La jeune fille et la fume

Transcription

La jeune fille et la fume
1
LA JEUNE FILLE
ET LA FUME…
2
SOMMAIRE
INTRODUCTION……………………………………………………………………….
Pierre Delormas, Président de l’ IRAAT
Gérard Mathern, Pneumologue Tabacologue à St Chamond
INTERVENTIONS……………………………………………………………………..
« Le tabagisme satisfait-il le désir de prise de risque chez l’ado ? »……..
Philippe JEAMMET, Pédo-psychiatre
« A quoi rêvent les jeunes filles qui fument ? »……………………………...
Elisabeth G.SLEDZIEWSKI, Philosophe et politiste
« Les jeunes filles au bar »…………………………………………………….
Jean-Olivier MAJASTRE, Ethno-sociologue
« TAB’EVE à l’école »………………………………………………………….
Dominique BERGER, Maître de conférence
EN GUISE DE CONCLUSION………………………………………………………..
3
INTRODUCTION
Le tabagisme féminin représente un phénomène moderne jusqu’ici peu étudié, encore
moins exploré, dans ses dimensions sociales, anthropologiques, philosophiques ou historiques. Il
s’agit, afin de tenter de combler ce vide un peu inquiétant, d’interroger le phénomène selon des
éclairages différents, mais convergents. Donner du volume à l’objet, c’est aussi le regarder sous
toutes ses facettes. C’est bien ce que nous allons tenter de faire aujourd’hui grâce à nos
interlocuteurs, tous éminemment compétents dans leur discipline respective, et sans doute dans
bien d’autres.
S’intéresser à la « jeune fille et la fume » permet de se poser la question des racines de ce
tabagisme particulier. Le « pourquoi » reste bien mystérieux. Jadis, c'est-à-dire il y a une
quarantaine d’années, les femmes fumant en public montraient alors assez systématiquement
leur statut de filles … publiques. Mais les choses ont changé. La révolution féministe est passée
par là et, trente années après les Américaines, les Européennes sont devenues également des
consommatrices qui ne se cachent plus. Nos orateurs évoqueront très certainement cette
évolution qui se traduit, hélas, par la progression des cohortes de malades cancéreux dans les
services spécialisés qui ne les connaissaient pas dans les années soixante. C’est bien pour cette
raison que s’intéresser au tabagisme, c’est bien entendu s’intéresser à la santé de ses
concitoyens et à sa préservation.
Le cas de la jeune fille est assez central, car c’est bien au moment de l’adolescence que
tout va se jouer. Nous avons donc demandé à Philippe JEAMMET de venir nous donner son
sentiment sur ce sujet. Nul plus que lui ne pouvait nous éclairer sur ce paradoxe de la nécessité
de la sécurité et de cette prise de risque inhérente à l’état d’adolescent. Le progrès et le gain de
la liberté de la femme n’ont pas échappé à Elisabeth SLEDZIEWSKI, « notre » philosophe, à la
recherche du sens de cette pratique. Mais nul ne peut échapper à l’évidence. Les jeunes filles fument
aujourd’hui, en public et à la terrasse des cafés, ce que n’auraient jamais osé faire leur mère. Jean-
Olivier MAJASTRE les a questionnées, photographiées, amenées à lui faire des confidences à ce
sujet. Il nous racontera ces jeunes visages derrière le rideau de fumée de leur cigarette, roulée
au manufacturée. Mais alors, si tout cela est si dangereux, si coûteux à la société en termes de
soins et de douleurs, que font donc les éducateurs ? Sont-ils conscients du problème ?
Conviendrait-il de leur faire développer des programmes efficaces afin de voir, enfin, diminuer,
voire disparaître le tabagisme des jeunes ? Dominique BERGER nous dira comment tout cela
vient se fondre dans une mécanique complexe qui est celle de l’Ecole, quels sont les limites et le
cadre éthique de ce type de prévention.
Nous avons donc du travail aujourd’hui. Je donne la parole à nos orateurs en gageant que
nous seront un peu plus savants sur ce sujet ce soir et que vos questions viendront encore
enrichir ce que nous désirons être un véritable débat.
4
PHILIPPE JEAMMET
PSYCHANALYSTE (SOCIETE ANALYTIQUE DE PARIS)
PEDO-PSYCHIATRE
UNIVERSITE DE PARIS VI
« Le tabagisme satisfait-il le désir de prise de risque chez l’adolescent ? »
Merci de votre invitation à vous parler d’un sujet qui m’est cher, je vais surtout me placer du point
de vue de l’adolescent, puisque c’est là mon domaine.
Cela va faire près de quarante ans que je m’occupe d’adolescents, un petit peu fatigué mais enfin
pas vraiment lassé parce que c’est passionnant et parce que on a une possibilité d’action assez
exceptionnelle, car c’est un moment où beaucoup de choses peuvent basculer. Ce qui m’a toujours
frappé, c’est que, je dirais, à difficultés comparables, on voit des destins totalement opposés, c’est-àdire certains vont faire de leurs difficultés une force qui va leur permettre de les dépasser, et d’autres
vont faire de ces difficultés une force pour s’autodétruire. Et on a l’impression que la difficulté va devenir
à ce moment-là leur identité, leur façon de s’agripper à la vie, et que, s’il y a un espoir, et c’est toujours
possible, tant qu’il y a de la vie, et bien quand même, on voit qu’au moment de l’adolescence il y a ce
risque de bascule vers une forme ou l’autre d’auto sabotage et d’autodestruction. Ce sont souvent les
rencontres qui vont permettre que cela évolue d’une façon ou d’une autre, et que ces rencontres, on
peut essayer de les faciliter, mais on ne peut guère les programmer, parce qu’on ne sait jamais à
l’avance ce qui va vraiment marcher. Cela dépend de tant de facteurs. C’est pareil pour la prévention,
c’est important de la faire, et en même temps, on sent bien qu’on n’arrive pas à la maîtriser totalement,
qu’elle nous échappe, et qu’on ne sait ce qui va faire qu’on se motive tout à coup à prendre soin de soi.
L’adolescent, un miroir grossissant, comme la psychopathologie, de manière générale, mais plus
particulièrement à cet âge, un miroir grossissant de ce que nous sommes. L’adolescence c’est la
réponse de la société à ce phénomène physiologique qu’est la puberté. Et ça va être un moment très
révélateur. Pourquoi ? Parce que, d’un côté, ça va nous montrer, au moment où il faut quitter, je dirais,
la coque protectrice de l’enfance pour aller vers plus d’autonomie, et bien ça va obliger le sujet à
montrer ce qu’il a dans la tête et dans le ventre, c’est-à-dire avec quels acquis il va pouvoir aller vers
l’avant, mais aussi quelles contraintes pèsent sur lui. Donc, ça va être un révélateur de ce que nous
avons acquis pendant l’enfance, qui est le fruit à la fois de nos bases génétiques et des interactions
avec l’environnement et des événements plus ou moins traumatiques qui auront pu se produire. On va
révéler « qu’est-ce que j’ai dans la tête ? Qu’est-ce que j’ai dans le ventre ? ». C’est un révélateur de ce
qui s’est passé pendant la première enfance. Et en même temps, comme c’est un moment d’attente,
d’incertitude, où on est en quête de justement son affirmation en tant qu’adulte, et bien ça va être un
puissant miroir, révélateur de ce que sont les adultes. Les adolescents sont tellement en quête d’une
image, qu’ils vont refléter l’image que leur renvoient les adultes, et l’image qu’ils ont des adultes. Donc,
on joue sur les deux côtés. Je trouve que c’est ça qui est riche.
Alors, votre sujet m’a particulièrement intéressé parce que, justement, qu’est-ce qui fait que les
jeunes filles se sont mises à fumer ?
Moi, je pense quand même qu’il y a un phénomène fondamental, c’est que ça a été une
conquête, le fruit d’une conquête de leur plus grande liberté. La reconnaissance du statut de la femme,
de son autonomie, de son égalité avec l’homme, qui est souvent confondue avec l’absence de
différences, ce qui est une grande ambiguïté, l’égalité ce n’est pas être plus ou moins dans la même
échelle, c’est l’acceptation qu’il y ait en effet des différences. Et là, c’est beaucoup plus problématique.
On ne peut pas empêcher qu’une partie des personnes, les plus anxieuses probablement, et les plus
anxieux du côté des hommes, vive en effet l’égalité en termes purement hiérarchiques, et non pas en
termes de reconnaissance des différences. « Est-ce que j’ai plus ou moins ? » Alors, la cigarette c’est
quand même une conquête du pouvoir masculin. C’étaient les hommes qui fumaient. Et, à partir du
moment où il a été plus admis que des jeunes filles puissent fumer, qu’il n’y avait pas de raison qu’elles
5
soient différentes des hommes, et bien effectivement on a vu cette croissance, au point que
maintenant… les jeunes filles fument plus que les garçons. Nettement plus. Et je crois que c’est en train
de se généraliser.
Alors, voilà, je pense qu’il y a eu un progrès formidable dans la conquête de la véritable
autonomie de la femme, dans sa différence, mais dans aussi ses potentialités, et qu’est-ce qui fait que
cette plus grande liberté, pour une part, est gâchée par une prise de risques excessifs ? Et ça, pour moi,
c’est le problème central de l’adolescence. Les adolescents ont la chance, quand même, d’avoir une
société où il y a une ouverture comme on n’en a jamais eu dans l’histoire de l’humanité. Ce qu’on ne
prend pas tellement en compte. On a l’air de trouver banale l’évolution. Non, il y a une rupture
considérable. C’est la première fois dans l’histoire de l’humanité que tant de jeunes vont avoir un mode
de vie, que ce soit professionnel, que ce soit sur le plan affectif, qui n’a rien ou très peu à voir avec celui
de ses parents. Ca ne s’est jamais produit à cette échelle. Même avec la révolution industrielle du
XIXème siècle. Et qui va avoir un moyen de communication avec le monde qui est au moins l’équivalent
de la révolution de l’imprimerie avec Gutenberg, c’est Internet. C’est probablement même encore plus
puissant. Avec les avantages d’une ouverture et les risques, mais ça c’est la vie. Il n’y a pas de vie sans
risques. Il y aura toujours je crois le risque que tout nouveau moyen soit utilisé de façon destructrice et
non pas créatrice. Et ça, je crois qu’on ne l’évitera jamais. Il y aura toujours cette potentialité qui est
propre à l’homme. On y reviendra tout à l’heure.
Donc, ils ont là une ouverture, un champ formidable. Et on voit un certain nombre de ces jeunes
ne pas utiliser cette chance parfois du fait de contraintes, qu’on a sous-estimées, de contraintes
biologiques, d’origine génétique. On sait maintenant l’importance des troubles de l’humeur, des
angoisses psychotiques, dans notre capacité ou plutôt notre difficulté à traiter les émotions et dont on
est porteur sans l’avoir choisi. Mais, au-delà de cela, une bonne partie de ces jeunes qui vont poser
problème, n’ont pas ces mêmes contraintes biologiques, ou pas de manière aussi massive, et
néanmoins vont utiliser cette plus grande liberté, non pas pour se nourrir davantage, nourrir leurs
potentialités, se donner des outils qui leur permettent d’avoir ce qui est quand même la condition
humaine essentielle, une certaine capacité de choix dans la vie, relative, mais quand même pas
négligeable, et qui va dépendre des outils que nous avons, des compétences que nous avons. Eh bien,
au lieu de développer cela, au lieu de se nourrir, de nourrir leurs compétences, un certain nombre de
jeunes vont cultiver des comportements dont le but, dont le caractère commun plutôt, je ne sais pas si
c’est vraiment le but, le caractère commun c’est qu’ils sabotent toute une partie de leurs potentialités ou
leur font prendre des risques exagérés et sans bénéfice direct très important.
Ça, c’est une grande caractéristique des troubles. Il n’y a pas de troubles du comportement de
l’adolescence, il n’y a pas, je dirais même, de pathologie psychiatrique, qui ne se traduise par une
amputation plus ou moins importante des potentialités du sujet. Ce n’est jamais l’expression d’une
liberté. Ce n’est pas l’exubérance d’une vitalité qui ne trouve pas à s’exprimer. Si on ne se nourrit pas, si
on se sabote ou on prend des risques excessifs, je crois que ce n’est pas non plus un choix, il y a une
sorte de contrainte, on y reviendra, mais en tout cas, ce n’est pas l’expression d’un épanouissement. Et
c’est ça qui est tragique. Et que, quelque soit ce qu’ont subi ces adolescents, je dirais même, plus ils ont
subi de traumatismes ou de choses pesantes dans leur enfance, plus il est particulièrement injuste
qu’au lieu de rattraper le temps perdu en se donnant la nourriture et les outils dont ils ont besoin, eh
bien au lieu de ça, il y a cette tentation d’entrer dans ces comportements d’auto-sabotage.
Alors, comment cela se fait-il ? Qu’est-ce qui fait que ces jeunes filles vont utiliser leur liberté pour
prendre des risques excessifs, qui sont maintenus connus ? Alors, bien sûr, elles vont dire « j’ai peur de
prendre du poids », « j’ai ceci », « j’ai cela », mais je crois que ça va plus profondément que cela, enfin
que derrière tout cela, il y a la peur. Plus que le plaisir. C’est pas « je suis tellement bien quand je
fume ». Et d’ailleurs, toutes celles qui vous diront qu’elles ont commencé pourquoi ? Pour faire comme
les autres essentiellement, et si elles voulaient faire comme les autres c’est comme si elles avaient
besoin de se donner une consistance qu’elles avaient l’impression de ne pas avoir. « Je ne suis pas
aussi bien que l’autre, donc si je fume, c’est un plus. ». Et c’est par rapport aux garçons aussi, ça fait
plus décontractée, plus affirmée, c’est toute une image de soi qui se construit au niveau de la cigarette.
Et on sait bien, entre autre les études de Marie CHOQUET l’ont bien montré, pour les garçons comme
pour les filles d’ailleurs, plus on fume tôt, plus on fume beaucoup, plus le risque de troubles graves du
6
comportement et notamment de toxicomanie est important. Donc, fumer très jeune et fumer beaucoup
ce n’est pas parce que la fumée ou le fait de fumer vous conduit nécessairement à la toxicomanie, c’est
que ce qui fait que vous fumez tôt est un facteur de risques. Et ce qui fait que vous fumez tôt, ce n’est
jamais l’expression, encore une fois, d’une vitalité ou d’un bien-être, c’est la peur. Je crois que c’est la
peur qu’il y a derrière tout ça. Peur de ne pas être à la hauteur. Peur de ne pas être assez bien. Alors,
que cette peur après se cristallise sur l’image du corps en disant « je ne suis pas assez mince » ou « je
suis trop ceci » ou « pas assez cela », il y aura toujours des prétextes pour agripper, pour accrocher
cette peur qui est là au fond, qui est « je ne me plais pas suffisamment ». « Je ne suis pas assez sûr de
moi ». Alors, heureusement qu’on ne se plait pas trop, parce que ce serait un peu statique et peu
motivant, mais est-ce que c’est le meilleur moyen de renforcer son estime de soi et son image que de
prendre des risques importants ? Que ce soit la vitesse, parce que là aussi quand j’étais dans ce collège
la semaine dernière, le deuxième facteur c’était l’alcool, le troisième la vitesse avec notamment la
conduite sans casque en moto ou autre, et en quatrième venait le hasch. En quatrième ! C’est-à-dire
que l’alcool est pris surtout sous la forme de cuites, aiguës : on est en soirée, et « il faut que je me
décontracte ». Et là encore, c’est-à-dire que « tel que je suis, je n’ai pas ce qui faut ». Alors, moi, je vais
vous dire un peu quelle est ma façon de comprendre, et j’ai l’impression qu’avec le temps, c’est peutêtre l’effet de la vieillesse, on a une perspective qui se raccourcit, on a quand même l’impression, si
vous voulez, qu’il y a des lignes de force qui sont très dominantes dans tout ça, et que, à la fois, c’est
très complexe et très compliqué le développement de la personnalité, mais qu’il y a des choses
basiques, fondamentales, qui restent quand même toujours les mêmes, et qui ne sont peut-être pas si
compliquées que cela. Et qu’à trop compliquer, on finit par être confus, c’est-à-dire par ne plus voir des
lignes directrices dont aurait besoin adolescent. Et actuellement, moi je suis frappé, par la perplexité de
l’adolescence, par le fait d’être pris dans des désirs contradictoires, d’avoir envie d’une chose ou de son
contraire, c’est ça le problème de l’adolescence, ce sont les contradictions dont ils souffrent. Ne rien
faire et réussir, pouvoir aimer tout le monde mais avoir un lien préférentiel, enfin, bon, un certain nombre
de contradictions permanentes, et on a l’impression que la société adulte, actuellement, partage cette
perplexité et qu’on ne sait plus très bien ce qui est important, qui n’est pas important, ce qui a de la
valeur ou pas de la valeur. Et je crois que ça, c’est une source de confusion assez grave pour un certain
nombre de jeunes, mais qui est compréhensible, parce qu’on a tellement d’informations contradictoires,
qu’on ne sait plus très bien. Trop d’informations tuent l’information aussi. Peut-être vais-je rajouter à la
confusion aujourd’hui, on en reparlera, mais il faudrait peut-être revenir à un certain nombre de lignes
directrices basiques que je vais essayer de développer devant vous.
