de l`émerveillement à la science

Transcription

de l`émerveillement à la science
s
ciences
Comprendre
les lacs de lave
Au-delà de leur aspect esthétique, les zébrures rouges qui raient la surface du lac
Lacs de lave
de l’émerveillement
à la science
Textes et photos Yves Peysson1
Voir du “rouge”
L’attrait populaire et scientifique
pour les volcans est né pour une
large part en 1951 avec le célèbre
ouvrage Cratères en Feu d’Haroun
Tazieff, dont le talent littéraire hors
du commun avait aspiré nombre
de lecteurs dans les entrailles du
globe. Depuis lors, le succès des
volcanologues n’a jamais été
démenti, tant cet univers étrange
renvoie à d’insondables interrogations métaphysiques sur l’origine
du monde. Parmi toutes les formes
de volcanisme connues, il en est
une qui porte une dimension
symbolique unique, le volcanisme
rouge2, celui des laves fluides de
couleur rouge-orangée. L’essentiel
est dans la nature même du matériau qui renvoie à un monde prébiblique où la Terre n’était alors
qu’une immense boule de feu.
Des heures durant, on peut ainsi
rester figé, à regarder les éléments
se déchaîner avec une beauté fascinante.
Lacs de lave
Les volcans contenant un lac de
lave appartiennent au volcanisme
rouge. Ce phénomène n’est pas
rare à l’échelle géologique, car de
nombreuses traces attestent de
leur existence au cours d’éruptions
Bouche sud contenant le lac de lave, au milieu de l’immense caldeira. La couleur jaune
des falaises indique que l’Erta Ale a d’abord été un volcan gris au début de son existence,
puis est devenu un volcan rouge au fil du temps, émettant des basaltes très fluides,
devenant noirs une fois refroidis.
passées, notamment pour certains
volcans du massif Central. Mais
les lacs de lave sont en général
éphémères et seuls trois volcans
exceptionnels possèdent un lac
de lave que l’on peut qualifier
de « permanent » : l’Erta Ale en
Ethiopie, le Nyiragongo en République Démocratique du Congo et
le mont Erebus en Antarctique. Ce
dernier étant situé dans une région
polaire du globe, où les conditions
climatiques sont extrêmes, seuls
l’Erta Ale et le Nyiragongo offrent
un accès relativement aisé, bien
qu’étant eux-mêmes situés dans
des territoires secoués par de
nombreux troubles politiques.
Dans le cadre de ses activités pluridisciplinaires, le comité scientifique de la FFCAM est parti
explorer la dépression du Danakil
(Afar) en janvier 20103. Ce voyage
fut l’occasion d’observer longuement l’activité du lac de lave de
l’Erta Ale découvert en 1968 par
Haroun Tazieff et des volcanologues italiens, mais également, de
de lave apportent également de nombreux enseignements. Il s’agit d’un phénomène universel qui résulte de la compétition entre la cristallisation d’un matériau
refroidi à sa surface et la convection existant dans la phase liquide sur laquelle
repose la phase solide. Cet effet peut être aisément reproduit en laboratoire avec
de la paraffine, et compris par des modèles mathématiques. Les zigzags, qui
présentent de fortes similitudes avec ceux des rifts à l’échelle du globe, forment
un angle moyen de cinquante cinq degrés à l’Erta Ale, tandis que leur amplitude
varie entre trois et quinze mètres environ. Le mouvement relatif des plaques
noires de magma refroidi étant compris entre quatre et quarante centimètres
par seconde dans les phases actives, leur épaisseur ne dépasse donc pas quinze
centimètres. En quantifiant ce phénomène avec des valeurs réalistes, la connaissance des lacs de lave contribue ainsi à comprendre comment les continents se
forment sur Terre (théorie de Wegener), mais également sur d’autres planètes
comme Io*, le satellite de Jupiter. à noter que la théorie des zigzags repose sur
le modèle développé à la fin du XIXe siècle par le physicien autrichien Stefan pour
calculer la croissance d’une couche de glace sur un lac d’eau douce, lorsque l’air
au-dessus de celui-ci est très froid. Lac de lave ou lac gelé, ceux-ci présentent
donc d’étonnantes similitudes malgré des contextes particulièrement différents.
*
Io présente plus de quatre cents volcans en activité résultant de l’interaction gravitationnelle avec
Jupiter. De nombreux cratères renferment un lac de lave.
comprendre le contexte géologique exceptionnel de cette partie
de l’Afrique, grâce à la présence
de spécialistes de la géologie, dont
le regretté Jean-Michel Bertrand.
L’Erta Ale
Point chaud du lac, duquel démarrent
les cycles périodiques d’activité effusive.
