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Résonances de l’œuvre d’Armand Scholtès
Maurice ELIE - NICE
La
trajectoire artistique d’Armand Scholtès est d’une telle ampleur qu’un
connaisseur de ses Toiles libres ou d’autres tableaux de sa maturité peut être surpris par
des œuvres antérieures, telles celles des années 1960-1970. Elles sont d’une grande
variété : des tableaux surréalistes, telle une toile de très grand format où figurent des
vêtements multicolores d’où ne sortent ni têtes ni mains, ou des tableaux sans
personnages.1 Des équilibres de poids, de segments, presque duchampiens ou, en quatre
variantes, un support portant au bout d’un fil une pierre prête à écraser un œuf. On peut
être tenté de voir une analogie avec la manière de Francis Bacon dans un personnage
assis, tout aussi multicolore, son énorme pied droit exagérément tourné vers l’extérieur.
On distingue des tableaux abstraits au fond bleu clair animé de variations colorées et de
quelques lignes presque kandinskiennes. Des « groupes » se constituent, comme ceux de
toiles oniriques portant de petits personnages fantomatiques, ou même de purs « signes
» d’un alphabet imaginaire. D’autres tableaux sont au contraire d’un fond de couleur
vive, avec des formes nettement plus marquées. La tendance est alors à une abstraction
géométrique. On peut encore citer un « quasi-Paul Klee » où des maisons orientalisantes
sont étagées sur un fond d’ocre clair. Ces œuvres témoignent donc d’une riche
imagination à laquelle s’ajoutera plus tard une mémoire recréatrice de la nature. Chaque
style, chaque genre abordé par Armand Scholtès fera l’objet d’une véritable
expérimentation artistique. On peut même voir des « anticipations » d’œuvres futures
dans certaines de ces œuvres des années 1960-1970, par exemple dans le surgissement
soudain d’une simple plaque d’apparence minérale enserrée dans un support. Ou encore,
l’emploi du bois dans des « tableaux-objets », dont deux sont tout à fait virtuoses avec
une boîte sans fond posée sur les éléments sous-jacents, ce qui produit une sorte de
trompe-l’œil. S’il est juste de prêter une grande attention à une œuvre en particulier, le
parcours d’ensemble de l’artiste est digne du même intérêt. On y voit comment il s’est
d’abord exprimé lui-même à travers les formes et les couleurs, pour « répondre »
ensuite aux choses et aux objets qu’il plaçait devant lui.
1
Son fils Joël Scholtès parle de « la période surréaliste des années soixante » dans une page
où il prévient d’ailleurs tout interprète de l’œuvre d’A. Scholtès : «...il ne convient pas de
résumer son attitude comme “ un retour à la nature ” » (Armand Scholtès, Nice, Galerie
Scholtès, 1998, p. 18).
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Dans ses Toiles libres, l’artiste allie intimement la matière et la couleur de ses tissus.
Sans titre de 1983, « enduits et acrylique sur tissu », ouvre le volume portant sur Le
végétal dans l’œuvre d’Armand Scholtès.2 Dans la forêt lorraine de Moyeuvre-Grande,
une bande de tissu de 900 x 96 cm placée entre deux arbres de haute futaie associe l’art
et la nature : le tissu clair zébré de stries semble vibrer entre les deux troncs sombres qui
l’encadrent. Pour Scholtès, les éléments naturels, les matières et les choses seront
observés et sentis à la même hauteur de vue, avec la même probité et la même sobriété.
Ces toiles sont aussi des tentures, avec la « tenue » que cela suppose. Le textile joue
un rôle plus important que ne le ferait la toile fixe d’un tableau de chevalet. La toile
n’est pas le simple support de la couleur ; une nouvelle substance naît de leur union. Et
même si ces tentures peuvent être installées dans des appartements où une toile est
placée dans une encoignure, près d’un escalier, etc., cela n’en fait pas un art décoratif.
La toile est accrochée aux murs comme le serait un tableau.
L’association des formes et des couleurs se développe d’une toile à l’autre sans àcoups, sans revirements, selon une constante progression. Si chaque toile a sa
particularité, son originalité, en envisageant la totalité de la série on découvre l’unité de
ce qui a été d’abord édifié comme « Work in progress ». L’artiste continuera
d’inventorier inlassablement chaque domaine du possible et du réel. Comme l’a dit
Charlie Gallibert à propos du végétal, Armand Scholtès procède à l’établissement d’un
« répertoire ».3 Dans sa première production, tout en tenant compte de ce que permet le
textile, ce répertoire est celui de la création sui generis par l’artiste de formes et de
couleurs.4
2
Les Arts Graphiques, Nice, 2012.
