la première veste de camouflage de guerre du
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« LA PREMIÈRE VESTE DE CAMOUFLAGE DE GUERRE DU MONDE » EST INVENTÉE PAR LOUIS GUINGOT. Frédéric Thiery P.U.F. | Guerres mondiales et conflits contemporains 2007/3 - n° 227 pages 7 à 21 ISSN 0984-2292 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2007-3-page-7.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. Thiery Frédéric, « « La première veste de camouflage de guerre du monde » est inventée par Louis Guingot. », Guerres mondiales et conflits contemporains , 2007/3 n° 227, p. 7-21. DOI : 10.3917/gmcc.227.0007 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour P.U.F.. © P.U.F.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. Longtemps, l’uniforme du soldat français reflétait par ses couleurs et ses dorures le prestige du régiment qu’il représentait. Les couleurs nationales – héritées de la Révolution française et du Premier Empire – avaient une valeur militaire symbolique. En 1829, le pantalon garance devint l’emblème du fantassin français. Fier de son uniforme, le soldat du XIXe siècle et du début du XXe s’efforça de le porter avec élégance et avec respect. Après la défaite de 1870 contre les Allemands, la question de l’invisibilité devint une des grandes préoccupations du ministère de la Guerre. Plusieurs études furent menées en vue de modifier les couleurs1 mais ne suffirent pas pour convaincre l’état-major et la société française de l’évolution nécessaire de l’uniforme. À partir de 1903, toutes les tentatives pour doter l’armée française d’une tenue de teinte neutre échouèrent – alors que les Britanniques avaient adopté le kaki en 1902, les Russes le vert en 1907, les Allemands le feldgrau de couleur gris-campagne en 1907, les Autrichiens le gris-brochet en 1909 et, la même année, les Italiens le gris-vert. Avec cette différence d’appréciation des priorités, un fossé important se creusa entre la France et ses voisins européens. Le conflit se déclencha en 1914 sans que l’on eût cependant résolu le problème des tenues françaises. C’est à l’armée française – ou plus exactement à un artiste de l’École de Nancy – que revint l’idée d’avoir découvert l’importance et l’efficacité du camouflage et d’en avoir fait l’usage le plus remarquable. Le camouflage est une invention lorraine du premier conflit mondial. Il est né de la prise de conscience du pouvoir mortifère du champ de bataille que provoquèrent les offensives de la fin août 1914. Constatant en effet le peu de 1. En 1898, lors des expériences de tirs menées à Vincennes, le ministre de la Guerre, Godefroy Cavaignac, prit connaissance des teintes dites « neutres » : le kaki et le gris-bleuté. Les conclusions se virent confirmées par l’étude officielle dirigée par le commandant Lavisse en 1902, investigation nommée « Sac à dos ». Plus tard, en octobre 1910, une commission fut créée par le nouveau ministre de la Guerre, le général Brun, pour confectionner de nouveaux uniformes dans un drap gris-vert, appelé « tenue réséda ». Guerres mondiales et conflits contemporains, no 227/2007 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. 1914. « LA PREMIÈRE VESTE DE CAMOUFLAGE DE GUERRE DU MONDE » EST INVENTÉE PAR LOUIS GUINGOT 8 Frédéric Thiery Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. 2. De la génération de Maurice Barrès, Louis Guingot naquit en 1864 à Remiremont (Vosges). Il s’intéressa très tôt aux arts décoratifs, alors très en vogue. Sa formation débuta en 1884 à l’École nationale des beaux-arts et celle des arts décoratifs de Paris, où il fut l’élève de Victor Galland (18221892) qui exécuta la partie ornementale du Panthéon. Ses expériences parisiennes l’orientèrent vers la peinture décorative : suivant l’exemple de son maître, Guingot devint un brillant décorateur de théâtre. De retour en Lorraine, il embellit par de vastes peintures murales, entre autres, le château de Gorcy, le théâtre de Verdun et celui de Lunéville ou le pavillon d’entrée de l’exposition internationale à Nancy. Dans les Vosges, il décora le casino de Vittel, la brasserie de Charmes, le plafond du grand salon de l’hôtel de ville d’Épinal et conçut plusieurs décors pour le Théâtre du Peuple à Bussang dirigé par Maurice Pottecher. Ces décors peints exigent une technique sûre, rapide dans son exécution. Guingot maîtrisait avec brio la peinture à la colle dite aussi détrempe ; celle-ci connut un véritable engouement par le biais des traditions picturales venant du Japon. L’émulation créatrice qui animait Nancy fut très stimulante en cette fin de siècle pour les artistes, suscitant une effervescence artistique et industrielle qui aboutit en 1904 à la création de l’École de Nancy. Parmi les 36 membres fondateurs, Guingot figura auprès d’Émile Gallé (1846-1904), Louis Majorelle (1859-1926), Jacques Gruber (1870-1936), des frères Auguste (1853-1909) et Antonin Daum (1864-1930), de Victor Prouvé (1858-1942)... L’œuvre de Guingot demeura cependant encore mal référencée et l’artiste vosgien tomba dans l’oubli lent, inexorable, malgré des années riches et productives, ponctuées de