L’Erta Ale, posé dans le désert
Afar, est un volcan de rift. C’est
un volcan bouclier haut de 613
mètres seulement, dominant une
large vallée désertique dont l’altitude est nettement inférieure
à celle du niveau de la mer. Peu
visible de loin, toute sa démesure
prend sa pleine ampleur une fois
le sommet atteint. L’immense caldeira de l’Erta Ale est percée de
deux puits aux parois verticales,
et c’est au fond de la bouche sud
que bouillonne le lac de lave. Cette
bouche forme un cylindre presque
parfait d’une centaine de mètres
de profondeur. Un palier intermédiaire à soixante-dix mètres envi-
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ron marque un ancien niveau du
lac de lave qui est niché au moment
de l’observation trente mètres plus
bas dans un second puits légèrement excentré et de forme ovale
(40-60 mètres environ). Son niveau
est très variable, et d’un mois à
l’autre il n’est pas rare que celui-ci
monte ou descende de plusieurs
dizaines de mètres. Il est même
arrivé que le lac disparaisse totalement, mais ce phénomène est
très rare. Dans les années 70, lors
des premières reconnaissances
effectuées par Haroun Tazieff, le
puits nord était également doté
d’un grand lac de lave, mais depuis
1992, date à laquelle le volcan fut
de nouveau accessible, celui-ci a
totalement disparu, enfoui sous
une masse de débris provenant
probablement de l’effondrement
des bords du cratère.
Emerveillement
L’atmosphère est saisissante, tant
la proximité du lac est grande. Sa
surface est entièrement recouverte
d’une peau noire et brillante traversée par des zébrures jaune
orangé. La périphérie est le siège
d’une intense activité de dégazage
accompagnée de fontaines de lave
fluide plus ou moins intenses qui
éclaboussent les rives dans un sifflement assourdissant. Sans aucun
précurseur, une bulle de magma
en fusion perce de-ci de-là la lave
la
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refroidie et éclate en projetant sur
quelques mètres de rougeoyants
lambeaux qui s’éteignent en
quelques minutes. Ce spectacle
grandiose capte le regard, plongeant le spectateur dans un état
hypnotique. Parfois, la plaque
noire casse brutalement, libérant alors une lave orangée qui
s’écoule lentement dans des effets
somptueux de cordage avant de
refroidir, puis de se figer.
Science
Ce lac est une formidable machine
thermique, dont le fonctionnement reste toujours mystérieux.
Pour maintenir en fusion une telle
surface de lave au contact de l’air,
la convection est un mécanisme
plausible, permettant d’amener
continuellement à la surface du
magma chaud dégazé, tandis que
le magma refroidi plonge dans
les profondeurs. Mais une source
exogène de gaz à la base du lac
peut aussi expliquer la persistance
de tels phénomènes. Même si ces
Arrivée nocturne près
de la bouche sud de l’Erta Ale.
interprétations sont affaire de
spécialistes, l’amateur passionné
peut également forger son point
de vue après quelques jours d’observations. Ainsi, à l’Erta Ale, le
caractère périodique des épisodes
actifs est facile à identifier. Toutes
les quatre ou cinq heures, la surface relativement calme se fracture soudainement et un magma
jaune orangé très liquide et chaud
s’épanche, envahissant peu à peu
la totalité du lac qui devient alors
totalement incandescent. L’onde
de chaleur est très perceptible du
bord du cratère. En des points précis du lac, invariables d’un cycle à
l’autre, un puissant bouillonnement
se met alors en place, et le magma
est projeté à plusieurs mètres de
haut en de grandes gerbes se désagrégeant en de fins filaments. Cette
invariance temporelle dans la position des fontaines de lave laisse à
penser qu’il existe effectivement
des arrivées de gaz très chaud au
fond du lac comme le suggèrent
certains travaux, et que celles-ci
Lave cordée perçant la surface refroidie et l’engloutissant dans un lent mouvement d’aspiration.
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Petits bassins remplis d’acide sulfurique
au Dallol dans la dépression du Danakil.
apportent le brassage nécessaire à
son maintien dans un état liquide.