« L’entreprise d’Armand Scholtès est bien de l’ordre du répertoire des Œuvres complètes de
la nature,...» (« L’ange de l’ontologie végétale », Charlie Gallibert, in Le végétal dans l’œuvre
d’Armand Scholtès, Nice, Galerie Scholtès, 2012, p. 43).
4
« L’art -, la peinture en l’occurrence Ŕ vient des profondeurs de l’être, du tréfonds. Il
échappe en fait à la volonté individuelle [...] Je pense en effet que ce que l’on apporte de
façon consciente et concertée participe du superficiel et de la facilité. » (Olivier Debré,
couleurs et mots, Paris, Le cherche midi, 1996, p. 43). Ce rapport du conscient et de
l’inconscient a été un thème essentiel de la Philosophie de l’art de Schelling (1802-1803),
clairement résumé par l’un de ses traducteurs : « Le domaine de l’objectif est la nature et celui
du subjectif la liberté, et l’art, en qualité de réunion de la nature et la liberté a ceci de commun
avec eux qu’il est produit d’une part de façon consciente, d’autre part de façon inconsciente. »
(Caroline Sulzer, « Schelling, l’art et l’absolu », in F.- W. Schelling, Philosophie de l’art,
Grenoble, Million, 1999, p. 7).
3
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A mesure que l’œuvre se déploie, ce qui de façon générale apparente ces toiles est la
vibration colorée du fond où l’on découvre une discrète écriture de « signes ». C’est le
cas d’une toile de 1975 de coloration beige-rosée, portant des signes transparaissant à
travers la couleur. Les couleurs « terriennes » partent de l’ocre jaune ou rouge et
passent au brun puis au noir. On retrouvera ces couleurs dans des peintures sur papier
donnant l’impression d’un fragment de voûte pariétale : un noir charbonneux enserré
entre un ocre rouge et un socle d’ocre jaune. Ce sont ces couleurs qui éveillent le
sentiment d’une recherche du fondement et des origines des choses, de leurs éléments.
L’« air de famille » qui apparente toutes ces œuvres ne tient pas seulement à une
analogie visuelle, mais à un partage de propriétés, de qualités communes. Mais faut-il
en appeler à un « primitivisme » de l’œuvre ? Si la gamme des couleurs introduites dans
les pièces d’une maison des Baumettes à Nice est celle de cultures méditerranéennes (ou
exotiques ?), elles entrent de façon tout à fait « civilisée » dans les habitations.
Gauguin avait exalté les couleurs de la vie tahitienne puis marquisienne, et produit
des sculptures sur bois tout à fait analogues à celles des Maoris auxquels il consacra
même un livre. A son tour, le XX° siècle s’ouvrit, entre autres, sur un certain
« primitivisme » de Derain et des Fauves, des artistes de la Brücke en Allemagne, de la
brève période « nègre » de Picasso, etc. Ce qui a caractérisé ces mouvements a été le
refus d’un art tenu pour conventionnel et froid, en recourant par exemple à un
graphisme grossier (Nolde, Kirchner, Pechstein, chez les peintres de la Brücke) et à des
couleurs violentes anarchiquement disposées (à l’opposé, les Cubistes se sont plutôt
intéressés à la forme pure de certains masques africains, Yoruba par exemple). Dans Le
Primitivisme dans l’art moderne, Robert Goldwater a d’ailleurs distingué l’art dit
« primitif » du Primitivisme comme mouvement artistique cherchant à intégrer les
formes d’art océanien, africain, etc., dans ses œuvres. Goldwater montre aussi comment
ce courant a été préparé par les expositions des Musées d’Ethnographie. Il en est résulté
un « champ culturel », un intérêt du public pour des genres d’arts que nous dirions
maintenant « premiers » et non « primitifs », en raison de la nuance péjorative parfois
donnée à cette appellation. Dans cet intérêt pour des arts jugés proches de la nature il y a
évidemment une composante « négative », celle d’un rejet que l’on a souvent qualifié de
« rousseauiste » de notre civilisation technicienne et « machinique ». On peut certes
reconnaître chez Armand Scholtès des procédés « naturels » (écologiques pourrait-on
dire), des couleurs elles-mêmes « naturelles » (ocres jaunes, rouges ou noirs déjà
mentionnés), ou les bois sculptés ou enveloppés, ce que l’on a pu comparer aux
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démarches du mouvement artistique « Supports-Surfaces » des années 1970 : ligatures,
tressages,
etc. Mais la recherche d’Armand Scholtès consiste bien en un
approfondissement du fondement des choses, en un recours à la permanence des étoffes,
des plantes, de la terre et des pierres, c’est-à-dire aux éléments qui rendent possible un
monde. Il est donc vrai que son art se situe « en amont » de leur particularisation dans
des styles ou des modes de représentation des êtres et des choses. Il s’attache au bois,
aux végétaux, ou encore aux pierres qui pourront être ensuite agencées, assemblées en
structures d’un degré plus élevé de complexité, que ce soit par la nature elle-même ou
par les hommes. Ainsi en est-il des enrochements de la Darse de Villefranche-sur-Mer
qui captivent son regard. Finalement, il s’agit donc d’une « philosophie en acte », d’une
pensée picturale qui ne peut se définir comme une simple réaction à un art déjà existant.
