les avoir vécus physiquement, car il a assisté à l’impuissance et à l’humiliation d’un être sous l’emprise d’un autre, sans pouvoir agir efficacement pour y mettre fin. Dans les deux cas, une effraction traumatique peut se produire lorsque l’enfant a perdu le sentiment de sécurité, soit du fait de la mort, de la faiblesse ou des blessures physiques ou psychiques de ses parents, soit du fait du désaveu brutal apporté par les systèmes tortionnaires aux groupes d’appartenances de l’enfant (Sironi, 2002). A plus long terme, les traumatismes dus aux violences collectives peuvent rejaillir comme des bombes à retardement au cours de leur vie. Devenus adultes, ces enfants qui avaient presque réussi à laisser derrière eux leur passé traumatique, succombent périodiquement à des états de dépression et d’angoisse. Pour entrer en lien avec cette partie clivée, refoulée ou déniée et qui est devenue enkystée, ils plongent dans l’alcool ou les toxiques. Tout le reste de la personnalité s’est développé harmonieusement, hormis cette part d’eux-mêmes qui se manifeste lorsqu’un stimulus extérieur réveille le passé traumatique. Dans le cas d’enfants utilisés dans des guerres et qui ont vécu un processus de déculturation, ils peuvent, à l’âge adulte, présenter des problèmes tels que violences conjugales, alcoolisme et autres addictions, isolement ; cela a été observé chez les anciens enfants soldats au Cambodge soumis au processus idéologique de fabrication de « l'homme nouveau » par les Khmers rouges (1975 1979) (Sironi, 1999). Nous avons vu que les violences collectives sur les enfants et les adolescents ont des conséquences sur eux à court et long terme, mais également sur la société. En effet, ceux qui ont vécu ces violences à un jeune âge peuvent devenir des adultes qui vont développer des actions concrètes sur le monde, toujours prêts à dénoncer et réparer les blessures de l’histoire collective, mais ils peuvent aussi se situer du côté de la violence agie, se retrouvant par exemple sur le front de nombreuses guerres qui secouent aujourd’hui la planète. Il y a chez eux une nécessité de l’action : agir soit pour combattre la culture de la violence, soit pour la décrire, soit pour la servir (Sironi, 2002). D’où l’importance d’une prise en charge précoce et adaptée pour ces enfants qui ont eu accès trop tôt à la face sombre de l'humain, pour qu’ils retrouvent l’envie de grandir et faire confiance au monde et au statut des adultes. En outre, la psychothérapie fait partie des actions de prévention contre la violence qui a une réelle portée, même s’il faut attendre parfois longtemps pour voir ses effets, tant au niveau individuel que collectif. Penser le soin psychique pour les enfants traumatisés Les violences collectives et la torture font taire les enfants qui les ont vécues et qui n’en parlent pas, ni à l’école ni à la maison. Les adultes restent également dans le silence, du fait de la honte et de l’humiliation d’avoir été vus impuissants, torturés sous les yeux de leurs propres enfants. Cela laisse des marques profondes dans l’interaction des parents avec leurs enfants. Ainsi, le système tortionnaire vise justement la brisure des liens familiaux qui sont les premiers liens sociaux. A l’école, la crainte du dévoilement de leur histoire traumatique peut amener ces enfants et adolescents à un conformisme de surface, et au mensonge en guise de protection. Ces enfants ont été transformés et ne pourront pas redevenir des enfants comme les autres, parce que le traumatisme produit une nouvelle organisation psychique et peut engendrer une soudaine hyper-maturation psychologique. De ce fait, Sironi appelle les cliniciens à être vigilants pour ne pas déclencher chez ces enfants un faux-self, car croire qu’ils peuvent « redevenir des enfants » va les contraindre à faire semblant. Comme ils ont appris à décoder les intentions des autres, surtout les malveillantes, ils repèreront les adultes qui veulent leur « faire plaisir » et leur montreront en retour un comportement attendu de circonstance (Sironi, 2002). Lorsque l’enfant est en âge de parler, nous l’invitons, sans le forcer bien évidemment, à raconter l’expérience traumatique. Cela évitera que cette expérience s’enkyste dans son psychisme et provoque une dysharmonie dans le développement de la personnalité décrite par Ferenczi (1982) entre des aspects hyper-matures et un aspect resté figé, bloqué dans l'enfance. Il