Le Best-seller de la rentrée littéraire - Extrait

Transcription

Le Best-seller de la rentrée littéraire - Extrait
Andersen
www.andersen-editions.com
Collection Humour
Olivier Larizza
Le Best-seller
de la rentrée littéraire
nouvelle édition
Andersen
Paris
L’édition sentimentale
I
l était une soif… euh…
Il était une fois un éditeur du Quartier latin
qui s’appelait Aristide Brillant et qui m’éditait. Un
jour, il m’invita à déjeuner en se montrant jovial au
téléphone :
— Venez avec votre amie, ça me ferait plaisir de
la rencontrer.
—  Laquelle ?
— Ah ? Vous en avez plusieurs ?
— Oui. De la même manière que j’ai plusieurs
éditeurs : ils m’ont appris à ne pas mettre tous mes
œufs dans le même panier.
— Bon ben, venez avec la moins littéraire alors,
histoire qu’on ait quelque chose d’intéressant à se
raconter.
— D’accord.
Le rendez-vous fut fixé au vendredi 18 décembre.
Fin novembre, j’avais mis le point final à mon
nouveau roman et l’avais expédié par la poste à
Aristide Brillant. Une semaine plus tard, il décrochait
son téléphone. Voyant son numéro s’afficher, je ne
répondis pas. Il laissa un message de sa voix grave,
caverneuse, comme émergée des profondeurs
éthyliques : « Octave Carezza, bonjour. J’ai lu votre
84 Le Best-seller de la rentrée littéraire
manuscrit. C’est bien. Rappelez-moi. » La plupart
des éditeurs minimisent au début : c’est ainsi qu’ils
démarrent la négociation. Ils vous prennent de haut
pour vous placer en position d’infériorité. Si Aristide
Brillant m’avait d’emblée avoué qu’il jugeait mon
texte digne de Hunter S. Thompson, cela l’aurait
obligé à y mettre le prix fort et à m’offrir une caisse
de Pomerol assortie des plus raffinés champignons
hallucinogènes d’Amsterdam. Aussi demeurai-je
silencieux à son coup de fil en espérant faire monter
les enchères.
Trois jours plus tard, il rappela. Je l’envoyai de
nouveau sur les roses de ma messagerie : « Cher
Octave, j’ai beaucoup aimé votre roman, surtout le
chapitre où Hildegarde découvre que son mari l’a
trompée avec son arrière-grand-mère, se convertit à
l’islam et part ensuite sur les traces de Compostelle.
C’est si émouvant ! Et tout à fait dans l’air du temps.
On en parle quand vous voulez. Au revoir ! » Encore
une fois, silence radio de ma part.
Deux jours plus tard, nouvel appel, nouveau
message : « Mon cher Octave, j’ai a-do-ré votre
roman ! Je dois dire que la scène avec Hildegarde et
les deux Italiens éclopés dans l’auberge de Pampelune
est une scène d’anthologie ! J’aimerais vraiment
donner toutes ses chances à ce superbe livre afin
qu’il rencontre un large public. Que diriez-vous de
déjeuner avec moi ? Nous discuterons de ce qui vous
ferait plaisir… Du moins si votre texte est toujours
libre, bien entendu. Rappelez-moi au plus vite car je
suis absent toute la semaine prochaine : je pars aux
L’édition sentimentale 85
Canaris avec le Rotary Club pour une psychanalyse
au soleil all-inclusive… »
Je finis par lui téléphoner et rendez-vous fut donc
pris le 18 décembre, dans ses locaux, aux alentours
de midi trente.
⁂
Le jour J, l’heure H, devant l’interphone I d’un
immeuble cossu du boulevard Saint-Germain.
Je sonne, on m’ouvre, je pousse la lourde porte
cochère ; je sonne, on m’ouvre, je passe la porte
vitrée ; je sonne, on m’ouvre, je passe la seconde
porte vitrée ; je monte au deuxième étage sous l’œil
de caméras nichées dans les angles du plafond ;
j’arrive sur le palier, je sonne, on m’ouvre, je pousse
la porte en bois et atteins enfin l’accueil.
— Bonjour Zelda ! Waouh ! C’est mieux sécurisé
que la Maison Blanche ici. Qu’est-ce qui se passe ?
Aristide vient d’être élu président du Syndicat
national de l’édition ?
— Bonjour Octave ! sourit-elle. Pas du tout.
On a été harcelés pendant un mois par un auteur
copocléphile…
— Ah… il est en prison j’espère ?
— Non. La copocléphilie, c’est la manie de collectionner les porte-clés. Le type voulait absolument
qu’on publie son autobiographie en quinze volumes
et demi. Et rédigée en arménien ! Aristide l’a refusé
mais il n’en démordait pas. Il venait tous les jours.
