Pierre Lachièze-Rey LETTRES PHILOSOPHIQUES
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Pierre Lachièze-Rey LETTRES PHILOSOPHIQUES
PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES Collec tion Iné dit s Pierre Lachièze-Rey LETTRES PHILOSOPHIQUES Correspondance avec Maurice Blondel © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 1 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES AVERTISSEMENT Le noyau de ce recueil est constitué par des lettres dont Pierre Lachièze-Rey avait lui-même conservé et rassemblé les doubles, en vue probablement d’une publication éventuelle. La plupart de ces lettres concernent les ouvrages de correspondants ou répondent à des demandes d’éclaircissement concernant la philosophie de l’auteur. Nous avons ajouté quelques lettres nouvelles, publiées soit d’après l’original communiqué par les correspondants ou leurs héritiers, soit d’après des doubles conservés isolément, soit d’après un brouillon. La majeure partie de cette correspondance date d’avant 1940, et la presque totalité d’avant 1950 : ceci provient de ce que des occupations familiales de plus en plus nombreuses et ensuite la maladie ne laissèrent plus à Pierre Lachièze-Rey le loisir de conserver un double des lettres qu’il écrivait. Aux lettres de Lachièze-Rey nous avons joint, avec l’autorisation des héritiers auxquels nous exprimons notre profonde reconnaissance, les réponses des principaux correspondants décédés (Berger, Blondel, Bréhier, Brunschvicg, Lavelle, Le Senne, le père Marc, Paliard, et le père Valensin), lorsqu’il s’agissait d’un échange continu et lorsque le dialogue pouvait y gagner en vie et en relief. En attendant une version complète nous ne reproduisons ici que la correspondance avec Maurice Blondel Philopsis éditions numériques http://www.philopsis.fr Les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite. © Lachièze-Rey et Millet - Philospsis 2006 © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 2 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES SOMMAIRE La vie et l’œuvre de Pierre LACHIÈZE-REY La philosophie de Pierre LACHIÈZE-REY Documents Correspondance avec Maurice Blondel © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 5 9 21 25 3 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 4 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES Pierre LACHIÈZE-REY Indications biographiques Pierre Lachièze-Rey est né en 1885 à Martel dans le Lot où sa famille, de tradition parlementaire et libérale, se trouvait enracinée depuis plusieurs siècles, où il aimait à revenir chaque année, et où il est mort le 5 août 1957. Son père étant alors député du Lot, c’est à Paris qu’il fit ses études secondaires aux lycées Montaigne et Louis-le-Grand. Il fut reçu en 1905 au concours de l’Ecole Normale Supérieure, et à l’agrégation de philosophie en 1909. C’est durant cette période qu’il commença à connaître le Sillon, dont il fut un membre militant dès son entrée à l’Ecole Normale, aux côtés d’Anziani, de Collomp et de Coutan. Cette appartenance à la fois politique et spirituelle l’a marqué profondément, et toute une correspondance de jeunesse témoigne de son intense activité dans tous les domaines, dès cette époque. Évoquant cette période de sa vie lors d’une réunion d’anciens élèves de l’Ecole, il déclarait lui-même que « les discussions politiques, sociales et religieuses y tinrent une place toute spéciale ». Pierre Lachièze-Rey ne porta pas à ces questions un intérêt seulement théorique, mais il chercha des solutions pratiques, comme le montrent son action ultérieure au Parti Démocrate Populaire et la rédaction de plusieurs projets de loi concernant les problèmes agricoles et le système électoral. Quant aux questions religieuses, nombre de lettres témoignent de la place qu’elles tenaient à la fois dans sa vie et dans sa pensée philosophique. C’est, semble-t-il, à la fin de son année de philosophie que son orientation se dessina : c’est à ce moment qu’il lut les ouvrages d’Ollé-Laprune qui le frappèrent profondément, et qu’il commença à s’intéresser à la philosophie de Kant. Entré à l’Ecole Normale, il suivit à la Sorbonne les cours d’Hamelin, Rodier, Séailles. Il eut aussi pour professeurs Durkheim, Bouglé, Lalande, Rauh, Bergson qu’il allait entendre au collège de France, et Lévy-Bruhl qui devait patronner sa grande thèse après la mort de Victor Delbos. Mais c’est incontestablement ce dernier, qui était son compatriote et un ami de sa famille, qui devait avoir sur sa vocation philosophique et sur ses recherches l’influence la plus décisive. C’est avec l’appui de celui qui fut pour lui « à la fois un directeur d’études et un ami » qu’il prépara ses deux thèses. Après l’agrégation, Pierre Lachièze-Rey fut successivement professeur au lycée de Rodez (1909-1912) et au lycée de Chateauroux (1912-1914), puis, après l’interruption de la guerre, il fut nommé à Lyon professeur au lycée du Parc, où il devait assurer pendant treize ans la préparation à l’Ecole Normale en classe de première supérieure. C’est pendant ces années d’enseignement au lycée du Parc que furent longuement préparées les deux thèses sur L’Idéalisme Kantien et sur Les Origines cartésiennes du Dieu de Spinoza. En effet, le projet de ces deux thèses remonte à la période d’avant la guerre et il fut décidé et partiellement réalisé sur les conseils de Victor Delbos. Mais, après la guerre et la mort de Delbos, les deux études furent reprises et profondément remaniées. C’est ainsi que la thèse sur L’Idéalisme kantien, à laquelle il travailla près de vingt ans, devait primitivement s’intituler Valeur et Vérité (essai de critique du kantisme) et devait surtout consister, comme l’indiquait son titre, en une critique extérieure du système de Kant. Mais une longue méditation de l’œuvre, notamment à la lueur de l’Opus posthumum, et © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 5 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES surtout l’enseignement donné en première supérieure, et qui lui révéla la fécondité du point de vue de Kant, amenèrent Lachièze-Rey à modifier profondément son opinion sur la philosophie de Kant et projetèrent un éclairage nouveau sur la signification de son œuvre. Le kantisme lui apparut moins comme une doctrine que comme une méthode mettant en lumière l’activité de l’esprit et susceptible d’être appliquée dans de nombreux domaines, même si Kant lui-même ne lui est pas toujours resté fidèle. De même, la thèse complémentaire sur Les Origines cartésiennes du Dieu de Spinoza avait d’abord fait l’objet d’un diplôme d’études supérieures sous la direction de Delbos, mais, sur les conseils de Rivaud, elle fut entièrement modifiée et refondue. Après la soutenance de ses thèses en 1932, Pierre Lachièze-Rey fut nommé à la faculté de Toulouse, d’abord comme maître de conférences, puis comme professeur titulaire, et, en 1937, il était nommé professeur d’histoire de la philosophie à la faculté des lettres de Lyon, chaire qu’il occupa jusqu’à la fin de sa carrière universitaire1. À partir de la publication des thèses, la pensée philosophique de Pierre Lachièze-Rey n’a cessé de s’approfondir et de se préciser au contact des problèmes et en face des courants philosophiques, mais on ne saurait parler d’une évolution proprement dite. C’est à la faculté de Toulouse que furent prononcés deux cours publics qui allaient devenir deux ouvrages nouveaux : en 1938, furent publiées les leçons radiodiffusées sur « Les Idées morales, sociales et politiques de Platon ». Quant au livre Le Moi, le Monde et Dieu, l’ouvrage dans lequel Lachièze-Rey expose le plus complètement sa philosophie personnelle, ce fut, à l’origine, une série de cours publics imprimés dans la Revue des Cours et Conférences de 1935, puis édités en tirage à part de la même revue. Une première édition fut faite chez Boivin en 1938 ; la seconde (Aubier 1950, collection Philosophie de l’esprit) « revue et considérablement augmentée » est celle à laquelle nous nous référerons dans les notes. En dehors de ces deux ouvrages et après eux, l’activité philosophique de Pierre Lachièze-Rey s’est manifestée dans des cours non publiés, notamment sur la perception, la mémoire, l’activité spirituelle, l’analytique transcendantale de Kant, la méthode en métaphysique, dans une correspondance philosophique dont une partie fait l’objet de la présente publication, enfin dans des articles s’échelonnant de 1934 à 1956, qui traitent de points plus particuliers, apportent de nouveaux développements ou concernent les auteurs avec lesquels il se sentait une profonde affinité : Platon, Descartes, Kant, Maurice Blondel. Ces articles, dont un certain nombre ont été intégrés à la seconde édition du Moi, le Monde et Dieu, devaient constituer l’ébauche d’œuvres plus développées que les circonstances et l’altération de sa santé ne permirent pas à leur auteur de mener à leur terme. En effet, à partir de 1954, la maladie qui devait l’emporter obligea Pierre Lachièze-Rey à demander sa mise à la retraite un an avant la date prévue et à cesser progressivement toute activité philosophique. 1 Plusieurs fois, l’occasion se présenta pour lui d’enseigner à la Sorbonne, mais, pour diverses raisons, notamment d’ordre familial, il écarta ces propositions. © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 6 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES BIBLIOGRAPHIE de Pierre Lachièze-Rey ŒUVRES L’idéalisme Kantien (1ère édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, Paris, Félix Alcan, 1932 ; 2ème édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1950, 510 pages ; 3ème édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1972). Les origines cartésiennes du Dieu de Spinoza (1ère édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, Paris, Félix Alcan, 1932 ; 2ème édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1950, 288 pages). Le Moi, le Monde et Dieu (1ère édition, Paris, Boivin, 1938 ; 2ème édition, Philosophie de l’Esprit, Paris, Aubier, 1950, enrichie des articles « Réflexions sur l’activité spirituelle constituante » in Revue des Recherches Philosophiques de 1933-34, « Réflexions sur la portée ontologique de la méthode de régression analytique » du 9ème Congrès international de philosophie, Hermann, t .VIII, « Utilisation possible du schématisme kantien pour une théorie de la perception » in Journal de Psychologie de janvier-mars 1939, « Esquisse d’une métaphysique de la destinée » in Revue de Métaphysique et de Morale de juilletoctobre 1947, « Réflexions sur quelques problèmes concernant l’initiative spirituelle concrète » in Revue Philosophique de juillet-septembre 1948, « Réflexions sur l’unicité de l’univers » in Mélanges Maréchal t.II). Les idées morales sociales et politiques de Platon (1ère édition, Paris, Boivin ; 2ème édition, Bibliothèque d’histoire de la philosophie, Paris, Vrin, 1951, 223 pages). ARTICLES Réflexions sur l’activité spirituelle constituante (Recherches philosophiques, 1933-34). Contribution à une philosophie de l’Esprit (Études philosophiques, décembre 1934). Observations sur la théorie de M.Paliard relative à l’intelligibilité et à la structure du percept (Études philosophiques, décembre 1935). Réflexions sur la théorie platonicienne de l’Idée (Revue philosophique, juillet-août 1936). Réflexions sur le cercle cartésien (Revue philosophique, mai-août 1937). Réflexions sur la portée ontologique de la méthode de régression analytique (9ème Congrès international de philosophie, Hermann, t.8). Utilisation possible du schématisme kantien pour une théorie de la perception, (Journal de Psychologie, janvier-mars 1939). Témoignage sur Léon Brunschvicg (Études philosophiques, 1945). © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 7 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES Réflexions sur la portée ontologique de la méthode blondélienne (Cahiers de la Nouvelle Journée, n°12, 1946). Esquisse d’une métaphysique de la destinée (Revue de Métaphysique et de Morale, juillet-octobre 1947). Réflexions sur quelques problèmes concernant l’initiative spirituelle concrète (Revue philosophique, juillet-septembre 1948). Réflexions sur l’unicité de l’univers (1950, Mélanges Maréchal, t.2). Les trois étapes fondamentales de la philosophie critique de Kant (Revue de Métaphysique et de Morale, octobre-décembre1952). Blondel et Bergson (Études philosophiques, octobre-décembre 1952). Réponse à un référendum sur Sovversivismo soziale e rivoluzione cristiana (dans Humanitas, 8, 1953, en italien). Liberté et autonomie (dans Enquête sur la liberté, Hermann, 1953). Réflexions sur la méthode kantienne et son utilisation possible (Kant-Studien, 1953-54, cahiers 1-4). Saint Augustin précurseur de Kant dans la théorie de la perception (Augustinus Magister, 1954). Réflexions historiques et critiques sur la possibilité des jugements synthétiques a priori (Revue Internationale de philosophie, n°30, 1954, fascicule 4). La psychologie réflexive du Père André Marc (Revue Philosophique, octobre-décembre 1954). Le kantisme et la science (Dialectica 1955, n°1-2). Réflexions sur un procédé de Platon (Revue Philosophique, janvier-mars 1956). ARTICLES POSTHUMES Réflexions sur la nature de l’Esprit et réflexions sur l’idéalisme, (Filosofia n°18, 1965). Sensation et activité spirituelle (in Présent à Henri Maldiney. L’Age d’Homme. 1973) © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 8 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES LA PHILOSOPHIE DE PIERRE LACHIÈZE-REY La philosophie de Pierre Lachièze-Rey est à la fois une philosophie de la construction et une philosophie de l’aspiration : - Philosophie de la construction, parce que le sujet humain y apparaît comme la source de la structure du monde et de son objectivité aussi bien au niveau de la perception qu’au niveau de la science, et que l’esprit manifeste sa puissance et son activité dans des réalisations toujours nouvelles : théories scientifiques, institutions sociales, créations esthétiques. - Mais philosophie de l’aspiration, parce que cette activité constructive n’épuise pas la réalité de l’esprit et ne saurait trouver en elle-même son sens. L’esprit se saisit comme « puissance orientée » ; il est aspiration et judication, et il doit scruter et découvrir en lui cette orientation et ce qu’elle implique. C’est en prenant conscience de ses aspirations et en s’interrogeant sur ce qu’elles exigent que l’esprit peut dégager les facteurs nécessaires de sa destinée et réaliser ainsi l’option fondamentale qui donne un sens à son existence. Ce qui conduit à chercher ce qui seul peut justifier cette existence et à poser les problèmes fondamentaux de l’autonomie de l’esprit, de la transcendance et du panthéisme. *** Qu’est-ce que l’esprit ? L’esprit est une activité constructive, et c’est le mérite de Kant de l’avoir mis en lumière1. Ce que Lachièze-Rey retient de Kant, c’est moins le système que l’inspiration et la méthode. L’inspiration, c’est que le principe du monde objectif, non dans ses caractères qualitatifs, mais dans sa structure et notamment dans sa structure spatio-temporelle, est l’esprit humain luimême qui joue par rapport à ce monde le rôle d’un naturant par rapport à un naturé. Cette thèse que l’esprit est à l’origine du monde est fondamentale et elle s’exprimera tout au long de l’œuvre, tandis que ses conséquences seront de mieux en mieux dégagées : négation de toute réalité ontologique du monde en dehors de l’esprit, négation du caractère ontologique de l’espace et du temps, affirmation qu’il n’y a pas un monde unique, mais que chaque esprit construit son univers, structure du monde rattachée directement non à Dieu, mais à l’activité spirituelle de l’homme. La méthode, c’est la méthode de régression analytique qui remonte du naturé au naturant, du construit au constructeur. Mais, il ne s’agit pas d’une démarche logique qui dégagerait seulement des conditions idéales, il s’agit de retrouver des opérations réelles et effectives de l’esprit humain, et c’est pourquoi la régression doit être contrôlée par la réalisation et par la conscience possible2. Il faut, en particulier, distinguer radicalement l’analyse idéale de la science qui aboutit à des éléments hypothétiques et cherche seulement à atteindre la vérité du « comme si » de l’analyse régressive qui doit retrouver les opérations effectives de 1 Le Moi, le Monde et Dieu, page 51, 2ème édition, collection Philosophie de l’Esprit, Paris, Aubier, 1950. 