Si vous voulez, ce qui me semble, c’est que quand on arrive à l’adolescence, plus on est en
insécurité interne ; alors qu’est-ce que c’est que l’insécurité interne ? C’est un mot très global, avec tout
un continuum bien entendu, ce n’est pas pathologique de ne pas avoir une bonne image de soi, mais
c’est potentiellement pathogène, c’est-à-dire ça peut vous conduire à faire des bêtises. Encore une fois,
les bêtises c’est jamais le bien être qui pousse à les faire, je crois qu’on peut exclure ça. Ce n’est pas un
plaisir de faire des bêtises. Ca peut le devenir secondairement, mais ce qui pousse, comme fumer peut
devenir un plaisir, mais ce qui va pousser à faire cela, au départ, c’est la peur. La peur de ne pas être à
la hauteur. Je crois que ce problème de l’image de soi, il est central chez l’homme.
Et ça, ça touche quelque chose, je crois aussi, de fondamental qui est qu’il n’y a pas tellement de
choses qui différencient l’homme de l’animal, la génétique est là pour nous le montrer. On a beaucoup
plus de points communs qu’on ne l’avait pensé, donc de contraintes qui pèsent sur nous, donc comme
je le disais tout à l’heure, elles sont plus fortes qu’on ne l’avait estimé, sûrement, sur l’humeur, sur
l’anxiété, sur la capacité dépressive, sur la capacité à s’angoisser, il y a des bases génétiques
indubitables. Mais ce qui caractérise l’homme, je crois, la grande différence avec l’animal, est-ce que ce
n’est pas la conscience qu’on a de nous même ? C’est-à-dire que tout d’un coup le développement du
cerveau a permis cette activité réflexive. On peut se voir. Alors chez l’animal il y a des ébauches, chez
les singes on essaie absolument de leur apprendre, on voit bien qu’il y a une potentialité, mais elle
s’arrête. Parce que nous on a des milliards de circuits neuronaux en plus, et que la découverte du
langage, la possibilité de symbolisation, la prise de conscience de cela, les développements de la
culture individuelle, font que l’on est de plus en plus conscient de soi en tant que sujet unique au
monde. Je crois que c’est quand même ça la grande spécificité humaine.
C’est pas les pulsions, ce n’est pas la sexualité, ce n’est pas l’agressivité, c’est qu’on a
conscience de nous-mêmes. Alors là qu’est-ce qu’on voit ? Eh bien, on voit des choses formidables qui
7
nous permettent d’apprécier la vie, et des choses moins formidables, à savoir, qu’on va mourir, et qu’on
se compare aux autres, et que là il y a une épine qui vient nous titiller sérieusement « je ne sais pas
quelle est ma valeur ? » et « est-ce qu’ l’autre n’a pas plus que moi ? », avec l’envie, avec tous ces
phénomènes qu’on connaît bien. « L’autre ne vaut-il pas plus que moi ? N’est-il pas plus aimable ?
N’est-il pas plus aimé ? » Ca, ça taraude, le besoin d’être aimé, le besoin d’attachement. Il existe aussi
chez l’animal, ils peuvent en mourir d’ailleurs. Un chien est très attaché à son maître… le maître
disparaît… il peut mourir, se laisser mourir ! Donc, il y a déjà dans ce phénomène de l’attachement,
c’est-à-dire toute l’importance de la théorie de l’attachement qui vient d’être développée depuis une
trentaine d’année chez l’homme, pour la compréhension de l’enfant, c’est que les bases de
l’attachement « sécure ou insécure », se construisent dans les deux premières années de la vie, et elles
vont être très stables après. Elles ont une tendance à être très stables.
Alors, à partir de cette base, de la capacité d’attachement, il y a quand même donc cette
différence, c’est qu’on se voit. Et là, je crois que ça introduit au cœur de l’homme une division terrible,
qui apparaît comme une contradiction insupportable, et qui est en fait un paradoxe, c’est-à-dire une
fausse contradiction. A savoir, que l’homme est conscient du besoin qu’il a de se nourrir des autres pour
être lui, et de son besoin de s’attacher. Et très rapidement, il va être conscient que lui il n’est pas l’autre,
à la différence de l’animal.
Et que là, il y a quelque chose qui commence à devenir insoluble. « Comment être moi si je ne
suis fait que de ce que les autres m’apportent ? », et « Comment me différencier des autres, si j’ai
besoin de ces autres pour être moi ? ». Ça, je crois, que c’est ce que montre l’adolescence, évidemment
de façon caricaturale, mais ça c’est une problématique qui commence avec la vie et qui finit avec la
mort, mais que l’adolescence exacerbe.
Et c’est pour ça que c’est aussi un puissant révélateur. Parce qu’au moment de l’adolescence, il
va y avoir une épreuve importante qui est la nécessité de créer une nouvelle distance relationnelle avec
les parents. Nécessité liée à la maturation pubertaire et à la sexualisation des relations. Maman ce n’est
plus que « maman », c’est une femme. Papa ce n’est pas seulement « papa », c’est un homme. Bon, ça
existait un peu dans l’enfance, mais l’enfant était protégé des risques par l’immaturité. Pas l’adulte lui,
c’est les abus sexuels.
Enfin, l’enfant, lui, était limité dans ses possibilités de réalisation. Avec l’adolescence, toutes les
civilisations ont mis une limite « il faut que tu quittes ton père et ta mère ». Ah, très bien, mais autrefois
c’était très encadré par les rites, l’inclusion forte et vigoureuse dans le monde des adultes, avec peu de
marge de choix. Notre chance, mais notre risque, c’est que nous avons de plus en plus de choix. Au
point qu’on sait maintenant quand l’adolescence commence, encore qu’on essaie de nous faire croire
qu’il y a des préadolescents, de 9-10 ans, et avec le syndrome Lolita et autre, c’est-à-dire qu’on leur
vole leur enfance, comme s’ils n’avaient pas le temps et comme s’ils n’avaient pas besoin de rester
enfant suffisamment de temps. Ils auront le temps d’être adultes… Non, maintenant, il faudrait qu’ils
soient adultes à 8-9 ans ! « Alors ton amoureux comment il est ? Ca va ? T’as un amoureux, t’as une
amoureuse ? ». Ce sont les adultes qui sont aussi, qui se voient, qui jouent à la poupée, comme ça,
avec leurs enfants. Et on va faire du « comme si ».
Ils auront le temps d’avoir leur amoureux, leur amoureuse ! D’ailleurs, il n’y a qu’à voir les
adultes, combien ils auront de difficultés à gérer ça après. Eh bien, non, ils veulent qu’ils commencent à
9-10 ans ! Alors, que, eux, déjà au bout de 10-15 ans, ils disent « comment peut-on faire pour sortir de
ce lien ? ».
Donc, l’adolescence, en principe, c’est quand même la puberté, mais on ne sait plus très bien
quand elle se termine. On a de plus en plus de choix, choix affectif, choix professionnel, qui étaient
quand même les deux choix qui fixaient, qui faisaient la bascule dans le monde adulte. Maintenant, ça
s’étire. Ce qui est une chance à bien des égards, mais il y a un risque.
Alors, donc, l’adolescence va révéler cette nécessité de prendre une distance avec les parents, et
donc, ce que je vous disais tout à l’heure, « si je prends une distance avec mes parents, je dois faire
mes preuves : qu’est-ce que j’ai dans le ventre ? Qu’est-ce que j’ai dans la tête ? ». Je crois que ça,
c’est l’élément central.
Alors, « Si j’ai une sécurité intérieure suffisante, bien sûr je ne me sens pas sûr de moi, mais ce
n’est pas dramatique, je vois plutôt la bouteille à moitié pleine qu’à moitié vide, alors je peux m’avancer
avec une certaine confiance dans la conquête du monde », et la confiance c’est essentiel. La confiance
8
est essentielle en soi et dans les autres, et ça se construit en même temps. On a confiance en soi parce
qu’on a confiance en ceux qui vous entourent. Et si on a confiance, qu’est-ce qui se passe ? On peut
attendre, parce qu’on sait…, que ça en vaut la peine. Et si on peut attendre, mais qu’est-ce qui se
passe ? On peut choisir ce qui paraît le mieux pour nous.
Et si on peut attendre, et bien en attendant d’avoir ce qu’on recherche, on sait que si on peut
attendre c’est qu’on a des ressources à l’intérieur de soi. « Si on répond immédiatement à toutes mes
demandes, je ne sais pas quelles sont mes capacités de me débrouiller seul ». Et vous voyez comment
l’éducation actuelle, en voulant répondre à tous les besoins des enfants, qui est une façon pour les
adultes avant tout de se consoler d’être en permanence frustrés parce qu’ils ne peuvent pas avoir tout
ce qu’ils veulent, qu’au moins leurs petits chéris dans lesquels ils se regardent en miroir, eux, ils aient
tout de suite tout ce qui leur faut ! Sauf, que ces petits chéris ne savent pas ce qui est à eux, et ont le
sentiment que leur sécurité ne vient que de l’extérieur, des parents ou de la satisfaction immédiate du
désir. Ils ont du mal à faire l’apprentissage d’une frustration qui leur permet de dire « Ah oui, c’est un
peu dur, mais je ne me débrouille pas si mal, je peux attendre, et finalement j’ai des satisfactions qui
arrivent ». Ca c’est essentiel.
Alors, ceux qui ne sont pas dans cette confiance, là encore ce n’est pas du pathologique, parce
que probablement pour les grands anxieux, ceux qui n’ont pas de confiance, ça va être une source de
création, je ne pense pas qu’il y ait des gens très créatifs qui ne soient pas des grands anxieux sur le
fond. Mais la nature de la réponse va changer les choses. Comment est-ce qu’ils vont répondre ? Est-ce
qu’ils vont répondre justement en créant, ou est-ce qu’ils vont répondre autrement ? On va y revenir.
Donc, « Je suis là, moi, en attente de savoir qui je suis, et je n’ai pas de sécurité, je prends de la
distance. Alors qu’est-ce qui se passe ? Et bien, je suis à ce moment-là perdu, et il faut que je revienne
vers ces adultes à qui je prête la force que je n’ai pas. Mais si je me rapproche d’eux, alors la grande
honte, la grande crainte humaine, je suis passif, je suis là comme un nourrisson, en attente devant eux,
ça s’est insupportable, ils vont me pénétrer, et là, avec ces deux angoisses humaines fondamentales,
qui sont « si je suis seul et abandonné, j’ai une angoisse d’abandon et je me sens sans valeur », et
« mais si on commence à s’intéresser à moi, plus j’en ai besoin, plus je ressens ça comme un risque
d’intrusion : tu t’intéresses à moi, qu’est-ce que tu me veux ? » Je donne ce moyen mnémotechnique
qui est la blague corse, ça c’est mon côté peut-être ado de prendre des risques un peu, enfin modérés,
surtout à Lyon !…, donc « Tu regardes pas ma sœur, elle est pas belle ? Tu la regardes, qu’est-ce que
tu lui veux ? ». Voyez, c’est ça l’adolescence. « Vous ne vous occupez pas de moi, je rentre à la
maison, je rentre de l’école, vous êtes indifférents » et « Alors, tu reviens de l’école, qu’est-ce que tu as
fait mon chéri ? Ça vous regarde ? Je ne peux pas avoir un peu la paix ? J’étais déjà tout seul…».
Ça, ce n’est pas un signe qu’ils n’aiment pas les parents ou qu’ils ne les intéressent pas, ou que
les parents doivent le laisser tranquille. Non, si vous le laissez tranquille, il se sent abandonné. Alors,
c’est ça le piège terrible. C’est qu’on n’arrive pas à trouver la bonne distance. Voilà le drame de
l’adolescence : la bonne distance. Et il faut comprendre que ceux qui vous harcèlent en réclamant leur
indépendance, c’est qu’ils ne se sentent pas, eux, capables de cette indépendance, Seulement, en vous
harcelant et en s’opposant, ils ne se rendent pas compte qu’ils s’appuient sur vous et qu’en même
temps ils se différencient de vous. Donc ils ne se sentent pas dépendants puisqu’ils ne sont jamais
d’accord. Mais ils pourraient passer des jours et des nuits à vous montrer combien vous avez tort. Ils
sont collés, et ça ils ne le voient pas. Et ce qu’ils vont voir, c’est qu’ils vont nous dire par ces belles
métaphores qui ne sont plus tellement d’ailleurs des métaphores : « Ma mère me prend la tête », « Tu
me saoules », « Tu me gaves », et puis d’autres choses un peu plus sexualisées, mais qui sont dans le
même registre. C’est faussement sexualisé. Je crois que ce qui se sexualise à ce moment-là, c’est ce
désir de recevoir une attention dont on a besoin, qui est vécue comme une intrusion qui, en effet, se
sexualise, en particulier chez les garçons qui ont beaucoup plus peur de la passivité que les filles. Mais
les filles sont en train de nous rattraper, et la cigarette est probablement un des moyens justement de
lutter contre le risque d’être passif et de bien supporter de se laisser faire ou d’attendre, ou d’avoir l’air
de ne pas être suffisamment actif. Les garçons ont réussi ce tour de force, de communiquer leur anxiété
aux filles qui étaient dans l’ensemble plus tranquilles, sans doute avec une autre forme d’anxiété, mais
quand même plus tranquilles. Là maintenant, elles aussi, elles ont peur d’être trop passives. Et je crois
que cela est une peur humaine fondamentale, en raison de la conscience qu’on a de nous-mêmes.
« J’ai conquis péniblement la conscience de moi comme un sujet à part entière », comme les sociétés
9
se rendent compte qu’elles ont conquis péniblement la capacité de s’organiser, et on vit dans la terreur
de la désorganisation, à juste titre d’ailleurs, aussi bien sociale, car on voit bien la fragilité, on voit très,
très, très, bien s’il n’y avait plus de force coordinatrice à quelle violence destructrice on assisterait. On a
quelques exemples qui le montrent bien. On l’a vu aussi dans les guerres civiles, en Yougoslavie, à
quelles atrocités on arrive quand on n’a plus de force qui nous lie. Là, il y a un déchaînement lié à la
panique. Individuellement c’est la même chose. L’adolescent a peur de perdre ce qui fait sa force, et
plus il aurait besoin de recevoir, moins il peut se permettre de recevoir parce qu’à ce moment-là c’est
une intrusion. « Si j’accepte les conseils de papa ou de maman, je me fais pénétrer ». Et avec les
garçons, vous avez vite fait de savoir par quel trou ils pensent, et probablement ils désireraient…,
enfin…, être pénétrés…, enfin ils ont cette espèce de terreur, toujours par derrière, c’est-à-dire ce qu’on
ne contrôle pas. « On va m’avoir ». Et je crois que c’est cette peur de pénétration, dont la sexualisation
vient aggraver le risque, mais qui n’est pas le moteur essentiel. C’est d’ailleurs un des problèmes de
l’homosexualité, un piège qu’on est en train aussi de nous tendre, en pensant que parce qu’on a des
désirs homosexuels on est nécessairement homosexuel. Le problème de l’homosexualité, c’est le côté
homophilique : « J’ai besoin de quelqu’un dans lequel je peux me voir comme un miroir, c’est-à-dire qu’il
n’y soit pas trop différent de moi, parce que je suis pas trop sûr de moi ». Pourquoi pas d’ailleurs ? Là
encore, ce n’est pas pathologique. Mais voyez, le risque, c’est qu’à ce moment-là, et bien, les choses se
figent, et qu’on ne voit pas la peur qui est derrière, que ce ne soit pas le désir et le plaisir qui poussent
mais beaucoup plus la peur de l’autre. Ca, on en parle beaucoup moins. C’est-à-dire « est-ce que j’ai
peur d’une relation avec l’autre ? Ou est-ce que vraiment c’est ce que je désire ? » Et que dans ce désir
du même, il y a souvent beaucoup plus, encore une fois, la recherche d’une réassurance par une image
qui me ressemble, parce que j’ai cette inquiétude sur, encore une fois, ma valeur, ma sécurité, etc…
Donc, vous voyez ce mouvement terrible : « Ce dont j’ai besoin, au fond, c’est ce qui menace
mon autonomie naissante. ». Il y a de quoi vous rendre fou : « Ce dont j’ai besoin, c’est ce qui me
menace ! ». Cela est un des points fondamentaux qui nous montre que ce problème de la peur est
quelque chose de central. Et cela m’apparaît beaucoup plus que je ne l’avais vu jusqu’à présent. Vous
prenez l’exemple d’un enfant à dix-huit mois, deux ans ou trois ans, qui a peur de quitter sa mère.
Qu’est-ce qui se passe ? Il va s’agripper à sa mère. Mais, au moment où il s’agrippe à sa mère, il peut
dire « C’est mon choix, c’est mon plaisir. » Quoi de plus normal pour un enfant que de s’accrocher à sa
mère qu’on adore ? Et maman, d’ailleurs, n’est pas loin de penser la même chose. « C’est tout à fait
normal. J’ai quand même la faiblesse de comprendre qu’il ait du mal à se séparer de moi. » Au moins,
ça en fait un ! Mais, donc il s’accroche. Il s’agrippe à la main. Il peut lui dire, comme dans ces émissions
« à la noix » qu’on nous présente tout le temps et où on ne voit que des gens qui n’ont pas le choix
« C’est mon choix ». « C’est mon choix ! Voilà ! Je reste là, c’est normal. » Eh bien non, c’est la peur.