découvertes originales. Picturale avant tout, sa production est moins tournée vers la création d’objets en série ou d’ameublement, contrairement à ses amis de l’École de Nancy. Il fut néanmoins considéré comme l’un des protagonistes ayant mis au point une peinture de camouflage sur étoffe qui allait connaître un vif succès durant la Première Guerre mondiale et qui se voit aujourd’hui décliné dans la mode. 3. Entre 1904 et 1905, Guingot fit construire « la Chaumière » (maison et atelier) en retrait de la rue d’Auxonne (actuel no 10), dont l’architecte fut Lucien Weissenburger (1860-1929), un des plus célèbres du « style 1900 », condisciple d’Hector Guimard et architecte de la brasserie Excelsior à Nancy. L’accès à l’atelier de travail se fait par une magnifique grande baie vitrée en forme d’aile de papillon dont les plans avaient été dessinés par Gruber. Malheureusement, ce chef-d’œuvre n’existe plus aujourd’hui. 4. Dernier élève de Guingot, Albert Conte fréquenta de 1942 à 1945 son atelier situé à LaySaint-Christophe, près de Nancy. En 1942 en effet, Guingot cherchait un élève capable de lui succéder pour faire des décors de théâtre. C’est à ce moment qu’Albert Conte vit pour la première fois la veste de camouflage adossée à une chaise, de même qu’une cagoule bariolée ayant servi à des essais aériens à Toul. À la mort du peintre en 1948, Albert Conte fut l’héritier de la veste et de la cagoule, mais ces dernières furent longtemps gardées par Berthe Theuret, ancienne gouvernante devenue l’épouse de Guingot, et ce, jusqu’en 1976, date à laquelle Albert Conte put emporter la veste, à charge pour lui de la montrer dans les expositions. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. discrétion des couleurs françaises, le peintre lorrain Louis Guingot2 créa, dans son atelier de la rue d’Auxonne3, dans la banlieue de Nancy, « la première veste de camouflage de guerre du monde », cette désignation étant celle utilisée par l’artiste, lorsque Albert Conte4 – son élève – vit la veste camouflée pour la première fois en 1942. Son prototype baptisé « tenue léopard » consistait autant à rendre moins visible les soldats qu’à les protéger sur le front. Le but : sauver des vies. L’inventeur du camouflage de guerre envoya le vêtement aux Services des Armées à Paris qui découpèrent un échantillon de drap camouflé avant de le lui retourner. La veste « léopard » ne fut pas adoptée pour autant car l’armée française créa l’uniforme bleu horizon – mis en service début 1915 – plus discret que les pantalons rouges ; les troupes coloniales, dont celles d’Afrique du Nord, eurent droit à une tenue kaki. Néanmoins, la découverte de Guingot vit une application dans le camouflage de l’artillerie menacée par l’aviation allemande, mais pas des hommes, ce qui suscita à l’époque des polémiques très vives. Les Allemands perçurent 1914. « La première veste de camouflage de guerre du monde » 9 d’emblée la dimension essentiellement psychologique du camouflage de guerre comme une arme qui trompe. Ils attachèrent davantage d’importance à la dissimulation des hommes – point faible des Français – et du déplacement des troupes. Ils seront, en réalité, les premiers à revêtir des tenues camouflées en 1918. La veste « léopard » de 1914, très semblable à celle utilisée de nos jours, tient une place à part dans l’uniformologie militaire parce qu’elle est le premier vêtement camouflé de l’histoire militaire et de l’histoire de l’art. Elle est très connue à cause du morceau de tissu découpé sur le devant et remplacé par un carré de toile blanc. Conservée au Musée historique lorrain à Nancy depuis 1981 sous le numéro d’inventaire 81-3-9, elle fut souvent prêtée lors d’expositions sur l’histoire du camouflage militaire et sur la Première Guerre mondiale, notamment celle intitulée Camouflage : l’art de se cacher en 14-18 qui s’était déroulée à l’Historial de la Grande Guerre, à Péronne dans la Somme, du 23 septembre au 14 décembre 1997. Elle fut également visible au Musée de l’Image, à Épinal, lors de l’exposition intitulée Les Vilains. Variations sur les images des contes de Perrault, du 26 juin au 2 janvier 2005. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. Août 1914. À l’heure de la mobilisation générale, l’état-major pensait que la guerre serait courte, faite de mouvements et d’offensives rapides. Le plan XVII, conçu et dirigé par le général Joffre, était simple : reprendre l’Alsace-Lorraine. Dans l’optique d’une guerre brève, rien ne servait de modifier l’uniforme de l’infanterie française en 1914. Celui-ci n’avait guère changé depuis 1870, voire depuis 1829, en ce qui concerne le pantalon garance. Comparé à celui des autres belligérants, il était l’un des plus inadaptés à la guerre moderne : la vareuse bleue (modèle en vigueur en 1914 inchangé de celui de 1877), le pantalon rouge garance – très repérable sur le champ de bataille – et le képi rouge camouflé par un manchon de toile bleue en 1913 (cf. III.1), constituèrent une cible de choix pour les tireurs allemands déjà en feldgrau. Ces uniformes visibles, aux couleurs de la République française, furent partiellement