2 Cf dans la correspondance les remarques sur la différence entre Kant et Fichte sur ce point. © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 9 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES l’esprit et se prolonger dans une « intuition directe progressive » 1. Il y a ainsi dans l’œuvre de Lachièze-Rey tout un examen critique de cette méthode de régression analytique et de ses conditions d’emploi et de validité2 : cette méthode ne saurait être employée dans n’importe quel domaine et sans précaution ; c’est ainsi qu’on ne saurait l’étendre au domaine de la vie pour lequel aucun contrôle conscient n’est possible, et il sera reproché aux doctrines panthéistes d’étendre indûment cette méthode au-delà des opérations effectuées par l’esprit humain. Ainsi la thèse sur l’Idéalisme kantien dégageait l’esprit du kantisme : le monde objectif renvoie à un espace spatialisant et à un temps temporalisant qui sont des structures du sujet, des instruments actifs de coordination des sensations ; et, à leur tour, ces structures renvoient à une conscience qui déploie le temps et l’espace et qui est en possession immédiate et originaire de sa propre identité, puisqu’elle s’exprime par une loi de construction et de position indéfiniment reproductible : « Comment poursuivre un problème ou un raisonnement sans en rappeler les moments antérieurs avec la conscience a priori qu’il s’agit du même problème et du même raisonnement ? » 3 De même que la conscience, en possession de la loi de construction du cercle, peut désormais reproduire indéfiniment ce cercle avec une conscience immédiate de l’identité de son opération, de même la conscience renouvelle indéfiniment l’acte de position du monde et l’acte de déployer l’espace et le temps : l’identité du monde comme celle de l’espace et du temps est ainsi le corrélat de l’activité posante de l’esprit humain et renvoie à cette « connaissance intérieure » qui est la caractéristique de la conscience. Or cette analyse entraîne un certain nombre de conséquences que Kant n’a pas toujours formulées avec une netteté suffisante, bien qu’elles soient en général indiquées : - La première, c’est que le monde, aussi bien le monde perçu que le monde de la science, n’a pas d’existence en soi, il n’a pas de réalité ontologique, puisqu’il renvoie à l’esprit humain qui le construit : « l’objet ainsi construit, c’est-à-dire le monde de la perception et de la science, édifié comme substitut de la chose en soi et pour servir de source à nos sensations, n’est qu’un monde mathématique, un monde de phénomènes, un monde de « comme si », nullement arbitraire, mais n’ayant aucun caractère ontologique, un monde dont Kant a montré qu’il ouvrait nécessairement la voie à l’admission d’un monde supra-sensible dont l’introduction est l’exigence la plus impérieuse de la morale » 4. Ainsi, la réalité est du côté de l’esprit et du sujet, non du côté de l’objet ; tel est le fondement de l’idéalisme de Pierre Lachièze-Rey dont on a pu dire qu’il était enraciné « dans un réalisme de l’esprit »5. L’objet constitué par l’esprit n’a donc qu’un caractère idéal, ce qui entraîne une conception précise du rôle et des limites de la connaissance scientifique : « Nous sommes donc certains a priori que, si elle nous permet de réaliser un enrichissement sans limites dans le domaine de l’espace et du temps, elle ne nous fournira pas le moyen d’en sortir ni, par conséquent, de trouver 1 Le Moi, le Monde et Dieu, page 58, 2ème édition, collection Philosophie de l’Esprit, Paris, Aubier, 1950. 2 Cf « Réflexions sur la portée ontologique de la méthode de régression analytique » in Le moi, le monde et Dieu, page 183; cf. aussi infra. 3 Le Moi, le Monde et Dieu, page 218, 2ème édition, collection Philosophie de l’Esprit, Paris, Aubier, 1950 4 « Le Kantisme et la science » in Dialectica 15/6/1955 p.118. 5 Maldiney, « Pierre Lachièze-Rey in mémoriam » in Kantstudien, 1958-59. © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 10 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES l’explication d’aucun phénomène, quel qui soit. L’heure n’est plus où, avec une naïveté qu’explique son éclatant succès sur le terrain pratique, mais qui nous fait aujourd’hui sourire, on pouvait affirmer gravement qu’elle résoudrait l’énigme de l’univers. Ce n’est pas seulement l’énigme de l’univers qui est définitivement hors de ses prises, mais celle du fait le plus humble, de la sensation la plus élémentaire, de la qualité la plus pauvre et la plus limitée »1. - Bien plus, ce monde construit par l’esprit est un monde contingent et non nécessaire. Comprenons bien : il ne s’agit nullement d’une construction arbitraire ou fantaisiste : l’esprit humain, tel qu’il est, ne peut que le construire selon ses propres lois et en utilisant les instruments dont il dispose (espace et temps notamment), mais ces structures de l’esprit ne s’imposent pas absolument, et on pourrait parfaitement concevoir un esprit qui construirait le monde suivant d’autres lois : « rien n’autorise à admettre que d’autres mondes soient impossibles, lesquels impliqueraient des principes constructeurs entièrement différents. Comme Kant l’a fait judicieusement observer, nous ne saurions prétendre atteindre ici le concept universel de l’être pensant » 2. Ainsi, la structure du monde est nécessaire humainement parlant, elle forme d’ailleurs un ensemble dont tous les éléments se tiennent et sont subordonnés à la constitution d’une expérience objective, mais elle n’est pas nécessaire absolument. Or cette contingence du monde est un fait essentiel dont il faudra tenir compte dans l’examen du problème de la destinée, car elle rend possible la conception d’un autre monde et d’une réalisation de l’esprit en dehors de la construction de notre monde. - enfin la troisième conséquence, c’est que l’esprit constructeur du monde ne saurait y être lui-même compris, pas plus qu’il ne saurait être inséré dans l’espace et le temps qui sont ses instruments de coordination et de construction. Le sujet ne saurait être réduit ni à un événement dans le temps ni à une résultante de facteurs appartenant au monde. Il faut compléter Descartes en disant que l’esprit n’est pas seulement inétendu, mais qu’il est intemporel. Le temps lui-même étant déployé par l’esprit et étant le résultat de son initiative spirituelle : « en réalité l’unité du temps ainsi que celle de la série des phénomènes qui s’y manifestent seraient impossibles, si précisément le sujet ne transcendait pas le temps et ne le soustendait pas, grâce à l’unité de sa conscience » 3. Il faudra, avec Kant, distinguer notre moi empirique inséré dans l’espace et dans le temps et qui est lui-même un aspect du monde construit du « je » transcendantal. Cette affirmation de l’intemporalité de l’esprit est fondamentale dans la philosophie de Pierre LachièzeRey ; elle a été vue par Kant qui a notamment écrit plusieurs textes explicites à ce sujet dans l’Opus posthumum ; mais elle a été souvent mal comprise. Elle ne signifie pas que le « je » est une conscience désincarnée, puisqu’il ne peut se réaliser qu’en déployant le temps et l’espace, et puisque le temps est pour l’esprit humain la loi nécessaire de la constitution du monde, et même, comme nous le verrons, de la constitution de soi ; elle signifie seulement que ce déploiement du temps et de l’espace n’est possible précisément que parce que la conscience les pose par un acte renouvelé qui ne saurait lui-même être spatial ou temporel, bien que nous soyons obligés de nous le représenter à son tour comme un événement temporel : « l’acte de déployer le temps ne fait pas exception à la règle ; le sujet s’aperçoit immédiatement comme pouvant toujours le répéter identique à lui1 Le Moi, le Monde et Dieu, page 89. cf aussi, dans « le Kantisme et la science », la formule: « la science n’est pas relative, elle est transcendantale ». 2 « Contribution à une philosophie de l’esprit » in Etudes philosophiques, Décembre 1934, page 82. 3 Le Moi, le Monde et Dieu, page 67. © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 11 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES même, et il conçoit sous la forme temporelle cette répétition possible comme celle de tout acte, quel qu’il soit » 1. Cette intemporalité de l’esprit signifie aussi que la nécessité humaine de constituer l’espace et le temps ne saurait être posée comme une nécessité absolue pour le développement de l’esprit, qu’elle ne saurait être érigée en situation définitive, ni considérée comme épuisant notre destinée spirituelle. Le kantisme fournit ainsi les éléments essentiels d’une philosophie du sujet, ce qui ne signifie pas qu’il n’appelle pas des précisions ou des rectifications et qu’il ne soulève pas de problèmes : - il appelle des précisions surtout en ce qui concerne le mode de construction du monde. Kant a certes apporté dans ce domaine une indication extrêmement importante avec sa doctrine du schématisme qui montre comment l’activité spirituelle se prolonge dans les structures spatiales et temporelles et qui éclaire le problème de l’imagination et celui de la perception, comme Pierre Lachièze-Rey l’a montré dans un article sur « l’utilisation possible du schématisme kantien pour une théorie de la perception » 2. Mais ce qu’il faut surtout préciser, c’est le rôle du corps et de la motricité qui prolongent l’activité spirituelle ; les indications contenues dans l’Opus posthumum doivent être reprises pour montrer comment l’intention spirituelle s’incarne concrètement dans des intentions corporelles et comment il y a des a priori corporels. Lachièze-Rey a étudié ce rôle du corps dans plusieurs articles sur la perception, sur « l’activité spirituelle constituante »3, sur « l’initiative spirituelle concrète »4. On comprend également l’intérêt qu’il a toujours porté à des problèmes comme la localisation de l’objet dans la perception ou à l’étude de certains troubles mentaux et notamment de l’aphasie, au sujet de laquelle il a eu de nombreux échanges de vue avec le docteur Jules Froment. C’est ainsi qu’il écrivait dans son article sur l’initiative spirituelle concrète : « Il y a donc un savoir-faire, c’est-à-dire en l’espèce un a priori intentionnel que nous paraissons perdre précisément dans ces maladies de l’esprit qu’on appelle aphasies, apraxies, maladie de la mémoire, du langage, de l’attention et, finalement, de l’initiative. Tandis que les mécanismes purement automatiques ou sensori-moteurs continuent à fonctionner, tous ceux qui exigent une autonomie spirituelle sont paralysés. Et ce savoir naturel s’étend au corps lui-même dans la mesure où ce corps est dans le prolongement de l’esprit et constitue un facteur indispensable de son action. Normalement, nous savons nous servir du corps et l’attitude mentale se prolonge en attitude corporelle. Nous savons comment il faut orienter le corps et agir sur lui pour nous souvenir, pour réfléchir, pour percevoir ; nous savons de quel organe il faut nous servir pour parler, pour exécuter un mouvement déterminé ; et déjà cette science émerveillait Platon qui en parlait spécialement dans le Théétète »5. On comprend aussi par là avec quel intérêt Pierre Lachièze-Rey prendra connaissance des travaux de philosophes contemporains, et notamment de Merleau-Ponty, sur le corps propre6, leur reprochant seulement de trop en rester à une analyse descriptive et de ne pas les rattacher à leurs implications métaphysiques. Il y a lieu aussi de procéder à un élargissement des conceptions kantiennes, car Kant a conçu l’initiative de l’esprit d’une manière trop étroite et trop rigide. 1 Ibidem, page 169. Le Moi, le Monde et Dieu, page 171. 3 Ibidem, page 153. 4 Ibidem, page 219. 5 Ibidem, pages 219 et 220. 6 Le kantisme et la science, page 120. 2 © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 12 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES Sans doute on peut penser que les structures de la perception ne sont guère susceptibles de se renouveler, mais il n’en est pas de même de celles de la science. L’esprit est capable de renouveler ses constructions, comme le montre la succession des théories, et Kant a sans doute conçu d’une manière trop définitive sa table des catégories. D’autre part, la puissance constructive de l’esprit ne se manifeste pas seulement dans l’édification du monde de la perception et de la science, mais aussi dans le domaine moral, social, artistique ; enfin elle ne se traduit pas seulement au niveau des structures, mais même au niveau des qualités sensibles, non pas parce que ces qualités sensibles seraient créées par l’esprit, mais parce qu’elles sont chargées par l’esprit d’un dynamisme qui leur donne un sens : « Ainsi se constitue, parallèlement à ce que réalise la science, et, dans une large mesure, en collaboration avec elle, ce que l’on pourrait, en empruntant une expression de Brunschvicg, appeler une création ascendante, véritable reconstitution du monde sous une forme dynamique et vie intuitive de ce dynamisme ainsi constitué »1. - mais le problème fondamental est celui du mode de présence de l’esprit à luimême. Sans doute, Kant a bien lié la régression analytique à une conscience possible et admis que les opérations spirituelles dégagées devaient être effectivement réalisées par la conscience, mais sa pensée reste incertaine sur ce point, et il semble avoir maintenu que le « je » est inconnaissable. Il n’admet de connaissance que constructive, et ne semble pas admettre une véritable conscience originaire de soi par laquelle l’esprit serait en possession immédiate de son être ; « Kant nous refusera de nous installer dans notre propre intimité où nous sommes » 2. Et sans doute Kant a-t-il raison de souligner que nous ne saurions connaître le « je » comme un objet, que nous ne saurions lui appliquer les catégories à la source desquelles il se trouve, et qu’il faut le distinguer soigneusement du moi empirique inséré dans le cadre spatio-temporel ; mais faut-il en conclure que nous n’avons aucune lumière sur nous-mêmes ? Comme le faisait déjà remarquer Pierre Lachièze-Rey dans l’Idéalisme Kantien, « une pareille conception est grosse de conséquences ; elle entraîne en effet la négation de toute métaphysique ; s’il n’y a de connaissance que du construit, l’agnosticisme s’imposera partout où la construction sera impossible »3. Sur ce point l’originalité de Pierre Lachièze-Rey est justement d’avoir cherché à préciser ce mode de présence de l’esprit à lui-même, et d’avoir insisté sur la conscience originaire de soi qui n’est ni une construction ni une expérience, qui n’est pas non plus une pleine et entière possession de soi, car l’esprit a besoin de se scruter lui-même ; il doit passer, pour découvrir sa propre initiative, par le détour de la réflexion, et il doit progressivement traduire ce qu’il découvre en lui sur le plan du verbe : « nous ne construisons plus ici, mais nous traduisons et nous exprimons sur le plan du verbe ce qui nous est donné par ailleurs, ou plutôt ce que nous sommes dans l’intimité de notre conscience » 4. C’est précisément cette présence de l’esprit à luimême qui rend de nouveau possible une métaphysique, dont le rôle ne sera pas de construire des concepts, mais « qui consistera à traduire la conscience en connaissance et à approfondir à son tour la conscience par la connaissance »5. Ainsi 1 « L’initiative spirituelle concrète » in Le Moi, le Monde et Dieu, page 225. « Réflexions historiques et critiques sur la possibilité des jugements synthétiques a priori » in Revue Internationale de Philosophie, 1954, n°30, page 12. 3 L’Idéalisme Kantien, page 56. 4 « Réflexions historiques et critiques sur la possibilité des jugements synthétiques a priori » in Revue Internationale de Philosophie, 1954, n°30, page 12. 5 L’Idéalisme Kantien, page 57. 