Ce n’est pas qu’il aime plus ou moins maman d’ailleurs, que celui qui va jouer avec ses copains. C’est
qu’il a peur de la quitter. Et pourquoi a-t-il peur ? Parce qu’il n’est pas en sécurité. Il n’est pas en
sécurité sans elle. Mais le problème c’est que, s’il reste agrippé à maman, il ne va pas se sécuriser, au
contraire, il va rester de plus en plus dépendant, et cette dépendance va devenir insupportable. Voilà !
Et qu’est-ce qui va se passer si maman ne l’oblige pas à aller un peu à l’extérieur, si un tiers ne vient
pas dire « attends, tu quittes ta maman. Tu viens avec moi. », Le père par exemple… ? Tant qu’il y en a
profitons-en, il faut les utiliser, ce n’est quand même pas inutile. Il n’y a probablement pas que lui, mais
enfin il a son intérêt ! Donc, ça peut être le père, ça peut être d’autres, ce n’est sûrement pas que le
père, mais il faut un tiers. Et le père n’était a priori pas trop mal placé, parce que, quand même, il avait
un petit rôle dans la naissance ! Enfin, on peut en trouver d’autres, on peut s’ingénier, l’homme est très
inventif, on trouvera d’autres tiers, mais faut un tiers. Ça, je crois qu’on ne peut pas se passer d’un tiers
qui vienne justement ne pas mettre tous les œufs dans le même panier, si je puis dire, c’est-à-dire que
tout le besoin d’attachement soit cramponné à une personne. Et ça, si l’enfant ne le fait pas, si
quelqu’un ne vient pas lui montrer qu’en effet il peut jouer avec les copains et retrouver maman avec
plaisir, et même avec plus de plaisir, cet enfant il va rester emprisonné. Il ne va pas pouvoir se nourrir, il
ne va pas pouvoir faire l’expérience de ce qu’il a à l’intérieur de lui. Vous voyez, là, je crois qu’il y a
quelque chose qu’on a sous-estimé au niveau social, et que ça a une grosse incidence dans notre
abord de la psychopathologie, qu’on est passé d’un monde où l’enfant était un être végétatif. C’était
inscrit comme ça dans des livres de pédiatrie dans les années 45, juste à la fin de l’après-guerre « C’est
un être végétatif. Il a besoin de nourriture et de chaleur », point. Alors, on a dit non, l’enfant, le bébé,
10
c’est une personne. Et la psychanalyse est venue aussi dire « Attendez, ce qui se passe à l’intérieur de
nous, du monde de notre enfance, va conditionner une partie de notre avenir, ce qui n’est pas faux.
Mais, comme toujours, on bascule trop de l’autre côté, c’est-à-dire que maintenant, on va
entendre : « Tu as la réponse à ton malaise au fond de toi, alors qu’est-ce que tu veux mon chéri ? On
va t’écouter. » Il faut faire des points-écoute partout. Mais, écouter quoi ? « Alors on t’écoute. Qu’est-ce
que tu veux ? ». Mais le chéri, il ne sait pas ce qu’il veut. Il voudrait bien aller jouer avec les copains,
pour reprendre cette image de la mère, et en même temps, il a peur. Alors, pour ne pas montrer sa
peur, il va avoir l’air de dire « Mais là je suis bien », comme tous ces adolescents qui ne peuvent plus
parler avec leurs parents mais ils n’arrivent pas à sortir de leur maison, ou sont collés à leur bande, ou
tous ces délinquants qui n’hésitent pas à brûler des voitures, etc… Une bonne partie d’eux ne sont
jamais sortis de leur quartier. Je suis allé, il n’y a pas très longtemps, en Seine-Saint-Denis. J’avais
travaillé avec Madame P., qui était Principale, et s’était beaucoup engagée. Elle disait : « La plupart de
mes élèves de collège,… (c’était à SAINT-DENIS, à 500 mètres du boulevard périphérique !...) ne sont
jamais rentrés dans Paris ! Ils n’ont jamais vu la Tour Eiffel. Ils ne sortent pas de leurs quartiers. » C’est
qu’il y a la peur, tout ce qui est inconnu leur fait peur. Alors du coup, l’hostilité, c’est vécu comme un
danger. Ce n’est pas, encore une fois, l’exubérance et la vitalité qui leur fait flamber tout ça. C’est qu’ils
ont peur, et que tout d’un coup, ils retrouvent là une force, entre eux, qu’ils n’avaient pas imaginés. En
plus, ils sont vus, ils existent, on en parle partout, c’est formidable ! Même CNN. Ils ne pensaient pas
qu’ils allaient passer sur CNN un jour ! Ainsi ils y sont. Enfin, CNN ils ne connaissaient pas… mais enfin
bon, voyez… On leur en parle, on leur dit « Le monde entier s’intéresse à vous ». C’est formidable, c’est
inespéré. Alors là, on retrouve quelque chose qui me semble terrible, c’est que se faire du mal, détruire,
est une force qui vous reste toujours en réserve si vous vous sentez impuissant. Si tout vous échappe, il
reste avant de mourir quelque chose de possible, c’est détruire. Ça, c’est propre à l’homme. Vous
comprenez, quand on entend dire « C’est un comportement bestial », c’est complètement faux. Il n’y a
aucun animal qui a un comportement dit bestial au sens humain du terme. Il tue, il fait son travail, point.
Il n’a aucun mérite d’ailleurs, ce n’est pas la peine de faire une donation à la SPA particulière, à mon
avis, en disant « Ceux-là au moins ils sont bons, ils nous comprennent, ils sont comme nous, ils sont
notre miroir ». Non, ils n’ont pas de mérite, c’est comme ça, c’est l’instinct qui fait que, voilà, ils tuent.
Tandis que l’homme, il ne tue pas par besoin, il va tuer pour restaurer son image de lui-même, il va tuer
pour exister, pour sentir sa valeur. Se tuer, ou tuer les autres. C’est-à-dire là il y a une tentation qui me
semble la tentation humaine fondamentale, propre vraiment spécifique à l’homme, et que j’appelle moi
la créativité du pauvre, parce que je crois que c’est une forme de créativité pauvre au sens, non pas
économique, mais pauvre de celui qui se sent impuissant. « Tout m’échappe si je peux toujours faire du
mal, à moi, ou aux autres ». « Je peux me scarifier, je peux avoir des comportements plus
destructeurs,… ». Ce n’est pas un choix. Je ne crois pas qu’on ait plaisir à le faire. Ca devient une
tentation de revanche, c’est-à-dire tout d’un coup « Ah je les emmerde tous ! Je deviens le plus fort ! Je
suis… Ils attendent que je passe le bac, j’angoisse parce qu’on va voir tous mes trous, les professeurs
vont se moquer de moi, ils vont me déculotter en public, ils vont m’humilier en montrant tout ce que je
ne sais pas. Moi, ça ne m’intéresse plus de passer l’examen. Soyez cool ! Ça n’a pas d’intérêt. Moi, je
suis zen, j’ai su écouter le Dalaï-lama,… Soyons tranquille ! Là, finie l’angoisse. Non seulement elle est
finie pour moi, mais je la refile aux autres. Parce que c’est tous les autres, les adultes qui disent « Mais
si, mais si, faut que tu le passes, ce n’est pas possible ! ». Mais non, tranquille ! Ce n’est pas un choix,
ce n’est pas un plaisir, c’est la peur. « Peur de me confronter à mon humiliation ». « Alors, si je refuse,
là je reprends du pouvoir » Et cela à tous les niveaux. Vous savez bien que s’il ne nous reste plus
grand-chose dans une administration ou même dans n’importe quelle société, eh bien j’ai peut-être le
pouvoir toujours de dire non. Alors, si je dis oui, je dépends des autres. Si je dis non, je suis sûr de
marquer ma limite. Le non, et on l’a vu dans d’autres occasions, devient une façon d’être sûr au moins
d’exister, et de prendre une revanche. « Faudrait pas m’oublier ! ». Tandis que si je dis oui, tout le
monde est content, je disparais en tant que sujet. C’est ce qu’on retrouve de façon extraordinaire dans
ce que nous disent un certain nombre d’adolescents : « Je n’ai pas choisi de naître ». Ce qui devient à
l’heure actuelle : « on choisit tout, c’est notre choix ». Je pense qu’il y aura des procès, et il y en a
d’ailleurs un petit peu au niveau du handicap, mais enfin il y en aura d’autres, il faudra qu’on consulte
les enfants avant : « Est-ce que vous voulez naître ? Pourquoi garçon ? Pourquoi fille ? Pourquoi dans
tel milieu ? Pourquoi avec des oreilles ? Pourquoi avec… ? ». « J’ai pas demandé à naître ». Ça c’est la
grande question de l’adolescent : « je n’ai pas demandé », c’est-à-dire, « vous voyez qu’est-ce qu’il y a
derrière tout ça : je suis impuissant, je subis ». Alors, si on a des parents avec qui on est dans des
11
relations de confiance, pour x raisons, suffisamment bonnes, on accepte d’avoir reçu la vie en héritage,
et puis on va essayer de se fabriquer un peu, une petite originalité partielle. Alors, si je dis en effet à
mes parents « Je n’ai pas choisi de naître, mais je continue à vivre » ils vont dire « c’est très bien, c’est
ce qu’on fait ». L’image en miroir de « Je n’ai pas choisi de naître », « comment se refaire parent de soimême », ce n’est pas en disant « Je continue de vivre » mais c’est en renversant le miroir et en disant
« éventuellement je peux choisir de mourir ». Et là, vous redevenez maître de votre destin, c’est-à-dire
vous vous faites parent. Là, il y a quelque chose qui met radicalement en échec le parent. Alors, je ne
dis pas que ce soit un choix là aussi. Il y a des tas de contraintes, mais vous voyez qu’au moins il y a
une fascination dans la destruction parce qu’on redevient maître. Et si on a besoin de redevenir maître,
c’est parce qu’on ne se sent pas maître. Le passionné qui va tuer la personne qu’il aime, c’est un drôle
d’amour quand même : « Je t’aime tellement que je te tue ». Mais ça veut dire « Si tu me quittes, alors
je n’existe plus, c’est-à-dire que cela compromet mon moi, mon existence, et je préfère te tuer, c’est-àdire redevenir actif, que de subir une perte qui me désorganise ». C’est la terre brûlée. On voit toujours
cette tentation du comportement : « Je quitte un endroit, eh bien je préfère détruire la maison que de la
laisser à quelqu’un d’autre ». Est-ce que c’est de l’amour ça ? Pour sa maison, je ne suis pas sûr, mais
je crois que c’est avant tout un besoin de possession et d’emprise qui traduit l’insécurité et le drame
intérieur. Ce n’est pas un signe de bien être. C’est toujours « J’ai peur, je me suis fait avoir, alors j’ai
toujours une revanche possible : me faire du mal. » Je crois que c’est un mouvement fondamental. Et
c‘est ce qu’elles nous montrent, je reviens à mes jeunes filles dont je me suis un peu écarté, sauf que
pour moi, c’est dans la même continuité, cette prise de risque. Est-ce qu’elles ont besoin de prendre ces
risques excessifs ? Qu’est-ce qui fait qu’elles ont besoin ? Je crois que ça va toucher encore celles qui
se sentent les plus vulnérables, pour des raisons diverses, parfois très profondes, quelquefois assez
superficielles. Et là, l’image que la société renvoie de cela n’est pas neutre.
Si on dit en effet, « Ils souffrent », et encore une fois, comprenez-moi bien, je ne dis pas qu’ils ne
souffrent pas, c’est bien parce que je pense que ce n’est pas un caprice et qu’ils souffrent réellement,
mais je crois aussi que notre mode de fonctionnement adulte est en train de valoriser tellement la
souffrance, que ça devient un moyen d’exister. Je crois qu’un jour les sociologues feront une étude sur
l’usage du mot souffrance, depuis cinq ans dans les journaux. Tout le monde souffre. Je n’ai pas vu
dans des pays étrangers qu’on emploie ce terme comme ça, à tout bout de champs.
Si l’on souffre tous très profondément, ce n’est pas qu’il n’y ait pas du malheur, mais, tout de
même on n’est probablement pas le pays le plus malheureux au monde. Mais tout le monde est dans
une espèce de compassion sur la souffrance, et je crois que ça, ça renvoie une double image aux
adolescents, le sentiment qu’en effet la souffrance est valorisée et qu’en même temps les adultes
souffrent d’une sorte de morosité dépressive, cette espèce de fatigue d’être soit dont parlait Alain
EHRENBERG, qui est un beau terme. On est fatigué d’être nous-mêmes, alors, un peu déçus, parce
que forcément, on est déçus par la vie, on ne peut pas réaliser tous ses idéaux. Il y a plein de
compromis à faire, et puis maintenant au moment où tout s’ouvre, eh bien, on ne pourra pas tout
« bouffer », on ne pourra pas tout avoir. Il y a aussi une désillusion de ça, sans oublier le fait que la
France, quand même, traverse une crise de représentation d’elle-même, un peu sur un mode
adolescent. Le fait que le français ne soit plus une langue, aussi, de communication, je crois que ça
atteint, et puis au travers de tout cela, tous les signes qui vont dans le même sens. Il y a une sorte de
regard comme ça, complaisant, des adultes qui se voient dans ces adolescents souffrant et s’y
reconnaissent trop bien. Et alors, du coup, il y a une espèce de tolérance dans la compréhension.
Encore une fois, il faut comprendre. Ne tombons pas d’un truc à l’autre, il faut comprendre, mais il y a
une tolérance qui devient une complicité, et qui fait qu’on n’ose pas poser de limites. De plus en plus de
gens, vous voyez ça à tous les niveaux, dans la famille, présentent des troubles, même relativement
importants, quelle que soit leur position sociale, qu’ils soient ministres, médecins, qu’ils soient directeurs
d’organismes, ont un enfant de 13,14 ou15 ans qui ne va pas bien. On leur dit « Amenez-le ». « Ah !,
mais il y a un ennui, c’est une très gentille fille…, mais elle fait ce qu’elle veut ! Et elle ne veut pas venir
voir quelqu’un. » Et je dis « Et vous pensez qu’elle veut être mal ? » « Oh non. Non, non ! ». Bien alors,
vous les laissez être mal, mais si vous leur demandez si elle veut aller voir quelqu’un, ne pensez pas
que vous aller rajouter une souffrance supplémentaire déjà à leurs ennuis. Ça je crois que c’est un
contresens total, et il faut comprendre que c’est, certes, embêter l’adolescent, mais on ne laisse pas
quelqu’un se faire du mal, on ne laisse pas son enfant s’abîmer, et on est bien d’accord, il y a des
raisons qui nous échappent, on va voir des tiers, ce n’est pas nous qui pouvons tout résoudre. Peutêtre, sommes nous en cause aussi. « Mais, il serait injuste pour toi que, souffrant, tu sois obligé de te
12
priver de la nourriture dont tu as besoin ». Alors qu’on voit la peur de plus en plus grande, et nos
préventions y participent aussi. Malheureusement, elles se pervertissent un peu, dans ce sens où
beaucoup de parents ont dit « Mais attendez, il y a tous les risques, il y a le suicide, il y a la drogue, il y
a le machin, il y a la fugue,… alors si je le contrarie, il va se suicider, il va fuguer, il va prendre de la
drogue, il va… Alors je ne le contrarie pas ». Ainsi, on s’enfonce avec lui. Et pour avoir cette tranquillité
ferme, et de dire « attend, on n’a pas, pour ça, à se faire du mal », je crois qu’il faut qu’on sorte tous de
notre rôle d’expert, un adulte n’est pas qu’un expert vis-à-vis d’un adolescent, parce que l’enfant et
l’adolescent sont en attente. Ils font de tous les adultes à l’égard desquels ils ont des attentes, un
éducateur en puissance, parce que sa réponse a valeur éducative. Même s’il ne veut pas, il dit « moi je
….. je ne demande que ça ». Cela veut dire : « je m’en fous de vous en tant que personne », et je crois
qu’il y a un besoin. Là aussi, on risque de tomber dans l’excès, ça devient la secte ou l’endoctrinement,
bien entendu qu’il y a la vie, il y a toujours le risque de l’excès, c’est-à-dire de l’emprise. Il y a la peur,
non pas d’avoir une position, non pas pour obliger l’enfant à être ce qu’on veut qu’il soit, mais pour
poser un certain nombre de limites dans le fait qu’il doit se donner les moyens pour être lui-même. Ça,
c’est un truc sur lequel on peut être ferme. Et je crois que là, il appartient aux adultes, en effet, de
pouvoir poser ces limites, mais encore une fois il faut qu’ils en comprennent le sens. Il faut qu’ils
comprennent que ce n’est pas une contrainte, que ce sont des limites posées à quelque chose qui n’est
pas choisi par l’adolescent mais qui lui apparaît, comme pour l’enfant qui se cramponne à la main de sa
mère, comme une sorte de solution. « Je vais mal, eh bien, je fais quelque chose, j’existe, et d’une
certaine façon je contrôle mon angoisse ». Il y a un côté thérapeutique qui vaut qu’on s’y accroche. Et
vous le savez bien, dans le fait de fumer, et dans le fait de boire, et dans le fait de prendre de la drogue,
c’est aussi une solution, et c’est pour qu’il est très difficile d’en changer. Au moment où ils vont
abandonner ça, il va y avoir un certain nombre d’angoisses. Et, je termine là-dessus, c’est que je crois
que ce qui peut compenser ce risque, c’est quand même que les adultes prennent conscience
davantage de ce que je viens de dire, c’est-à-dire de ce rôle de modèle. Et il faut faire attention à ce
qu’on véhicule, et je crois que la meilleure crédibilité, c’est qu’ils voient que l’adulte a un plaisir, ou en
tout cas un intérêt, à faire ce qu’il fait. Je pense qu’il y a cette conviction que, quels que soient les
doutes, les nostalgies et les regrets qu’on peut avoir, il y a quand même un devoir de valorisation de la
vie, qui est notre bien le plus précieux à transmettre à ceux à qui on a donné la vie. Il ne faut pas être
toujours en train de se lamenter sur nous et sur la difficulté de la vie, de supporter les collègues, et des
frustrations, et la concurrence exacerbée, etc… Dans ces conditions, que transmet-on ? De dire :
« Attendez, il y a des choses formidables ». Ça, je crois, qu’à tout niveau, il faut qu’on puisse le dire
tranquillement, parce qu’on ne va pas les convaincre comme ça. Ils vont nous tester, très longtemps.