Mais l’observation amène à se
poser d’autres questions. Une des
plus évidentes concerne la puissance thermique dégagée continuellement. En supposant que les
pertes soient purement radiatives
à la surface du lac et que les parois
du conduit soient un isolant thermique parfait, l’application de la
loi de Stefan du corps noir permet
d’évaluer à deux cents mégawatts
la puissance rayonnée à l’Erta
Ale, alors que celle émise par le
lac de lave du Nyiragongo, dont les
dimensions sont bien plus importantes, atteint 4.5 gigawatts4 : une
grosse centrale nucléaire posée
naturellement au milieu du rift
africain ! Ces chiffres sont révélateurs des extraordinaires sources
de chaleur alimentant les lacs
de lave5. Des travaux théoriques
récents ont montré qu’à pression
constante, au niveau de la poche
magmatique profonde, le niveau
du lac peut présenter une variabilité plus ou moins importante
résultant du dégazage progressif
du magma dans le conduit, au fur
et à mesure de sa remontée des
grandes profondeurs (effet limonade). La lave du lac lui-même
est ainsi plus dense que celle dans
le conduit situé en contrebas, car
tout le gaz initialement dissout
s’est progressivement échappé. La
masse du lac est donc « portée »
par le magma plus léger sous l’effet
de la poussée d’Archimède, mais
aussi de bulles de tailles plus ou
moins grandes. Un tel système est
marginalement stable, et selon la
configuration, une perturbation,
même petite, peut provoquer le
plongeon global du magma dense
qui reflue alors dans les profondeurs tandis que les gaz bloqués
plus bas dans le conduit sont soudain libérés, provoquant une baisse
du niveau du lac. Une variabilité
du niveau du lac n’est donc pas
nécessairement le reflet d’une
éruption imminente !
Une circonstance exceptionnelle
à l’Erta Ale a permis d’observer
presque directement le rôle joué
par les gaz sur le niveau du lac, corroborant ainsi qualitativement les
prédictions théoriques. Un soir, en
l’absence de tout signe précurseur,
tout un pan du rebord s’effondra
brutalement. En une fraction de
seconde, le lac ingurgita presque
trente mille tonnes de roches, tandis que sa surface visible augmentait de moitié6. Cet événement
unique créa d’énormes remous et
la surface entière du lac fut alors le
siège d’une extraordinaire activité.
Toutes les plaques noires ayant
été brisées par le choc, le lac était
devenu totalement incandescent,
créant une onde de chaleur insupportable même à cent mètres de
distance ! Mais le fait le plus étonnant fut l’abaissement quasi-instantané du niveau, au mépris de la
poussée d’Archimède, alors que la
quantité de gravas tombée dans le
lac était considérable. Il fallut plus
d’une heure pour que le niveau
remonte de quelques mètres, revenant progressivement à sa valeur
antérieure. Un tel comportement
peut être interprété de diverses
manières. La plus plausible est
cependant que les blocs, en tombant dans le lac, créèrent un violent
brassage du magma permettant de
libérer d’importants volumes de
gaz, entraînant ainsi la baisse brutale du niveau du lac.
1Physicien au Commissariat à l’Energie
Atomique, ancien président du comité scientifique de la FFCAM et du Groupe de haute
montagne.
2Par comparaison, le volcanisme gris doit son
appellation à la couleur des produits émis lors
des éruptions souvent explosives (cendres).
La viscosité des laves est telle qu’elles ne
forment pas ou peu de coulées, mais s’accumulent au point de sortie.
3
Le Danakil est situé entre l’Ethiopie et
l’Erythrée. Son point le plus bas est à 165
mètres sous le niveau des mers. Il s’agit de
la région la plus chaude du globe où la température moyenne atteint 33°C environ. Les
membres du Comité ayant effectué le voyage,
outre l’auteur, sont: François Valla et JeanMichel Bertrand, récemment décédé.
4Un gigawatt (milliard de watts) représente
mille mégawatts (million de watts)
5On considère une température de surface de
1000°C qui est inférieure à celle de la lave
en fusion (1200°C environ), car celle-ci est
refroidie à sa surface, et forme de grandes
plaques noires.
6
A partir de l’estimation visuelle, et en prenant pour le calcul une densité moyenne de
trois pour le basalte.
Manifestations hydrothermales
spectaculaires dans le Danakil.
Epilogue
Après trois jours passés à contempler les entrailles du monde, les
yeux pleins de rouge et l’odorat
saturé de soufre, le retour sur la
terre ferme prend une saveur
douce amère. Aux premiers rayons
du soleil, une fine brume de chaleur vient envelopper l’Erta Ale,
qui s’évanouit, tel un songe. La
perle des Afars est jalousement
gardée par les éléments. Au milieu
du rift, la nature joue sa plus belle
partition, bouleversant les paysages, tandis que les hommes, plus
bas, vivent entre insouciance et
fatalité.
Autres horizons ?
Un voyage au Nyiragongo en juillet 2011 a
permis de compléter la connaissance de
ce phénomène insolite, dont l’existence
constitue une source très riche d’enseignements sur le plan scientifique. L’article intégral est disponible sur internet
dans les pages du comité scientifique. On
trouvera toutes les références aux journaux scientifiques qui ont servi à élaborer
cet article.
Remerciements : L’auteur tient à remercier
chaleureusement Guy de Saint-Cyr et toute
l’équipe d’Aventures & Volcans.
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