Armand Scholtès recueille les éléments de la nature et du monde, les assemble, les
transforme et dit : « voyez de quoi est fait un monde. »
Dans les Horizons multiples, deux œuvres de 1983 s’imposent avec une force
surprenante. Bien qu’il s’agisse d’acryliques sur tissu, elles sont intitulées Roches.5 Ces
deux toiles d’un rouge-rosé flamboyant sont une véritable « ouverture » pour
l’imagination. D’abord, elles peuvent être lues comme des céramiques. Puis, s’écartant
encore du donné initial, on peut presque y voir des armures ou, à tout le moins, des
sortes de chrysalides ou d’hippocampes. On ne les voit pas sous l’aspect de l’à-plat,
mais du volume : quel mystère abritent-elles donc ? Il y a donc là une interrogation qui
engage à se porter au-delà du simple perçu.
Aux pages suivantes, on retrouve à peu près les mêmes couleurs. Et soudain éclate le
rouge vibrant, animé, des Traces et empreintes de 1982, avec ses entailles de traits
blancs. Enfin, une autre image encore, quasi-archéologique, est donnée par un retour à
des Fragments sur papier de 1978, ayant en effet l’aspect de fragments de céramiques
noir et rouge profond. D’autres Fragments de couleurs analogues, dont certains sont
apposés sur les murs de la Galerie Scholtès de Nice, renvoient aux Traces et empreintes
et vice-versa, de sorte que sous cet aspect, l’œuvre d’Armand Scholtès tient de la
chambre d’échos. Ce qui a été dit des éléments vaut donc aussi au niveau du réseau :
pour qui a, dans la mesure du possible, une vue quelque peu synoptique des différents
« genres » dans lesquels s’exerce l’art de Scholtès, un type d’œuvre renvoie à un autre,
ce qui est aussi une vibration, une « résonance » mutuelle de ses œuvres.
5
Armand Scholtès, Horizons multiples, Œuvres 1973-2013, CIAC, 06510, Carros, 2013,
Mélis éditions, 2013, p. 18-19.
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Le Végétal dans l’œuvre d’Armand Scholtès assure le passage du végétal tissé au
végétal en tant qu’élément naturel. Il devient maintenant le « motif » de l’œuvre,
comme dans un Sans-titre de 1983.6 Ensuite, on voit comment l’artiste a commencé par
répertorier des formes de feuilles, lointain héritier en cela de peintres tel que Dürer ou
du Goethe de La métamorphose des plantes.7 Comme le poète-naturaliste, le peintre a
lui aussi observé les forces naturelles et les a finalement métamorphosées à sa manière.