s’agit ainsi dans la psychothérapie de mobiliser surtout les processus de pensée, d’aider l’enfant à penser, avec ses moyens, le traumatisme et l’intentionnalité du système tortionnaire. Sinon il ne fera plus confiance au monde et au statut des adultes car, selon lui, tout adulte est potentiellement un être clivé pouvant devenir à tout moment un assassin, un violeur, un tortionnaire. Nous accueillons ainsi dans notre consultation transculturelle 3 l’enfant ou adolescent, individuellement ou avec sa famille selon les cas. Les entretiens en présence de l'ensemble de la famille ont un impact thérapeutique considérable. Ceci permet que les uns et les autres puissent raconter ce qu'ils ont fait et pensé lors des événements traumatiques (arrestation, mise en prison d'un ou des deux parents, etc.) et lever ainsi le non-dit familial sur ces événements. La colère des enfants envers le parent militant, ou bien le sentiment de honte ou d’impuissance des parents pour avoir été humiliés sous les yeux de leurs enfants peut ainsi être verbalisés et élaborés. Pour les adolescents victimes de la répression politique qui ont perdu leurs parents dans le pays d’origine (assassinés ou disparus) et arrivés seuls en France4, le travail d’élaboration psychique est plus difficile, entre autres parce qu’ils ne peuvent pas s’appuyer sur d’autres récits que les leurs pour reconstruire les événements traumatiques. Dans ces cas, il est important que le clinicien ait accès à des éléments historiques et géopolitiques pour comprendre le contexte du vécu traumatique du jeune, contexte qui échappe souvent à ce dernier. Pour les très jeunes enfants qui ne parlent pas encore et que nous recevons avec leur mère dans notre consultation de groupe5, les cliniciens porteront une attention particulière aux interactions observées entre le bébé et sa mère et entre lui et les thérapeutes. Le bébé accède au contenu symbolique verbal de la communication entre douze et dix-huit mois ; jusque-là, les aspects les plus fondamentaux de la communication interpersonnelle s’appuient sur les postures, la gestuelle, le regard, l’expression du visage et la prosodie (Stern, 1997) . Ainsi, pour repérer et comprendre l’impact du traumatisme sur le très jeune enfant, les cliniciens vont s’appuyer sur l’observation directe des interactions, sur le discours des parents et des professionnels (assistant maternel, infirmière, puéricultrice, etc.), ainsi que sur l’analyse de leur contretransfert face à la dyade mère traumatisée-bébé6. Par ailleurs, étant donné que le jeune l'enfant est très sensible aux réactions et attitudes du parent, il est important de prendre soin de tous les deux. Nous pouvons ainsi situer cette clinique dans l’intersection entre les 3 Cette consultation fonctionne au sein de l’hôpital Saint-André au CHU (Centre hospitalier universitaire) de Bordeaux (France) et propose des soins psychothérapeutiques aux migrants et exilés à partir de l’approche ethno-psychanalytique fondée par Georges Devereux, basée sur la méthode complémentariste qui consiste à utiliser l’anthropologie, la psychologie et la psychanalyse de façon complémentaire pour la compréhension et l’analyse du comportement humain. Notre clinique suppose ainsi l’articulation entre le contexte, la culture, l'histoire collective et l'histoire singulière du sujet. Notre équipe pluridisciplinaire est constituée de psychologues, anthropologues, d’une psychiatre psychothérapeute, d’une art-thérapeute, d’une artiste peintre et d’interprètes dans plusieurs langues. Nous assurons des consultations individuelles et familiales soit dans un dispositif individuel (avec un seul thérapeute) soit dans un dispositif de groupe (avec plusieurs thérapeutes). En complément du soin psychothérapeutique, nous offrons à nos patients des ateliers collectifs à médiation artistique (atelier de peinture, atelier d’écriture, atelier de danse) ou culturelle (atelier d’accompagnement des femmes enceintes, atelier d’accueil du nouveau-né). Nous travaillons en réseau avec des structures publiques et associatives du domaine du social, médical, éducatif et juridique car la complexité des situations que nous rencontrons nécessite des approches multiples et coordonnées. 4 Leur catégorie administrative en France est Mineurs Isolés Etrangers (MIE). 