responsables du nombre élevé des pertes dès les premiers jours, et prouvèrent malheureusement l’inconscience de l’état-major au début de la guerre. Très peu de temps après le début des hostilités, Guingot – alors âgé de 50 ans – imagina que les combattants eux-mêmes pourraient se rendre invisibles aux yeux de l’ennemi en portant une tenue de camouflage de guerre dont les couleurs s’harmoniseraient avec celles de l’environnement. Par souci humanitaire plus que militaire, Guingot demanda à son ami Eugène Corbin (1867-1952), grand mécène des artistes de l’École de Nancy, de lui faire confectionner une veste toute simple, en toile, dans son atelier de couture des Magasins Réunis à Nancy. Il s’agit d’une veste Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. LA TENUE « LÉOPARD » DE 1914 : LE PREMIER PROTOTYPE DE CAMOUFLAGE DE GUERRE Frédéric Thiery Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. III . 1 Source : F. T., dessin à l’aquarelle (2005). croisée (cf. III.2), fermée par un double boutonnage de cinq boutons apparemment d’origine ; à noter un bouton fait aujourd’hui défaut sur le pan inférieur droit. Elle a la particularité d’une coupe mixte, chaque rabat ayant son jeu de boutonnières et de boutons. Cette coupe a des similitudes avec la tunique militaire de 1914 : elle est droite, simple, sans plis et fonctionnelle. La veste est munie sur le devant de deux grandes poches rectangulaires latérales plaquées, ainsi que deux poches poitrine plus petites, au revers desquelles se trouvent deux grandes poches intérieures. Le col est légèrement montant. Il s’agit d’un col officier destiné à masquer en partie le cou et les habits du dessous. Il se ferme par trois petites griffes métalliques dont une a été perdue. COMMENT LE CAMOUFLAGE A-T-IL ÉTÉ RÉALISÉ ? La veste fournie, Guingot se proposa de barbouiller la toile brute suivant la technique issue de son travail de décorateur ; le barbouillage est une technique de peinture rapide et spontanée où l’on procède par taches Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. 10 11 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. III . 2 Source : F. T., dessin au crayon (2005). Dimensions : — Veste : haut. 0,82 m / larg. 0,50 m. — Grandes poches latérales : haut. 0,23 m / larg. 0,18 m. — Petites poches poitrine : haut. 0,155 m / larg. 0,115 m. — Poches intérieures : haut. 0,185 m / larg. 0,165 m. éparpillées et par lignes épaisses. Étudiant le mimétisme de son caméléon élevé en liberté dans son atelier et les couleurs à utiliser, l’artiste choisit arbitrairement trois couleurs de base empruntées à la nature et au jardin : — Un vert pré : c’est la couleur dominante, résultant d’un mélange de plusieurs verts visibles dans la nature et suivant la saison : la couleur de l’herbe, des feuilles des légumes du potager et des arbres. — Un brun-rouge : il s’agit d’une couleur reprenant celle de la terre locale de Lorraine, une couleur que Louis Guingot voyait quotidiennement dans son jardin et dans les champs environnants. Probablement, il s’est inspiré aussi des mousses de couleur brun-rouge accrochées aux murs de pierre et aux bordures des allées de jardin. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. 1914. « La première veste de camouflage de guerre du monde » 12 Frédéric Thiery Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. Ensuite, il redistribua ces trois couleurs en un désordre étudié pour donner l’illusion qu’il s’agit d’herbes, de sous-bois, d’arbres ou de branchages. Nous pourrions parler d’un « effet impressionniste inversé ». Guingot se référa ici à la technique du pointillisme parfaitement maîtrisée par les impressionnistes : ce procédé pictural, développé par Georges Seurat (1859-1891) à la fin du XIXe siècle, consiste à appliquer la peinture par touches successives, laissant le soin à l’œil de recomposer la forme et les couleurs. Guingot utilisa son invention brevetée, celle du « grand teint », dont il avait tiré avant la guerre, nappes, rideaux, serviettes et tentures peints par ses soins. Il s’agit d’un procédé spécial de peinture des étoffes qui n’attaque pas le tissu et n’est pas détérioré par la lumière ou par l’eau de javel. La peinture à la colle5 lui servit à appliquer directement sur le tissu des taches vertes et brunes irrégulières sur fond jaunâtre, et cernées de bleu. On ne sait pas exactement comment la veste devait être maintenue pendant le barbouillage. A-t-elle été posée sur un mannequin en bois que de nombreux artistes possédaient dans leur atelier ? C’est fort probable. Mais Guingot, toujours plein d’imagination, a très certainement fabriqué une sorte de grand cintre à l’aide de baguettes en bois, permettant ainsi de suspendre le vêtement par les épaules. Ces deux photographies montrent clairement comment le camouflage de guerre a été construit et comment la peinture a été appliquée à même la toile brute. Guingot a su capter ici, comme si l’on utilisait un appareil photographique, la synthèse des formes et des couleurs pour donner, de loin, l’illusion d’un arbre aux branches largement déployées. L’artiste n’est pas entré dans les