2 © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 13 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES la philosophie kantienne a permis de dégager l’initiative spirituelle, elle a conduit à faire du « je » un principe, mais en posant le problème de la présence de l’esprit à lui-même et de la conscience, elle conduit à s’interroger sur l’esprit et à se demander si son activité constructive épuise son être. *** En effet, l’activité inventive de l’esprit ne saurait épuiser son être et trouver en elle-même son sens. L’esprit se saisit comme une puissance d’aspiration et de judication : « Le cogito n’est pas seulement une puissance constituante ou éclairante ; il est aussi pouvoir de judication, pouvoir d’acceptation ou de refus, et par conséquent, véhicule ou introducteur de la valeur »1. La conscience que nous prenons de notre activité constructive n’épuise pas la conscience de soi, et nous nous rendons compte que la construction du monde ne prend son sens qu’en liaison avec une orientation plus profonde de notre être ; « la volonté de création et d’organisation apparaît ainsi comme n’étant qu’un moment dans une dialectique qui la dépasse et qui aboutit finalement à la prise de possession, dans l’intériorité la plus profonde de l’esprit, d’une volonté d’aspiration qui prouve sa véracité par son caractère d’ultime réalité » 2. Car le temps et l’édification du monde ne sont pas une émanation gratuite de l’esprit ; ils jouent un rôle fondamental dans la réalisation de notre être, ils sont l’instrument de la constitution de soi. Nous déployons le temps pour nous y insérer et pour en faire l’instrument progressif de la constitution de nous-mêmes. L’esprit est intemporel, mais il se réalise à l’aide du temps dans lequel il s’insère, et le moi psychologique qui dure apparaît, bien que constitué par le moi transcendantal, comme une médiation nécessaire. C’est ainsi qu’il faut approfondir la conception de Kant, car, si celui-ci a bien montré, dans sa critique de l’idéalisme problématique, que le moi empirique constitué comme un objet dans 1’espace et dans le temps est inséparable des objets du monde extérieur et situé sur le même plan, il n’en reste pas moins que les phénomènes psychologiques qui se succèdent dans le temps et qui constituent notre moi subjectif et intérieur sont empruntés en quelque sorte à notre être même, qu’ils l’expriment sous une forme successive et qu’ils possèdent une véritable intériorité : « on doit donc admettre que le moi est présent à lui-même autrement que dans 1’acte de détermination et rendre à la passivité l’intériorité qui, précisément, lui manque dans la conscience empirique telle qu’elle est conçue dans le kantisme, cette intériorité étant comme une dimension en profondeur, une relation intrinsèque, analogue à l’intériorité que notre étude du cogito kantien et du cogito cartésien nous a conduits à introduire dans la conscience transcendantale… »3 Ainsi, les phénomènes psychologiques étant en quelque sorte les phénomènes de moi-même retrouvent à la fois une intériorité et une réalité qui, en vertu de la corrélation qui existe entre l’intérieur et l’extérieur et en vertu de l’unité de tous les éléments du monde, confère cette réalité même au monde extérieur : « Quand j’édifie cet univers, je m’emprunte à moi-même pour m’y insérer, et c’est cette insertion de moi-même dans le cadre spatio-temporel qui donne au monde sa réalité phénoménale, car si, du fait de cette insertion, je ne suis plus que le phénomène de moi-même, si je ne suis plus que le moi constitué d’une certaine manière, il n’en reste pas moins que je garde ma réalité fondamentale. Et, de ce 1 « Esquisse d’une métaphysique de la destinée » in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 193 « Contribution à une philosophie de l’esprit », p. 83 3 L’Idéalisme kantien, p.178 2 © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 14 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES fait, tous les objets que je construis dans le même milieu pour les mettre en relation avec moi prennent, illusoirement il est vrai, mais cependant d’une manière nécessaire dans le système de l’expérience, la même réalité »1. Ainsi, les phénomènes du moi sont « phaenonenon bene fundatum » selon l’expression de Leibniz ; ils ont un sens et une réalité ; ils ne sont pas seulement ce que je fais, mais aussi ce que je suis. Au-delà de la construction et de l’édification du monde et du moi, il y a donc la réalité de l’esprit, l’exigence et l’aspiration qui leur donnent un sens et donnent un sens à notre existence temporelle. Derrière ce que nous faisons il y a ce que nous sommes, et « nous nous rendons parfaitement compte que notre destinée ne se trouve pas dans ce que nous pouvons faire, mais dans ce que nous pouvons devenir »2. Or, comme nous l’avons vu, dans ce domaine, la fonction du verbe est toute différente : il ne s’agit plus de construire, mais de traduire et d’exprimer ; nous n’avons pas à construire notre être, mais à le traduire progressivement sur le plan du verbe pour dégager ses exigences fondamentales et pour pouvoir en quelque sorte le scruter. Lachièze-Rey revient ici sur la distinction kantienne des jugements analytiques et des jugements synthétiques pour montrer qu’à côté de la synthèse par construction que nous trouvons dans la pensée mathématique il y a place pour une synthèse progressive qui consiste à « se laisser mouvoir sur le plan des idées par une intimité plus profonde », car, « possédant en nous-mêmes, si l’on peut dire, modèle et copie, nous pouvons au contraire espérer l’amélioration constante de la copie, et une synthèse de plus en plus complète reste toujours possible, parce qu’elle trouvera toujours en nous le mobile de sa progression »3. C’est ici que Pierre Lachièze-Rey rejoint Platon ; car l’idée du Bien chez Platon n’est pas une réalité statique située dans un ciel transcendant, elle est une puissance dynamique qui oriente l’âme du dedans4. L’âme se saisit comme « autokinoun » et comme puissance orientée et c’est sous l’inspiration de cette idée du Bien qu’elle procède aux inventions et aux constructions dans les différents domaines. Ici se situe aussi la rencontre avec Maurice Blondel, dont Lachièze-Rey connaît bien la pensée5 ; pour Blondel, l’existence précède l’essence, en ce sens que le rôle du verbe est d’exprimer et de dégager la volonté voulante qui nous constitue au plus profond de nous-mêmes. Il y a lieu en particulier de distinguer soigneusement les tendances empiriques qui n’ont pas de valeur révélatrice ni de lien étroit avec notre destinée des tendances idéales qui expriment les exigences fondamentales de l’esprit.Ce sont ces exigences qui se manifestent par la conscience que nous prenons de l’insuffisance de nos réalisations et de l’insuffisance du monde lui-même ; ce sont elles qui nous apprennent que l’esprit ne saurait limiter son être à la puissance de réaliser cette opération, puisqu’il la juge décevante et insuffisante à répondre aux 1 « Réflexions sur l’Unicité de l’Univers » in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 241 Le Moi, le Monde et Dieu, p. 123 3 « Réflexions historiques et critiques… ». p. 13 4 Cf. « Réflexions sur la théorie platonicienne de l’idée » in Revue philosophique de juilletaoût 1936; cf. aussi Les idées morales, sociales et politiques de Platon. 5 Cf. l’article intitulé « Réflexions sur la portée ontologique de la méthode blondélienne » in Cahiers de la Nouvelle Journée n° 12 « Hommage à Maurice Blondel ». 2 © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 15 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES aspirations qui se révèlent précisément à lui au sein de cette déception1 ; ce sont elles enfin qui rappellent l’esprit à son exigence fondamentale qui est celle d’une destinée. Il s’agit donc d’aborder maintenant « le problème suprême et dernier, de la solution duquel dépend toute signification de l’existence et de l’action »2, et ce problème ne peut être posé et résolu qu’à la lumière des exigences fondamentales de l’esprit. L’esprit, en effet, se saisit, par rapport au monde, comme un sujet et comme un principe, mais il ne se saisit pas comme un principe absolu et ne contient pas en lui « 1’X de sa propre équation ». Principe et source de l’organisation du monde, il n’est pas le principe des sensations qu’il organise pour en faire une expérience, et il rencontre ainsi une première limitation. Que ces sensations qu’il ne produit pas soient susceptibles d’une coordination rationnelle, qu’elles soient susceptibles de se charger d’un dynamisme spirituel comme dans l’art reste une sorte de miracle et évoque l’idée d’une correspondance ou d’une harmonie préétablie. L’esprit n’est pas non plus la source des instruments de coordination qu’il utilise : l’espace et le temps, et il les découvre à la fois comme s’imposant nécessairement à lui dans la construction du monde, et comme contingents dans l’absolu. Enfin, dans le domaine moral ou esthétique, l’esprit, principe d’invention toujours renouvelée, n’est pas la source ultime des aspirations qui dirigent et orientent son effort de construction, pas plus que l’âme, chez Platon, n’est la source de l’idée du Bien qui l’inspire. Ainsi, l’esprit se saisit bien comme principe par rapport à l’organisation du monde et par rapport aux réalisations qu’il opère, mais il ne se saisit pas comme principe absolu et comme principe de lui-même. Il sent qu’il ne saurait trouver en lui ni sa propre justification ni celle de ses œuvres, et il ne saurait s’identifier à Dieu. Pour éclairer le problème de la destinée et chercher la justification suprême, il doit s‘adresser aux exigences qu’il découvre en lui, et se référer aux principes judicatoires qui le caractérisent ; en effet le problème est « défini dans sa forme avec une rigoureuse précision. Il s’agit de chercher l’être dont l’essence fournira la justification » 3, et Pierre Lachièze-Rey oppose sur ce point la philosophie de Bergson, qui est une « philosophie de la qualité », qui ne nous propose aucune véritable justification à la philosophie de Blondel qui est « une philosophie de la qualification », qui « opère toujours sous l’idée de la valeur » et dont la dialectique est une « dialectique judicatoire »4. Il s’agit donc de scruter nos aspirations pour voir ce qu’elles exigent, et de dégager ainsi les facteurs nécessaires d’une destinée. Pour qu’il y ait une destinée et que mon existence soit justifiée, il faut poser ce qui est nécessaire pour la réalisation de mes exigences spirituelles et ce qui ne peut qu’emporter l’assentiment de ma volonté profonde : c’est ce que Lachièze-Rey appelle une métaphysique du devoir-être : « on détermine a priori ce 1 Le Moi, le Monde et Dieu, p. 134 « Esquisse d’une métaphysique… » in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 209 3 Ibidem in Le Moi, le Monde et Dieu, p.209 4 « Blondel et Bergson » in Etudes philosophiques, octobre-décembre 1952 2 © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 16 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES qui doit être, et on affirme ensuite que l’être est effectivement conforme à l’exigence qui a été définie » 1. Or, la première chose que nous révèle une telle démarche métaphysique, c‘est 1’inadéquation du monde et de la nature à nos exigences spirituelles. Le monde ne me satisfait pas, et il ne contient pas dans sa structure de quoi me satisfaire : l’exigence morale, en particulier, se heurte à chaque instant au scandale du mal et de l’injustice. En face de ce scandale, on peut considérer que ce monde est le seul monde, qu’il est nécessaire absolument, qu’il ne laisse place à aucune autre possibilité, à aucun au-delà, et alors il n’y a plus qu’à donner comme les Stoïciens son assentiment au monde ; mais cela ne peut être qu’aux dépens de nos exigences spirituelles, et au prix du renoncement à une destinée véritable ; c’est pourquoi Pierre Lachièze-Rey a souvent dénoncé, rejoignant sur ce point Léon Brunschvicg, l’optimisme cosmique qui tente de justifier ou de nier le mal. Ou bien l’on peut maintenir les exigences de l’esprit, tout en déclarant qu’on ne saurait les imposer à la nature, et affirmer, comme Brunschvicg : « l’esprit répond pour l’esprit ; il ne répond pas pour la matière et pour la vie dont les origines lui échappent, non parce qu’elles sont au-dessus, mais parce qu’elles sont au-dessous de lui... » Mais c’est encore renoncer à l’affirmation d’une destinée, c’est renoncer à faire des plus hautes exigences spirituelles la condition de l’Être. Pour qu’il y ait une destinée, il faut donc à la fois maintenir la valeur des exigences de l’esprit et affirmer que ces exigences doivent être réalisées dans l’Être ; mais cela n’est possible que si le monde spatio-temporel n’est pas l’être véritable, s’il n’est pas un monde réel et définitif, car « il est impossible, en réalité, de se désintéresser de la Nature, et impossible aussi de ne pas constater entre elle et l’Esprit une irréductible opposition, car l’Être que semble révéler la Nature paraît incompatible avec l’Être qui répondrait aux exigences de la justification et qui, se justifiant lui-même, fournirait la condition nécessaire à l’exigence d’une destinée »2. Or précisément l’analyse kantienne avait conduit à cette idée que le monde n’a pas de réalité ontologique et qu’il n’est pas un monde nécessaire. Kant ouvre ainsi la porte à un au-delà, il montre qu’on ne saurait confondre le monde des phénomènes avec l’être, et rend possible la réconciliation de l’esprit et de l’être. On s’explique alors l’insistance avec laquelle Pierre Lachièze-Rey a rappelé que le sens profond de la philosophie de Kant était de rendre possible l’affirmation d’une destinée : « on aurait tort, à notre avis, de considérer le kantisme comme une philosophie essentiellement et surtout exclusivement scientifique. Le but de Kant est avant tout d’ordre moral et métaphysique » 3. La mise en lumière du rôle constructeur de l’esprit permet en effet deux affirmations dont doit tenir compte toute solution du problème : - l’esprit humain est un sujet véritable, il a une autonomie qui se manifeste dans la construction du monde ; il ne saurait être réduit à un mode, à une manifestation d’une pensée plus vaste. La reconnaissance de cette autonomie est un stade indispensable, car, sans elle, il n’y a plus de sujet véritable et plus de destinée. On comprend combien Pierre Lachièze-Rey s’oppose à tout panthéisme qui fait de l’esprit un simple mode ; il maintient que l’esprit humain se trouve lui-même en possession des principes qui lui servent à construire le monde, affirmant que la raison est ma raison, que c‘est moi qui pense et non pas Dieu qui pense en moi, s’opposant aux doctrines comme celles de Malebranche ou de Louis Lavelle qui 1 « Esquisse d’une métaphysique…. » in Le Moi, le Monde et Dieu, p.195 Ibidem in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 206 3 Le kantisme et la science, p. 114 2 © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 17 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES admettent une participation de mon esprit à l’esprit absolu et qui rejettent au delà du sujet humain les principes qu’il utilise, ou comme celle de Merleau-Ponty pour qui « chaque conscience individuelle sera comme un progrès organique particulier prenant naissance dans l’ensemble de l’univers et le sculptant pour ainsi dire de l’intérieur » 1. C’est pourquoi « il est de la plus haute importance de lui rendre son autonomie totale et de faire refluer en lui les facteurs complémentaires qui le constituent, de lui rendre à la fois sa raison, ses principes organisateurs, informants ou judicatoires, ainsi que la matière sensible sur laquelle ces principes doivent s’exercer, et d’intégrer à son être tous les éléments nécessaires pour lui permettre de sculpter en lui-même son Univers et celui des autres consciences »2. Ainsi se trouve souligné le caractère autonome de l’esprit qui fait de chaque homme une personne. Pierre Lachièze-Rey a pu lui-même caractériser sa philosophie comme un « idéalisme personnaliste »3, et il a employé à plusieurs reprises le terme de monadologie pour exprimer que chaque esprit est le constructeur de son propre monde. Cette autonomie n’empêche d’ailleurs nullement les consciences de collaborer, de se comprendre et d’être solidaires les unes des autres, comme l’indiquent les « Réflexions sur l’unicité de l’Univers » : « chaque sujet peut donc, par la manière dont il agit, solliciter tous les autres à entrer dans son propre mouvement ou plutôt à le reproduire en eux ; tous ont ainsi une responsabilité réciproque dans la réalisation d’une destinée qui leur reste commune malgré la pluralité de leurs mondes individuels et qui, même, ne peut leur être commune que sous la condition de cette pluralité, fondement unique possible de leur intersubjectivité »4. C’est que, pour justifier le sujet et concevoir une destinée, il faut d’abord qu’il y ait réellement un sujet. - le monde n’a pas de réalité ontologique ; ce n’est qu’un monde de phénomènes et, si nous nous y insérons nous-mêmes, nous ne lui appartenons pas. C’est ce qui permet à Kant de maintenir la liberté malgré le déterminisme, et c’est ce qui permet d’affirmer ici que les exigences qui ne se trouvent pas réalisées dans le monde et qui ne peuvent pas s’y réaliser peuvent l’être d’une autre façon. Or, affirmer qu’il y a une destinée, c’est affirmer non seulement que ces exigences peuvent être réalisées, mais qu’elles doivent l’être. Il reste donc à dégager les conditions qui seules permettent de justifier l’existence du sujet et de ses aspirations. À ce problème il n’y a pas d’autre solution, selon la formule que Pierre Lachièze-Rey emploiera pour caractériser la philosophie de Maurice Blondel, que de « fonder le transcendantal sur le transcendant »5. Mais il ne s’agit pas, sous prétexte de justifier le sujet, de le faire évanouir ou de perdre de vue nos principes judicatoires suprêmes ; en particulier on ne saurait invoquer une expérience de l’Absolu, une communion avec l’Absolu ou un mysticisme quelconque sans se demander s’il correspond à nos exigences spirituelles. C’est ainsi qu’il sera reproché à Bergson de procéder à une interrogation qui ne commence pas par dégager les exigences auxquelles l’Absolu doit répondre, et de n’apporter aucune justification du choix qu’il fait d’une volonté d’amour plutôt que d’une volonté de puissance : « on se demande, après cela, par quel singulier détour, Les deux Sources de la Morale et de la Religion 1 « Réflexions sur l’unicité de l’Univers » in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 249 Ibidem, p. 251 3 Le Moi, le Monde et Dieu, p. 133 4 Ibidem, p. 252 5 Réflexions sur la portée ontologique de la méthode blondélienne, p. 163 2 © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 18 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES prétendent qu’il faut interroger de préférence les mystiques chrétiens. Tout mysticisme, tout romantisme, ou tout panthéisme sont aussi légitimes. On peut s’adresser à Nietzsche aussi bien qu’à sainte Thérèse ou à saint Jean de la Croix, voir dans l’élan vital la volonté de puissance aussi bien que l’amour, retrouver en soi-même, comme un grand nombre de philosophes allemands, un Dieu Pan dont la nature est de réaliser dans la durée tous les possibles et, par conséquent, dont l’action est faite d’une série de créations et de destructions, ainsi que le montre la philosophie de l’histoire de Schelling ; on peut même y trouver également la concurrence vitale de Darwin et la lutte des classes de Georges Sorel » 1. On ne saurait donc séparer dans l’Absolu ce qu’il est de ce qu’il doit être, et, avant de poser l’Être, il faut poser les conditions transcendantales de l’Être ; « Rien ne serait plus dangereux que de renoncer à cette judication ou de ne pas l’entourer de toutes les garanties nécessaires, en ne précisant pas d’une manière suffisante ce qu’on pourrait appeler les conditions transcendantales de l’être »2. Or, la première de ces conditions, c’est la conscience ; non seulement il faut dire avec Leibniz que tout être est un être, mais il faut poser qu’il n’y a d’être que l’être conscient, ce qui conduit à l’affirmation d’un Dieu personnel et exclut toute conception d’un Absolu ou d’un sujet impersonnel ou inconscient à la manière du dieu panthéiste3. « C’est précisément ce qu’oublient tous les panthéismes, qu’ils soient naturalistes ou intellectualistes, réalistes ou idéalistes, qui n’hésitent pas à hypostasier des principes comme la Vie ou la Pensée, sans se préoccuper de savoir si on peut les poser en dehors d’un sujet et sans se demander si la notion de sujet peut avoir un sens en dehors d’une intériorité définie par la conscience »4. Et comme la plus haute relation qui puisse s’instituer entre des consciences est l’amour, ce Dieu sera Amour. L’amour est en effet, et ici Pierre Lachièze-Rey rejoint les travaux de Gabriel Madinier, son collègue et ami de la faculté de Lyon, la seule réalité qui puisse justifier pleinement l’existence d’un sujet et qui permette l’institution entre l’homme et Dieu d’une relation vraiment personnelle : « il est manifeste que, si la conscience et la personnalité divines sont les conditions de toute destinée, ce n’est que dans la mesure où les rapports entre Dieu et les personnalités humaines revêtent la forme la plus parfaite que nous puissions concevoir et à l’élaboration de laquelle, sous l’impulsion même de notre esprit comme puissance orientée, nous ayons pu parvenir. Et cette forme parfaite n’est ni celle de l’autorité et de la crainte, ni celle de la collaboration dans la domination et la puissance ; elle ne peut être conçue que comme étant celle de la réciprocité de l’amour, amour ascendant chez l’homme, amour fait de confiance, où il s’abandonne pour recevoir Dieu dans son intelligence, dans sa sensibilité et dans sa volonté, amour descendant chez Dieu qui se donne et promeut ainsi l’homme à la possession croissante de son être, dans la mesure où l’homme consent à l’accueillir avec liberté » 5. *** 1 Blondel et Bergson, p. 384 « Réflexions… sur la méthode de régression analytique » in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 189 3 Il faut noter d’ailleurs que ces « conditions transcendantales de l’être » ne s’appliquent pas seulement à la conception de l’Absolu et à ce qui est au-dessus de l’homme, mais aussi à ce qui est au-dessous, et qu’elles nous interdisent d’assimiler à un sujet véritable l’animal ou la vie en général. 4 « Réflexions… sur la méthode de régression analytique » in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 190 5 Le Moi, le Monde et Dieu, p. 151 2 © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 19 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES Ainsi Dieu n’est pas seulement la source infinie à laquelle nous puisons, il n’est pas seulement le principe dynamique de nos inventions et de nos réalisations comme l’idée du Bien chez Platon, il n’est pas seulement une puissance avec laquelle nous communions, il est amour, c’est-à-dire relation, et cet amour appelle de notre part une réciprocité et une réponse : « Dieu n’est ni une nature matérielle ni une nature intellectuelle ; il n’est ni une force cosmique ni un faisceau de principes ; il est une personne que toutes les consciences peuvent viser et avec laquelle peut, comme le voulait Berkeley, s’instituer un dialogue par le moyen des signes sensibles, internes ou externes, qu’elle veut bien nous proposer » 1. Certes on pourrait objecter qu’on n’est pas obligé de poser qu’il y a là une destinée, qu’il y a là une option initiale ; Pierre Lachièze-Rey n’en disconvient pas, mais cette option n’est pas une option irrationnelle, puisqu’elle est 1a condition de toute intelligibilité et qu’elle peut seule donner sens et justification à l’existence humaine et puisqu’en fin de compte elle seule « sauvegarde l’autonomie, l’initiative et le mérite de l’homme, puisqu’il est appelé rationnellement à vouloir son créateur et à parier pour lui, alors que, si l’existence de Dieu pouvait être démontrée rigoureusement comme un fait à partir d’un autre fait, par exemple à partir de la Nature, la religion serait contrainte et non plus liberté »2. 1 2 « Réflexions sur l’Unicité de l’Univers », in Le Moi, le Monde et Dieu, p. 252 « Esquisse d’une métaphysique…. » ibidem, p.210 © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 20 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES Pierre Lachièze-Rey © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 21 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES 1934, Pierre Lachièze-Rey Brouillon d’une lettre à Maurice Blondel sur La Pensée I (verso) © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 22 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES Aix, 4 décembre 1945 Lettre de Maurice Blondel à Pierre Lachièze-Rey écrite de la main de sa secrétaire, signée de lui au recto © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 23 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 24 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES De Maurice Blondel Aix 23 avril 19321 Mon cher Collègue,2 Je reçois votre somptueux envoi3 avec d’aimables dédicaces : j’en ressens une émotion très reconnaissante, en même temps qu’une confusion vite dominée par la joie et l’admiration. Voici donc terminée une grande œuvre longtemps mûrie, attendue avec confiance, glorieusement accueillie, un monument original, où les plus graves problèmes historiques et doctrinaux sont repris à fond, renouvelés et approfondis d’une façon qui impose définitivement votre travail si documenté et si pénétrant d’une manière définitive à l’attention de tous les esprits. De cet honneur pour vous et pour ce que vous représentez, soyez félicité & remercié ! Je suis touché de ce que, dans votre belle conclusion, vous ayez ingénieusement & amicalement cité mon nom. Je n’ai eu garde, moi non plus, d’oublier votre visite à Aix où j’avais égoïstement souhaité votre venue ; merci de me rappeler cet entretien. Permettez-moi de vous adresser - oh bien peu de chose - un petit livre que je viens de publier sur « Le problème de la Philosophie catholique », & veuillez agréer, mon cher Collègue, avec mes vœux les meilleurs, l’assurance de ma très cordiale fidélité. M. Blondel 1 Lettre de la main de Blondel. Toutes les autres sont dictées à sa secrétaire, Mlle Panis, ou, à son défaut, à une personne proche. 2 Lachièze-Rey et Blondel se connaissaient alors un peu ; en 1926, le maître d’Aix, atteint par la cécité, avait décidé de renoncer à l’enseignement. On lui avait proposé de faire appel à Lachièze-Rey pour assumer sa succession, vues les affinités de leur pensée. Il avait rencontré Maurice Blondel, et il y avait eu un échange de correspondance. Le projet n’avait pas pu avoir de suite, Lachièze-Rey n’ayant pas encore achevé sa thèse. 3 Il s’agit de L’Idéalisme Kantien © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 25 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES À Maurice Blondel 1 Lyon 29 avril 1932 Monsieur et cher Maître, Je vous remercie de votre aimable lettre, trop élogieuse pour mon travail2. Je vous remercie également de votre ouvrage si intéressant sur la philosophie catholique3. Je suis un abonné des Cahiers de la Nouvelle Journée, mais il m'est très précieux de posséder votre volume avec une flatteuse dédicace. En dehors des belles pages dans lesquelles vous avez protesté contre une conception de la philosophie qui ramènerait celle-ci aux limites de l’esprit grec, ou même, plus exactement, à une forme spéciale de cet esprit qui ne fut pas celle de Platon, j'ai remarqué particulièrement deux de vos thèses : l’une consiste à rejeter cette idée trop répandue et qui fut déjà celle de Kant, que la sensibilité est aveugle par ellemême et incapable de nous rien révéler, - conception qui marque une régression manifeste sur la thèse platonicienne de l’amour ; vous soutenez en somme que la sensibilité, ou, en tout cas, une certaine espèce de sensibilité, est un jugement, et qu’à l’intérieur de ce jugement on doit retrouver les principes internes qui le fondent, ce jugement n’ayant pas, d’autre part, un caractère purement formel et logique, mais étant au contraire un acte, une réalité. - La seconde de vos thèses, qui m’est, d'ailleurs, depuis longtemps familière, car vous l’avez développée antérieurement d’une manière remarquable à propos du jansénisme de Pascal4, c’est que la relation de deux sujets n’est pas celle de deux natures inertes et statiques, extérieures l’une à 1’autre, et dont les rapports relèveraient, en quelque sorte, de l’esprit de géométrie. J’ai songé à vous précisément en rédigeant la fin de mon premier chapitre sur Spinoza où je reproche à l’auteur de l'Ethique d’avoir fait un usage très exagéré du principe du tiers exclu. Il ne nous reste plus maintenant qu’à attendre l’ouvrage annoncé sur La Pensée ; une lettre de Gabriel Marcel me laisse espérer que cette attente ne sera pas de trop longue durée ; je m’unis à tous les amis de votre philosophie pour vous exprimer notre désir commun de vous lire le plus tôt possible. Je vous prie de vouloir bien agréer, Monsieur et cher Maître, l’expression de ma respectueuse sympathie. 1 Lettre originale Il s’agit d’une lettre de remerciement pour l’envoi de L’Idéalisme Kantien 3 « Le problème de la Philosophie Catholique ». Cahiers de la Nouvelle Journée n°20. Bloud & Gay. 1932 4 « Le jansénisme et l’antijansénisme de Pascal ». Revue de Métaphysique et de Morale. Juin 1923 2 © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 26 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES À Maurice Blondel (À propos de La Pensée -tome I)1 1934 Monsieur et cher Maître, Je viens d’achever, en prenant soigneusement des notes et en essayant d’en discuter les différentes idées, le premier tome de votre bel ouvrage sur La Pensée. J’espère vous avoir compris, si j’exprime votre dessein en disant que vous vous proposez de déterminer l’ensemble des conditions organiques qui rendent la Pensée possible dans son plein achèvement ou, ce qui revient sans doute pour vous au même, dans son existence, l’existence d’une pensée intégrale étant la condition indispensable de toute pensée subordonnée, à peu près comme dans l’argument cosmologique l’être nécessaire, la causa sui, est la condition de l’existence et de la nature de tout être contingent. Quant à votre méthode, elle me paraît procéder à la fois de l’a posteriori et de l’a priori. De l’a posteriori, parce que ces facteurs ne peuvent pas être déduits absolument - tout au moins par les moyens dont nous disposons comme esprits finis - et qu’ils doivent par conséquent être l’objet d’une sorte d’inventaire expérimental ; de l’a priori, en ce sens que les facteurs ainsi inventoriés s’appellent les uns les autres comme des termes nécessairement complémentaires et ne sauraient en aucun cas êtres considérés comme simplement juxtaposés. Si je voulais définir votre position en la comparant par exemple à celle du criticisme, je dirais que, tout en présentant avec elle d’indéniables ressemblances, elle en diffère sur deux points : dans le sens descendant, vous prolongez votre investigation au delà du psychologique pur, c’est-à-dire au delà de ce que Kant appelait le divers de la sensibilité ; et, d’autre part, vous la poursuivez dans le sens ascendant au delà du « je pense » et de la conscience transcendantale, ce double prolongement ne résultant pas de postulats posés in abstracto, mais de l’examen des faits. Sur ces deux extensions je me permettrai de vous soumettre quelques observations : dans le sens inférieur, Kant avait bien reconnu - et je l’ai rappelé cette année dans un cours public - que l’exercice de la pensée constructive, la réalisation du programme unificateur de la conscience transcendantale, serait impossible si les sensations se présentaient à nous dans un complet désordre, s’il n’y avait pas accord entre la sensibilité et l’entendement ; le principe des lois nécessaire à la constitution de l’expérience requiert, par exemple, l’existence de consécutions constantes et irréversibles, mais il ne les détermine pas ; que les sensations répondent à cette exigence, cela ne dépend pas de nous, mais de la chose en soi. Logiquement, Kant aurait dû, dès ce moment-là, parler d’une harmonie préétablie, ainsi que je l’ai dit dans une longue note de mon travail sur l’Idéalisme kantien. En fait, pour des raisons que j’ai signalées dans cette note, il n’a voulu faire intervenir cette harmonie qu’à partir de la constitution de ces constructions supérieures qui réalisent pour ainsi dire une harmonie au second degré et qui sont les êtres vivants. Là, du moins, il a été formel, et il a déclaré que l’existence de ces derniers était une indication que le principe des choses s’intéressait à notre besoin de connaître. Vous dites avec juste raison ce qu’il a omis, et vous le développez d’une manière particulièrement riche et précise ; rien de plus légitime. Je voudrais seulement vous poser ici une question qui me paraît importante. 