5 Il s’agit du dispositif groupal de consultation constitué d’un thérapeute principal et un ou plusieurs cothérapeutes pour les dyades mères-bébés. Quant au travail clinique de notre équipe auprès des mères exilées et de leurs enfants, voir (Gioan, Lkhadir, Mestre, & Quattoni, 2016). 6 Sur la question de l’analyse du contre-transfert du thérapeute face à une mère traumatisée et son enfant comme une voie pour comprendre la transmission traumatique du parent à son bébé , voir (Lachal, 2006). soins psychologiques et la prévention. Dans le processus thérapeutique avec les enfants, les jeux, le dessin et le conte auront une place privilégiée. Les jeux, interactifs et menés avec l’adulte, permettent de retravailler les événements vécus, mais en transformant l’issue pour que les valeurs positives auxquelles l’enfant peut s’identifier triomphent. Il est question là de démonter sa représentation de l’adulte comme potentiellement dangereux. Nous montrons à l’enfant que l’adulte peut parfois se tromper, ne pas savoir et désirer toujours apprendre. Nous introduisons de la même façon des contes dans la psychothérapie, en général bilingues, surtout lorsque l’enfant ou adolescent n’est pas encore en mesure d’aborder les événements traumatiques de façon directe. Le conte, qui fonctionne comme un contenant symbolique et organisateur du psychisme7, lui permet de parler de soi à travers un personnage de fiction et manier le récit en imaginant par exemple d’autres fins possibles. Le dessin est également un support intéressant pour dégager l’enfant de l’influence de l’agresseur. En dessinant la scène traumatique, il met en acte ce qui n’a pas pu agir à l’époque, dû à la peur et à l’impuissance. L’origine des souffrances psychiques de ces enfants se situe dans l’influence destructrice des agresseurs, encore active des années après les événements. Pour construire la paix, nous dit Sironi, il nous faut forcément penser la guerre, le mal et la destruction. Il s’agit de mettre en évidence l’intentionnalité de l’agresseur et celle des systèmes tortionnaires, repérer et révéler les théories qui sous-tendent les actions et pensées destructrices des systèmes politiques (Sironi, 2002). Prévenir la transmission inter-générationnelle Dans notre consultation transculturelle, nous recevons de plus en plus des femmes qui ont fui des guerres, des conflits interethniques, des génocides, des groupes extrémistes, la torture ; le plus souvent, elles ont accumulé un ensemble de violences : violence conjugale, faits de guerre, prostitution mais aussi éloignement de leur famille, disparition de leurs enfants. Elles arrivent souvent seules en France après un parcours migratoire qui les expose à de multiples dangers (violences subies par les passeurs, exploitation sexuelle par des trafiquants… ) face auxquels elles sont plus vulnérables que les hommes8. Beaucoup d’entres elles ont vécu la torture et la répression politique dans leur pays d’origine, ce qui les a poussées à prendre le chemin de l’exil pour préserver leur vie en laissant derrière elles leur famille, ce qui les plonge fréquemment dans l’angoisse quant au devenir des siens et la culpabilité lorsqu’elles ont dû quitter leurs enfants notamment. Parfois, dans un contexte de violence collective, ces femmes traumatisées arrivent enceintes ou tombent enceintes peu de temps après leur arrivée en France. Nous les rencontrons alors à la maternité à la suite de leur accouchement9 ou bien elles nous sont adressées plus tard à la consultation mère-enfant10 par des professionnels inquiets pour l’état psychique de la mère et/ou des difficultés du lien avec 7 Cette fonction contenante du conte est fondamentale pour des enfants dont le traumatisme a produit une effraction psychique. 8 Quant aux vulnérabilités spécifiques des femmes exilées, voir (Mestre, Quattoni, & Gioan, 2012) et (Mestre, 2016a). 9 Il s’agit de notre consultation transculturelle de groupe constitué d’une psychologue, d’une anthropologue et des stagiaires psychologues (et souvent des interprètes) au sein de la maternité de l’hôpital Pellegrin au CHU de Bordeaux. Ce dispositif de prévention et de soin pour la dyade mère-enfant est décrit dans (Mestre, 2016c). 