Car il en est venu à la feuille « morte », ce que Charlie Gallibert a caractérisé ainsi : « Il
est sensible à leur torsion, pareille à une main recroquevillée sur un cœur Ŕ le souffle,
l’âme de l’été enfui : car telle est la feuille d’automne. »8 Or Francis Ponge l’avait
exprimé pour les fleurs :
« La beauté des fleurs qui fanent : les pétales se tordent comme sous l’action du feu :
c’est bien cela d’ailleurs : une déshydratation [...] C’est alors que la nature se présente
face à la fleur, la force à s’ouvrir, à s’écarter : elle se crispe, se tord, elle recule,...»9
On voit que le poète comme le peintre prennent « le parti pris des choses ». Mais cela
ne signifie pas la platitude d’un pur compte-rendu. En y regardant bien, on voit que le
peintre dépasse le simple enregistrement de ce qu’il voit ; Ch. Gallibert dit d’ailleurs des
couleurs de ces feuilles qu’elles sont « uniques dans l’œuvre de l’artiste ». 10 Dans une
recherche menée à une sorte de paroxysme, Armand Scholtès y atteint même au
Fantastique : « “ Vois ce que je fais de ce que tu m’as donné ” dit Armand Scholtès à la
nature, en se retirant sur la pointe des yeux, le panier plein. » (Charlie Gallibert).
Le minéral : de la nature à l’épure
6
En raison de la répétition des motifs disposés sur le tissu, on pourrait comparer la toile de
Scholtès à la répétition des « peilles » (ou « haricots ») de Claude Viallat. Mais les formes de
Viallat sont de plus grandes dimensions comme le sont aussi les grandes bâches sur lesquelles
il répète ses formes élémentaires. Les deux artistes pratiquent un art de la série et de la
répétition, mais l’empreinte dont s’est servi Viallat est immuable, tandis que les motifs de
Scholtès demeurent « libres » et spontanés.
7
Goethe a attribué un rôle essentiel à la feuille : « Il m’est apparu en effet que dans cet organe
de la plante que nous appelons ordinairement la feuille se dissimule le vrai Protée, qui peut se
cacher et se manifester dans toutes les formes qui apparaissent. Vers l’aval et vers l’amont, la
plante n’est toujours que feuille,...» (La métamorphose des plantes et autres écrits botaniques,
Paris, Triades, 1999, cité dans l’Introduction de R. Steiner, p. 50).
8
Op. cit., p. 39.
9
Francis Ponge, Le parti pris des choses, Poésie/Gallimard, p. 82-83.
10
Cependant, les couleurs des « Sans titre » de 2011 leur font écho (Horizons multiples,
Œuvres 1973-2013, op. cit., p. 40-41).
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Dans ses Fêtes de la faim, Arthur Rimbaud écrivait :
« Si j’ai du goût, ce n’est guère
Que pour la terre et les pierres. »
Les Carnets de promenades d’Armand Scholtès sont emplis de croquis ne conservant
que le contour des pierres, leurs arêtes et leurs facettes.
qu’accompagnent des aquarelles du peintre,
Dans son Eloge du possible
Paule Stoppa évoque justement les «
fêlures fentes fissures failles » des roches. Se portant plus loin à la dimension du
paysage, elle nomme des lieux peut-être connus de l’artiste (« les pentes fauves du
Malinvern/les rocs hérissés verglacés ») qui a effectué ensuite des variations autour des
pierres, inventoriant toutes leurs positions ou juxtapositions possibles. De sorte que si
cet inventaire était complet, on pourrait en tirer un caractère général, voire une «
essence » du minéral. Mais il resterait à savoir s’il s’agit là d’une abstraction
dématérialisée où la pierre ne subsisterait plus que par sa figure. Or une formule de
Thierry Dufrêne répond à cette question : «...quand on peut trouver l’abstrait dans la
nature, on touche au plus profond de l’art. »11 Gauguin avait déjà adopté ce point de
vue : « Un conseil [disait le peintre à Schuffenecker, en 1888] ne peignez pas trop
d’après nature. L’art est une abstraction, tirez-la de la nature en rêvant devant et pensez
plus à la création qui [...] en résultera.12 »
Les croquis de ces « Carnets de promenades » mènent ensuite à des compositions
colorées plus détaillées. Elles ne sont pas de pure géométrie comme celle des figures
des solides réguliers : la rugosité des pierres et l’irrégularité de leurs contours sont
rendues par des lignes doubles elles-mêmes irrégulières. Les pierres et les roches
expriment leur matérialité et l’énergie qui y réside, surtout lorsque ces dessins exposent
des assemblages de pierres intriquées ou affrontées les unes aux autres.13 L’empathie
11
« Monet et l’impressionnisme abstrait des années 1950-1960 », Monet et l’abstraction,
Paris, Hazan, 2010, p. 165. Mais, tandis que Monet « abstractisait » dans ses irisations et
ses nappes de couleurs, Scholtès rend la figure de la pierre tout en suggérant sa rugosité.