C’était un grand barbu mal fagoté, un peu clodo sur
86 Le Best-seller de la rentrée littéraire
les bords. Il a même diffusé des tracts diffamatoires
en bas sur le trottoir… Aristide en a eu marre et a
fait sécuriser l’immeuble. Comme on était en pleins
travaux, ça tombait à point nommé. On a agrandi,
tu as vu ?
— Je vois ça. J’aime beaucoup la couleur des
murs, on dirait le bleu de cobalt de Van Gogh au
mieux de sa folie. La Maison a l’air florissante, tant
mieux ! Dis-moi à ce propos : c’est normal que je
n’aie pas encore touché mon droit d’auteur cette
année ?
— TES droits d’auteur, tu veux dire.
— Bah, ne dérangeons pas le pluriel pour si peu.
Aristide est là ?
— Il t’attend dans son bureau.
La porte était ouverte. L’immense Aristide
Brillant – un bon mètre quatre-vingt-dix au repos –
était engoncé dans son fauteuil de directeur général,
le buste noyé dans la fumée de son cigare que maintenaient deux lèvres minces et ridées. Sur son bureau
trônaient son habituelle bouteille de whisky écossais
et un verre à moitié plein (soyons optimiste). Il
révisait un manuscrit.
— Ah, j’en ai assez de ces auteurs qui écrivent
comme des pieds ! lança-t-il tout de go sans m’avoir
salué ni levé les yeux. Ça me fait penser à Sulitzer.
Vous savez ce qu’il m’a sorti une fois, quand je
l’éditais chez Stock : « J’écris très bien. Parfois même
mieux que mes nègres. »
— La solution, ce serait peut-être de prendre
uniquement des auteurs qui savent écrire, suggérai-je
L’édition sentimentale 87
depuis l’embrasure de la porte où je me tenais
debout.
— Ce serait la ruine assurée : ceux qui savent
écrire vendent pas ! ronchonna-t-il en me consentant
enfin un regard. Bon, restez pas planté là, asseyezvous. Comment ça va ?
— Très bien, et vous ?
— Très mal, comme d’habitude.
— Tout est en ordre, alors.
Il replongea dans son tapuscrit et grommela :
— Vous êtes venu seul ? Et votre amie ?
— Elle nous rejoindra un peu plus tard, vers
treize heures. Elle avait cours ce matin. Elle a hâte
de vous rencontrer.
— Ça durera pas. Et elle enseigne où… Barbara ?
— Mélissa. À Gagny, dans le 93, en lycée
professionnel.
Il avala une gorgée de whisky.
— L’amour, y a que ça ! dit-il de sa voix de stentor.
Ça fait longtemps que vous vous connaissez ?
— Trois semaines. Ça commence à devenir
sérieux. On s’est rencontrés lors d’une signature
en librairie. Elle m’a pris par les sentiments en
s’exclamant : « Vous avez un super style ! »
— Je reconnais que vous écrivez remarquablement.
— Elle parlait de ma façon de m’habiller.
— Ah…
— J’avais mis mon Borsalino, une chemise rouge
cintrée bon chic bon genre, une cravate en cuir
noir négligemment desserrée, des souliers italiens
vernissés, noirs eux aussi. De mon pantalon ligné
88 Le Best-seller de la rentrée littéraire
vertical dépassait la crosse en argent d’un Magnum
Python 357. Une imitation, bien entendu, avec
laquelle je dédicaçais. L’encre jaillissait quand on
appuyait sur la gâchette. Ça bavait un peu. Pas très
pratique pour signer, mais effet garanti.
Il acquiesça d’une moue à la Bud Spencer juste
avant une bagarre de saloon, vida son verre d’un
trait et le remplit à nouveau.
—  Vous m’accompagnez ?
— Sans façon, merci.
— Vous avez tort ! C’est du Glenmorangie. Cuvée
1996. Lancée en hommage au quatre-vingtième
anniversaire de l’ancien Premier ministre britannique
Sir Edward Heath… Une pure merveille !
Il se rinça la bouche avec le liquide boisé et
savoura l’orgasme de la gorge qu’il lui procura. Puis :
— Votre roman aussi est une pure merveille.
Mais on en parlera tout à l’heure, si vous le voulez
bien.
Il bascula en arrière son fauteuil de cuir et sombra
dans le silence.
— J’apprécie vraiment votre nouvelle déco, dis-je
pour meubler en apercevant un écran de contrôle
perché dans l’encoignure de la pièce.
Il ne répondait plus et tirait sur son cigare qui
semblait désormais accaparer toute son attention.
Pendant ce temps, je musardai parmi sa bibliothèque
où s’alignaient les publications de la Maison. Dans
un renfoncement vitré, des coffrets en sycomore
recouverts de galuchat abritaient ses précieux
Havanes. Un araucaria nain grimpait le long du
L’édition sentimentale 89
mur du fond et culminait entre la fenêtre et une
magnifique reproduction d’une gravure de Dürer.
— Vous possédez un Dürer en fac-similé ?
m’étonnai-je naïvement.