10 Cette consultation transculturelle de groupe avec plusieurs thérapeutes (et souvent des interprètes) fonctionne au sein de l’hôpital Saint-André au CHU de Bordeaux et accueille des mères exilées souvent gravement traumatisées avec leurs enfants d’entre 0 et 3 ans. son bébé. Or, ces mères cumulent de multiples traumatismes : les traumatismes pré-migratoires en lien avec la violence politique dans leur pays, un trajet migratoire souvent marqué par des événements traumatiques, l’expérience de l’exil qui nécessite un travail d’élaboration psychique plus difficile que celui de la migration11, et le contexte social et politique de l’accueil en France marqué par une opinion publique souvent hostile et des politiques migratoires de plus en plus contraignantes qui forcent l’exilé à prouver incessamment qu’il n’est pas un fraudeur ou un criminel (Rousseau & Nadeau, 2003) ; les conditions d’accueil engendrent ainsi un traumatisme causé par le déni de son vécu (Pestre, 2014). Ce contexte auquel s’ajoute souvent l’isolement des femmes 12 , a amené notre équipe, sensibilisée aux risques de la maternité en exil, a mettre en place plusieurs dispositifs groupaux de prévention et de soin (consultations mère-enfant et ateliers collectifs d’accompagnement à la naissance et d’accueil du nouveau-né) pour ces mères et leurs bébés. Ces différents dispositifs, qui intègrent la langue maternelle, des éléments culturels mais aussi géopolitiques et migratoires, ont pour but commun de mobiliser et soutenir les ressources psychiques et culturelles maternelles, de « porter » la mère pour qu’elle puisse ainsi « porter » son enfant13 et de favoriser un lien parent-enfant sécurisant permettant à ce dernier de grandir et développer toutes ses capacités. Lorsque ces mères sont gravement traumatisées et présentent des symptômes de souffrance psychique susceptibles d’affecter le lien avec son bébé, nous accueillons la dyade en psychothérapie. Bien entendu, la qualité de ce lien dépend de multiples facteurs qui vont interagir entre eux, entre autres, le soutien familial et social, les modèles internes de la mère avec sa propre mère ou avec d’autres personnes importantes de sa vie, le contexte de la grossesse et de la naissance, les ressources psychiques et culturelles dont la mère dispose pour « porter » son enfant, le contexte de la migration et également les expériences traumatiques du parent. Ainsi, nous avons voulu réfléchir sur la manière dont le traumatisme maternel vient affecter le lien avec son enfant, et ce dans un souci d’améliorer nos soins et contribuer à la prévention de la transmission intergénérationnelle du traumatisme psychique. Nous avons abordé cette 11 Si la migration est potentiellement traumatique du fait de la rupture du contenant culturel qu’elle implique (Nathan, 2013) et suppose des pertes à élaborer (de personnes, mais aussi de pays et de statut social), l’exil, en tant que migration sans projet préalable, fuite sans espoir de retour, nécessite un travail d’élaboration plus compliqué. De plus, la situation de « demande d’asile » (statut administratif de la majorité de nos patients) est encore plus complexe car le devenir devient incertain : l’asile peut être refusé et l’exilé menacé d’expulsion (Baubet, Abbal, & Claudet, 2004). 12 La solitude de la mère en Occident constitue un véritable traumatisme pour les mères migrantes, surtout si elles viennent d’un milieu traditionnel. Selon Stork (1999), elle modifierait les attitudes maternelles la rendant paradoxalement moins disponible à l’égard de son enfant, outre le débordement qu’elle suscite. Le face à face mère-enfant constitue ainsi une contrainte pour les mères, surtout quand leur culture préconise une circulation de l’enfant entre les membres de la famille. Les femmes migrantes expliquent notamment combien dans leur pays les femmes enceintes sont aidées et entourées dès la grossesse. Quand naît l’enfant, les aînées montrent et transmettent les pratiques de maternage, procédant à une véritable initiation au rôle de mère (Lallemand, 1991) cité par (Mestre, 2016b). La solitude, par manque de cet étayage, devient alors une menace. 