1 Paris, Alcan, 1934 © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 27 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES Parlant, en somme, de cet ordre formel qui existe à l’état au moins implicite dans les données sensibles, vous employez les termes de « pensée réelle, hors de la pensée pensante ou pensée ». Ces formules, ainsi que j’ai pu m’en rendre compte par la lecture de vos notes, n’ont pas été sans soulever certaines difficultés. Quand on a poursuivi assez longtemps la lecture de votre ouvrage, on commence à être rassuré ; on voit que vous entendez par cette pensée réelle quelque chose comme la régularité dont j’ai parlé et aussi d’autres développements rationnels auxquels paraissent soumises les données sensibles, développements rationnels qui ne leur seraient pas transcendants, mais immanents. En élargissant et en variant le type de rapport exprimé par elle, on pourrait reprendre ici la formule de Leibniz : omne praedicatum inest subjecto. Je sais combien il est difficile de trouver un terme adéquat pour exprimer cette sorte de présence de la « forme » à l’intérieur des données sensibles, μ platonicienne, entéléchie leibnizienne, sujet de Whitehead ; j’ai moi-même employé celui de naturant qui n’est pas ici excellent. Je crains que l’expression de « pensée réelle » n’évoque l’idée d’un véritable sujet inconscient qui aurait une réalité ontologique et qui aspirerait positivement à quelque chose de supérieur à lui-même ou celle d’une première forme sous laquelle se réaliserait une puissance opérante destinée ensuite, par voie de réflexion ou de complémentarité, à donner d’elle-même des expressions ou des manifestations supérieures, telles que la pensée consciente. La seconde interprétation risquerait de nous orienter vers le panthéisme ; la première nous conduirait à un réalisme dans lequel il semblerait que Dieu ou le principe premier aurait posé en dehors de lui des choses en soi et non pour soi qui ne seraient ni des esprits ni des phénomènes affectant les esprits, ce qui, à mes yeux, serait inintelligible. Je préciserai ce que je veux dire en l’appliquant à votre théorie de la psychologie animale : vous vous opposez, et à mon avis très justement, à ceux qui admettent chez l’animal une conscience sans pensée, mais vous me semblez disposé à lui prêter une pensée sans conscience. Faut-il entendre par là que les actes de l’animal relèvent d’une idée directrice, d’une régulation que vous ne songez nullement à hypostasier sous la forme d’un sujet inconscient - ou bien cette pensée est-elle pour vous une sorte de chose, de force ou de puissance, et, en somme, un véritable sujet ? Dans la direction où vous transcendez le « je », j’aurais aussi à solliciter quelques éclaircissements et quelques objections. Vous paraissez considérer la présence d’un idéal d’unification et de principes éternels comme étant une manifestation directe, quoique d’ailleurs imparfaite, de Dieu en nous. Je sais qu’il y a là une thèse qui, sous une forme ou sous une autre sans doute moins précise que chez vous, est celle de beaucoup de théistes ; je n’en ferai pas moins des réserves. Pourquoi rejeter ici en quelque sorte au-delà du sujet le principe d’unification et l’intemporalité ? À mon avis, l’un et l’autre lui appartiennent. Le moindre acte de perception étant un acte de construction recèle une loi intérieure et indéfiniment renouvelable, et, par cela même qu’il a eu lieu une fois, possède une vérité définitive qui consiste dans sa possibilité ; d’autre part, il est dans la nature du sujet constructeur de répondre à la sensation par la construction d’objets qu’il édifie au moyen de ses ressources personnelles (étoffe spatiale et étoffe temporelle) pour coordonner ces sensations, pour les prévoir et les modifier ; il est également dans sa nature de substituer constamment aux synthèses opérées de nouvelles synthèses plus compréhensives, soit par simple souci esthétique ou rationnel, soit par suite du déséquilibre introduit dans les synthèses anciennes par l’apparition de sensations nouvelles (télescope, spectroscope, microscope). Je ne vois rien dans tout cela qui nous force à dépasser le sujet opérant, à moins d’entendre par « moi » uniquement ce que le moi a manifesté de sa puissance jusqu’au hic et nunc, sans tenir compte de sa puissance de poursuivre son mouvement. Mais ce serait alors nier le sujet comme sujet et en faire je ne sais quelle réalité statique, ou je ne sais quelle © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 28 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES puissance pendulaire astreinte à répéter sans jamais innover. Si je fais ici des réserves, ce n’est pas seulement parce que le sujet comme puissance opérante me paraît avoir en lui tout ce qui est nécessaire pour progresser sans cesse dans l’ordre des réalisations et pour prendre une possession croissante de ses propres virtualités grâce au jeu même de leurs manifestations, mais c‘est aussi parce que la solution contraire me semble conduire directement au panthéisme. Que nous soyons ce que nous sommes parce que Dieu nous a faits ainsi, on pourra le démontrer par d’autres raisons, mais je considère que, tels que nous sommes, nous devons être regardés, dans la mesure où nous sommes puissances constructives et unificatrices, comme des êtres complets. Je ne serai disposé à admettre une déficience, une imperfection recélant intrinsèquement la preuve de l’immanence d’un terme supérieur que dans le sens de l’aspiration, dans le sens du devenir et non du faire (ainsi que je l’ai indiqué dans la conclusion de mon Idéalisme kantien). La contingence interne - et non externe -, la contingence éprouvée du dedans et congénitale à l’esprit humain me paraît résulter uniquement du fait que, précisément, la suffisance constructive apparaît, à la lumière de ce que vous avez appelé vous-même la Volonté voulante, c’est-à-dire à la lumière du pouvoir judicatoire suprême que nous portons en nous, définitivement déficiente et incapable de fournir l’X de notre destinée. C’est là ce qui l’empêche de s’arrêter dans ce que M. Brunschvicg appelle la participation à l’Un et M. Lavelle la participation à l’Etre.2 Ces deux séries de remarques concernent, comme vous le voyez, des problèmes tout à fait généraux ; j’aurais à vous poser bien des questions dans des domaines plus particuliers ; mais il faudrait alors vous écrire un volume. Je me permettrai cependant de retenir une de ces questions. Vous critiquez ceux qui prétendent ne pas aller au-delà de la sensation ; vous déclarez que celle-ci est une intégration de phénomènes infiniment complexes et qu’elle suppose pour naître une multitude de conditions dont il faut tenir compte. Vous ajoutez qu’elle implique également, du côté psychologique, l’intervention de fonctions supérieures dont on ne saurait faire abstraction. Je suis tout à fait de votre avis sur le second point, et je me rallie à la thèse des Stoïciens qui disaient que la sensation est toute différente selon qu’elle se produit dans un être raisonnable ou dans un être dépourvu de raison, Non seulement je n’admets pas qu’on assimile la sensation chez l’homme et chez l’animal, mais j’irais plus loin que vous (peut-être d’ailleurs allez-vous jusque là) en refusant catégoriquement la sensation à l’animal. C’est dans le sens du sousjacent à la sensation que je différerai de votre manière de voir ; sans doute la science nous apprend-elle qu’il y a entre les quatre cent trente trillions de vibrations et la couleur rouge une concomitance, mais qu’est-ce que cette concomitance possède d’intrinsèquement rationnel ? Et que sont d’ailleurs ces vibrations sinon le produit d’une construction interprétative opérée à partir d’autres sensations ? Pourquoi avoir l’air de leur conférer une sorte de valeur en soi, de valeur éminente ? N’y a-t-il pas là une sorte de réalisme implicite ? Que peut signifier une « intégration » de ces vibrations au sein de la couleur rouge ? J’ai fait au bergsonisme exactement la même objection, et je lui ai reproché d’avoir assimilé la condensation psychologique, relevant du dynamisme spirituel, opérée par l’homme d’action qui concentre son expérience passée en vue de la réalisation de l’avenir, -et la condensation des pulsations quantitatives de la matière dans une seule pulsation qualitative de l’esprit. 2 Cf. lettres à L. Lavelle © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 29 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES De Maurice Blondel Aix 16 mai 1934 Mon cher Collègue J’ai de multiples remerciements et regrets à vous faire agréer. Vous m’aviez adressé sur La Pensée une longue et importante lettre, et, si je ne vous ai pas répondu plus tôt, c’est que, désireux de le faire plus à fond, j’en ai été de jour en jour empêché par une longue indisposition et par des obligations familiales très accaparantes. Puis j’aurais été heureux d’aller samedi vous saluer à Marseille et profiter de vos entretiens dans la mesure où ma demi-surdité l’eût permis ; mais, cette fois encore, ma santé s’y est opposée, et je n’ai même pas pu vous écrire ; d’autant plus qu’il eût fallu pour le faire utilement soulever tout le bloc de votre pensée si fortement organisée dans votre perspective exclusivement intellectuelle. Vous aviez bien voulu me nommer en rappelant une formule et une doctrine que je prends peut-être en un sens un peu différent de celui que vous y mettez. Ce qui rend la discussion malaisée entre nous, c’est le fait que, pour votre philosophie, ce qui compte seul, c’est ce qui est intellectualisé et logiquement organisé dans le domaine de la réflexion explicite. Il me semble, au contraire, qu’avant et après cette zone d’idées, abstraitement considérées dans leur formalité définie, il y a une pensée qui, pour paraître prélogique, n’en est pas moins à intégrer dans une logique plus compréhensive que celle de l’entendement attaché à la distinction du sujet et de l’objet, aux formes de la sensibilité et aux catégories du discours. Mais vous me pardonnerez de ne pas entrer dans le débat et d’implorer votre patience avec l’espoir que le tome second, en cours d’impression, répondra à quelques unes de vos questions et objections. Un seul exemple. Vous m’attribuez l’illusion d’accorder une valeur ontologique aux symboles que les sciences physiques substituent aux apparences de l’intuition sensible. Je n’ai jamais pris à mon compte cette réduction, et si, en un moment de ma dialectique, j’ai paru conniver avec le faux réalisme scientiste, c’est pour montrer plus fortement ensuite que notre critique fait reculer à l’infini la saisie de l’être réel, sans cependant rendre compte d’aucune des phases successives de cette sorte d’idéalisation. Car je ne tiens pas moins à sauvegarder la part de vérité contenue dans la donnée subjective que celle qu’apporte la spéculation critiquement intellectuelle. En d’autres termes, je n’accepte pas plus le privilège absolu de la pensée critique que le discrédit total de la donnée concrète. Et vous voyez ainsi pourquoi je résiste à votre puissant effort pour ramener, comme vous le faites à mon sujet, toutes vos perspectives à celle d’un kantisme intégral, dont vous vous servez comme d’une grille placée sur un texte dont elle ne laisse apparaître que certains mots, certaines idées dissociées et interprétées d’une façon tendancieuse. En vous remerciant encore de l’attention si bienveillante que vous avez accordée à mon tome premier et des remarques si stimulantes dont profitera le tome II, je vous prie, mon cher collègue, d’agréer mes vœux les meilleurs et l’assurance de mon très cordial dévouement. M. Blondel © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 30 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES À Maurice Blondel (à propos de La Pensée -tome II)1 Monsieur et cher Maître, J’ai bien reçu le tome II de votre travail si important sur La Pensée. Je ne vous avais pas encore écrit pour vous remercier, parce que je voulais auparavant le lire avec toute l’attention nécessaire. Je venais précisément d’achever cette lecture quand votre lettre m’est parvenue, et je m’apprêtais à vous faire connaître les idées qu’elle m’avait suggérées. La doctrine fondamentale que vous développez avec une très grande richesse d’arguments et de modalités, c’est que le dualisme de la pensée intuitive et de la pensée discursive révèle dans la direction de l’origine et de la fin de la Pensée une réalité supérieure à ces deux termes, qui leur confère leur être et leur valeur. Cette révélation est celle d’une immanence, car, sans la présence de cette réalité, ni l’une ni l’autre pensée ne sauraient exister, - et c’est en même temps celle d’une transcendance parce que ni la somme ni la collaboration des deux termes considérés n’a une portée exhaustive. Ce dualisme doit être étendu jusqu’à l’intérieur de l’idée de Dieu qui présente, en somme, la même déficience au point de vue de cette complémentarité. Dieu est donc en nous, d’une autre manière, comme ce que nous ne pouvons atteindre par la mise en œuvre des deux pensées, comme un au-delà dont nous éprouvons à la fois la présence et l’absence, en tant que nous dépassons nous-mêmes le domaine de l’intuition et de la discursion, c’est-à-dire en tant que nous sommes esprits, si j’utilise exactement votre terminologie. Vous introduisez avec juste raison, comme le facteur essentiel, comme le ressort de tout le progrès spirituel ce que vous appelez l’implicite, et l’implicite ultime, en dernière analyse, c’est Dieu. Sans entrer dans le détail d’une discussion qui risquerait de transformer cette lettre en un volume, je vous dirai que je suis tout disposé à accepter cette position, à la condition de distinguer plusieurs sortes d’implicite. Il en est un qui me paraît ne pas dépasser les limites du « je », et n’être autre chose que ce « je » lui-même comme pouvoir constructeur et opérant, c’est l’implicite de toutes les visions successives d’Univers, c’est l’unité à la fois dynamique, finale et idéale du monde sensible ; je ne crois pas que cet implicite comprenne Dieu en lui d’aucune manière ; je vous l’ai déjà dit dans ma dernière lettre. L’autre implicite est celui de l’amour, de l’aspiration, de l’appel à l’Autre, à la réciprocité du don, et c’est, à mon avis, celui-là seulement qui peut conduire directement à l’affirmation de Dieu. Entendons-nous bien d’ailleurs : je ne prétends pas que le moi constructeur de l’univers se suffise ; s’il rend compte de la structure du monde qui émane de lui, il ne rend pas compte de lui-même. D’autre part, il n’est pas seul ; il n’est pas le principe des sensations qu’il éprouve, mais seulement des objets qu’il leur fait correspondre ; son action réalisatrice met en jeu des facteurs inconnus, comme vous le faites judicieusement observer, mais, dans tout cela, il ne s’agit que de causes occasionnelles ou de collaboration externe ; on ne saurait dire qu’on y trouve la preuve que Dieu pense en nous, qu’il se confond avec les principes éternels que nous mettons en jeu ou qu’il est le siège de ces principes. Je sens toute l’imperfection de ces remarques insuffisantes et cursives. Pour leur illustration, je me permets de vous renvoyer à celui de mes cours que 1 Paris, Alcan, 1934 © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 31 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES publie à l’heure actuelle la Revue des Cours et Conférences. J’en ai demandé un tirage à part et, quand ce tirage aura été réalisé, je me ferai un plaisir de vous l’envoyer. J’ai été très heureux de vous voir affirmer à mainte reprise l’impossibilité d’hypostasier une intelligibilité sans intelligence, une pensée sans être pensant (p. 