Mais, voilà, on leur dit « C’est dommage, et même c’est injuste que vous vous faites du mal, que vous
preniez des risques, que vous fumiez, pourquoi abîmer votre belle peau ? Pourquoi prendre le risque
d’un cancer dans quelques années ? Alors que vous êtes déjà si bien sans ça. Pourquoi avez vous
besoin de fumer ? Bon, tu ne peux peut-être pas t’arrêter tout de suite, mais il n’y a pas de raison, ce
n’est pas un destin de devoir être comme ça. » Je ne crois pas qu’on puisse se passer de dire pourquoi
cela nous semble important. Je pense qu’il faudrait que tous les enseignants puissent dire, de temps en
temps, pas tous les jours parce qu’on radoterait et ça serait insupportable, « Voilà, pour moi, pourquoi,
je fais aussi l’enseignement ». Il y a dans le fait d’apprendre à lire, à écrire, un 6ème, un 7ème, un 8ème
sens qu’on vous donne. C’est une ouverture sur le monde fantastique. Ce n’est pas « Vous devez aller
à l’école, vous devez apprendre pour passer un examen qui ne vous servira à rien, qui vous conduira au
chômage, et qui fait qu’on s’emmerde dans la vie, et que je ne sais pas pourquoi je travaille… ». Alors
avec ça, motiver ! Il y a quelque chose, quand même, un double message, un message paradoxal, que
donne notre société. Je crois qu’il faut qu’on en prenne conscience à tous niveaux, et réintroduire
comme ça certaines, oui ce prima, de « il y a quelque chose de formidable dans la vie. Alors ne la
gâchons pas ! ».
Je vous remercie de votre attention.
13
ELISABETH G.SLEDZIEWSKI
PHILOSOPHE
MAITRE DE CONFERENCES HABILITEE A DIRIGER
LES RECHERCHES EN SCIENCE POLITIQUE
(IEP DE STRASBOURG (UNIVERSITE ROBERT-SHUMAN)
« A QUOI RÊVENT LES JEUNES FILLES... QUI FUMENT ? »
Mesdames, Messieurs,
Bonjour, je remercie mes amis de l’IRAAT de m’avoir conviée à m’exprimer devant vous, et c’est
vrai, comme le rappelait à l’instant Gérard MATHERN, je me suis sentie particulièrement en affinité avec
ce qui vient d’être dit, sans prétendre atteindre bien sûr le niveau d’humanisme profond qui a été celui
de Monsieur JEAMMET.
J’aimerais vous entretenir de ma propre réflexion sur ces jeunes filles qui fument, et qui avant
d’être un objet d’étude, ne le perdons jamais de vue, sont aussi, pour nous tous je pense, et pour moi en
particulier, un sujet d’inquiétude, de préoccupation, non seulement morale, mais aussi politique. Est-il
acceptable que ces jeunes et belles personnes s’adonnent à une addiction mortifère comme le sont
toutes les addictions, mais en particulier celle du tabac, chez elles si répandue? Qu’est-ce que cette
société qui ne fait rien, et à mon avis même les encourage à fumer ainsi ?
C’est dommage, c’est préoccupant moralement, et c’est préoccupant politiquement. La politiste
que je suis, soucieuse des problèmes de la cité, puisque c’est de la philosophie politique que je suis
partie pour aboutir à la science politique, les nuances entre les deux sont parfois bien floues d’ailleurs,
bref, la politiste que je suis ne peut s’empêcher de penser que la cité qui a en charge la santé publique
a aussi en charge les relations entre les sexes, le devenir femme de ces jeunes filles. Sans vouloir dire,
ce n’est pas mon genre ni mon opinion, que l’Etat doit tout résoudre, je crois que la cité est en cause :
une cité où les femmes fument, ce n’est pas « la ville dont le prince est un enfant », c’est la ville, ou la
cité, dont les jeunes filles éprouvent le besoin de ce poison mortifère. « Poison mortifère » est certes un
pléonasme, mais il y a lieu d’insister ! Eh bien, cette cité-là, cette ville-là, tourne mal. En tout cas elle ne
tourne pas bien, et il faut le dire.
En tant qu'universitaire, je vois là un objet d'étude, mais cet objet d'étude n'est jamais disjoint,
pour moi, d'une préoccupation civique, on dit aujourd'hui, c'est plus à la mode, "citoyenne", ça revient au
même.
Et parfois, dans notre groupe de travail TAB’EVE, nous avons des petits moments de débat pour
savoir si nous sommes des chercheurs mais aussi, et dans quelle mesure, des militants. Les uns
acceptent de l'être, d'autres ne veulent pas du tout être des militants anti-tabac.
Je ne me pose pas comme une militante anti-tabac mais, néanmoins, s'interroger sur tout cela,
c'est forcément, je le dis sans ambages, clairement prendre parti contre le tabac et rappeler à tous qu'il
y a une guerre à mener contre cette pratique de mort, et notamment contre le tabagisme des jeunes
filles.
Donc, « à quoi rêvent les jeunes filles qui fument ? ».
En lisant ce titre, sur la belle plaquette de l'invitation à ce débat, vous avez probablement pensé
qu'il était mal choisi, car les filles d'aujourd'hui, les Audrey, les Léa, les Morgane, appelez-les comme
vous les voulez, de ces prénoms à la mode d’aujourd’hui, ces filles d'aujourd'hui, jean moulant, nombril
à l'air, à moins que ce ne soit pull noir informe, les deux sont possibles, détonneraient vraiment dans le
décor d' « à quoi rêvent les jeunes filles ? » d'Alfred de Musset. D'autant que Ninette et Ninon, avec
leurs prénoms très démodés, elles, ne fumaient pas.
14
Rien à voir avec celles que nous avons sous les yeux ! Les jouvencelles, dont Musset a fait le
portrait il y a si longtemps, 172 ans, excusez du peu, en 1833, avaient des nattes dans le dos et des
rubans au corsage, se gardaient de manger de la viande rouge ou de prendre de l'exercice, de peur de
gâter leur teint, mais surtout attendaient le mariage en rêvant au prince charmant et en brodant leur
trousseau.
Finalités qu'elles savaient d'ailleurs antithétiques, l'une stimulant le rêve, et l'autre permettant de
parer à l'utile.
C'est justement là ce qu'explique Musset, ces jeunes filles découvrent que les deux finalités, le
rêve du prince charmant et la nécessité de faire son trousseau, de se préparer à être une bonne épouse
et une bonne mère, sont antithétiques et vraisemblablement le mariage ne sera pas ce qu'elles avaient
rêvé, mais « rêvons une bonne fois » disaient-elles, et puis ça ira mieux après. C'est justement aussi ce
dont sont très loin nos jeunes filles.
Cependant, au chapitre des finalités antithétiques, nos petites contemporaines ne sont pas mal
placées non plus. Faut-il d'ailleurs les appeler des "jeunes filles" ?
Oui, puisque je l'ai fait ainsi, oui puisque la journée de l'IRAAT est placée sous ce titre, « la jeune
fille et la fume », et je rends hommage à Pierre DELORMAS qui a voulu ce titre, derrière lequel il y a
« La jeune fille et la mort » de Schubert, et que la fume c'est la mort, encore une fois soulignons-le.
Donc, ces jeunes filles, moi, je les appellerai telles mais, c'est vrai, elles ne le sont plus toujours
aussi chastement que Ninette et Ninon.
On tient actuellement d'ailleurs, de plus en plus souvent, à les appeler « jeunes femmes ». Vous
avez remarqué qu'on brouille de plus en plus souvent, dans les médias en particulier, mais les médias
sont tout ce que notre société dit d'elle-même, donc on les appelle de plus en plus souvent « des jeunes
femmes », comme si, dès qu'elles ont atteint la puberté, il fallait les intégrer, fût-ce avant l'heure, dans la
communauté du sexe, brouiller la limite entre la jeune fille et la femme, limite à laquelle on donnait tant
d’importance jadis, tout comme à l'impératif de la préservation de la virginité.
Ainsi entend-on parler de jeunes femmes à propos de filles de 3ème ou de 2nde dans les
chroniques de la vie scolaire.
Cette volonté de brouillage ou d'intégration même avant l'heure dans la communauté du sexe,
nous avertit que le lien sexuel est devenu, dans cette société hyper-individualiste, l'une des formes les
plus valorisées du lien social.
Et le service sexuel n'est-il pas celui que la société déclare, sur tous les tons médiatiques, le plus
impatiemment attendre des femmes, des filles, dès qu'elles y sont, et même peut-être, je l'ai dit, avant
l'heure, physiologiquement aptes ? Ne sont-elles pas encouragées à la sexualité à longueur de
magazine avec autant d'insistance et d'éloquence que leurs aïeules l'étaient à préserver leur virginité ?
Il n'empêche que nous parlons ici des jeunes filles, j'y tiens moi-même, pour souligner qu'elles ne
sont pas encore des femmes.
Pas physiologiquement, au besoin si elles ont perdu leur hymen, peu importe, tant qu'elles sont
socialement sur les bancs de l'école ou de l'université, tant qu'elles sont socialement dépendantes,
alimentairement et moralement, de leurs parents, fussent-elles majeures, eh bien ce sont des jeunes
filles, c'est important de le souligner, et c'est aussi important de souligner que ce sont des « femmes en
devenir », c'est-à-dire que pour ces jeunes filles, c'est là que se joue le rapport qu'elles auront à leur
condition de femme, une fois devenues véritablement adultes : de femme, de sujet féminin.
Pour le moment, donc, ces jeunes filles… à quoi ressemblent-elles ? Elles ont entre 15 et 24 ans,
selon les statistiques, collégiennes, lycéennes, apprenties, étudiantes, ou toutes jeunes actives, encore
dépendantes de leur famille, et partageant la vie, les normes, les aspirations des garçons de leur âge.
Au contact permanent de la gent masculine, dans une mixité instituée depuis une trentaine
d'années dans les établissements scolaires français, mais sans doute encore en travail et encore
problématique, plus souvent éprouvée comme une concurrence que comme une véritable fusion ou
comme une véritable harmonie, elles se conforment et se distinguent, en quête d'identité.
Elles se conforment à quoi ? Eh bien, à des standards essentiellement masculins, on ne craindra
jamais de le répéter, et elles se distinguent parce qu'elles se savent femmes, ou en train de le devenir.
C'est aussi évidemment une dimension décisive du problème de l'identité.
Elles sont bien en quête d'identité, d'identité personnelle bien sûr, comme nous tous, quel que
soit notre sexe et quel que soit notre âge, car l'identité est quelque chose qui se construit, qui n'est
15
jamais donné sans doute à aucun âge de la vie. Mais elles sont aussi en quête d'identité féminine, et
c'est là, pour moi, le cœur du problème.
La plupart de leurs comportements semble soumis à cette injonction paradoxale, « être » et « ne
pas être », « faire » et « ne pas faire » comme les garçons.
Être et ne pas être : « comme un garçon j'ai les cheveux longs, comme un garçon je porte un
blouson, un gros ceinturon » comme le disait déjà il y a longtemps, ça fait un peu ringard aujourd'hui, la
charmante et très féminine Sylvie VARTAN. Effectivement, être et ne pas être, l'ambiguïté sexuelle qui
est de toute façon inscrite au cœur de l'humain, de l'humain cultivé, déterminé, enfin échappant et c'est
là toute la grandeur de l'humain au déterminisme des gènes, c'est effectivement cette ambiguïté qui fait,
entre autres, le propre de l'homme. Il ne s'agit donc pas de dire ici qu'il y a une nouveauté, l'ambiguïté
sexuelle est inscrite au cœur de l'humain là encore, quelles que soient les époques et quel que soit l'âge
de l'individu qui éprouve cela. Mais, aujourd'hui, dans ce contexte de la mixité institutionnalisée,
présentée peut-être un peu vite comme un vecteur automatique d'émancipation pour les filles, se pose
plus que jamais la question de l'ambiguïté sexuelle.
Être et ne pas être comme un garçon, être comme eux parce que ce sont eux qui ont eu depuis
des siècles et des millénaires le monopole de l'accès au savoir, le monopole de l'accès à la raison, le
monopole de l'accès à une certaine forme de discernement humain dont souvent la femme, dans les
siècles passés, a été jugée peu capable, moins capable, que l'homme.
Donc, aujourd'hui, il leur faut, c'est vrai, c'est un fait, être comme des garçons sur tous ces plans.
Il leur faut aussi, bien sûr, ne pas être comme les garçons parce qu'elles sont filles, elles le voient bien,
les garçons le voient bien, ça les intéresse d'ailleurs en général, et c'est problématique pourtant. C'est
problématique, elles veulent ne pas être comme des garçons et elles veulent aussi être comme les
garçons.
Pour prolonger cela, en affinité avec ce qui a été dit tout à l'heure par Monsieur JEAMMET,
j'ouvrirai… ou j'entrouvrirai une fenêtre, puisque là n'est pas mon propos, sur cette question de
l'homosexualité : pourquoi l'homosexualité nous obsède-t-elle tant dans notre société ? Ça part d'une
très bonne intention, c'est louable de ne plus pratiquer cette discrimination bête et méchante à l'égard
des homosexuels, qui leur a fait tant de tort : à moins d'être borné ou franchement méchant, on ne peut
qu’y souscrire.
En revanche, il y a autre chose bien sûr qui se joue là dedans. Cette fascination de
l'homosexualité c'est, je reprends les termes de Philippe JEAMMET, la fascination de l'homophilie, la
fascination de l'attrait qu'on a pour le même, pour soi-même. C’est donc une fascination narcissique qui
se profile derrière cette prédilection, de notre société et de notre culture pour la question de
l'homosexualité, les droits des homosexuels, le couple homosexuel, l'homoparentalité, etc.
Je crois que ce tropisme narcissique se profile aussi derrière notre grand fantasme du clonage.
Le clonage, en gros, en terrifiant, c'est la version gore de ce que nous voulons bien admettre et
caresser avec une certaine sympathie, du côté de l'homophilie, une sympathie pour ce que nous
ressentons tous aujourd'hui, dans une époque hyper-individualiste, c'est-à-dire l'attrait narcissique pour
le même, pour ce qui, n'étant pas autre, ne nous met pas en danger. Du moins l’escomptons-nous, car
vous savez que le beau mythe de Narcisse, si magnifiquement repris par OVIDE, se termine fort mal, à
savoir par la mort du héros.
Donc, être ou ne pas être, faire et ne pas faire comme les garçons, faire et ne pas faire parce
que… faire est peut-être une manière de conjurer la peur de ne pas réussir à être, donc en déplaçant au
niveau du faire, on peut déjà essayer de résoudre ou de se dire qu'on a résolu ce qu'on n'arrive pas à
résoudre au niveau de l'être, puisque là, c'est beaucoup plus compliqué.
Alors, pour ces jeunes filles, rien de plus compliqué justement, compliqué au sens du
« complexe », du complexe y compris au sens bête et courant de « c'est compliqué », et puis au sens
de la psychanalyse, ou au sens aussi du complexe sidérurgique, avec des choses qui partent dans tous
les sens, des gros tuyaux, des corrélations, tout un système qui fume et qui fait peur.
Donc, cette usine à devenir soi, cette énorme machinerie, les filles, comme les garçons de leur
côté, mais moi je parle des filles ici, les filles la considèrent à juste titre comme quelque chose de
difficile à appréhender, comme une difficile machine à être soi et son contraire, à être comme les
garçons tout en restant ou en devenant filles ou femmes. Rien de plus compliqué donc que pour ces
filles que la construction d'une féminité sur laquelle leurs mères et grand'mères, et remontons jusqu'à
16
Ninette et Ninon, et bien plus loin encore, féminité sur laquelle leurs grand-mères, leurs aïeules,
n'avaient en revanche, aucun doute.