détails, l’ampleur du geste intervient aussi pour une grande part : il est large pour étaler la peinture. Dans un premier temps, il dessina rapidement les formes générales d’un tronc d’arbre en étalant de grands aplats de couleur verte dans le dos de la veste (cf. III.4). Pour cela, il employa un pinceau brosse plat assez large (taille no 20) généreusement imprégné de peinture à la colle ; il est intéressant de remarquer que la colle teintée de vert a diffusé dans la trame du tissu puisqu’on observe des auréoles de colle tout autour des grosses taches. Ce tronc lui a servi de repère pour tracer ensuite des grandes lignes vertes épaisses et parallèles pour suggérer les branches de l’arbre ; ces lignes se poursuivent sur le 5. La peinture à la colle est une technique picturale dans laquelle les colorants utilisés sous forme de poudre sont broyés puis délayés au moment de peindre avec de la colle tiède de peau de lapin. La colle doit bien imprégner le tissu. Le plus difficile est le moment de l’exécution car la peinture ne révèle précisément les teintes que lorsqu’elle est complètement sèche. Il faut en conséquence une grande pratique de son utilisation pour obtenir les teintes et les effets désireux. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. — Un bleu sombre : appelé communément « le bleu Guingot », il s’agit d’un bleu particulier dont seul l’artiste connaissait le secret de fabrication et qu’il utilisait couramment dans ses décors de théâtre, pour souligner partiellement des ombres, des branches, des arbres... III . 3 III . 4 Source : photo F. T. (2006). Source : photo F. T. (2005). 13 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. devant de la veste. Guingot a conçu alors un camouflage zébré ou tigré conforme à un paysage de type européen. Il est fort probable qu’il se soit inspiré de la veste d’Émile Friant (1863-1932) qui « avait créé un camouflage pour la chasse, fait de rayures verticales, spécialisé pour se confondre avec les arbres, et non un effet impressionniste par taches colorées distribuées de façon quelconque et pouvant servir en tout terrain »6. Dans un deuxième temps, il traça au pinceau des traits rouges et des cernes bleus sombres pour produire tout simplement des effets de volume des masses vertes. Par exemple sur les manches, l’association des trois couleurs crée l’illusion d’une profondeur des sous-bois car notre rétine ne perçoit pas les couleurs indépendamment les unes des autres mais elle les associe. Les touches produisent des effets variés, les lignes brunes concentriques et bleues le long de taches vertes sur la manche droite, suggèrent parfaitement les lichens sur les écorces des arbres ou des pierres. À l’inverse, la disposition des taches vertes sur la manche gauche suggère des mousses poussant en forêt. Pour comprendre l’effet de ce camouflage, il suffit de l’observer les yeux mi-clos jusqu’à ne plus le percevoir avec netteté. Cela permet de ne saisir que de simples masses de couleurs dépourvues de détails superflus. Les couleurs se juxtaposent de telle manière que l’œil les voit s’imbriquer les unes dans les autres. Ainsi les taches rouges et les cernes bleus disparaissent car elles se fondent avec les taches vertes. Une fois sèche, la veste fut placée quelque part dans son jardin et se fondit avec la couleur dominante du lieu. C’est la définition même du 6. Albert Conte, Louis Guingot (1864-1948) et les autres : peintre – inventeur du camouflage de guerre en 1914, 1996, Chez l’auteur, p. 16. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. 1914. « La première veste de camouflage de guerre du monde » 14 Frédéric Thiery Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. III . 5 Source : F. T. dessin à l’aquarelle (2005). Aussitôt, Guingot fit part de son idée géniale à Corbin qui avait assez de relations à Paris pour faire suivre le dossier au ministère de la Guerre. Il déposa son prototype avec une lettre explicative à Nancy à charge pour Corbin de l’envoyer aux Services des Armées à Paris, qui prélevèrent un carré de toile camouflée (15 × 15,5 cm) pour accompagner un dossier administratif destiné aux autorités militaires. Malheureusement, ce carré ne fut jamais retrouvé. On peut penser que la veste devait être boutonnée comme sur l’illustration ci-dessus, ce qui explique le prélèvement du carré de tissu sur le pan droit, coupé à la limite de la poche, et non sur le pan gauche. La veste amputée sur le devant revint quelques semaines plus tard chez son propriétaire, accompagnée d’une lettre polie de l’armée que Guingot, probablement furieux, jeta. On n’a jamais su exactement ce qui était écrit dans cette lettre. Elle disait certainement que l’idée était intéressante, mais sans plus... Ce n’est qu’en été 1944, après le Débarquement en Normandie, que la veste sera rapiécée d’un carré de tissu blanc identique à celui de la veste. Par conséquent, cela Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. camouflage : tout objet camouflé perd son contour et se fond, pour l’observateur, dans le paysage dans lequel il se trouve. Pour la première fois dans le monde et dans l’histoire de l’art, un vêtement camouflé vit le jour (cf. III.5) : il est lorrain et nancéien. On est en septembre 1914, c’est-à-dire un mois après la déclaration de guerre du 3 août 1914. Fier de sa trouvaille, Guingot aurait voulu l’appeler « caméléon » en hommage à son animal préféré, mais Friant fit remarquer que « caméléon » n’avait pas une connotation militaire. Le terme de « léopard » sonnait mieux car il rappelait le nom d’un animal combatif. « Léopard » sera donc synonyme de camouflage moderne, adopté par toutes les armées du monde, en particulier par l’armée française. 