248, 383, 387, 393, 507), insister sur ce qu’il y a d’éternel dans toute pensée (p. 245), vous rapprocher d’une conception constructive, et être bien près de substituer la construction à l’abstraction, ce qui me paraît tout à fait capital (p. 428 et 520). Toutefois, votre conception d’une pensée cosmique qui ne serait ni pensante ni pensée me reste obscure. Je ne peux entièrement souscrire à l’affirmation qu’une telle conception n’a rien de plus inadmissible que celle d’un « moi » substantiel, contingent et limité. Ce « moi » en effet est un sujet, une conscience ; il a une intériorité ; il peut désirer, aspirer, unifier ; mais comment étendre ces possibilités à la matière, ou même à la vie ? Je vois bien que la manière dont les sensations apparaissent en nous est une condition nécessaire de l’exercice de notre pensée, et je reconnais avec vous qu’il y a là un ensemble de dispositifs qui révèle l’intervention d’une Puissance supérieure, cette Puissance ayant dû réaliser les instruments indispensables à la manifestation et au progrès d’une pensée comme la nôtre, mais je ne saisis pas comment ces dispositifs seraient légitimement transformés en des êtres qui sont orientés vers quelque chose qui leur est supérieur. Dans la réponse que vous m’avez adressée à la suite de mes observations précédentes, vous m’avez écrit : « Ce qui rend la discussion malaisée entre nous, c’est le fait que, pour votre philosophie, ce qui compte seul, c’est ce qui est intellectualisé et logiquement organisé dans le domaine de la réflexion explicite ». Il faut que je me sois bien mal exprimé pour avoir donné lieu à cette observation, car, s’il y a au contraire une thèse que j’ai toujours professée, c’est la nécessité de ne jamais confondre le naturant et le naturé, et de ne jamais envisager le statique comme un absolu ou comme un achevé, mais toujours comme un résultat limité qui renvoie à une puissance qui le dépasse inévitablement. J’ai développé cette théorie dans mon Kant, dans un article des Recherches philosophiques, je l’expose encore dans mon cours sur « Le Moi, le Monde et Dieu » et dans quelques pages que je vous ferai parvenir : « Réflexions sur un thème platonicien ». Mon impression est que je suis, sur l’essentiel, tout à fait en communion2 de pensée avec vous. Le principe de la déficience et de l’appel à un secours supérieur, à cause de l’impossibilité pour l’homme de résoudre par ses propres forces le problème de la destinée de son être spirituel est au centre de mes préoccupations comme des vôtres. Le cours que je vous indique, cours d’ailleurs bien succinct et bien imparfait comme l’est à peu près forcément un cours public, vous fixera à ce sujet. Vous y trouverez en particulier les considérations sur la collaboration de l’Action et du Verbe, et sur leur unité finale dans l’exigence de la réciprocité de l’Amour entre Dieu et l’homme. Ces considérations sont très indigentes si on les compare à l’ampleur et à la richesse des vôtres, mais elles complèteront les indications de cette lettre dont je vous prie d’excuser la longueur déjà exagérée. 2 Dans la lettre originale, Lachièze-Rey a écrit « communauté » © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 32 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES À Maurice Blondel (à propos de L’Action - tome I)1 Mars 1937 Monsieur et cher Maître, Je ne sais réellement comment m’excuser de ne pas vous avoir remercié plus tôt de l’envoi du premier tome de votre ouvrage sur L’Action. Mais mon installation à Lyon a été laborieuse ; elle a été compliquée par toutes sortes de difficultés, de maladies et de deuils qui m’ont mis en retard sur tous les points. Or j‘avais précisément des engagements rigoureux qui me forçaient à terminer certains travaux à des dates fixes. J’ai dû partout demander des délais, j’ai eu toutes les peines à aboutir en temps utile pour le plus essentiel, et la situation n’est pas encore entièrement éclaircie. J’aurais voulu vous lire encore plus attentivement que je ne l’ai fait, et surtout confronter ma pensée avec la vôtre par une discussion minutieuse instituée avec votre texte et accompagnée d’abondantes notes. Je n’ai pu le faire entièrement comme je l’aurais désiré. Mais, cependant, si imparfaite qu’ait été à mon avis ma lecture, elle m’a permis de me rendre compte de tout l’intérêt que présentait votre travail, de toute l’exactitude et de la profondeur de vos analyses, et j’ai éprouvé en même temps la satisfaction de pouvoir vous donner une adhésion presque sans réserves. Vous avez voulu avec juste raison, dans ce premier tome, déterminer ce que l’on pourrait appeler les conditions transcendantales de l’action. Victor Delbos, parlant de la morale et de la science, disait qu’on devait nécessairement introduire dans leur notion les caractères qui leur permettraient de porter leur nom ; c’est là, d’ailleurs, une méthode essentiellement platonicienne. L’auteur de la République aurait dit qu’il s’agissait d’abord de définir l’action en soi, l’action en tant qu’action ; moi, je dirais qu’il y a une idée a priori de l’action et que, si nous ne commençons pas par dégager les facteurs constitutifs de cette idée, nous ne savons pas, en parlant d’action, de quoi nous parlons. Une fois posé ce principe qu’il y a une idée de l’action, vous ne me paraissez pas moins heureux dans la manière dont vous en développez le contenu. Si je voulais citer toutes les formules décisives par lesquelles vous avez traduit lumineusement ce contenu, ma lettre n’y suffirait pas. Ces formules tendent toutes, en somme, à nous montrer que l’action ne saurait en aucune manière être assimilée au devenir, et qu’elle en est 1’unité à la fois immanente et transcendante, qu’elle suppose une intériorité, une initiative, qu’elle implique un sujet opérant et une finalité, qu’elle est une réalité ontologique dont la série des événements que donnerait une description externe n’est que le phénomène. Je note en particulier ce qui est dit sur cette question p. 22, 37, 39, 74, 149, 150, 265, 271, 302, 317, 322. Mais ces caractères de l’action ne sont visiblement pas limités par vous à l’unification ou à l’intériorité d’une série déterminée, telle que serait par exemple la série des phases du développement organique d’un être vivant, ou peut-être d’une espèce. Ce qui caractérise en effet un tel développement, c’est que l’action paraît s’épuiser dans sa réalisation ; elle la conditionne et la sous-tend, mais elle disparaît avec elle ; l’individu naît, grandit et meurt ; l’espèce, de son côté, ne semble pas éternelle. Ainsi ai-je toujours reproché à Bergson d’avoir assimilé la vie 1 Paris,Alcan, 1936 © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 33 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES de la pensée à une phrase qui se déroule ; une telle assimilation ne retient que ce que Kant aurait appelé l’unité synthétique, par exemple l’unité synthétique du cercle, et méconnaît l’unité analytique, c’est-à-dire la capacité que possède, pour reprendre le même exemple, l’idée du cercle de donner d’elle une multitude indéfinie de réalisations. Or vous insistez justement p. 169 sur cette capacité de reproduction indéfinie qu’il faut introduire dans l’idée de la véritable action, - et, à la p. 83, il apparaît que vous considérez l’action comme « supra temporelle autant que supérieure à l’émiettement spatial ». S’il en est ainsi, ne sommes-nous pas nécessairement amenés à poser qu’il n’y a d’action réelle que sous la forme d’une loi posante éternelle ? Et, si nous sommes des êtres agissants, ne devons-nous pas, tout en réservant par ailleurs notre dépendance vis-à-vis de la cause première, nous envisager effectivement comme transcendant le temps ? Ne devons-nous pas concevoir notre moi sur le type du caractère intelligible de Kant comme frappant de son empreinte intemporelle tous les contenus psychologiques particuliers qui se réalisent en lui, ainsi que toutes les manifestations extérieures qui émanent de son initiative ? J’avais développé une thèse de ce genre dans un article des Recherches philosophiques sur « l’Activité spirituelle constituante » et dans Le moi, le monde et Dieu (chap. III, 2e partie, où la coïncidence essentielle de mes idées et des vôtres apparaît manifeste). Je me suis, depuis, aperçu que Platon avait soutenu une théorie analogue dans les Lois : l’âme n’y est pas indépendante, elle relève du principe suprême, mais elle est première relativement au monde sensible ; elle est, par rapport à ce monde et par rapport au temps, origine absolue. Je serais heureux de connaître votre manière de voir au sujet du problème de l’éternité de l’esprit, ou, si vous préférez, de son intemporalité. Estimez-vous que nous sommes ou que nous ne sommes pas dans le temps ? Avec la théorie de l’acte pur, vous abordez une question particulièrement difficile, et pour la solution de laquelle nous ne disposons que de moyens fort limités. Cependant, je crois que vous avez fourni l’essentiel de la réponse possible par votre théorie de la charité. Il me semble d’ailleurs que, sur ce point, vous retrouvez l’esprit de la philosophie platonicienne, si, du moins, je l’ai correctement interprété dans un article que je me permets de vous envoyer (p. 9) et dans un autre article qui paraîtra le 15 avril dans la Revue des Cours et Conférences. Il y aurait cette différence que l’amour serait chez vous, contrairement à ce qu’il est chez Platon, plutôt une fin qu’un moyen. Se posant ordinairement lui-même comme l’absolu, il serait réalisateur de ses propres conditions, c’est-à-dire de la pluralité des personnes ; il serait à la fois la cause et la fin de la procession. J’aurais cependant ici une question à vous poser sur l’exactitude de mon interprétation. Concevez-vous véritablement que l’amour est à la fois principe et fin ou l’envisagez-vous plutôt comme une résultante du fait que Dieu (comme Père), se connaissant par le Verbe (comme Fils), s’aime nécessairement (par le Saint Esprit) et si, comme je l’ai supposé, l’Amour est principe, n’en résulte-t-il pas que nous donnons au saint Esprit une priorité logique qui, dans la théologie, appartient au Père ? L’attitude que vous prenez à l’égard de l’action infrahumaine nous ramène dans une large mesure aux thèses que vous aviez exposées à propos de la pensée située sur le même plan. Je vous avais fait alors quelques objections sur cette pensée qui n’était, d’après vous, ni pensante ni pensée. Je serais tenté de faire ici les mêmes réserves, tout en ajoutant que le développement systématique de l’ensemble de votre philosophie me laisse soupçonner que le désaccord entre nous est plus dans les termes que dans le fond. Il est manifeste en effet que vous oscillez entre deux conceptions, que vous ne voulez ni retenir ni rejeter entièrement l’une ou l’autre, la première consistant à considérer qu’il existe une action inconsciente, © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 34 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES la seconde, au contraire, refusant à cette action le droit de s’appeler véritablement une action. Et l’on voit bien effectivement les raisons de cette hésitation : c’est que, non seulement les phénomènes ou groupes de phénomènes inférieurs au plan humain se présentent en consécutions réglées où les antécédents paraissent déterminer les conséquents, mais encore ces phénomènes ou groupes de phénomènes semblent être ordonnés à une certaine utilisation et offrent certaines possibilités définies pour une intégration ultérieure à une véritable action. En vue d’illustrer votre pensée, je me permettrai d’introduire un exemple que vous n’avez pas donné, mais qui m’a toujours paru très caractéristique, C’est celui des notes et des synthèses de notes qui font l’effet d’avoir été prédéterminées à l’expression des sentiments par une sorte d’harmonie préétablie. Et, d’ailleurs, n’en est-il pas de même de la structure des corps à l’égard de l’utilisation que l’âme pourra en faire ? Je me rappelle avoir fait un cours entier sur l’étude de ces naturants, de ces processus réglés et ordonnés dans le dessin desquels l’esprit entre, pour ainsi dire, quand il agit. Il y a donc 1à une situation unique pour laquelle il est difficile de trouver une formule adéquate, s’il est vrai, comme vous l’affirmez ailleurs et comme je le pense moi-même, qu’il ne saurait exister de véritable action sans conscience. Comment concevoir en effet la possibilité d’une initiative en dehors de cette dernière ? C‘est pourquoi, parmi les expressions que vous avez employées, je choisirais celle d’ « unité métaphysique » (p. 226) de préférence à celle d’« intériorité métaphysique » (p. 223), et j’aurais, d’autre part, une certaine peine à admettre dans le domaine de cet inconscient une « spontanéité plastique » (p. 226). Il me semble qu’action et spontanéité n’existent ici, en somme, que du point de vue de l’homme qui intègre en percevant ou en éprouvant, mais pas du tout du point de vue de ce qui provoquerait la perception ou l’épreuve. Y a-t-il même quelque chose en dehors de Dieu qui provoque cette perception ou cette épreuve ? N’est-ce pas uniquement sur le plan de la vie psychologique de l’homme qu’il y a, en dernière analyse, des causes et des effets ? Et ces observations nous amènent à ce que vous avez écrit sur ce qu’on pourrait appeler la structure hiérarchique de l’action, car il apparaît que vous envisagez celle-ci comme un organisme se réalisant par une série de collaborations hiérarchisées, où ces échelons inférieurs dont nous venons de parler ont leur fonction propre. J’approuve entièrement ce que vous écrivez sur la déficience du concept générique de l’action (p. 202), sur l’impossibilité de considérer les formes inférieures de la pensée et de l’action comme des totalités, imparfaites sans doute, mais susceptibles d’être traitées comme des réalités fermées sur elles-mêmes et quasi indépendantes (p. 308), sur la continuité dynamique, sur la symbiose dont l’idée doit servir à compléter la conception hiérarchique d’Aristote (p. 319-320), sur le véritable universel qui est présent en l’action de tout être singulier au lieu d’être le produit d’une simple abstraction de l’esprit (p. 334). Cette préoccupation de substituer ainsi le premier universel au second, et de faire varier corrélativement la compréhension et l’extension a été la grande préoccupation de Platon, de Descartes, de Spinoza, de Malebranche, sans compter tous les métaphysiciens modernes, naturalistes ou réalistes, qui professent le primat de l’Unité déterminante, agissante et structurante. Me sera-t-il permis de faire, en terminant, une remarque ? Toute votre pensée vous rapprocherait, me semble-t-il, du Platonisme, et c’est cependant Aristote qui paraît avoir vos faveurs. Je me rappelle avoir écrit successivement au père Souilhé pour l’approuver et à M. Vialatoux pour le critiquer amicalement : « Il suffit au disciple d’être comme le Maître ». Je répèterai ici volontiers la même formule. Ne faites-vous pas souvent honneur au disciple des doctrines qui ont été professées par le maître, et, en bien des cas, d’une manière beaucoup plus © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 35 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES profonde ? Il en est ainsi, je crois, pour le primat de la fonction et pour la théorie de l’acte ; je le montre précisément dans les articles que je donne actuellement à la Revue des Cours et Conférences sur « Les Idées morales, sociales et politiques de Platon ». Les textes du Philèbe sont particulièrement décisifs. © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 36 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES De Maurice Blondel 20 Mai 1938 Cher Collègue et Ami, Vous m’avez procuré joie et profit en m’adressant la belle et vivante conclusion de vos études platoniciennes. Dominant les différences contingentes des époques et des doctrines, vous donnez à la fois le sentiment de la couleur historique qui nous sépare du grand Athénien d’il y a 2400 ans et l’impression des problèmes permanents que vous envisagez dans leur réalité humaine, à la lumière des leçons et des besoins urgents de notre temps. Je suis très heureux de me trouver tout à fait d’accord avec vous sur les réflexions historiques, morales, politiques et religieuses que vous précisez d’une façon tout à fait favorable à la formation de vos étudiants et de vos lecteurs. J’aimerais à voir de telles pages publiées et méditées dans la revue « Politique » que vous connaissez sans doute. J’aimerais surtout à vous voir mis à même de les appliquer et muni, comme le demandait Platon pour le philosophe, du pouvoir de gouverner la Cité. Vous le feriez avec toute la maîtrise dialectique et toute l’expérience qui s’inspireraient d’une science synoptique et d’une charité adaptée à chacun, sous le contrôle d’une équité impartiale et compréhensive. Je regrette de n’avoir pu profiter davantage de votre visite à Marseille et à Aix. Je traversais à ce moment une période de dépression que mon effort pour la surmonter n’a fait que rendre plus nuisible à mon essai d’improvisation. Mais j’ai été charmé de vous rencontrer à nouveau ainsi que Madame Lachièze-Rey, que je remercie de sa bienveillance à mon égard ; et j’ai été très content d’apprendre avec quelle force et quel succès vous avez défendu la métaphysique dans les discussions qui ont suivi votre communication et plusieurs autres. Veuillez agréer, cher Collègue et Ami, avec ma gratitude et mes vœux les meilleurs, l’assurance de mon très cordial dévouement. M. Blondel © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 37 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES À Maurice Blondel1 Lyon 30 mai 1939 Monsieur et cher Maître, 2 On m’a demandé de faire un article sur votre philosophie pour la Nouvelle Journée, et je me suis chargé de la question « méthode ». Comme je compte m’occuper de ce travail pendant les vacances et qu’il me faut, par conséquent, emporter les documents nécessaires, je vous serais reconnaissant de me dire s’il y a, dans vos œuvres des textes où vous estimiez avoir particulièrement traité ce problème et qu’il me serait utile de consulter. Je vous prie de vouloir bien agréer, Monsieur et cher Maître, l‘expression de mes sentiments respectueusement dévoués. PS. Je vise naturellement des textes appartenant plus spécialement à celles de vos œuvres qui ne sont pas les plus répandues et les plus connues. Je vous serais également reconnaissant de me signaler ce qui aurait été écrit par des commentateurs ou par des adversaires à ce sujet. 