12
Cité par Pierre Wat, « La couleur imaginée et vibrante », Gauguin, il rêvait d’un autre
monde, Télérama hors série, octobre 2003, p. 73.
13
Armand Scholtès partage avec Serge Poliakoff la recherche d’un fondement originaire des
formes et des couleurs : « Armand Scholtès est un peintre de l’en-dessous, de l’avant, de
l’origine. Un mineur de la profondeur perceptive », dit Charlie Gallibert dans Horizons
multiples (CIAC Carros, 20123, p. 15). Et Gérard Durozoi a caractérisé la recherche radicale
de Poliakoff comme précédant même la distinction du naturel et du non-naturel : Poliakoff
«...cherche ce qui est au fondement de toutes les formes, naturelles ou non, comme un soussol originel et vise ainsi ce qui peut être indifféremment qualifié comme “ au-delà ” ou “ enT072_FR_2014_Maurice Elie_Résonances de l'oeuvre d'Armand Scholtès
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avec la nature, que l’artiste envisage volontiers, est-t-elle donc possible face à la rigidité
et la pesanteur de la pierre ? C’est pourtant cette empathie que le philosophe Mikel
Dufrenne avait éprouvée envers le Cap Ferrat, « cet animal familier qui fait le gros dos
dans le bleu sans faute de la Méditerranée [...] Je déplie le Cap et je me meus dans ses
plis [...] Je le sens, je me sens en lui. »14 Appliqué au cas présent de la « poursuite »
obstinée des avatars de la pierre chez Armand Scholtès, cela implique également ce
compagnonnage affectif avec la nature. Dans La terre et les rêveries de la volonté,
Gaston Bachelard déplorait justement que nous ne vivons pas, nous ne vivons plus la
pierre. »15
La Tracéologie de 2006 est un document essentiel. D’abord, parce qu’Armand
Scholtès reprend de Christine Buci-Glucksmann le vocable de « géologie abstraite » :
«...cette géo philosophie du faillé et de l’informe, cet intérêt pour les “ sites du temps ”
me conduira à porter un regard sur les roches, les pierres, les sols, à constater des
analogies, à dessiner cette “ géologie abstraite ” présente sur des verticalités et
horizontalités de roches,...»16 Ensuite, parce que dans « Archéologies utopiques
d’Armand Scholtès », Raphaël Monticelli rend aussi bien compte du contact de l’artiste
avec la réalité terrienne des pierres que de sa restitution par la mémoire de l’artiste à son
retour à l’atelier :
D’une part : « Tu t’accroches au sol
Tu fouilles la roche ses failles ses creux son dessin
Tu laisses monter les mille brisures de la terre
Aspérités cailloux errants émergences »
Et de l’autre : « Une autre énigme est à l’œuvre dans les dessins de Scholtès...Le
regard s’est bien porté sur un objet, une simple pierre...Et le moment du dessin a été
différé. L’artiste a voulu voir. Se borner à voir. Et garder la trace dans le souvenir seul.
Mémoire. » (On a vu que Gauguin conseillait déjà de peindre de mémoire).
Quoi qu’il en soit, le résultat est prodigieux. Car dans les dessins qui suivent, on voit
bien que si Scholtès réinvente la pierre en lui ajoutant le « poids » de la couleur (comme
disait Klee) page 34 (également choisie pour la couverture du catalogue), il se fait pur
deçà ” de la nature ; son ambition est étymologiquement métaphysique. » (Gérard Durozoi,
Serge Poliakoff, Expressions contemporaines, 2001, p. 48-50).
14
Cité dans le numéro 19 de la Revue Noesis, « Penser avec Daniel Charles », Université de
Nice, C.R.H.I., 2013, p. 53.
15
Paris, José Corti, 1947, p. 193.
16
Armand Scholtès, Tracéologie, Nice Musées, 2006, rabat de couverture.
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constructeur en rendant tous ses droits à la pierre « nue » page 40, avec ses failles, ses
brisures, ses cloisonnements. Il s’agit là d’une grande réussite où l’on pense à nouveau à
une « réduction à l’essence » de la roche. Scholtès ne cherche ni une « Ecriture des
pierres » comme Roger Caillois qui s’enchantait (à bon droit) de ce que pouvait éveiller
l’« écriture » d’une agate, ni à
« ouvrir » la pierre comme le font les minéralogistes
ou certains artistes (par exemple avec les « géodes »).