Elles, elles étaient complètement zen, comme diraient les filles d’aujourd’hui, quant à leur
féminité. C'était pour elles clair comme de l'eau de roche, tout se déroulait « naturellement » : ça ne veut
pas dire qu'elles n'avaient pas des états d'âme, des peines, des souffrances, mais qui ne portaient sans
doute pas sur l'appréhension et sur la capacité d'identifier leur propre féminité, tout du moins
socialement. Psychiquement, après, c'est autre chose.
Que vaut cette féminité finalement ? Qu'exige-t-elle ? Quels en sont les contours ? C'est ça que
ruminent les filles, et que ruminent d'ailleurs les femmes, que nous ruminons, nous, femmes, jusqu'à la
fin de notre vie. Il n'y a pas d'âge pour cesser de ruminer ça.
Parce que pour une femme qui est dans la dernière partie de sa vie, qu'est-ce que c'est qu'être
une "senior", comme on dit aujourd'hui, en étant femme ? Alors que toute la civilisation derrière nous a
décrété que la féminité ça s'arrêtait à la ménopause, et que après on était une sorte d'être indéterminé,
une veuve joyeuse, ou pas joyeuse d'ailleurs, sans sexe, ce qui permettait aux veuves d'accéder à un
certain nombre de droits, parcimonieusement accordés à elles par le code civil. Notre époque fait-elle
beaucoup mieux, en persuadant les femmes qu’après cinquante ans elles ont besoin d’une prothèse
chimique pour préserver leur féminité ?
Mais refermons la parenthèse. Donc, il y a à tout moment une rumination et une inquiétude sur le
statut de cette féminité, plus que jamais, et plus que jamais pour les jeunes filles parce que, comme
encore Philippe JEAMMET l'a très bien rappelé tout à l'heure, jamais dans l'histoire antérieure de
l'humanité, sans doute, les jeunes générations n'ont été confrontées à des problèmes aussi nouveaux
par rapport à ceux auxquels étaient eux-mêmes confrontés leurs ascendants.
Et c'est vrai, je crois que tous ceux de ma génération, (pour qu'il n'y ait pas de mystère j'ai 55
ans) le savent, qu'ils aient un peu plus ou un peu moins peu importe, nous avons l'impression d'avoir
décroché la lune, d'avoir, nous, connu une rupture terrible avec le monde de nos parents, et en fait il
nous apparaît que c'est le monde de nos enfants aujourd'hui qui est bien plus éloigné du nôtre, et je
crois que c'est pas seulement une impression subjective : je crois que c'est entre nous, ceux de cette
génération, et nos enfants, que ça a changé le plus profondément pour les rapports entre les sexes; je
ne dis pas forcément changé en pire, mais que ça a changé.
Donc l'inquiétude face à la nécessité de faire du neuf, de devenir ce qu'on peut être, ce qu'on doit
être, et en particulier une femme, pour nos jeunes filles, est sans doute à son maximum historique.
C'est un peu iconoclaste de parler ainsi, mais enfin il faut de temps en temps être gentiment
iconoclaste, je crois que dans cette époque qui répète sur tous les tons, ad nauseam, que les femmes
sont libres et épanouies, et sont au faîte de leurs droits, il faut savoir rappeler de temps en temps que
pour les femmes d'aujourd'hui, comme disait la chanson, "être une femme libérée, c'est pas si facile" et
que c'est sans doute beaucoup plus difficile d'être femme aujourd'hui et de savoir qu'on va devoir
devenir femme, que pour les générations antérieures.
Alors, les contours de cette féminité sont imprécis, Madame Le…, Madame La…, Madame le
Conseiller, Madame la Présidente, quand c'est une repasseuse ou une gardeuse d'oies, on met le
féminin, quand c'est une ministre, on dit « le » ministre parce que… parce que je ne sais pas quoi… il y
aurait prétendument un neutre dans la langue française, à ne surtout pas confondre avec le masculin.
Donc, tout ça est très embrouillé, et puis ces filles se posent aussi, avant de se poser toutes ces
questions de l'âge adulte, elles se posent aussi brutalement, viscéralement, la question de leur corps.
L'indifférenciation croissante des rôles sociaux des hommes et des femmes fait en effet du corps le lieu
stratégique de cette quête de féminité. Stratégique, je vais essayer de vous montrer pourquoi…
Stratégique, parce que, lui, au moins, laisse parler la différence. Nous sommes appelés à biffer, effacer
nos spécificités sexuées dans de multiples domaines, les filles sont conviées à faire des métiers de
garçons, sont conviées, et il faut dire que c'est légitime, la société ayant pris ces options, à entrer dans
les filières scientifiques jusque-là, et encore aujourd'hui, confisquées ou monopolisées par les hommes.
Oui, tout cela est très bien, mais heureusement aussi qu'il y a ce corps qui dit qu'il ya une différence.
Qui dit, du moins pour les chrétiens, que Dieu a eu l'idée, en créant l'humain, de créer un homme et une
femme, au motif « qu'il ne faut pas que l'homme soit seul », qu'il faut qu'il ait une compagne qui est son
vis-à-vis, son face à face, comme le dit superbement le texte de la Genèse en hébreu. Et puis pour ceux
qui ne croient pas en Dieu, il faut aussi faire cas de la différence des sexes. Une société dans laquelle la
17
différence des sexes serait effacée serait ennuyeuse, elle serait glauque, zombiesque, ce serait une
société sans relief, la société de « l'homme sans qualités », je reprends l'expression de Musil, même si
ça n'est pas tout à fait dans ce sens qu'il l'utilise. Mais l'Homme, au sens de l'humain, l’humain sans
qualité sexuée, je crois qu'il n'y a pas besoin de se référer au texte de la Genèse pour penser que c'est
un être à qui il manque vraiment quelque chose de bien, de fort, et de passionnant dans sa consistance
humaine, et dans son affirmation comme humain. Ce corps laisse parler la différence, il la laisse parler
au besoin pour la déplacer, pour la subvertir, heureusement aussi que nous pouvons jouer de cette
différence, heureusement que nous, aujourd'hui, nous avons cette chance, filles et femmes de notre
époque, de pouvoir flirter avec la masculinité, vestimentaire par exemple, de n'être pas condamné à la
coiffe et au jupon toute notre vie, je crois que c'est une chance que nous a donnée l'histoire. Bon, il n'y a
pas de quoi se réveiller la nuit, on peut vivre sans ça, mais c'est quand même bien, c'est positif, nous
pouvons laisser libre cours à notre part masculine et la sublimer. Les garçons n'ont pas cette chance, ils
ont un rapport au corps beaucoup plus rudimentaire, Messieurs, je crois que vous en conviendrez, en
fait, et un peu ciblé, un peu basique. Et les filles le savent bien, dès qu'elles commencent à choisir leurs
vêtements dans leur garde-robe. Elles savent qu'elles ont un jeu magnifique à faire, un cadeau que leur
a donné notre époque, sur cette ambiguïté sexuelle qui est aussi, comme je l'ai dit tout à l'heure, le
propre de l'humain. Donc, ce corps il fait jouer la différence sexuée, au besoin pour la dépasser, pour
s'en amuser, pour la mettre à distance, mais aussi pour la réinvestir. Ce à quoi rêvent les jeunes filles,
en ce sens, c'est d'abord de trouver une place acceptable pour leur corps sexué, ce corps dont elles
peuvent jouer, mais qui leur est concédé comme un espace bien fermé de féminité autorisé, une sorte
de… d’accord, l’image est de mauvais goût, une sorte de coin fumeur, c'est-à-dire il y a un périmètre
dans lequel vous pouvez être femme et puis au-delà ne vous avisez plus de l’être, on vous demande
d'être autre chose, on vous demande d'être unisexe. En effet, les standards de l'être social
contemporain sont des standards unisexes hors desquels socialement, professionnellement,
professionnellement, les femmes le savent toutes, il n'est point de salut.
La posture tabagique est une parfaite expression de la recherche de ce compromis, je vais
essayer d'expliquer pourquoi. Ce compromis, il passe par une reconnaissance du corps féminin, mais
aussi par son déni. Il y a, qu'on le veuille ou non, une dynamique de déni du corps féminin. Je citerai ici,
sans vouloir l'inclure dans mon propos auquel elle n'adhèrerait pas forcément, l’analyse présentée par
Jacqueline Costa-Lascoux, directrice de recherche au CNRS (Centre d'Étude de la Vie Politique), sur
« Sexisme et mixité », dans le cadre du colloque organisé le 27 mai 2004 par la Direction générale de
l'Enseignement scolaire sur le thème De la mixité…à l'égalité dans le système éducatif : « Les tensions
actuelles entre filles et garçons, écrit-elle, dans les établissements scolaires, sont le produit de
phénomènes que l'on n'a pas su ou pas voulu prévenir. La dénégation l'a emporté sur la lucidité. On a
ignoré la persistance de représentation de la femme soumise et de la femme objet, y compris chez des
adolescentes apparemment libérées des schémas traditionnels. On a fait comme si la mixité à l’école
allait de soi. (…) Parmi les nombreuses raisons des tensions observées dans nos collèges et nos
lycées, l'une relève du déni fréquent des préoccupations existentielles des adolescentes, et notamment
de leurs interrogations identitaires. Le grand absent de l'école c'est la présence physique sensible, le
corps de l'élève », et je dirais ici en rapatriant ce propos du côté du mien, le corps de la fille. En effet, la
fille est dressée à l'unisexe. Elle reçoit l'injonction de se préparer à être un acteur social et économique
sans sexe, dont la sexualité est reléguée à la quête inquiète de l'orgasme record, voyez les magazines,
je n'ai pas besoin de donner d'exemples, qui toutes les semaines entretiennent les femmes de notre
temps, sans oublier les jeunes filles qui ont leur presse-orgasme elles aussi. Quête inquiète de
l'orgasme : quelle amante êtes-vous ? Quel amant avez-vous ? Est-ce un bon coup celui que vous avez
? Etc. Quête inquiète de l'affichage, ou souci inquiet de l'affichage ostentatoire des appâts. Je me
souviens, il y a deux ans à peu près, où battait son plein ce fameux débat sur le voile où l’on parlait des
signes ostentatoires d'appartenance religieuse, ostensible, ostentatoire, eh bien je m’étais permis de
faire remarquer ceci : pendant qu’on leur dit qu'il faut pas exhiber de signe ostentatoire d'appartenance
religieuse, on les convie sans cesse sur tous les murs, sur tous les supports, à faire un affichage
ostentatoire de leurs appâts féminins. Vous le savez, ce n'est pas non plus la peine de donner des
exemples, les affiches, les pubs sont presque à faire regretter les modesties et les robes à la cheville
qui procuraient, lorsqu'elles se soulevaient d'un centimètre, paraît-il, des émois merveilleux aux
hommes. En tout cas, cet affichage ostentatoire, les paires de fesses, les paires de seins, mis en
majesté, qu’est-ce que cela peut bien suggérer à nos jeunes filles qui sont, elles, en train d’accéder à
18
cette féminité ? Alors, ces filles, on leur dit d'un côté : « attention préparez-vous à être des acteurs
sociaux sans sexe, à prendre le moins de congés de maternité possible pour rester dans votre poste,
pour ne pas vous faire souffler les dossiers par votre copine, ne faites surtout pas remarquer, si vos
collègues masculins fixent une réunion à cinq heures, que vous devez aller chercher vos enfants à
l'école, c'est nul professionnellement, etc ». Donc, il faut qu'elles se préparent à ça. Et puis on leur dit,
de l'autre côté : « soyez sexy, soyez glamour, montrez vos décolletés, montrez tout ce que vous pouvez
montrer, et surtout travaillez bien la question de l'orgasme ». C'est l'interprétation que je donne de
l'explosion étonnante de la mode glamour (il faut le prononcer de façon bien franchouillarde, je crois), à
savoir : la résurrection de la lingerie coquine, dont les spécialistes ont dû ne pas croire leurs yeux, avant
effectivement d'en tirer des profits inespérés. Dans ce torride retour du frou-frou, le frou-frou n'a plus la
même fonction que dans la célèbre chanson 1900, « sans son frou-frou, une femme n'est pas
complète ». Le frou-frou d'aujourd'hui, c'est le string, festonné, ou brodé, ou balisé de dentelle, le
soutien-gorge pigeonnant que les fillettes attendent de pouvoir aller acheter avec la même impatience
sans doute que leurs aïeules à revêtir leur robe de communiante en organdi, parce que les magazines,
toujours eux, le leur ont bien recommandé, à elles et à leurs mères, soyez des lolitas, habillez vos filles
en lolitas, les lolitas prennent le pouvoir, etc. Semaine après semaine, cette injonction : à 10-11 ans, à
12 ans au plus tard, une fille normalement constituée est une lolita. Donc, cet accomplissement de la
féminité, au lieu de se faire là où on aurait pu l'attendre, là où la société aurait pu lui donner une place, il
va se faire par string interposé, il va se faire par frou-frou interposé, le frou-frou n'est plus ce qui
complète la femme, il est là pour simuler, pour remplacer sa féminité, et donc en fait pour empêcher son
accomplissement dans la réalité. C'est un simulacre. Sois femme avec cela, en jouant un temps à la
donzelle, joue avec ta panoplie de fille, fais l'amour dès que tu es bonne pour le service. Le bon Docteur
Carpentier qui avait tant choqué, au début des années 70, avec son fameux tract « Apprenons à faire
l'amour, apprenons à faire la fête » distribué à la sortie des lycées, a finalement fait école. Car à quoi
d'autre la presse jeune convie-t-elle ses lectrices ? Mais, recommande-t-on bien à chacune, surtout ne
fais pas d'enfant, considère comme un cataclysme la perspective d'avoir un enfant avant un âge mûr,
plus de 30 ans maintenant, puisque la « femme de 30 ans » n’est plus, comme chez Balzac, celle qui
sort de la féminité, mais celle qui peut entrer dans la maternité ; enfin, apprends à ne pas être femme,
ou à ne pas te revendiquer comme femme pour tout ce qui est vraiment important, la société a besoin
de toi, « I want you » avec l'index tendu, la société a besoin de toi comme travailleur, pas comme
travailleuse, comme Madame le… ; sois femme pour te distraire parce qu'il faut bien prendre des
vacances, et sois mère le plus tard possible, à tes risques et périls professionnels.
La posture tabagique alors, que vient-elle faire ici ? Elle est une expression, disais-je, du
compromis difficile et pour tout dire douloureux que la jeune fille essaie de passer entre ces deux
injonctions paradoxales. Non contentes de fumer à la manière des garçons, les filles de plus en plus
fument à leur place, puisqu'on compte désormais, nous le répétons, davantage de jeunes fumeuses que
de jeunes fumeurs. C’est ainsi que la cigarette, bâton-témoin de l'égalité des sexes, s'est transformée
en attribut féminin de pacotille, emblème de l'entre-filles et du renoncement unanime des filles à la
féminité. Emblème donc porteur de mort, doublement, sur le plan sanitaire et sur le plan symbolique. A
la mort connotée d’une certaine idée de la femme, s’ajoute en effet la mort concrètement infligée à son
corps. La cigarette est mortifère pour les filles car, par une ruse de la raison biologique, c'est justement
à ce corps de femme que le tabac, les médecins qui sont ici le savent mieux que moi, porte une atteinte
spécifique. Il l'agresse non seulement autant qu'il le fait pour le corps de l'homme, mais avec une
invasivité propre, ciblant la féminité dans ses caractères sexuels secondaires comme dans ses organes
reproductifs. En somme, la cigarette agit dans ses méfaits physiopathologiques et dans ses bénéfices
symboliques selon une exacte symétrie. Dans les deux cas, elle instaure l'égalité entre les sexes tout en
gratifiant les femmes d'un surcroît soit de dommages, soit de sens. Mais les jeunes filles ne voient pas
la mort. Dans la cigarette, elles apprécient un simulacre convaincant de leur capacité à la fois d’être
sexy et de se libérer des chaînes de la féminité.
A quoi rêvent donc les jeunes filles qui fument ? Eh bien, à ourler de volutes tabagiques chipées
aux hommes leurs petits coins de féminité permise, à faire excuser leur corps de femme, et d’abord par
elles-mêmes. Quant à notre société, on peut se demander, en écho à cette question « A quoi rêvent les
jeunes filles ? », à quoi elle rêve elle-même, de quelle vie, de quelles femmes elle rêve. Si elle rêve de
femmes sans sexe et de genres indiscernables, qu'elle ne s’étonne donc pas que les filles qu'elle
dresse dans ce sens, aient tant d'envie de griller leur féminité. Si elle rêve de conjuguer au contraire
19
émancipation de la femme et affirmation d'un sujet féminin, bien dans son corps, il lui faut faire en sorte
que les filles cessent d'avoir peur d'être femmes. Puisqu'on leur a appris qu'on ne naît pas femme mais
qu'on le devient, il faut que les filles cessent d'avoir peur de le devenir, et pour ce faire, que la société
cesse d'épouvanter ses filles, de les saouler de fumée, comme disait autrefois L'Internationale. Je
terminerai sur la même note que Philippe JEAMMET, sur l’urgence de dire aux jeunes filles qui fument
"N'ayez pas peur. N'ayez pas peur de vous. N'ayez pas peur de la femme que vous pouvez devenir."