1 Lettre originale Cet article, celui de la Nouvelle Journée, ne devait, par suite de la guerre, paraître qu’en 1946. Cette lettre amorce toute la correspondance Lachièze-Rey - Blondel des années 193945 2 © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 38 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES De Maurice Blondel 1er juin 1939 Cher collègue et ami, Je vous suis extrêmement reconnaissant d’avoir accepté avec un affectueux dévouement et un méritoire souci d’exactitude la tâche qui vous est demandée. Nul témoignage ne saurait m’être plus précieux que le vôtre, et nul thème ne me paraît plus instructif que celui dont vous voulez bien vous charger. Vous connaissez déjà les tomes de la trilogie où, dans l’introduction du 1er volume, j’avais sommairement indiqué les aspects de la méthodologie dont toute la suite cherche à s’inspirer en justifiant les règles théoriques par les développements pratiques et la cohésion unitive des solutions. C’est cette unité finale et cette vérification par cette interdépendance de toutes les parties qui me semblent le critérium même de la vérité solide ; au point que ce qui avait pu paraître objection et discordance devient en définitive apaisante clarté et condition d’entière intelligibilité et de parfaite réalisation. Quand on recherche dans le fait même de penser et d’agir ce qui le rend explicable en soi et effectif en nous, il me semble qu’on est logiquement amené à passer par toutes les exigences dont j’essaie de parcourir de bas en haut et de haut en bas toutes les phases nécessaires ou contingentes, de manière à entrer dans le secret divin et le plan même de la création, autant qu’il est possible d’en acquérir un aperçu rationnel, tout inadéquat qu’il reste forcément. C’est à partir de cette vue universelle, allant du premier fiat lux et à travers toutes les ascensions de l’ordre physique, biologique, spirituel qu’on aboutit, ce semble, à poser toutes les données indispensables pour résoudre le problème de Dieu et de la destinée humaine, comme aussi à déterminer dans une métaphysique de la charité la possibilité et les conditions de l’élévation surnaturelle et de l’union transformante : non pas qu’il soit possible ou légitime pour le philosophe de deviner ou de réaliser les moyens et les fins suprêmes de cette intégration mystérieuse ; mais c’est beaucoup déjà d’en faire concevoir la possibilité et le désir, en préparant ainsi l’accueil et l’emploi des moyens et des enseignements qui peuvent être offerts ou qui même travaillent secrètement l’intimité des consciences humaines, fût-ce sous des formes anonymes. Parmi les ébauches anciennes et les articles divers qui se rapportent à cette inspiration dominante, je pourrai, au risque de vous encombrer, vous communiquer un recueil factice des premiers essais relatifs à mon dessein d’intégration logique, vitale, pédagogique, morale et religieuse. On a cru à tort que je me bornais à une sorte d’effort apologétique, mais, comme je le disais dans la première Action et à la soutenance même, je n’ai jamais voulu entrer dans le rôle d’un avocat ; c’est par l’exposé impassible de la vérité totale et de toutes ses implications que j’ai toujours voulu remplir mon « office de philosophe ». Je vous communique confidentiellement quelques notes ou articles inédits ; et dès que, la semaine prochaine, je serai à Magny la Ville par Semur (Côte d’Or) où se trouve le recueil factice dont je vous parlais, je vous adresserai divers documents que vous pourrez garder pendant les vacances. Je laisse de côté divers contresens comme ceux de notre collègue Serrus dans la Revue de Synthèse historique à propos de La Pensée, et je m’excuse d’exposer votre repos si mérité à des fatigues nouvelles. Que Madame Lachièze-Rey me pardonne, en raison de l’éminent service que vous rendez ainsi à une cause qui, dépassant toute question personnelle, touche aux plus hauts intérêts de 1a pensée philosophique et chrétienne. © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 39 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES Veuillez agréer, cher Collègue et ami, avec ma profonde gratitude, mes vœux les plus fervents et tout mon cordial dévouement. M. B1ondel P.S. Vous pourrez conserver la brochure de 200 p. sur « la Semaine sociale de Bordeaux » dont j’ai plusieurs exemplaires ; et je vous serais reconnaissant, après ma rentrée à Aix, à la mi-octobre, et quand vous n’aurez plus besoin des documents que je vais vous communiquer, soit d’ici, soit de Magny, de vouloir bien m’adresser à la Rue Roux-Alphéran ces textes qui pourront m’être utiles pour l’achèvement des volumes consacrés à L’Esprit chrétien. Je vous signale, dans la Revue Philosophique de Janv. 1938, l’article de Paliard sur le sens et l’emploi du terme agnition, que j’avais proposé pour attirer l’attention sur une démarche initiale et trop peu discernée de l’intelligence. Dans les Annales de Philosophie Chrétienne, mes deux articles sur « le point de départ de la recherche philosophique » peuvent faire comprendre l’itinéraire méthodique que j’avais alors le projet de poursuivre jusqu’au terme normal d’une philosophie dont le devoir est de rester ouverte en face d’un problème qui doit être posé, mais non complètement résolu par la seule philosophie : déficience qui n’a rien de sceptique, mais qui prépare au contraire l’affirmation besogneuse du surcroît. À cet égard les articles de mon ami et collaborateur le chanoine Mallet sur l’oeuvre du Cal Deschamps et la méthode de la philosophie religieuse peuvent être considérés comme miens (cf. Ann. de Phil. Chrét. 1905 à 1907). Dans la Revue thomiste de 193…, un article d’Aimé Forest auquel j’ai répondu ; et, dans le n° de janvier 1939, E. Borne et le P. Bruckberger ont bataillé à mon sujet. En remerciant Borne, j’ai indiqué que le fait d’éviter une « philosophie des conflits » n’est qu’un aspect ou une conséquence directe et constamment conforme à la motion primitive (actus primus de la volonté voulante et de la connaissance fidèle à sa loi interne ou normative). Mais j’ai peur qu’en souhaitant de faciliter votre tâche, je ne vous fatigue et ne vous importune. N’en prenez qu’à votre aise. © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 40 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES De Maurice Blondel 25 mai 1941 Cher Collègue et ami, C’est toujours avec une nouvelle joie et une gratitude accrue que je reçois vos trop rares visites, vos questions ou vos lettres si suggestives. Samedi dernier, après que vous aviez vendredi questionné Berger avec tant de pénétration, j’aurais voulu, avec plus de liberté d’esprit, soutenir ma thèse en présence d’un argumentateur tel que vous, et profiter ainsi de vos stimulations si amicales. Ce que vous m’avez dit des notes abondantes que vous avez prises en lisant mes articles et livres divers m’a extrêmement touché, et je vous suis infiniment reconnaissant de l’attention que vous avez accordée à mon long effort. J’aurais aimé, si j’avais été moins fatigué et moins préoccupé de ménager votre bref séjour à Aix, vous parler de bien des problèmes sur lesquels ma pensée travaille plus que jamais. Ce que vous m’avez dit de l’implication à double orientation, et aussi des méthodes géminées soit directes soit indirectes, aurait mérité un plus large entretien, mais déjà vos remarques et vos requêtes m’ont paru très justes et même très décisives. Sur l’agnition vous trouverez des indications pénétrantes dans l’article que Paliard a publié dans la Revue Philosophique (janvier-février 1938). Quant au texte de Descartes qui, à un certain point de vue, identifie l’idée de l’action et l’action même, sans tenir compte des apports qu’implique la réalisation même, avec les résistances ou les infléchissements des réalités multiples auxquelles elle s’adapte, c’est dans le Bulletin de la société française de Philosophie de juin 1902 que la référence d’une lettre destinée au P. Mersenne se trouve. Le Vocabulaire, publié plus tard par Lalande, a modifié assez profondément les premiers fascicules que j’avais fait relier à part sous le titre « Vocabulaire », ce qui m’a fait commettre la méprise de l’indication que je vous ai fournie. Le bulletin de 1902 relate la curieuse discussion qu’a soulevée mon initiative, et vous y verriez les raisons qui m’ont fait mettre ma terminologie en quarantaine, malgré la lettre que j’avais adressée à la Société de philosophie et qui est reproduite. À titre privé, j’avais fait remarquer à Rauh qu’il ne suffit pas de ne point donner son assentiment à une doctrine pour en éliminer légitimement le nom caractéristique dans un vocabulaire destiné à faire connaître les diverses attitudes de la spéculation rationnelle. Mais c’est que l’on me refusait alors tout accueil, comme l’indiquait le supplément de la Revue de métaphysique, à la fin de 1893, m’avertissant que je trouverais dans 1es défenseurs de la raison les adversaires les plus résolus. Brunschvicg a été l’un des premiers, avec Xavier Léon, puis Lalande, à me relever de cette excommunication laïque à laquelle faisait allusion Lalande, lorsqu’il a bien voulu présenter en mon nom à l’Académie des sciences morales mon ouvrage sur La Pensée. Sachant combien, sur les dures réalités de notre épreuve présente et sur les multiples incompréhensions de maints patriotes et catholiques, nos pensées, nos sentiments, nos souffrances, nos espoirs sont à l’unisson, j’aurais été soulagé d’en parler avec vous. Mais ce sont là des plaies qu’il vaut mieux ne pas toucher. Avezvous eu connaissance des deux derniers numéros 13 et 14 de la « Voix du Vatican » dont la radio du Saint Siège a annoncé que désormais elle était forcée de se taire ? Le n° 13 est particulièrement suggestif. © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 41 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES Veuillez offrir à Madame Lachièze-Rey mes respectueux hommages et les meilleurs souvenirs de Mlle Panis, et veuillez agréer vous-même, pour vous et vos enfants, ma vive gratitude et mon profond dévouement. M. Blondel © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 42 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES À Maurice Blondel1 Lyon 8 juin 1941 Monsieur et cher Maître, J’ai été très heureux de pouvoir m’entretenir un moment avec vous à Aix. Je crains même de vous avoir retenu trop longtemps et d’avoir été pour vous un sujet de fatigue, bien que j’aie par ailleurs le regret de n’avoir pu vous interroger sur un plus grand nombre de questions. J’ai été content également de constater que, dans l’ensemble, mes interprétations semblaient coïncider avec vos intentions, notamment en ce qui concerne l’agnition, la condition enveloppante, la régression et la prospection, l’importance croissante donnée par vous à la recherche des conditions transcendantales de l’action, et la présence implicite de ces conditions dans toute action suffisamment réalisée. Je vous remercie des indications supplémentaires que vous avez eu l’amabilité de me fournir, et je ne manquerai pas de m’y reporter. J’espère que je pourrai trouver, sinon la totalité, du moins la plus grande partie des textes que vous me signalez. Ma femme, très sensible à votre bon souvenir et à celui de Mlle Panis, me demande de ne pas l’oublier ni auprès de vous ni auprès d’elle. Je vous prie de bien vouloir également présenter mes hommages à votre dévouée secrétaire et je vous renouvelle, Monsieur et cher Maître, l’expression de ma respectueuse sympathie. 