En définitive, on voit qu’Armand Scholtès veut rendre la « ligne » de la pierre, sa
structure apparente. Il en résulte une grande clarté, que Jean-Pierre Caloz a rendue dans
« Ligne et brouillard » :
« Le salut vient de la ligne.
La ligne délimite l’espace,
L’informe disparaît,...
La ligne chasse le brouillard,
L’angoissant indifférencié,
Armand Scholtès inventeur de lignes...»
Cela rappelle que dans son Faust, Goethe exprimait de même son rejet de l’informe
et de l’indistinct et son amour de la forme déterminée:
« Demeurez, formes vives
Qui sortez à mes yeux des vapeurs du brouillard. »
Aussi la nature lui apparaissait-t-elle avant tout comme créatrice de formes : « Elle
crée éternellement de nouvelles formes. » Cela signifie aussi que si la nature est le lieu
du mouvement et du changement, on peut néanmoins en fixer les formes qu’Armand
Scholtès recrée. Par cette réinterprétation, il réalise à sa façon une autre « nouvelle
alliance » de l’homme et de la nature, objet de nostalgie depuis le Romantisme, toujours
vivace à notre époque.
Les « boîtes » : l’objet magnifié
Le catalogue de l’exposition qui eut lieu en 1997 au Musée de Charleville-Mézières
reproduit essentiellement les « boîtes » dans lesquelles Armand Scholtès avait disposé
des bois, des tissus peints ou des pierres, ainsi que des installations situées dans la
nature. Les textes que contient ce catalogue rendent bien compte de l’esprit qui anime la
création de l’artiste. D’abord, celui du Conservateur des Musées de l’Ardenne, Alain
Tourneux : « Bois flottés, étoffes froissées, pierres usées témoignent de ce que le temps
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a su faire. A lui seul, il a anobli la matière, comme le font avec patience l’eau et le
soleil. » L’artiste collabore en quelque sorte à l’action de la nature. Il montre en même
temps que « l’objet le plus simple peut acquérir un “ statut d’œuvre d’art ” ». Puis, à
propos de la nostalgie d’un paradis perdu » et de l’« archéomanie » des années 1970,
Xavier Girard revient sur « le fantasme d’un retour aux origines de la chose peinte » [...]
fort différent du primitivisme d’un Matisse ou d’un Picasso)...»17
Après cette mise au point, on peut distinguer trois « sous-séries » de ces boîtes.
D’une part, l’enveloppement de fragments de branches dans des tissus de couleurs vives
d’ocre jaune ou rouge ; d’autre part, la présence en une même boîte de diverses pierres
associées à des rouleaux de tissus peints à l’acrylique ; enfin sont donnés des exemples
d’éléments à l’état brut, comme celui de petits fragments de bois. Sans hiérarchie, les
éléments peuvent être laissés à l’état naturel ou être associés à l’artisanat, comme
l’étaient les rouleaux de cuir que Scholtès avait vus autrefois chez un aïeul bottier.
Bien que non conceptualisée, argumentée, c’est donc une sorte de
« leçon »
écologique qui est donnée ici. Alors que le ready-made duchampien était constitué
d’objets fabriqués, chez Armand Scholtès les produits de l’artisanat et ceux de la nature
sont associés et d’égale valeur. Même lorsqu’il ne s’agit que de débris de bois ramassés
au pied des arbres où les ont laissés les bûcherons, l’artiste attire le regard du spectateur
sur ces « éléments premiers » par là même magnifiés.
Quel sens peut-on finalement attribuer à la « résonance » mutuelle des différents
genres dont relève l’œuvre d’Armand Scholtès ? On a vu que son fils Joël écartait toute
interprétation dans les termes d’un « retour à la nature » : c’est que l’artiste ne l’avait
jamais quittée et n’avait donc pas besoin d’y « retourner ». En passant du végétal au
minéral, il a procédé à des variations sur les thèmes que lui proposait la nature, puis il a
dégagé l’ossature idéelle qui sous-tend les formes visibles. Cette recherche de
l’élémentaire et de l’essentiel l’a conduit à des œuvres de petit format, ce que l’on peut
interpréter comme une concentration d’énergie créatrice, non seulement picturale, mais
aussi mentale et même spirituelle.
17
Musée Rimbaud et Musée de l’Ardenne, Charleville-Mézières, été 1997, non paginé.
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