13 En cas d’absence maternelle, surtout si elle n’est pas compensée par une présence maternante et rassurante (le mari ou autre), l’enveloppe culturelle dérobée n’offre plus sa fonction d’étayage, pouvant alors abraser la qualité des compétences psychiques et culturelles de la mère. Notre groupe fonctionne ainsi comme métaphore du groupe de co-mères (dans le sens d’ « être mère avec »). Lors des ateliers collectifs, les mères se soutiennent mutuellement dans leur parentalité ; le groupe de mères fonctionne ici également comme étayage des capacités maternelles. problématique notamment par le biais des récits de la mère sur les expériences traumatiques racontées à l’enfant ou en sa présence14. Bien sûr, ces récits peuvent faire défaut, car les traumatismes liés aux violences collectives font taire, le silence et le non-dit s’installent alors dans les familles, d’où l’importance d’une psychothérapie pour faire circuler la parole sur ces violences. Les récits des expériences traumatiques sont marqués par leur caractère fragmentaire, incohérent, leurs expressions répétitives et une émotivité anarchique qui sont le signe d’un défaut d’élaboration psychique du vécu. L’élément déterminant porteur des conséquences sur l’enfant n’est pas tant la nature des expériences vécues par la mère mais la manière dont elle en parle : la cohérence, l’intelligibilité, la consistance, la vraisemblance et l’équilibre émotionnel du récit. Or, la torture et la violence politique provoquent, comme nous l’avons vu, une effraction psychique lourde de conséquences. Mais comment le parent peut-il traumatiser son enfant à travers ces récits ? Dans une communication verbale mais aussi extra-verbale, les parents transmettent des bribes de récits qui deviennent traumatiques pour l’enfant. Chez les parents, l’expérience traumatique n’a pas été intégrée à l’histoire personnelle15. Par conséquent, elle ne peut être transmise que d’une manière transpsychique sans être synonyme de magie car elle passe par des éléments palpables comme les mots ou le langage du corps, de telle sorte que les enfants héritent d’une manière violente, des objets non transformables, comme des choses en soi16. A partir de notre hypothèse qui postule que ces récits ont un pouvoir traumatique pour les jeunes enfants allant jusqu’à induire chez eux des images terrifiantes, la mise en récit des scénarii émergents 17 des cliniciens pourrait avoir des effets thérapeutiques à différents niveaux. D’abord, directement sur la mère en l’aidant à mobiliser ses capacités narratives pour que la scène traumatique perde de son pouvoir traumatique ; et par conséquent indirectement sur son enfant. Ensuite, probablement, directement sur l’enfant en lui proposant une narration cohérente et distancée face à ses images redoutées dans le but d’atténuer leur marquage traumatique. Si ces aspects nous parlent de la transmission du trauma parental à l’enfant, l’analyse des interactions entre la mère et son bébé observées dans notre consultation nous suggère une autre dimension : les conséquences du trauma sur le fonctionnement psychique maternel qui entraînent des altérations notamment dans ses capacités maternelles (empathie, accordage 14 Pour un développement plus approfondi sur cette problématique, voir (Berenise Quattoni, 2016). Les traumatismes produits par la violence organisée sont particulièrement difficiles à êtres élaborés car on vient toucher ce qui fonde l’humanité même du sujet : les liens sont cassés, la Loi attaquée, l’ordre symbolique bouleversé, les tabous fondamentaux brisés (Baubet et al., 2004). 16 Selon Bion (2002), à la différence des objets transformables, qui se transforment naturellement au sein des familles formant la base et la matière psychique de l’histoire que les familles transmettent à leurs descendants, les objets non transformables sont repérables dans les objets « bruts ». Ces objets demeurent enkystés, incorporés, inertes (Kaës et al., 2003). Dans ce type de transmission, il n’y a pas de distance. Ainsi, des images, des fragments de récits sont imposés comme des choses en soi. 17 Le scénario émergent est un concept développé par C. Lachal, défini comme les éléments actifs du contretransfert qui viennent comme des réponses spontanées au récit de l’expérience traumatique par le patient. En effet, ces scenarii émergents apparaissent souvent au moment où le patient raconte une scène traumatique : « à son tour, le clinicien a une représentation de la scène vécue par son patient, il voit, se représente, ressent un certain nombre de choses qui s’organisent comme une séquence mentale et corporelle », (Lachal, 2007, p. 53). Selon son hypothèse, l’analyse du contre-transfert face à une mère traumatisée et son bébé permettrait de comprendre comment le traumatisme se transmet entre la mère et son enfant (Lachal, 2006) (Lachal, 2015).Voir également (B. Quattoni & Mestre, 2008) 15 affectif, etc.). C’est un nouveau trauma qui est ainsi infligé à l’enfant. Le clinicien doit être attentif