1 Lettre originale © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 43 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES À Maurice Blondel 1 Lyon, le 15 août 1944 Monsieur et cher Maître, Vous devez penser que je vous oublie2, il n’en est rien. J’ai reçu et lu la veille de mon départ à la campagne le premier tome de L’Esprit chrétien, et j’ai immédiatement voulu vous écrire à ce sujet. Malheureusement, je me suis laissé submerger par les préoccupations matérielles et morales du départ. Je n’arrivais pas à organiser dans des conditions convenables le voyage de ma femme et de mon enfant malades, celui de ma belle-mère âgée de plus de quatre-vingts ans. Enfin, tout a fini par se terminer d’une manière satisfaisante. J’ai été ensuite absorbé par les inquiétudes que presque tous les Français connaissent actuellement, les silences prolongés, les nouvelles qui n’arrivent pas, les questions angoissantes sur les absents. Et puis, brusquement, j’ai dû revenir à Lyon où mon appartement a paru menacé. C’est de là que je vous écris, ne voulant plus tarder davantage. L’Esprit chrétien m’a paru résumer et clôturer très heureusement vos études antérieures. Ce que vous y avez écrit de la Bible est particulièrement intéressant. L’ensemble est rédigé sous une forme très accessible à un public cultivé, et la lecture de votre œuvre sera fort utile à ce public. Sans exclure la profondeur de vos travaux antérieurs, cette conclusion est, je crois, plus à la portée d’un non-spécialiste de la philosophie. Au moment même où je recevais votre volume, un de mes anciens élèves, père de famille nombreuse3, me demandait précisément comment on pouvait passer de la religion naturelle à la religion révélée. L’Esprit chrétien répond à cette question. Je voudrais cependant vous demander quelle est désormais votre attitude définitive au sujet de cette relation. Je crois me rappeler que, dans une publication antérieure, vous aviez dit qu’il fallait aller du plus au moins et s’installer directement dans la religion révélée plutôt que dans la religion naturelle, le moins étant éclairé par le plus qui lui donne en réalité sa signification. Je serais en effet assez porté à penser ainsi, et je serais heureux de savoir quelle est sur ce point votre opinion actuelle. J’aurais beaucoup à vous dire aussi sur le problème de la Trinité que l’on rencontre fréquemment sur le plan même de la philosophie. Je vous avais déjà demandé dans une lettre4 si vous ne considériez pas l’Amour comme l’ et l’, comme l’auto-réalisateur par excellence dont les personnes sont les inventions et 1 Lettre originale Il y a eu, en réalité, de juin 1941 à août 1944, d’autres lettres, mais sans caractère philosophique 3 Cf. la lettre à X, qui est la réponse à cet ancien élève 4 Lettre de mars 1937 2 © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 44 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES les moyens. Je réfléchis actuellement sur ce point, et j’aurai sans doute l’occasion de vous consulter de nouveau quand mes réflexions se seront précisées. J’espère, Monsieur et cher Maître, que votre santé est aussi bonne que possible, et je vous exprime mes sentiments de respectueux attachement. © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 45 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES De Maurice Blondel 6 octobre 1944 Cher Collègue et ami, Votre excellente et émouvante lettre du 15 août m’est parvenue tout à la fin de septembre à un moment où les premiers frimas éprouvaient ma pauvre santé qui avait souffert de la canicule, mais surtout aussi des anxiétés qui ont été aussi les vôtres. J’espère qu’il n’est plus question de la santé de vos chers malades, bien rétablis, et encore moins des craintes de réquisition qui ne m’ont pas été épargnées à moi-même, à quatre reprises, mais que j’ai réussi à écarter en ne quittant point Aix, malgré la tristesse des séparations familiales. Grâce à Dieu, tous mes enfants et seize petits-enfants ont été protégés, alors que, dans ma parenté plus éloignée, les épreuves de toute sorte se sont accumulées ou subsistent même encore. Mais aucune épreuve n’égale celle de notre collègue Aimé Forest qui a perdu 11 de ses proches, dont deux de ses fils, de 20 et de 6 ans, pleins de promesses, dans l’effroyable destruction d’Oradour, en Hte Vienne. Je vous remercie de vos bienveillantes et pénétrantes réflexions sur le tome premier de ma nouvelle trilogie, J’aime à savoir que ce que j’ai dit de la Bible vous a paru utile à maints esprits contemporains, sans contredire les exigences de l’enseignement traditionnel. J’apprécie comme un encouragement le sentiment du lecteur dont vous me parlez et qui a trouvé plus accessible que les volumes précédents cet exposé complexe de mon itinéraire cycloïdal ; et je souhaite qu’il en soit ainsi pour beaucoup d’autres lecteurs que la connaissance des mystères chrétiens aidera à saisir mes thèses philosophiques. Il me semble aussi qu’inversement les énigmes rationnelles doivent faire un peu mieux pénétrer ce qu’il y a de surnaturel en même temps que d’indéclinable dans les exigences de notre foi. Ce dernier point me paraît particulièrement important, d’autant plus qu’il est souvent peu remarqué, peu compris. J’y ai fait allusion dans l’excursus où je vise un peu Lavelle, de Montcheuil et quelques autres, trop portés à considérer 1’esprit chrétien en fonction d’une évolution de plus en plus complexe de la vie religieuse. À votre question sur le rapport entre la religion naturelle et la religion révélée, je réponds donc en me dégageant de toute équivoque, et en déclarant que la seule religion véritable est celle qui reste implicitement fidèle aux motions subconscientes d’une grâce qui ne fait défaut absolument à aucun homme. Ce n’est donc point sur des thèses philosophiques et sur des satisfactions rationnelles que peut se fonder un état d’âme proprement religieux, car une telle disposition, pour être salutaire, doit produire moins une affirmation intellectuelle qu’une aspiration humble et docile, telle que le comporte un baptême de désir très différent d’une présomption déiste. C’est pour cela que, dès le début, j’ai cru utile et même nécessaire de mettre en évidence l’énigme philosophique de Dieu. Il faut donc, en même temps, de l’humilité, de la fidélité et de la charité afin d’entrer dans la voie de la grâce et du salut. Votre dernière question concerne le problème que déjà je viens de toucher, sinon de résoudre. Vous me demandez si l’amour n’est pas l’ « autoréalisation par excellence ». En effet, j’ai rappelé la réponse de St Jean : Deus caritas est, contenant en elle toute vérité, toute fécondité, toute béatitude. C’est l’amour qui © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 46 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES constitue et engendre les trois Personnes divines en leur circumincession. Et c’est pour cela que lorsque aujourd’hui j’entends célébrer le personnalisme comme la panacée universelle, je réponds, en moi-même, qu’il y a là une mutilation inconsciente, car comment l’homme aurait-i1 en son égoïsme personnel une fin en soi, un absolu, alors que, pour que Dieu soit Dieu, il faut trois personnes, ayant pour ainsi dire le mérite et la joie de se donner toutes à chacune et chacune à toutes. Si vous rencontrez encore quelque obscurité ou difficulté en mon texte, je vous serai toujours très reconnaissant de me les signaler. En vous remerciant de tout cœur et en adressant à Dieu tous mes vœux pour vous et les vôtres, j’aime à vous redire, cher Collègue et ami, ma très haute estime et mon très cordial dévouement. M. Blondel P.S. J’espère que la libération un peu turbulente de Lyon vous aura laissés tous indemnes et sans pertes matérielles, comme ce fut le cas ici pour nous en la rue Roux-Alphéran, alors que mon bastidon et son bosquet ont été arrosés d’une abondante mitraille et blessés d’éclats d’obus. © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 47 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES À Maurice Blondel 1 Lyon 9 novembre 1945 Monsieur et cher Maître, Vous avez dû savoir par Archambault que la première composition concernant les articles de la Nouvelle Journée qui devaient vous être consacrés avait été détruite. Depuis, une nouvelle composition a été faite, et je pensais que le numéro paraîtrait bientôt, car j’avais corrigé les épreuves pour la seconde fois. Mais il y a près d’un an que cette nouvelle correction a été faite et je ne vois toujours rien paraître. D’autre part, Archambault, interrogé par moi, reste muet. Dans ces conditions, je me demande quand les pages que j’avais écrites sur votre méthode verront le jour. Je voudrais cependant savoir si, à votre avis, je vous ai bien compris, et j’attacherais le plus grand prix aux observations que vous pourriez me faire à ce sujet. Je le désirerais d’autant plus que vous me paraissez trouver des disciples peut-être involontaires - dans certains existentialistes. J’ai signalé dernièrement cette analogie de position à un de mes anciens élèves, actuellement professeur au lycée de Lyon, qui avait organisé une conférence publique sur l’existentialisme. Plus récemment encore, parmi les nombreuses doctrines que je lui signalais comme ayant de la parenté avec sa propre position, M. Merleau-Ponty, notre nouveau collègue de la Faculté, auteur d’un volume important sur la Phénoménologie de la perception paraissait très disposé à reconnaître surtout la vôtre. Je lui disais en particulier avoir trouvé chez lui quelque chose de très analogue à votre pensée qui n’est « ni pensante ni pensée ». Quoi qu’il en soit, je me suis décidé à vous envoyer le manuscrit de mon article, tel que je l’ai donné à la Nouvelle Journée. J’espère que votre santé est satisfaisante et j’ai eu d’ailleurs de vos bonnes nouvelles par M. le chanoine Bourgarel. Je dois aller faire une conférence à la société de philosophie de Marseille en mai 46 ; je compte bien retrouver chez vous à ce moment-là cette étonnante vivacité d’esprit qui fait l’admiration de tous. Je sais, d’autre part, que M. et Mme Paliard ont été malades tous les deux. Pourriezvous me dire comment ils vont actuellement ? Je vous prie de vouloir bien agréer, Monsieur et cher Maître, l’hommage de ma respectueuse sympathie. 1 Lettre originale © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 48 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES De Maurice Blondel 17 novembre 1945 Cher Collègue et ami, et très généreux interprète, Je ne veux point tarder davantage à vous remercier et à vous féliciter de votre étude si profonde, si compréhensive, si bienveillante. J’admire vraiment votre pénétrante réflexion et la précision de vos formules qui m’instruisent moi-même, et, arrivé seulement à la p. 13, je ne veux point tarder à vous dire merci et bravo. Je vous écrirai plus longuement, lorsque je serai débarrassé du manuscrit du tome II de L’Esprit chrétien, dont j’ai promis la remise à l’éditeur pour le 20 novembre et nous achevons, Mlle Panis et moi, la fastidieuse révision. Il me tarde d’achever la lecture et la méditation de votre exposé de ma méthode, qui est lui-même une création dépassant tout ce qui a été écrit sur mon effort de plus de cinquante années. Dès que j’aurai terminé, je vous ferai part de mes réflexions renouvelées, et j’aurais déjà à vous demander si le terme « agnition » que j’ai employé vous semble rendre un des mouvements intimes de mon adhésion à la vivante réalité de notre être pensant et agissant. Après une longue séparation, j’ai revu Archambault le mois dernier, lors de mon rapide passage à Paris. Il m’a enfin appris que le volume qui avait déjà été imprimé a été détruit en sa composition de plomb par les Allemands, mais qu’un exemplaire des épreuves corrigées lui avait permis de faire refaire la composition, et qu’il pressait maintenant les lenteurs de Gay, afin que ne tarde plus à paraître ce témoignage pour le cinquantenaire de L’Action. Je suis un peu honteux et confus de cette tenace fidélité. J’ignore d’ailleurs la dimension et le contenu de ce volume, mais je suis certain que votre étude sera la plus profonde, la plus utile et la plus remarquée de toutes. J’ignore tout des affinités que je pourrais avoir avec ces existentialistes dont certains me paraissent un absurde chaos, et très hétérogènes sous cette dénomination. Je vous serai bien reconnaissant de m’en instruire à l’occasion, et de me faire connaître ce que vous y voyez de rapprochements ou d’oppositions. Je serai très heureux de votre venue en Provence et de votre communication à Marseille. Mon état de santé ne me permet plus d’aller vous y entendre, et mon ouïe comme ma vue sont de plus en plus déficientes. Hommages respectueux à Madame Lachièze-Rey, et vœux les meilleurs pour vos enfants et vous-même. Votre très reconnaissant M. Blondel © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 49 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES De Maurice Blondel Aix 4 décembre 1945 Cher Collègue et très généreux ami, Je ne puis assez vous remercier et vous féliciter de votre étude si approfondie, si divinatoire même que vous avez consacrée à « la portée ontologique de ma méthode ». C’est bien cela que, dès le début, je me suis proposé à travers les multiples incompréhensions qui ont retardé et parfois dévié la marche d’un effort visant continuellement [à] un réalisme intégral et à une méthode de vie concrète et seule salutaire. Vous m’aviez écrit jadis que vous aviez longuement étudié mes textes, accumulant des notes qui vous avaient entraîné à 800 pages de réflexions. J’en restais reconnaissant et confus, mais sans pouvoir deviner l’intensité de vos méditations et la perspicacité de votre lumineuse introduction à mon œuvre, véritable élucidation et justification de mon effort depuis 60 ans. Je dois vous le dire sans exagération : personne n’a aussi bien saisi, me semble-t-il, l’ambition foncière de mon témoignage, et il me tarde vraiment de voir publier ce que vous appelez trop modestement vos « Réflexions » : ce sont, partout et à chaque moment, des pas en avant dans une lumière croissante et en un style d’une exactitude et d’une élégance parfaites. Combien je regrette le retard d’une publication, diversement victime de la guerre ! Le tirage était sur le point d’être fait quand les Allemands séquestrèrent et détruisirent tout, seul un exemplaire d’épreuves corrigées permettait une recomposition qu’Archambault me disait être terminée, mais j’ignore quand pourra sortir ce livre. Je viens de recevoir l’accusé de réception du manuscrit de mon tome II L’Esprit chrétien et la Philosophie ; mais on me laisse entendre que le livre ne pourra paraître qu’au printemps prochain. Nous allons nous mettre au tome troisième et dernier de cette nouvelle série que j’aurais l’ambition de compléter encore par un autre travail sur les leçons à tirer d’une histoire organique de la croissance philosophique. Vraiment, bien cher Ami, ma reconnaissance à votre égard s’étend à l’immense service que vous rendez à une cause qui dépasse infiniment nos personnes. Et c’est avec émotion que je vous atteste une union d’esprit, de cœur et d’aspiration. M. Blondel © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 50 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES À Maurice Blondel 1 Lyon, 31 décembre 1945 Monsieur et cher Maître, Je vous remercie des vœux que vous avez l’amabilité de m’adresser, et je vous exprime à mon tour mes souhaits pour la conservation d’une santé si précieuse à la pensée philosophique. J’ai appris avec plaisir que le deuxième tome de L’Esprit chrétien allait paraître et je n’ai pas besoin de vous dire que je le lirai avec le plus grand intérêt. Je suis confus des éloges que vous me faites à propos de mon article. Ils sont certainement très exagérés. J’ai simplement essayé de reconstituer votre pensée avec mes modestes moyens, et j’ai voulu marquer notamment les transformations qui résultaient de la confrontation de votre nouvelle et de votre ancienne philosophie. S’il y a des points sur lesquels vous considérez que je me suis trompé, n’hésitez pas à me le faire savoir, car je suis très désireux d’être éclairé. Vous m’avez demandé ce que vous pouviez avoir de commun avec l’existentialisme. Il serait trop long de vous l’expliquer par lettre d’une manière détaillée ; mais de nombreuses similitudes dans la position des problèmes m’ont encore frappé après une lecture attentive de l’ouvrage de Sartre : L’Être et le Néant. C’est ainsi que l’être en soi de ce dernier correspond assez exactement à votre « esprit », que la conscience de l’en soi et la réflexion du pour soi correspondent également à peu près à votre connaissance réelle et à votre connaissance notionnelle, que le pour soi cherche à coïncider avec l’en soi comme chez vous les deux connaissances tendent à se rejoindre. Mais, chez Sartre, on ne voit nullement comment l’en soi peut engendrer le pour soi, car il n’est point posé comme aspiration à 1a lumière, comme élan spirituel, et, d’autre part, l’idée d’une coïncidence possible entre le pour soi et l’en soi est considérée comme une absurde utopie. Veuillez agréer, Monsieur et cher Maître, avec mes souhaits renouvelés, l’expression de ma respectueuse sympathie à laquelle ma femme joint son meilleur souvenir. 1 Lettre originale © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 51 PIERRE LACHIEZE-REY LETTRES PHILOSOPHIQUES De Maurice Blondel Aix, 31 janvier 1948 Excellent Collègue et très généreux Ami, J’ai de multiples raisons pour vous remercier de votre précieux témoignage. C’est vous sans doute qui m’avez accordé le plus de réflexion et de dévouement. Et surtout depuis notre rencontre au Congrès Descartes où j’avais recueilli un double témoignage qui m’est resté précieux, je garde à votre égard une affection et une confiance toute particulières, toujours grandissantes depuis votre grande épreuve1 et votre témoignage réitéré, notamment dans le petit livre d’Archambault - trop peu connu, hélas ! - et tout récemment encore en votre magistrale étude de la Revue de Métaphysique. Dans l’état précaire de ma santé, vos témoignages m’encouragent à persévérer dans un effort qui demande encore deux tomes ébauchés. Aidez-moi de vos prières et de vos suggestions en sachant que je m’appuie sur vous où je rencontre votre foi chrétienne et votre si pénétrante pensée. Merci, bien cher Ami, et soyez assuré de mon affectueuse fidélité comme de ma profonde gratitude. M. Blondel 1 Il s’agit du décès de l’épouse de Pierre Lachièze-Rey, le 23 octobre précédent. © LACHIEZE-REY et MILLET - PHILOPSIS 52