20
JEAN-OLIVIER MAJASTRE
ETHNO-SOCIOLOGUE
« Les jeunes filles au bar »
Merci. Bonjour.
Je vais avoir un peu du mal à parler après des orateurs aussi éloquents, surtout que mon propos
va être très particulier, partiel et singulier.
J'ai décidé de rencontrer des jeunes filles qui fument où elles fument, au bar, de les
photographier, de leur parler, et donc j'ai un ensemble d'histoires singulières où chacune d'entre elles
essaie de bricoler sa vie à partir des matériaux qui sont les siens, et qui sont les nôtres.
On peut être contre le tabac sans être contre ceux et celles qui en usent. Pour moi, il est
important d'essayer de comprendre ce que fumer veut dire pour les utilisatrices.
Au début du siècle dernier, Bronisław MALINOWSKI qui, comme son nom ne l'indique pas, est
anglais, débarque dans une petite île du Pacifique, dans l'archipel des Trobriands. Le cargo le laisse sur
la plage. Il ne connaît pas les gens qu'il va rencontrer, il ne connaît pas leur langue, il ne connaît pas
leurs coutumes, il va rester là trois ans. Et pendant ces trois ans, il va essayer de les observer, de les
comprendre. Or, ce groupe humain a des manières propres à choquer complètement ses propres
critères, anthropophagie, meurtres en tous genres, fornication, etc…, mais comme il est là pour les
étudier et non pas pour les juger, il va essayer de les comprendre. C'est ce que je vais essayer de faire
avec ces jeunes femmes qui fument, en les observant, en essayant d'avoir sur elles le point de vue qui
est le leur plutôt que le point de vue qui est le mien sans abandonner tout à fait tout à fait mes
prérogatives d'anthropologue. Je vous dirai tout à l'heure la manière dont j'entends ce terme. Parce que,
en même temps que je pense que les acteurs ont un degré de compétence sur leur action, c'est-à-dire
qu’on peut aller les interroger et savoir d'eux ou d'elles quel est le sens de leurs actions ou le sens de
leur comportement, autant je pense qu'elles ne possèdent pas toutes les clés et qu'il nous reste un
espace d'interprétation. Mon maître Durkheim disait d'ailleurs : « de manière générale un acte ne peut
être défini par la fin que poursuit l'agent ».
Donc, on ne va pas demander aux jeunes filles « quelles sont les significations que vous attribuez
à votre acte ? », parce que ça n'est pas ça qui va nous en donner la véritable raison. Mais, en même
temps, elles peuvent nous livrer des éléments qui nous permettent de comprendre cette action. Comme
disait Lévinas, «la caresse ne sait pas ce qu'elle cherche». Quand les jeunes filles fument, elles
cherchent quelque chose mais elles ne savent pas ce qu'elles cherchent. Nous allons donc cheminer
avec ces jeunes filles dont vous pouvez voir les photos sur les murs de cette salle, et qui ont pour nom
Audrey, Lisa, Martine, Mireille, Fannette, Christelle, Clarina, Sandra, Christine, Sandrine, Carole, Cécile.
Je ne fume pas mais ma femme fume, sur la terrasse, jamais à l'intérieur de la maison. Mon fils
aîné a fumé longtemps et s'est arrêté, il a pris du poids. Mon second fils fume et dit qu'il va réduire. Ma
première fille fume en disant qu'elle ne réduira jamais, et ma dernière fille, qui a quatorze ans, fume en
douce après m'avoir proposé un deal en disant, alors qu'on était en vacances chez des amis, «je te
propose : je fume devant tes amis, et tu me laisses faire, et j'arrêterai quand j'irai en classe ». J'ai dit
non, « alors, tu seras responsable du fait que je continue à fumer quand j'irai à l'école ». La guerre entre
elle et moi continue.
Après avoir situé brièvement ma situation personnelle par rapport au tabac, je vais vous parler
des destins singuliers des quelques jeunes femmes que j'ai rencontrées.
21
La première n'a ni visage ni nom, parce que je n'ai pas pu la photographier, et je ne lui ai pas
demandé son nom. Je la rencontre par hasard à Paris, place Saint-Sulpice le, 16 septembre à 15
heures au Café de la Mairie. Je n'ai pas mon appareil photo. Elle s'installe à côté de moi et me
demande si ça ne me dérange pas qu'elle fume. Je lui dis « Non, et je peux même vous offrir du feu »
parce que j'ai toujours du feu sur moi, c'est une partie des outils que j'utilise pour aborder ce problème.
Donc, je lui offre du feu et je lui parle de sa cigarette. Elle en fume combien ? « Ça dépend ». Oui, ça
dépend toujours. « Dix ou plus, ou deux ou une ou pas. Je ne suis pas dépendante », dit-elle. Elle
s'exprime avec un léger accent, elle est d'origine polonaise, elle écrit dans un cahier avec un stylo à
bille. Quand je la quitte, je paie son café, elle a un très joli sourire, un peu triste. Elle écrase sa cigarette
fumée au tiers, avec une torsion rageuse dans le cendrier.
Aurélie, je l'aperçois de loin. Comme j'ai son numéro sur mon portable, je l'appelle. Elle me
répond, et je lui demande la permission de la photographier pour ma communication orale à Lyon sur
les jeunes filles au bar. « Mais, tu sais, je ne suis pas une jeune fille » me dit-elle. Pour moi toute femme
séduisante est une jeune fille ». C'est le privilège de l'anthropologue sur le sociologue. Pour le
sociologue, il faut qu'elles aient entre 15 et 24 ans, ni plus ni moins, qu'elles soient ceci, qu'elles soient
cela, quand l'anthropologue définit lui même ses catégories… Anthropologue, je définis ça comme une
pratique où rien de ce qui est humain ne m'est étranger, ce qui commence à faire beaucoup, mais où
tout ce qui est humain m'est étrange. Et, pas que pour moi, pour les acteurs aussi.
« - Tu en fumes combien par jour ?
- Ça dépend !
- De quoi ?
- De mon niveau de fatigue. Par exemple, quand je suis fatiguée, je fume beaucoup plus.
- Mais tu fumes combien de plus ?
- Entre une et trois, ou plutôt entre dix et trente ?
- Entre dix et trente !
- Habituellement, un paquet me fait deux jours. Mais bien sûr, là par exemple, aujourd'hui, j'ai
bossé toute la journée, puis j'ai fait la fête jusqu'à 4 heures du mat., donc j'en ai fumé plus que vingt.
Mais quand je travaille aussi, je fume moins, parce que je travaille au 7ème étage, alors descendre puis
remonter, j'en fume pas plus de trois la journée ».
Comme quoi, il faut des dispositifs physiques pour réduire sa consommation de cigarettes, un
peu, de temps en temps, ça sert. « Je fume moins aussi, quand je suis avec des non fumeurs ». Ce
n’est pas la première, ce n’est pas la seule, qui me dira cela. Les fumeurs respectent souvent les non
fumeurs. Il faudrait que les non fumeurs respectent aussi les fumeurs. « Comme chez mes parents, par
exemple ». Ah! Les parents ! On va voir que les relations ne sont pas simples. « Je vais dehors après le
repas pour une clope, mais mon père qui ne fume pas, me suit et en profite pour m'en taper une ! ».
C'est bizarre, on va voir que les pères ont des relations très tordues souvent avec leurs filles en ce qui
concerne la cigarette. « Est-ce qu'ils t'en font le reproche, tes parents ? Ben oui ! Une fille, pas mariée,
pas de gosse, et en plus elle fume. J'ai commencé à fumer lors d'un voyage linguistique en Irlande, je
m'ennuyais tellement que je me suis mise à fumer ». Faites attention aux voyages linguistiques, ou
choisissez-les bien. « J'envisage d'arrêter. Quand je suis en vélo, dans les gaz d'échappement, je me
dis que ça, plus les clopes, c'est l'enfer ». Effectivement, il faut craindre beaucoup plus les gaz
d'échappement que la cigarette.
Nous y reviendrons. Ça nous embête de voir des filles qui fument, mais le reste du temps elles
respirent l'atmosphère de Lyon, de Grenoble, ou de Paris, et c'est pire, bien pire. Mais ce n’est pas pour
ça qu'elles doivent fumer, bien entendu. « J'ai des principes » dit-elle « je ne fume jamais en marchant
dans la rue ». Quand on fume, on ne fume pas n'importe où, ni n'importe quand, ni n'importe comment.
« Sauf en sortant du cinéma. Je ne sais pas, là, y a un moment, en sortant du cinéma, on est obligé de
fumer. Sinon, quand je passe au café. Le café… café-clope, café-clope, café-clope, je ne peux pas
prendre un café sans prendre une clope ».
Audrey, le 25 octobre à 14 heures. Vingt et un ans Un diamant très discret incrusté dans la joue.
Je trouve ça charmant ! « Alors, vous en fumez combien ? Beaucoup. C'est-à-dire ? Un paquet par jour.
Quand vous dites beaucoup, ça veut dire trop ? Oui, c'est ça ». Elle a commencé à fumer il y a quatre
ans, donc à seize ans. « Vous avez commencé tard ! » Elles commencent normalement à quatorze ans
ou à treize ans. « Oui, j'ai commencé quand j'ai arrêté le sport. Je faisais de la gymnastique rythmique
22
et sportive et j'ai dû cesser suite à une blessure. Je me suis mise à fumer par compensation. J'ai troqué
une dépendance contre une autre. La dépendance du sport ou la dépendance à la cigarette. Le sport
c'est une drogue, il ne faut pas croire, il n'y' a pas que la cigarette». On pensait que le sport pourtant…
« J'aimerais arrêter, j'aimerais bien quand j'aurais une passion. Mais c'est pas le cas ». Donc il faut
attendre effectivement, la cigarette vient à la place de quelque chose d'autre. Si vous voulez l'aimer,
peut-être cessera-t-elle de fumer. « Ma mère est anti-tabac et m'a fait la guerre. Elle a renoncé. Mon
père a cessé de fumer, pour moi quand j'étais petite. Puis quand il a vu que j'ai commencé à fumer, il
s'est mis à refumer, pour me filer sa culpabilité, parce qu'il a un problème cardiaque, donc refumer ça le
met en danger, et il me dit qu'il arrêtera quand j'arrêterai. Je trouve ça complètement pervers », me ditelle. Moi aussi.
Lisa, elle, fume avec une copine à l'issue d'un repas de groupe. Je trouve ça complètement
déplacé. Heureusement qu’elle n’a pas commencé à fumer au début du repas. Elle fume depuis l'âge de
quinze ans, pour faire comme une copine qu'elle admirait. Donc, l'admiration qui est pourtant un
sentiment élevé, a sa place dans ce comportement. « J'ai arrêté cinq mois… ». Oui, il y en a plein qui
arrêtent. « Pendant ma grossesse, pendant mon allaitement. Puis j'ai arrêté pendant un an et demi…
par peur du cancer du poumon. Vous savez que ça n'est que le 3ème cancer qui menace les femmes
après le cancer du sein et le cancer du rectum et du colon, je ne sais pas comment ça se fait, ce
cancer-là personne n'en parle, mais bon, il menace beaucoup plus les femmes que le cancer du
poumon, enfin un peu plus ». Donc, elle arrête pendant un an et demi. « Mais ça m'a déprimée. Je ne
sortais plus, je ne pouvais plus faire la fête… cette année, je me suis mise à rouler mes cigarettes à
cause du prix, mais c'est moins bon. Je suis fidèle à Marlboro Light». Comme quoi on peut être fidèle
aussi. «Mon rêve, non pas arrêter, mais pouvoir n'en fumer que deux-trois par jour.». Rêvons.
Martine et Mireille sont ensemble, elles fument face à face en buvant une bière. Je me dis, ça, ce
sont des intempérantes, non ce sont des sportives. Elles font l'UFRAPS, l'une fait l'IUFM après avoir fait
l'UFRAPS. « Pas plus de cinq par jour. J'ai arrêté pendant un an, puis comme je travaillais dans une
boîte, j'ai recommencé, je n’ai pas de dépendance à la nicotine », dit Martine. « C'est un geste, une
ambiance. Parce que je suis bien. Je fume quand je suis bien, ou quand je ne suis pas bien. « Ah bon !
Ce n'est pas la même cigarette ! Oui, il y a cigarette et cigarette, celle qu'on fume quand on est bien,
puis celle qu'on fume quand on n'est pas bien. Je ne sais pas s'il y a des états intermédiaires. Celles-là,
je les ai achetées en Espagne parce qu'elles étaient moins chères. C'est des extra-raides ! ». C'est un
beau nom. Mireille, qui est donc à l'UFRAPS, future prof de gym, n'a pas envie d'arrêter. « Mais je ne
fumerai jamais devant mes enfants. J'ai fait la guerre à mes parents parce qu'ils fumaient… ». Ça, c'est
très fréquent, elles font la guerre aux parents puis ensuite elles fument. « Je mettais des autocollants
chez moi "STOP TABAC". Mon père a arrêté de fumer quand j'ai arrêté de sucer mon pouce. C'était
plus dur pour lui que pour moi ! ». J'aime ça.
Fanette, elle, porte des bas, c'est la première que j’en rencontre une qui porte des bas. Elle est
bibliothécaire. Elle ne fume pas plus que deux ou trois cigarettes par jour. Elle pourrait arrêter… deuxtrois par jour, elle n'est pas dépendante. Non. Mais c'est un moment de détente quand elle va au café.
Pas de café sans cigarette. Donc elle boit trois cafés par jour, elle fume trois cigarettes par jour. Une
belle lumière d'automne, ce jour-là !
Christelle est seule, pas vraiment seule, avec un livre on n’est pas seule. Je lui demande la
permission de photographier sa table, puis ses mains, puis elle. Parce que la photo, c'est une certaine
violence quand même. Toutes celles que j'ai voulu photographier ne m'ont pas dit oui, ce serait trop
beau. Christelle fume une Marlboro Light, elle est canadienne, de Vancouver, je lui parle en anglais, elle
me répond en français, nous nous comprenons. « Pas plus de trois par jour. Bon, c'est peut-être pas la
peine, mais toujours une à la pause de midi avec le café ». Elle a 24 ans, elle est étudiante dans une
école de commerce, et elle ne fume que depuis deux ans. « C'est assez tard pour vous y mettre. Oui,
mais j'avais commencé à seize ans, comme tout le monde… ». Comme tout le monde, ah bon ! Oui,
comme tout le monde, même nous qui vous parlons aujourd'hui, qui nous réunissons à Paris de temps
en temps pour réfléchir sur les femmes et le tabac, nous avons fait un tour de table. Il y en a une qui
fumait puis qui s'est arrêtée, un qui fume la pipe, de temps en temps, qui n'est pas là aujourd'hui, Didier,
qui fume le cigare occasionnellement, Philippe, un qui fumait beaucoup, Gérard, et moi, des pétards
23
quand on m'en passe, mais sinon non. Tout le monde fume, ou tout le monde a fumé, au moins une
fois. « Comme tout le monde, dit-elle, mais j'ai arrêté, puis j'ai repris quand je suis arrivée en France. Je
pense que quand je reviendrai au Canada, j'arrêterai de fumer car ils sont très intolérants, mais ici c'est
permis dans les bars. Alors j'en profite. But it's casual, you know ! ». Je traduis : c'est occasionnel. Je la
crois, c'est une cigarette décontractée, légère…
A l'opposé de cette autre femme seule, mais vraiment seule, sans autre dérivatif, et qui pompe
sur sa cigarette en creusant ses joues, comme si cette cigarette était son dernier recours, sa bouée de
sauvetage contre la solitude, je n'ose pas la prendre en photo, ni même lui demander. C'est quelqu'un
que l'on ne verra pas aujourd'hui, mais que je voulais évoquer.
Clarina, comédienne. Elle roule ses cigarettes. « Ça me permet d'en fumer moins, parce que je
prends le temps de rouler, en plus elles s'éteignent, donc il faut que je les rallume. C'est mieux pour la
santé » dit-elle. Je ne pense pas. Elle fume depuis l'âge de seize ans. « Ma première cigarette vers dix
heures du matin, je fume beaucoup plus quand je ne bosse pas ». Et comme elle est comédienne, elle
ne bosse pas les trois-quarts du temps, donc elle fume souvent. Mais elle se récupère en disant :
« C'est le seul vice que j'ai, et je veux le garder… parce que je ne bois pas. Il y en a qui boivent, moi je
fume ». Donc elle y tient et elle y affiche ses convictions, parce que elle ne fume jamais d'américaines,
par principe. Elle est contre la guerre du Golfe, tout ça… Et quand elle va au Portugal, elle fume
portugais, quand elle va en Algérie elle fume des Rin, qui veut dire gazelle. Bref, elle a des convictions
qu'elle met dans sa façon de fumer « et j'arrêterai quand j'aurai un enfant. Obligatoire. Mais on ne doit
pas arrêter d'un coup, sinon ça fait mal à l'organisme. Ma sœur, qui a un enfant, elle en fume pas plus
de deux par jour ». Elle ajoute : « On ne doit pas interdire. C'est quand même notre liberté. On est des
latins, on n'est pas des américains. Donc, si on veut ne pas fumer, on est assez grand pour ne pas
fumer, mais on ne doit pas interdire la cigarette partout ».