à ces deux dimensions qui peuvent opérer simultanément ou non. Bibliographie Bailly, L. (1996). Les catastrophes et leurs conséquences psychotraumatiques chez l’enfant : accidents, terrorisme, guerres, violences d’Etat, torture, catastrophes naturelles. Descriptions cliniques et traitements. Paris: ESF éditeur. Baubet, T., Abbal, T., & Claudet, J. (2004). Traumas psychiques chez les demandeurs d’asile en France : des spécificités cliniques et thérapeutiques. Journal International de Victimologie, 2(2). Bion, W. R. (2002). Transformations : passage de l’apprentissage à la croissance. (F. Robert, Trans.). Paris, France: Presses universitaires de France. Daligand, L. (2009). Le psychotrauma de l’enfant. Stress et Trauma, 9(4), 224–227. Ferenczi, S. (1982). Confusion de langue entre les adultes et l’enfant. In Œuvres complètes (Vol. 4). Paris: Payot. Gioan, E., Lkhadir, A., Mestre, C., & Quattoni, B. (2016). Bébés d'ici, mères d'exil (C. Mestre, Ed.). Toulouse, France: Erès. A paraître Grappe, V. (1995). La guerre en ex-Yougoslavie : un regard sur les enfants réfugiés. In M. R. Moro & S. Lebovici (Eds.), Face au traumatisme : psychiatrie humanitaire en exYougoslavie et en Arménie. Presses universitaires de France. Lachal, C. (2006). Le partage du traumatisme: contre-transferts avec les patients traumatisés. Grenoble, France: La Pensée sauvage. Lachal, C. (2007). Le partage du traumatisme : comment soigner les patients traumatisés. Le Journal des psychologues, n° 253(10), 50–54. Lachal, C. (2015). Comment se transmettent les traumas ? Traumas, contre-transferts, empathie et scénarios émergents. Grenoble, France: La Pensée sauvage. Lallemand, S. (Ed.). (1991). Grossesse et petite enfance en Afrique noire et à Madagascar. Paris: L’Harmattan. Mestre, C. (2016a). Comprendre la vulnérabilité des femmes migrantes. In C. Mestre (Ed.), Bébés d'ici, mères d'exil. Toulouse, France. Mestre, C. (2016b). La naissance en migration comme changement de demeure. In C. Mestre (Ed.), Bébés d'ici, mères d'exil. Toulouse, France. Mestre, C. (2016c). Psychothérapie périnatale transculturelle. In C. Mestre (Ed.), Bébés d'ici, mères d'exil. Toulouse, France. Mestre, C., Quattoni, B., & Gioan, E. (2012). Face aux traumatismes maternels : soin et protection de la mère et de l’enfant. In T. Baubet, M. R. Moro, & Y. Mouchenik (Eds.), Manuel des psychotraumatismes : cliniques et recherches contemporaines. [Grenoble]: La Pensée Sauvage. Nathan, T. (2013). La folie des autres : traité d’ethnopsychiatrie clinique. Paris: Dunod. Pestre, É. (2014). La vie psychique des réfugiés. Paris: Payot & Rivages. Quattoni, B. (2016). Mères migrantes traumatisées et leur enfant : transmission ou reproduction du trauma ? In C. Mestre (Ed.), Bébés d'ici, mères d'exil. Toulouse, France. Quattoni, B., & Mestre, C. (2008). Contre-transfert et scénario émergent dans les psychothérapies de mères traumatisées : à propos d’un cas. Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence, 56(4-5), 206–210. http://doi.org/10.1016/j.neurenf.2008.04.012 Rousseau, C., & Nadeau, L. (2003). Migration, exil et santé mentale. In T. Baubet & M.-R. Moro (Eds.), Psychiatrie & migrations. Issy-les-Moulineaux Cedex, France: Masson. Sironi, F. (1999). Les stratégies de déculturation dans les conflits contemporains : nature et traitement des attaques contre les objets culturels. Revue de Psychiatrie Sud/nord, (12). Sironi, F. (2002). Les enfants victimes de torture et leurs bourreaux. Psychologie et Education, (49). Stern, D. (1997). La constellation maternelle. Paris : Calmann-Lévy. Stork, H. E. (1999). Introduction à la psychologie anthropologique: petite enfance, santé et cultures. Paris: A. Colin. Terr, L. C. (1991). Childhood traumas: an outline and overview. The American Journal of Psychiatry, 148(1), 10–20. http://doi.org/10.1176/ajp.148.1.10 United Nations (Ed.). (2004). Istanbul Protocol: manual on the effective investigation and documentation of torture and other cruel, inhuman, or degrading treatment or punishment (Rev. 1). New York: United Nations. Viñar, M. N. (2007). Généalogie de la violence. Libres cahiers pour la psychanalyse, (16), 159–168. Von Oberbeck Ottino, S. (1998). Familles victimes de violences collectives et en exil : quelle urgence, quel modèle de soins ? Le point de vue d’une pédopsychiatre. Revue Française et Francophone de Psychiatrie et de Psychologie Médicale, 14(2.0), 35–39.