15 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. signifie que, de 1914 à 1944, la veste était restée dans l’état dans lequel elle avait été rendue par l’armée. La « tenue léopard » qui aurait pu sauver beaucoup de vies humaines, ne fut pas retenue par l’état-major pour quatre raisons. D’évidence, l’idée du camouflage se heurta à son incompatibilité avec la fable représentative du combat, de la victoire, avec l’idée du sacrifice, avec les idéaux de toute une société. L’irruption d’un prototype de camouflage de guerre dans les bureaux de l’état-major apparut comme une révolution psychologique et morale, agissant tant sur la pensée de la guerre que sur le code d’honneur de la société militaire de l’époque. Le camouflage se révéla comme une arme de la ruse et de la dissimulation qui rompait avec le mythe du combattant. En résumé, le camouflage était considéré comme une arme nouvelle, une arme qui trompe. Guingot avait réfléchi en peintre et en humaniste. Il voulut faire adopter l’idée d’un camouflage par la couleur, destiné à rendre moins manifestement visibles sinon invisibles les hommes, et ainsi les confondre avec l’environnement. L’état-major ne pouvait laisser libre cours à des initiatives visant à la conception, et encore moins à la réalisation d’une tenue bariolée de manière fantaisiste par un peintre, pourtant connu, et non par des militaires. Il faudra donc attendre l’imaginaire, avisé et sans a priori, d’un artiste confronté à l’épreuve du feu – un certain Guirand de Scévola –, pour voir l’invention du camouflage resurgir et sa solution adoptée officiellement le 12 février 1915. Cette pensée militaire n’explique pas à elle seule une telle réticence. En effet, l’uniforme de l’armée française revêtait, sous la France de la IIIe République, une symbolique militaire forte : le bleu et le rouge rappelaient aux hommes le caractère sacré des couleurs nationales et républicaines, et entretenaient à la fois le souvenir des plus belles victoires militaires et l’esprit de la Revanche sur l’Allemagne. Fier de son uniforme, le soldat de la Belle Époque le portait avec élégance et respect. De cet état d’esprit, provient l’attachement irraisonné de l’opinion publique française à la tunique bleue et au pantalon rouge. Jean Jaurès lui-même s’était opposé, en juillet 1914, à l’abandon du pantalon garance. Quant à l’armée... Le capitaine Clément Grandcourt déclara en 1914 : « Il faut laisser à l’infanterie sa couleur garance, traditionnelle, et qui ne se révèle au-delà de 800 m que par une sorte de papillonnement fort utile, vu qu’il empêche la confusion très à craindre aux distances actuelles de combat » et le lieutenant Michel affirmait que l’uniforme français était « un costume d’hygiène et non un costume de combat [...]. On ne se figurait guère un soldat vêtu complètement de gris ou de brun de la tête au pied »7. Par conséquent, il fallait donner à l’ennemi l’impression que le soldat français n’avait pas peur, qu’il était combatif, respectable et animé de cette « force morale » au combat. Mais, au-delà d’un souci persistant de l’esthétique vestimentaire, l’uniforme officiel correspondait, dans l’optique militaire de l’époque, au 7. Louis Delperier, « 1914 : l’Infanterie », Gazette des Uniformes, les armées de l’Histoire, no 79, février 1984, p. 80. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. 1914. « La première veste de camouflage de guerre du monde » 16 Frédéric Thiery vieux principe séculaire du « voir et se faire voir », où la force et la bravoure tiraient leur efficacité psychologique de leur visibilité. Le soldat français ne devait pas être confondu sur le champ de bataille avec une autre armée, en particulier avec l’ennemi. Ainsi, l’obligation de se dissimuler fut très mal prise en compte par l’armée française car, en instaurant le « voir et combattre sans être vu », le camouflage aurait mis fin à ce vieux principe militaire du XIXe siècle. Enfin, les facteurs économiques englobent tout. En 1914, il était impossible, pour des raisons budgétaires, de fabriquer en série la quantité de tissu nécessaire à des millions de tenues, du fait de la complexité des dessins et du nombre de couleurs exigées pour le camouflage ; seul Guingot savait peindre artisanalement cet effet de brouillage. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. Camoufler les canons préoccupait davantage l’état-major français qui avait, avant 1914, sous-estimé l’augmentation formidable que la puissance du feu allait prendre au cours du conflit. L’artillerie lourde était un armement nouveau qui faisait défaut à l’armée française alors que les forces allemandes étaient équipées de canons puissants, fabriqués dans les usines Krupp. Tout s’accéléra alors. Fin septembre 1914. Eugène Corbin, maréchal des logis au 6e Régiment d’Artillerie à Pied au fort de Domgermain près de Toul, fut choqué par la mort d’un sous-officier et de deux artilleurs tués à côté de leur canon. Encouragé par son supérieur, le colonel Fetter, il s’adressa à son ami Guingot pour tenter une expérience d’utilisation des toiles camouflées. Le premier essai fut réalisé au camp retranché de Toul, au-dessus d’un canon sous une grande toile rectangulaire tissée dans les Magasins Réunis de Nancy et traitée de la même manière. L’histoire se déroula ainsi : cinq artilleurs revêtirent « [les] cagoules, simples sacs rectangulaires, Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. CAMOUFLER LES CANONS PLUTÔT QUE LES COMBATTANTS ! 17 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. cousues sur une longueur et une largeur [...] dans la même toile que la veste de Guingot »8 et peintes par celui-ci, tandis que cinq autres artilleurs gardèrent l’uniforme bleu foncé. Cette expérience fut un vrai succès : de son avion, le pilote, ignorant tout de l’organisation, « lança un tube renfermant un message annonçant qu’il n’aperçut que les cinq hommes portant la tenue réglementaire ». Cela signifiait que la batterie et ses servants camouflés se confondaient avec le terrain environnant. Rappelons ici que, lors des manœuvres de 1910, il avait été prouvé que même dans les bois, les aviateurs distinguaient nettement le rouge du pantalon et du képi. Leurs expériences analogues et réussies de camouflage de canons et d’artilleurs décidèrent de la création du premier atelier de camouflage dans l’atelier de Guingot, rue d’Auxonne à Nancy, en octobre 1914. Les premières personnes embauchées étaient des civils : son fils Henri et Berthe Theuret9. Mais la demande était toujours croissante. Le service de camouflage s’installa alors au 3, rue Chanzy à Toul, dans la maison de Paul Louis (directeur des Magasins Réunis de Toul), puis à partir du 17 novembre 1914, à l’Arsenal de Toul sur la recommandation du colonel Fetter. L’équipe des camoufleurs se composa bien sûr de Louis Guingot engagé au 2e Génie de Toul pour toute la durée de la guerre, d’Eugène Corbin, d’Henri Royer (1869-1938) – caporal au 42e Régiment d’Infanterie territoriale –, d’Eugène Ronsin – décorateur à l’Opéra de Paris et maréchal des logis du 6e Régiment d’Artillerie à Pied, comme Corbin –, de Georges Ventrillon – peintre ayant exécuté un portrait tricolore de « Guingot de l’équipe » le 6 novembre 1914, ce tableau prouvant la création très rapide de l’Équipe à Toul – et enfin du chansonnier lorrain Georges Chepfer (1870-1945) – célèbre auteur interprète des Dames de Saizerais, de La Communion du gamin et de Not’Parisienne est arrivée. Ce groupe prit le nom pompeux d’ « Équipe d’Art du 6e Régiment d’Artillerie à Pied », puis devint l’ « Équipe de camouflage » suite aux quolibets des Nancéiens qui les appelaient péjorativement « les barbouilleurs ». Il peignit sans arrêt des toiles fournies par Corbin et allait les installer au-dessus des pièces d’artillerie. Puis il se mit à peindre les pièces elles-mêmes, notamment les canons de 120 et de 155, attendant à l’arsenal de Toul leur envoi sur le front. Ces canons furent utilisés – sans jamais être repérés – dans le secteur de Toul pour tirer sur les positions avancées de Metz. Après cette période d’expériences fécondes et novatrices, il fut décidé de donner une existence officielle à cette équipe. Dès février 1915, le peintre portraitiste mondain Guirand de Scévola (1871-1950), qui aurait 8. A. Conte, op. cit., p. 42. 9. Berthe Theuret est née en 1896 à Saint-Martin, près de Blâmont (54). Dentellière sur perles à Dombasle-sur-Meurthe (54), elle fut la toute première ouvrière embauchée comme gouvernante dans l’atelier de Guingot. Elle avait 18 ans. Elle était deux fois plus jeune que Guingot et sera la cause d’un profond désaccord entre le père et ses deux enfants. Après le décès de Guingot en 1848, elle emportera la veste camouflée. Elle épousera M. Andriot, un pensionné de guerre, et s’installera à Mailly-surSeille, près de Nomeny (54). Elle décédera le 21 mai 1979 à Saint-Nicolas-de-Port. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. 