Le 4 octobre 2005, à 13 heures 30, Sandra est au comptoir et elle me surprend parce qu'elle est
juchée sur un tabouret haut en position de lotus, j'ai peur qu'elle tombe, mais non. Un paquet de
cigarettes à côté de sa tasse de café. « Je fume beaucoup », dit-elle, « un paquet par jour, toujours
avec le café, pour la pause ». A-t-elle déjà essayé de s'arrêter ? « Ah mais j'ai déjà arrêté six mois ».
Pourquoi ? « Parce que j'étais malade. Et tu as repris pourquoi ? Parce que j'ai guéri. Je sais, c'est con.
Tu as réessayé depuis ? « J'ai tout essayé : patches, gommes à mâcher, du thé chinois appelé "STOP
SMOKING",… Mais bon ! Et mon compagnon, Julien, il fume aussi bien sûr, ça ne l'empêche pas de
faire pression pour que j'arrête. Tu comptes t'arrêter ? Si j’attends un enfant, oui. Je sais, l'idéal serait
que j'arrête six mois avant, mais comme on sait jamais quand ça va arriver ».
Quand j'ai commencé cette étude, j'envisageais une hypothèse relationnelle, je pensais que les
enjeux de la cigarette s'inscrivaient dans la situation présente entre la personne et les gens qui
l'entouraient pour prendre signification dans ce contexte. En fait, j'ai pu observer que les enjeux n'étaient
pas uniquement relationnels, mais également intergénérationnels. En ce qui concerne Sandra, son père
l'a fait fumer à six ans pour la dégoûter ! Apparemment, cela n'a pas marché. Ils étaient en vacances
dans le midi, et il lui disait « Fume et puis tu envoies la fumée sur les moustiques, ça les éloignera ».
Bon c'est une manière, pas très recommandable apparemment. Sandra avait le droit de fumer dans sa
chambre. Elle avait un espace privatif, sa chambre, mais quand elle commençait à fumer, elle entendait
son père qui se raclait la gorge, ça la terrorisait tellement qu'elle n'osait plus, bref, elle était tiraillée.
Et Julien, son compagnon? Parmi toutes ces femmes, il y a un homme qui intervient, parce que
les femmes ne sont pas seules, pas toujours. Donc Julien : « Ma mère fumait des Gauloises filtre, puis
quand j'ai eu seize ans, et que j'ai commencé à fumer, elle a arrêté, oui ça compensait, pour pouvoir me
faire la guerre ». Ma mère ne fume plus, mais elle va bientôt partir à la retraite, et quand elle aura
dépassé l'âge moyen d'espérance de vie, elle pense recommencer à fumer car, comme elle a un sens
civique très développé, elle ne veut pas trop coûter à la sécurité sociale, elle veut hâter la fin de ses
jours pour ne pas peser trop lourd dans le budget social». Tout ça, dans des cigarettes !
Christine, Ah! Christine ! « Je roule ou j'achète, 30 par jour. Rouler parce que le geste c'est
plaisant. Ça ne m'aide pas à travailler mais quand je travaille ça m'aide ». La formulation est
paradoxale. Il faut comprendre qu'elle ne prend pas de cigarette pour se mettre au boulot, mais quand
24
elle est au boulot, fumer ça l'aide. Elle écrit une thèse de sociologie. « Je me rappelle de la première
fois, avec une copine, à la piscine, au cours d'éducation physique, on s'est cachées ». Le sport… faites
attention au sport ! « J'ai déjà arrêté… ». Bien sûr, elles arrêtent toutes « deux mois, pour me sortir de
cette dépendance. Mais pour moi, fumer c'est du plaisir avant tout. C'est ma plus fidèle amie, la
cigarette. Ça, c'est vrai, je ne la lâche pas, et elle ne me lâche pas non plus. Et ta mère ? ». Elle dit :
« J'ai commencé par défi, à 14 ans, face à ma mère. Elle, elle fumait, donc j'ai dit : ben, moi aussi je
fume. Elle a voulu me faire la guerre, j'ai engagé la bataille ». C'est une guerre, un combat, un match,
c'est sportif, il y a des enjeux, Peut-être faut-il garder ce merveilleux instrument qui s'appelle la cigarette,
et qui nous permette d'avoir un prétexte pour engager la guerre avec ses parents, et puis de nous en
débarrasser après, un jour, de la cigarette bien sur, pas des parents, encore que.
Sandrine, elle est blonde. Un paquet par jour. Elle fume depuis l'âge de 16 ans, d'abord par
curiosité, puis par goût, ensuite par habitude, finalement par nécessité. C’est un escalier, il y a des
étapes, une progression. Arrêter ? « Oui… tu veux dire, si j'y pense ou si j'en ai le projet ? Ben, j'y pense
sans en avoir le projet ! Pendant ma grossesse, je n'en fumais que cinq par jour. Ah bon ! Oui, une à 10
heures, une à 12, deux l'après-midi, et le soir après le repas. Bon, mais ton enfant, il est complètement
intoxiqué… Oui, mais bon… Mais mon mari ne fume pas, il ne me fait pas la guerre. Et si ton enfant
fume, tu lui feras la guerre ? Oui, bien sûr, sans problème ». Je suis bien obligé de m'accommoder de
toutes ces contradictions.
Carole. Elle a un piercing dans le nez, et elle roule ses cigarettes, trente par jour, depuis l'âge de
14 ans. En colonie de vacances, elle était la plus jeune, et elle a voulu faire comme les grandes. Ses
parents ne fument pas, comme quoi ça ne garantit rien les parents qui ne fument pas, j'en suis le
meilleur exemple ! Pendant deux ans, elle a fumé clandestinement, en ne disant rien à ses parents,
mais elle ne mentait pas, sauf par omission. « Il y a un pacte à la maison, c'est le pacte du jardin secret :
on n'est pas obligé de tout dire, mais au moins quand on dit on ne ment pas ». D'accord. « Donc, je me
suis planquée pendant deux ans, maintenant mes parents savent. Mes deux petites sœurs fument, elles
le cachent aux parents aussi, mais moi je sais. Je fume aussi du cannabis mais ça je continue à le
cacher à mes parents ». Oui c'est le jardin privatif. « Quand il y avait des odeurs dans la chambre, je
disais que c'était de l'encens ». Donc, elle mentait à ce moment là, C'est difficile de ne jamais mentir.
« As-tu essayé d'arrêter ? Oh oui, mais j'ai pris 9 kg en 3 mois. J'avais essayé du patch, de
l'eucalyptus… Ca marche ? Non, ben non, ça ne marche pas, 9 kg en 3 mois… Je les ai reperdus ».
Trente par jour, roulées !
Cécile, elle, m'a beaucoup aidé. Elle est marrante. C'est quelqu'un que je n'ai jamais eu comme
étudiante, mais elle a lu mes textes et elle est fana de ce que j'écris, alors que moi j'y crois à peine, et
elle défend contre vents et marées des positions théoriques que j'avais renoncé à faire prévaloir, mais
bon, j'ai quelqu'un qui se bat pour moi, c'est bien. « J'ai commencé à fumer quand j'ai commencé ma
thèse, ça fait cinq ans et demi ». Il serait temps qu'elle la finisse ! « Je les roule depuis qu'ils ont
supprimé les paquets de dix. Parce que, avant, je savais combien j'en fumais, donc un paquet par jour,
ça faisait dix. Il y avait des paquets de dix. Maintenant, je ne sais plus comptabiliser puisque je les roule.
Donc, un jour, j'ai essayé en inscrivant sur ma main des petits traits comme ça, mais j'ai arrêté à six… et
comme c'était le soir et que je fume surtout le soir, donc je ne sais plus combien j'en ai fumé. Mais je me
souviens exactement quand j'ai commencé à fumer ». Il y a toujours un événement déclenchant. Elle a
commencé à travailler à 3615 GRE (Grenoble), qui était une messagerie rose, il fallait qu'elle gagne de
l'argent. Donc il y avait des messieurs qui appelaient, elle faisait sa voix douce, et elle leur disait des
cochonneries, pour tant de l'heure, elle bossait trois heures, ensuite deux heures chez elle, et puis trois
heures. Trois heures non stop c'est dur, alors elle avait une pause. Mais les autres, pendant la pause,
elles fumaient, et elle, elle ne fumait pas. Et la contremaître lui disait « Cécile, retournez à votre poste
de travail ! ». Parce que, comme elle ne fumait pas, elle ne savait pas depuis combien de temps elle
était là et pendant combien de temps elle allait encore prendre la pause, alors que les autres, elles se
disaient « ça prendra le temps de la cigarette ». Donc, pour avoir la pause, j'étais obligée de fumer.
C'est incroyable les perversions qu'il y a dans le monde du travail pour obliger les gens à fumer, même
dans 3615 GRE ! Voilà comment elle a commencé à fumer. Quand elle a commencé elle s'est dite
« Jamais je ne fumerai seule. Je fumerai avec d'autres ». Puis elle a commencé à fumer seule. Alors
elle s'est dite : « jamais je ne fumerai par compensation, quand je suis contrariée. Et maintenant,
25
pourtant, quand je suis contrariée, je me précipite sur ma cigarette. Donc, ma cigarette m'a dépassée.
Mon père était un fumeur occasionnel, ma mère était une grosse fumeuse, et quand on lui a fait la
guerre avec mon frère, elle s'est mise à la cigarette-plaisir, elle nous a dit : Je n'arrêterai jamais de
fumer, je n'en fumerai pas plus que trois par jour, mais des Dunhill rouges. Elle s'est mise à la cigaretteplaisir, elle a commencé à dix, elle est passée à cinq, puis à trois. Et elle en est à trois ». Mais
maintenant c'est la mère qui fait la guerre à la fille, parce que comme elle s'y est mise tard, elle pensait
que sa fille échapperait à ça, eh bien non !
« - Tu comptes diminuer ?
- Ben, c'est clair, je vais pas pouvoir continuer comme ça et puis il y a beaucoup de choses qui
me poussent à vouloir diminuer : il y a de moins en moins de gens qui fument autour de moi, je vais
arrêter de boire parce que je fume quand je bois et je bois quand je fume, et ça, ça me va pas du tout, et
puis je me suis mise à faire un peu de natation.
- Mais t'as pas besoin de tes poumons pourtant ?
- Si, parce que je parle, j'enseigne, et je sais que j'ai besoin de souffle. J'ai longtemps fumé après
l'amour, me dit-elle, mais mon amant du moment n'est pas fumeur et ça serait une cigarette incongrue.
Oui, j'arrêterai ».
Donc elle ne fume plus après l'amour, mais elle fait encore l'amour, et souvent. « J'arrêterai
sûrement si j'ai un enfant, mais pas six mois avant, dit-elle, car je ne peux imaginer programmer un
enfant». Elle me parle longuement et quand je crois en avoir fini, je remballe mon carnet car en tant
qu'ethnologue, anthropologue, j'ai toujours mon carnet et mon stylo, en plus de ma boite d'allumettes, et
là, elle me dit « J'ai eu une sucette jusqu'à l'âge de douze ans ! » Ah bon. « J'étais addict. C'est une
addiction, c'est un équivalent masturbatoire, mais mes parents ne m'ont jamais culpabilisée, juste ma
mère, un jour, quand j'ai eu douze ans, m'a dit : Écoute, ma fille, je ne vais plus pouvoir payer
l'orthodontiste, parce que ça me faisait des dents en avant comme ça. Je ne vais plus avoir de fric pour
payer l'orthodontiste. Alors j'ai arrêté. Ça a été dur, mais ma mère ne m'a pas culpabilisée, et je ne
regrette pas l'expérience que j'ai eue, qui était pénible, de prendre sur moi pour m'arrêter. Je suis donc
contre les campagnes anti-tabac qui nous disent que ce que l'on aime, fumer c'est mauvais, qui nous
culpabilisent, et qui vont jusqu'à contrefaire notre expérience». Contrefaire, oui, c'est le mot que je
cherchais. Toutes les tentatives hygiénistes et sécuritaires prennent le problème à l'envers, « il y a qu'à
voir les émeutes de maintenant » dit-elle. Puis elle me livre cette formule, que je voudrais faire mienne
pour conclure : « Pour moi, la cigarette n'est pas un problème, c'est une problématique ». Waouh !
Qu'est-ce que ça veut dire ? Ca veut dire que non seulement la cigarette est une mauvaise réponse,
mais c'est une mauvaise réponse à une question qui s'ignore, c'est-à-dire que l'énigme ce n’est pas la
bonne réponse aux questions, c'est quand on ne sait pas à quelle question ça répond. Et la véritable
énigme c'est « Mais quelle est la question à laquelle cette fausse réponse prétend répondre ? ». Chacun
essaie d'arriver à répondre à cette question « quelle est la question ? », en passant par la réponse « la
cigarette », mauvaise réponse à une question dont on se demande quelle elle est.
Il faut considérer, à mon sens, surtout vu l'expérience de notre groupe de travail, que la cigarette
est un passage, comme la vie, comme la mort, c'est-à-dire que la plupart d'entre nous y sont passés,
même si la plupart d'entre nous, d'entre vous, l'ont abandonnée. Ma collègue qui est intervenue avant
moi avait coutume de dire « L'humanité sera sauvée lorsque la cigarette aura disparu de son horizon
culturel ». Moi je ne veux pas sauver l'humanité, je pense que l'humanité ne sera pas sauvée. Je pense
qu'il y a plusieurs humanités, et que être humain c'est accepter que le mal fasse partie du bien, qu'il n'y
a pas d'un côté le bien, de l'autre côté le mal, et que la cigarette est un passage, et ce passage je l'ai
effectué avec Audrey, Aurélie, Cécile, Sandrine, Christine, etc.… et j'ai eu beaucoup de plaisir.
Je vous remercie de votre attention.
26
DOMINIQUE BERGER
PSYCHOLOGUE,
MAITRE DE CONFERENCE EN SCIENCE DE L’EDUCATION, IUFM LYON
LABORATOIRE DE RECHERCHE PAEDI, IUFM AUVERGNE
« La prévention du Tabagisme à l’école : le temps de l’action »
C’est un point de vue de pédagogue que je vais développer aujourd’hui. C’est sous cet éclairage
particulier qui se situe dans les contingences de l’école que je vous propose un cheminement.
Prévenir plutôt que guérir…c’est l’objectif qui nous est assigné aujourd’hui et l’école au
sens large a bien évidemment un rôle important à jouer dans cette lutte.
Mais, qu’il s’agisse de toxicomanies, de violence, de maladies cardio-vasculaires, de
cancers ou même de colmatage du gouffre de l’assurance maladie, de lutte contre l’homophobie,
chaque jour l’école est sollicitée pour répondre, et parfois sommée, de pallier des situations qui sont
bien extérieures. La promulgation de la récente loi de santé publique concernant entre autre l’éducation
à la santé de la population, la nouvelle loi d’orientation sur l’école soulignant l’importance de l’éducation
au vivre ensemble et la publication du rapport d’évaluation du dispositif d’éducation à la santé à l’école
et au collège1 constituent des temps forts de l’actualité de ces derniers mois et marquent de leur
empreinte la rentrée scolaire 2005. Dans ce contexte, on ne peut manquer de s’interroger sur le rôle de
l’école et de la nature de sa contribution dans le domaine de l’éducation à la santé et de la prévention
de l’addiction tabagique.
De prime abord, il ne va pas de soi que l’école ait à intervenir sur les questions sanitaires.
Sa mission fondamentale reste l’apprentissage des compétences fondamentales : Lire, Ecrire, Compter
et des disciplines scolaires qui sont la base du contrat scolaire républicain. Par ailleurs, la laïcité, qui
fonde et structure l’école républicaine, suppose plus que la neutralité, le respect de la diversité des
références en particulier culturelles. Ceci est vrai dans le domaine très sensible du rapport au corps et à
la santé, où, d’une part, la question du « sens » est extrêmement prégnante et, d’autre part, on ne peut
se référer à des savoirs universels incontestables instaurés en discipline au sens scolaire du terme. Les
données de l’épidémiologie et de la santé publique sont par essence probabilistes et mouvantes et
s’adressent à la fois au collectif et à la personne dans son intimité.
De plus, il n’est pas certain que l’école ait à s’inscrire dans la promotion d’un culte
démesuré de la santé, tout se passant comme si, de nos jours, la santé, ou la conformité à des canons
esthétiques, se substituait à des valeurs humanistes fondamentales comme finalités ultimes de
l’existence.
Les deux arguments les plus fréquemment invoqués pour justifier la mise en œuvre d’une
éducation à la santé en milieu scolaire et de la prévention des conduites tabagiques sont le fait qu’une
action précoce est un gage d’efficacité de l’action préventive et que l’école permet d’atteindre
l’ensemble des individus d’une classe d’âge déterminée.