— Non, non, persifla-t-il.
C’était donc un original. Ma bourde l’indisposa
et il se tut de nouveau. Après un long moment de
silence, il se racla la gorge.
— N’empêche, vous étiez un auteur très difficile
à vos débuts. Trèèès difficile ! Vous vous souvenez
de votre premier roman chez nous et de notre tout
premier contact ? Je vous avais proposé un verre de
whisky, et vous : « Non merci. Mais j’aimerais bien
avoir les chiffres du tirage ! »
— J’étais jeune et…
Je voulus lui rappeler que j’avais à l’époque été
briefé par un ami poète de trente ans mon aîné et un
peu parano qui ayant été grugé – ou croyant l’avoir
été – par ses éditeurs, m’avait monté la tête. Mais
Aristide Brillant ne m’écoutait plus et persista dans
son monologue, bras croisés, yeux rivés au plafond.
— Et puis on a accepté le deuxième et alors là,
vous nous avez emmerdés comme pas possible avec
votre réécriture ! Combien de versions déjà ? Dix-sept
ou dix-huit. Et deux semaines après la parution du
livre, vous le reniez ! Mais on ne peut pas se renier !
Vous avez foutu toute la promo en l’air. Vous avez
même claqué la porte au nez d’Ardisson, non mais je
rêve ! Vous ne vouliez plus soutenir le livre tant qu’on
ne publierait pas votre énième nouvelle version alors
qu’il était déjà en librairie et qu’il marchait pas mal.
90 Le Best-seller de la rentrée littéraire
Et puis badaboum ! Voilà qu’on nous attaque pour
contrefaçon du titre ! Mais qu’est-ce qui vous a pris
de mettre une expression proverbiale comme titre ?
hein ?
— On n’a pas eu de chance, c’est tout. On ne
pouvait pas imaginer que cette expression avait été
déposée à la Société des gens de lettres ni qu’un taré
ayant le bras long nous ferait un procès…
— Procès qui nous a coûté les yeux de la tête !
À cause de vous on a dû se serrer la ceinture et j’ai
été obligé de troquer ma thalasso annuelle au Taj
Mahal contre un séjour spa à Deauville. À Noël il
a fallu choisir entre le caviar et les truffes blanches.
La dèche !
— Pensez plutôt à toutes ces émotions fortes que
vous avez vécues grâce à moi, arguai-je sur le ton de
la plaisanterie (alors que je conservais un douloureux
souvenir de cette affaire). Au moins, vous ne vous
êtes pas ennuyé.
Mais il ne rigolait pas du tout.
— Vous savez, j’ai soixante ans. Je commence à
me faire vieux, d’ailleurs… En trente ans de carrière,
j’ai jamais vu ça. J’ai côtoyé Graham Greene, Buzatti
et d’autres de cet acabit, mais jamais quelqu’un
d’aussi maladroit que vous. D’aussi irritant.
Insupportable. Vous êtes toujours à la rupture. Dans
la marge. Malheureusement vous avez un talent fou.
Alors on vous garde…
— Vous exagérez, Aristide. C’était il y a
longtemps. Je me suis quand même bien amélioré
depuis.
L’édition sentimentale 91
— Ah oui, railla-t-il, vous partiez de si loin !…
Mais il y a pire encore selon moi : c’est que vous
êtes d’une sobriété de chameau ! À croire que vous
carburez à l’eau claire… Vous aimez pourtant le
Tour de France, non ?
Il voulut se resservir mais la bouteille de whisky
était vide, ce qui l’exaspéra.
— Très honnêtement, bougonna-t-il, je ne
voulais plus de vous, mais quand Alice [sa femme,
co-fondatrice de la Maison] m’a fait lire votre
troisième roman, j’ai dit : « Bon ben, on le prend,
c’est trop fort. » Et là, en plein lancement, vous
vous envolez sur un coup de tête à l’autre bout du
monde, sur une île tropicale ! Vous êtes un auteur
trèèès difficile. Vous changerez plus. On fera avec.
Voilà comment on retourne une situation :
j’étais venu en position de force, je me retrouvais
dorénavant en position de faiblesse pour la
négociation autour de mon nouveau roman. Mais
j’avais un joker : Mélissa. Elle me signala par texto
qu’elle venait d’arriver en bas de l’immeuble. Nous
descendîmes aussitôt car Aristide Brillant avait une
faim de loup et il lui tardait de prendre l’apéro.
À suivre...
Table
(de cuisine)
Le jeu de l’amour et du bas art
9
Le petit marchand de prose
45
À la recherche de l’inspiration perdue
71
L’édition sentimentale
83
Absalon, Absalon !
111
La dernière interview de Bernard Pinot-Noir :
« Comment j’ai inventé la rentrée littéraire » 129
Kindle et Kobo dans un bateau
145
Pour qui qu’on sonne le glas ?
157
Une lectrice nommée désir
187
Les fleurs du mail
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