1914. « La première veste de camouflage de guerre du monde » Frédéric Thiery Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. été envoyé à Toul comme peintre officiel de l’Armée10, rejoignit immédiatement l’équipe et proposa sa collaboration afin de promouvoir la nouvelle technique de camouflage et d’assurer la gestion administrative de l’atelier. C’est alors que Corbin devint le fournisseur exclusif des toiles et Guingot fut progressivement évincé au profit de Guirand de Scévola qui fut nommé chef de cette nouvelle section autonome à laquelle furent affectés des artistes mobilisés. Secondé par sa femme Marie-Thérèse Pierrat, Guirand de Scévola – alors canonnier au 6e Régiment d’Artillerie à Pied promu rapidement capitaine – utilisa ses hautes relations parmi les membres du gouvernement pour faire connaître aux autorités militaires les expériences réalisées dans le Toulois. Fort de l’appui du général de Castelnau – chef de la IIe armée – et de l’intérêt du président de la République Raymond Poincaré, il finit par persuader le Haut Commandement de la valeur stratégique du camouflage et de son efficacité pour protéger les points sensibles du front. Comment ? En mars 1915, il se présenta au colonel de Cointet, puis au général de Castelnau, pour procéder à une démonstration du camouflage sur le front de Picardie aux commandants d’armée. Il raconta en effet que, lorsqu’il assurait la liaison téléphonique entre sa pièce d’artillerie de 155 et l’état-major de Pont-à-Mousson près de Nancy, il s’aperçut que son canon ne constituait pas un modèle de discrétion, et prétendit ensuite que les Allemands repéraient le canon dès son tir et le bombardaient immédiatement. Il soumit à l’état-major français l’idée de dissimuler, sous des toiles peintes, les canons qui brillaient au soleil, ainsi que les hommes, de telle sorte qu’ils se confondissent avec le terrain environnant. Mais s’attribuant ainsi l’idée du camouflage, Guirand de Scévola oublia évidemment de relater les essais aériens de Toul de 1914 dont l’antériorité lui aurait ôté tout mérite ! D’ailleurs, il avait affirmé que son idée lui était venue grâce aux recherches picturales du groupe de peintres du Moulin de la Galette à Montmartre11. Très vite, l’art du camouflage se développa et devint une nouvelle discipline militaire que l’armée française supervisa au sein même des casernes. Le premier document concernant le camouflage émane du ministère de la Guerre et est daté du 12 février 1915. Il constitue l’acte de création de la première équipe officielle de camouflage à Amiens12, en Picardie, là où le front redoublait d’activité en ce début de l’année 1915. Des peintres cubistes célèbres, tels Charles Dufresne (1876-1938) ou Roger de la Fresnaye (1885-1925), vinrent s’y installer. Le 14 août de la même année, le maréchal Joffre, convaincu de ce nouvel art militaire, donna une organisation régulière aux camoufleurs rassemblés en une unité rattachée d’abord à son Grand Quartier Général, puis en octobre 1916 au 1er Régi10. Guirand de Scévola fut présenté à Eugène Corbin par le Dr Chapuis, médecin militaire et sénateur. R. Nouveau, op. cit., p. 44. 11. G. Hartcup, Camouflage. A History of Concealment and Deception in War, London, New Abbot, North Pomfret, David et Charles, 1979, p. 17. 12. Service historique de la Défense – Terre, dossier 7N410. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. 18 1914. « La première veste de camouflage de guerre du monde » 19 ment du Génie, et placée sous le commandement de Guirand de Scévola. Des ateliers secondaires apparurent à Châlons-en-Champagne et à Nancy, puis à proximité des combats, à Limey, à Châlons-sur-Marne, à Noyon et à Chantilly. La création des sections de camouflage permit à de nombreux artistes – auxquels la profession ne destinait pas un rôle particulier dans la guerre – de mettre leur talent au service de la France. Ainsi émergèrent des maîtres du camouflage comme André Mare (1885-1932), Jean-Louis Forain (1852-1931) et André Dunoyer de Segonzac (1884-1974). Une équipe réduite de camoufleurs fut maintenue à Toul sous la direction du peintre Auguste Desch (1877-1924). Corbin se laissa démobiliser en août 1915 tandis que Guingot, qui avait signé un engagement pour la durée de la guerre, demeura simple canonnier de 2e classe et peignit inlassablement avec son équipe des toiles à la caserne de Domgermain. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. Après la Première Guerre mondiale, une querelle d’attribution éclata entre les différents acteurs de l’aventure du camouflage de guerre qui essayèrent de tirer une gloire de cette découverte. Le premier fut Guirand de Scévola. Son nom est souvent cité dans les articles évoquant l’histoire de la découverte du camouflage. Portraitiste mondain bien connu et très apprécié des Parisiens, c’est grâce à ses relations et à ses acquis dans tous les milieux, tant artistiques que politiques, qu’il parla au généralissime Joffre de la technique que Guingot avait inventée à Nancy. Il reçut la Légion d’honneur à titre civil – alors même que Guingot l’avait refusée. Le second fut Émile Friant, qui n’ayant pourtant jamais participé aux équipes de camouflage, se prévaudra de cette idée pour tenter de s’attribuer l’invention du camouflage de guerre : « Il avait créé un camouflage pour la chasse, fait de rayures verticales, spécialisé pour se confondre avec les arbres, et non un effet impressionniste par taches colorées distribuées de façon quelconque et pouvant servir en tout terrain »13 ; Louis Guingot en avait eu connaissance. René Nouveau attribue l’invention du camouflage à deux Lorrains : Eugène Corbin et Louis Guingot et Cécile Coutin, conservateur de la Bibliothèque de l’Arsenal à Paris, indique que « Georges Mouveau, décorateur à l’Opéra de Paris, sous-lieutenant camoufleur, attribue l’invention à deux Lorrains : Eugène Corbin, administrateur des Magasins Réunis à Nancy, et Louis Guingot, peintre décorateur ». Louis Guingot se considéra toujours comme le père du camouflage, tout en reconnaissant l’aide considérable apportée par Eugène Corbin, fournisseur de la veste brute, et intervenant dans l’expédition de la veste aux Services des Armées. Quant à son fils Henri Guingot, qui participa à l’aventure dès le début en aidant 13. Cité dans A. Conte, op. cit., p. 16. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. LA POLÉMIQUE DE LA PATERNITÉ 20 Frédéric Thiery son père à peindre les premières toiles, il restituera, dans une conférence et plusieurs articles de journaux de 1934, le rôle de chacun, minimisant le rôle de son père et glorifiant Corbin à qui il était redevable. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. Le camouflage est une technique de dissimulation et de protection qui est née en Lorraine en 1914. Nul ne le conteste. Louis Guingot en fut l’inventeur et se consacra à sa mise en œuvre durant le premier conflit mondial. Il est certain que l’artiste, grâce à son travail de décorateur, possédait une sensibilité et un métier qui le rendaient particulièrement apte à décomposer les formes et les couleurs des paysages par des taches et des lignes plus ou moins épaisses. En tant que prototype, la première veste de camouflage de guerre du monde avait un rôle humanitaire et militaire à la fois : éviter la mort d’un grand nombre de soldats encore vêtus comme en 1870 et prouver à l’état-major l’efficacité du camouflage. Mais les Services des Armées ne furent pas intéressés par une tenue camouflée pour diverses raisons. Camoufler les canons, par contre, les préoccupait davantage. Elle a aussi une histoire de famille : elle fut portée par le peintre luimême de nombreuses fois comme tenue de jardinage, ce qui explique en partie les nombreux trous et l’usure du vêtement, et elle voyagea souvent (jusqu’en 1949, la veste est à Lay-Saint-Christophe ; suite à plusieurs déménagements, Berthe Theuret l’emporte avec elle à Thuilley-auxGroseilles, puis à Mailly-sur-Seille où elle reste vingt et un ans ; en 1976, elle est confiée à Albert Conte). Objet historique par excellence au sens qu’elle est la première tenue de camouflage de l’Histoire de l’art, la veste « léopard » de Guingot est unique dans l’uniformologie militaire : elle rompt complètement avec le vieux principe militaire du « voir et être vu ». Depuis la Première Guerre mondiale, les uniformes ont subi de profondes mutations inspirées par le juste souci de réduire à son minimum la visibilité du combattant sur le champ de bataille. Les couleurs traditionnelles ont disparu – à l’exception des tenues de parades –, le camouflage s’est généralisé rapidement et seuls les marins ont conservé leur mélange de bleu et de blanc. L’après-guerre a vu un développement extraordinaire du système de camouflage et toutes les armées du monde ont voulu équiper leurs troupes d’élite de tenues bariolées. En 1929, l’armée italienne a créé le premier tissu bariolé, la tela mimetizzata, dont le dessin subsistera sur les tenues jusqu’en 1985. La seconde moitié du XXe siècle a vu la généralisation progressive des camouflages de plusieurs couleurs. En outre, les armées les plus modernes se sont dotées de tenues spécifiques adaptées à chaque type de terrain (jungle, neige, désert, ville...) et qui, par conséquent, changent en fonction des théâtres d’opérations. On compte plus d’une centaine de motifs en 1960, on en dénombre actuellement plus de trois cents, le camouflage étant étudié par informatique. Mais le fantassin français a été, jusqu’en 1991, l’un Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. CONCLUSION 1914. « La première veste de camouflage de guerre du monde » 21 des derniers du monde à porter du vert uni. La carence en camouflage désert a rendu les Français facilement identifiables en site désertique lors des opérations militaires au Tchad et en Arabie. Les mentalités n’ont guère évolué depuis 1914 et on est toujours en retard d’une guerre ! De nos jours, les écoles militaires enseignent aux jeunes soldats « le dispositif FOMEC », chaque fantassin doit se fondre dans le paysage en tenant compte de la forme, de l’ombre, du mouvement, de l’éclat et des couleurs. Mais c’est peut-être oublier qu’un artiste généreux de l’École de Nancy, certes bohême, mais d’un goût et d’une habileté remarquables, d’une faculté d’exécution étonnante, fut « l’inventeur du camouflage de guerre en 1914 », comme le rappellent clairement la plaque fixée au no 10 de la rue d’Auxonne à Nancy et inaugurée par le ministère des Anciens combattants le 27 septembre 1982, et l’inscription gravée sur sa tombe au cimetière de Bouxières-aux-Dames près de Nancy. Par son talent, son esprit créatif et humanitaire, il créa la première veste camouflée en 1914, rue d’Auxonne à Nancy. Louis Guingot demeure une des figures les plus curieuses de la Lorraine artistique. Frédéric THIERY, Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 93.17.51.134 - 05/11/2012 15h18. © P.U.F. Doctorant, Université de Nancy 2.