Pour autant, ces justifications et le fait que notre société soit confrontée à des urgences en
termes de santé publique sont-ils suffisants pour autoriser n’importe quelle stratégie d’éducation à la
santé ? L’alcool tue, il faut immédiatement dire aux élèves de cesser de boire, le tabac fait des ravages,
intervenons derechef pour les inciter à ne pas fumer, le SIDA revient en force, une information sur
l’usage du préservatif comme unique moyen de protection pertinent s’impose, l’obésité est un fléau
d’envergure, supprimons les distributeurs de boissons… Le tout sans oublier le cannabis, le suicide, les
accidents de la route et les accidents domestiques, l’hygiène et les pédiculoses, le diabète, les caries
27
dentaires, le mal-être des élèves, les troubles dyslexiques et dysphasiques, les maladies
cardiovasculaires, celles liées à une exposition inadaptée au soleil….
Le trait est à peine forcé, chaque jour l’école est sollicitée pour mettre en œuvre des actions
relatives à la santé des élèves. Pour éminemment justifiables qu’elles soient au plan épidémiologiques,
il n’est pas évident que ces injonctions et l’empilement d’actions préventives sur les différents sujets
évoqués soient toujours compatibles avec la mission de l’école et présente un intérêt autre que celui
d’un effet d’affiche.
Néanmoins ; ces quelques éléments ne conduisent pas à nier le rôle de l’école et à laisser
l’intégralité de la responsabilité de l’éducation à la santé et de la prévention aux familles. Ils soulignent
plutôt la nécessité d’une articulation des objectifs de santé publique à la mission fondamentale de
l’école.
Eduquer les personnes et les citoyens, c’est viser l’émergence d’esprits capables de
penser par eux-mêmes, c’est leur permettre de résister aux formes d’emprise auxquels ils sont
confrontés ici et maintenant : les stéréotypes, la pression des pairs, le pouvoir des médias mais aussi
les réactions émotionnelles immédiates.
Ainsi à l’école, la légitimité de l’éducation à la santé n’est pas fondée en référence
exclusive aux problèmes de santé mais davantage en terme de construction de savoir être et de savoir
faire visant à permettre à la personne de faire des choix éclairés et responsables.
Prenons l’exemple de la consommation de tabac qui nous rassemble aujourd’hui.
Celle-ci est légale dans notre pays. A la condition de respecter la loi, fumer relève donc de
la liberté individuelle. Si l’école est fondée à délivrer une éducation dans ce domaine, ce n’est pas au
titre d’un interdit légal comme c’est le cas pour les drogues illicites mais au nom d’une idée de l’homme
et du citoyen et du mieux vivre ensemble : la consommation de tabac, celle d’alcool comme des autres
psychotropes peut générer une dépendance, une aliénation, une perte de liberté individuelle et
l’altération du lien collectif.
Il s’agit donc bien de donner à la personne les moyens de prendre soin d’elle-même, de faire des
choix éclairés, de décider de façon autonome, d’exercer sa responsabilité envers sa propre santé et
envers les autres.
Dans cette perspective, disposer de connaissances, connaissance de soi et de ses besoins,
connaissances scientifiques relatives à la santé, relatives aux produits est un élément indispensable
mais non suffisant.
Le but d’une prévention des conduites tabagiques sera d’acquérir des savoirs sur soi, des
compétences personnelles et psychosociales. Partager, vivre ensemble, échanger et accéder à une
culture commune deviennent des enjeux de santé fondamentaux.
L’éducation pour la santé prend alors une portée universaliste autour de valeurs communes. Elle
se situe entre un dessein de développement personnel dépassant le simple cadre de la santé, l’histoire
de la personne et un projet groupal et social. De nouvelles voies se dessinent alors en fonction des
contextes individuels et sociaux. Il s’agit d’amener l’enfant comme l’adolescent à prendre du pouvoir sur
lui et son environnement puis à être en capacité de le faire à titre collectif.
Le rôle de l’acteur d’éducation à la santé est donc un rôle complexe impliquant des stratégies
différenciées en fonction des cheminements et des particularismes individuels et culturels.
28
Et comme ce colloque traite particulièrement du tabagisme féminin, il faut souligner simplement
combien la question du genre est fondamentale dans la conception des dispositifs de prévention et
d’éducation pour la santé.
Encore plus que pour les garçons, la maîtrise de compétences personnelles telles que la
confiance en soi, l’aptitude à gérer le risque, tout comme la capacité de mettre à distance la pression
des stéréotypes ou de la publicité, sont des compétences vitales pour les jeunes filles. Tous les travaux
de recherche sont concordants et montrent que les jeunes filles sont d’emblée en situation de plus
grande fragilité...
Les stéréotypes sociaux qui les concernent sont, plus que les garçons, soumis à des canons
stricts. La pression de modèles tend à soumettre la jeune fille à une image standardisée vécue comme
seule possibilité d’intégration dans la communauté des pairs. Fumer est alors une clé pour y entrer et la
dépendance tabagique en est le prix à payer.
Eduquer à la santé, prévenir le tabagisme, c’est peut être mettre en place une éducation aux
médias par exemple, c’est permettre à l’élève de prendre conscience des influences qui l’entoure, des
stéréotypes sociaux, prendre du recul et ainsi de s’approprier les moyens de construire sa propre liberté
comme personne et comme citoyen…
Dans le cadre que nous avons défini, mettre en œuvre des activités éducatives en éducation à la
santé et en prévention est bien au cœur même de la mission de l’école. Il s’agit de permettre aux élèves
de maîtriser des connaissances sur eux, sur les comportements et leurs effets sur la santé, il s’agit de
permettre à chacun d’accéder à la liberté et à une véritable égalité, de développer une estime de soi
suffisante et des compétences pro-sociales.
Eduquer à la santé et prévenir les conduites tabagiques, c’est également avant tout, prendre du
pouvoir sur soi et sur son environnement et pouvoir le faire ensemble. Nous dépassons alors le temps
de l’urgence du soin et de la réparation, de la lutte contre…….pour prendre celui de l’éducation…….
Nous sommes bien loin ici d’une représentation de l’éducation à la santé comme transmission
d’un message normatif univoque décrivant les bons et les mauvais comportements voir les stigmatisant.
Nous sommes bien loin de conceptions fondées sur l’injection d’angoisse comme moteur de la
prévention. Nous sommes bien loin de plans de communication dont l’aspect ponctuel et factuel
s’apparente davantage à un faire-valoir qu’à une action éducative.
Au-delà de son développement dans les enseignements dans diverses matières, la prévention du
tabagisme ne peut prendre tout son sens que dans la mesure où elle s’insère dans une démarche plus
vaste de promotion de la santé2 au sein de l’école, du collège ou du lycée impliquant réellement tous les
acteurs de la communauté éducative et en particulier les familles. C’est très bien de s’intéresser aux
méfaits du tabac, mais qu’en est-il des conditions de vie des enfants et des adolescents… Qu’en est-il
de la question de la pression scolaire sur les élèves, des rythmes de travail aberrants, qu’est ce qui fait
que plus de 20 % des élèves fréquentant des classes à examen ont consommé des anxiolytiques ; quid
aussi des conditions matérielles de vie et de travail des élèves.
Hors d’un réel investissement en matière de vie collective au sein de l’établissement, d’accueil
des élèves, de relation aux parents et aux partenaires institutionnels et associatifs, de présence de
services sociaux et de santé, les activités pédagogiques en éducation à la santé restent formelles, elles
ne sont qu’un vernis superficiel qui a bien peu de chance de rejoindre la personne humaine dans la
dynamique de son développement voire parfois permettent de se donner bonne conscience à peu de
frais.
On le voit, l’école n’est pas le lieu de la deuxième chance, la structure idéale susceptible de
suppléer aux carences de l’éducation parentale ni celui où un public captif serait la cible immobilisée de
publicitaires bien intentionnés. C’est un milieu complexe, un véritable lieu de vie et d’éducation pour
tous.
29
Or ces modèles de prévention fondés sur l’entrée par la pathologie ou le risque qui sous-tendent
les actions de communication, s’ils ont eu un effet dans le passé de réduire les maladies, sont limités
par leurs approches mécanistes lorsqu’il s’agit de phénomènes sociaux beaucoup plus complexes
comme les consommations de produits psycho actifs. L’information sanitaire transmet des
connaissances scientifiques dans une disposition pédagogique asymétrique selon un formatage unique
où l’ignorant est censé recevoir les messages de prévention, les intégrer et se conformer aux
prescriptions comportementales et aux normes socioculturelles dominantes. S’il ne le fait pas, ce sera à
ses dépens. Mais, chacun sait que l’information sur les risques et l’acquisition de connaissance ne
suffisent pas à induire des comportements d’évitement des risques.
Il ne suffit pas de bien connaître les dangers de la consommation tabagique pour cesser de
fumer, pas plus que la connaissance de modes de transmission du VIH oblige systématiquement au
port du préservatif ou à l’abstinence lors des premières relations sexuelles.
De nos jours, on assiste à un glissement progressif d’une politique publique qui avait commencé
à miser sur la prévention et l’éducation, vers la réparation et répression. L’éducation pour la santé
apparaît même comme disqualifiée dans sa finalité, dans ses valeurs et dans son efficacité. La pensée
sécuritaire dominante (caractérisée par des prêts-à-penser tels que le « risque zéro » ou le « principe de
précaution »3 et certains propos largement relayés sur les ravages du tabagisme passif) paraît comme
antinomique4 à tout dispositif éducatif et efface la pensée éducative émancipatrice. Elle entraîne
immanquablement au banc de la société.
Chacun est potentiellement coupable et ceci permet difficilement d’intégrer la dimension de la
santé sociale notamment dans sa direction interactionnelle et communicationnelle et nous pose des
interrogations éthiques sur les phénomènes de désignation et d’attente induites.
Que pense et ressent un enfant dont le parent fume, comment gère-t-il l’angoisse provoquée par
les messages mortifères associés aux campagnes de « prévention »… ? Nous ne pouvons qu’en
souligner le paradoxe5.
Par ailleurs, nous sommes confrontés à un nouveau paradoxe. Dans l’approche autour de
situations construites à partir des risques, on assiste de façon concomitante, d’une part à l’augmentation
inflationniste de campagnes de « prévention » dans une visée de coûts réduits et d’efficacité immédiate
au détriment de la durée et de l’investissement éducatif et associatif et d’autre part à une complexité
croissante des comportements sociaux et une imprévisibilité accrue obérant la prévention.
Juste un exemple : le lycée sans tabac… les jeunes ne fument plus dans les lycées mais le font
dans la rue devant l’établissement…en consommant des cannettes de soda.
Cette entrée brutale dans le champ de l’éducation pour la santé des conceptions provenant de
l’économie de marché dans ses aspects les plus libéraux pose directement la question de la pertinence
d’actions conçues, de décision prises selon les schémas de la rationalité administrative et instrumentale,
des coûts budgétaires et de la visibilité publicitaire.
Le rôle de l’école est d’une autre nature et il y a danger à attribuer à l’école des missions qu’elle
ne peut remplir.
Comme le souligne très justement le rapport des inspections générales, c’est sur l’équipe
éducative au sens large et en particulier les enseignants dans le cadre de leurs cours que doit s’appuyer
le dispositif d’éducation à la santé et non sur des interventions directes de « spécialistes » extérieurs
sous forme de prestation de service ponctuelle. La présence, aux cotés des enseignants, au sein même
des établissements, des professionnels de santé que sont les médecins et les infirmiers de l’éducation
nationale est le gage d’un travail d’équipe réel qui a fait ses preuves. Si, de par leurs missions, leurs
compétences, c’est aux enseignants qu’est dévolue l’éducation à la santé, il n’en reste pas moins vrai
que du fait de la complexité des questions scientifiques et éthiques posées, ils doivent être conseillés et
30
soutenus par des professionnels de santé et éducation à la santé dans une perspective de travail
authentiquement partenariale. Les associations ont là, un rôle central à jouer comme structures d’appui
et de conseil. Là s’ouvre un nouveau champ de compétences professionnelles un peu éloigné certes de
la simple transmission d’une discipline scolaire…
Et, parce que le comportement tabagique n’est pas dissociable de la personne et de son
environnement, c’est ensuite dans la mise en œuvre de projets de santé partenariaux promouvant une
approche globale de la personne au sein de l’école, du collège et du lycée, approche inscrite dans la
durée que pourra se développer une prévention efficace des conduites tabagiques…
1
Evaluation du dispositif d’éducation à la santé à l’école et au collège. Rapport aux ministres de l’éducation nationale et de la
santé rédigé par les inspections générales de l’éducation nationale, de l’administration de l’éducation nationale et des affaires sociales.
Janvier 2004
2
La promotion de la santé (Charte d’Ottawa, OMS 1986, Charte de Bangkok, OMS 2005) a pour but de donner aux individus
davantage de maîtrise sur leur propre santé et davantage de moyens pour l’améliorer. Le concept de promotion de santé dépasse
l’individu pour penser la communauté et prendre en compte interactions entre la personne et son environnement tant physique qu’humain.
3
Dont chacun s’accorde à reconnaître le peu de fondement scientifique…
4
En témoignent le fleurissement morbide des silhouettes noires le long des routes, les campagnes de sécurités routières et celles
anti tabagiques fondées explicitement sur la peur. Or l’injection d’angoisse stimule les comportements de défenses. Au mieux, le message
sidère la pensée et n’a aucun effet, il est détourné et provoque le rire. Au pire, notamment chez les plus fragiles, il renforce le
comportement incriminé car celui-ci est le plus souvent utilisé par son auteur comme un des moyens de combattre l’angoisse. (cf.
Adolescent stress and smoking behaviour. A prospective investigation. J Psychosom Res 2003 Apr ;54(4) :313-21 Byrne DG, Mazanov
J.Australian National University, School of Psychology, 2000, Canberra ACT, Australia. Le rapport coût/efficacité est alors loin d’être
évident.
5
Les comportements d’addiction sont souvent lies à des fragilités psychologiques et ont pour fonction de protéger la personne de
l’angoisse. L’évocation violente de la mort, très explicitement mise en avant dans ces messages de « prévention » constitue une véritable
injection d’angoisse et génère souvent le comportement qui vise à protéger de l’angoisse…
Références :
1- F. Beck, S. Legleye, P. Peretti-Watel, (2002). “Penser les drogues: perceptions des produits et
des politiques publiques »
Enquêtes sur els représentations, opinions et perceptions sur les psychotropes (EROPP), Paris,
OFDT, 2002, 228pp.
2- Jourdan, D., La formation des acteurs de l’Education à la santé en milieu scolaire. Coll. Ecole
et Santé. Presses universitaires du Sud, 401 pp.
3- Berger, D., Jourdan, D. (2005). Les fondements psychologiques en éducation à la santé.
Santé de l’Homme n° 377. INPES. Paris. 32-36
31
EN CONCLUSION
Il est présomptueux de décider de conclure une telle journée. Les apports théoriques et les
perspectives pratiques de nos intervenants nous engagent à poursuivre notre réflexion sur ces thèmes
palpitants.
Philippe JEAMMET nous a rappelé que l’adolescent vit dans un espace normé qui l’angoisse, et
cette peur omniprésente le pousse à s’identifier comme un parmi les autres, tout en restant dépendant
de ces autres en devant rester lui-même. Le paradoxe de la pensée et des actions de cet adulte en
devenir le pousse à toutes les transgressions, les conduites à risques. Pour la première fois de notre
histoire, nos adolescents vivent des choses différentes de celles qu’ont vécues leurs parents. Cette
originalité liée aux temps doit nous faire prendre conscience des risques que cela représente et des
enjeux qu’elle nous met en perspective. Nous avons à montrer à nos jeunes que la vie vaut, aussi,
d’être vécue et que l’autodestruction liée à des pratiques nocives, si elle fait partie de ces enjeux, doit
être dépassée par les belles choses que l’on peut entreprendre dans le monde qui nous entoure. C’est
bien ce même paradoxe que nous a pointé Elisabeth SLEDZIEWSKI en nous montrant, avec la
perspicacité qui est la sienne, la difficulté d’être femme sexuée, voire hypersexuée, à l’appel des
magazines spécialisés, en revendiquant le droit à l’orgasme, et, dans le même temps, vivre comme les
hommes des expériences professionnelles engageantes dans une vie… de femme assumée. Oui, les
temps ont bien changé, et la cigarette vient prendre ici un statut fortement symbolique par ses volutes
arachnéens figurant les dentelles affriolantes des lingeries aujourd’hui prestement dévoilées. Ce
problème du « genre » n’a pas échappé, non plus, à Jean-Olivier MAJASTRE qui, lui, a convoqué ces
jeunes femmes à la terrasse de son laboratoire permanent, celles des bistrots. Certes, il ne manie pas
de matériel compliqué et encombrant, mais son stylo et son appareil photographique. Il nous montre
que le statut de la cigarette est très différencié chez les sujets qu’il rencontre. Il faut à l’évidence s’en
échapper dans la plupart des cas, mais ce n’est jamais le bon moment. Alors, finalement, quelle place
donner à cet objet aussi ambigu, dérisoire et mortifère ? A l’instar de la Genèse, il nous rappelle que
notre statut d’humain c’est d’accepter cette dualité du bien et du mal et que, faute de pomme, la
cigarette pourrait bien symboliser le passage entre les deux.
32