Ecritures de papier

Transcription

Ecritures de papier
MARC LE BOT
Écritures de
papier
Raymond
Queneau,
Manuscrit de la
présentation de
l’Encyclopédie,
Bibliothèque
Nationale, Paris.
Les yeux observent ce que les typographes
nomment gouttières, étroites plages de vide,
irrégulières, dans la traverse verticale des
lignes imprimées, quand on regarde la page
du livre comme du noir sur blanc au lieu
qu’on lise. Langues ou lames ou entames du
blanc. Elles accusent le vide qui sépare les
mots mais elles-mêmes ne séparent rien de
rien. Elles sont là par hasard : blanc sans
emploi dans le découpage du texte, on les
perçoit lors des inattentions de la lecture. On
y voit le grain du papier. Le sens, ombre des
mots, n’y porte sur rien, il s’efface sur ce
fond vide, où l’ombre ne porte pas. Le texte
n’est pas pour rien dans son propre effacement, dans les effets de vide matériel qui
donnent à voir le grain du papier blanc, suivant langues, lames, entames.
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Les mots écrits provoquent des inattentions, ils renvoient du texte au papier,
du sens à la nullité blanche, parce qu’en son fond l’écriture est perverse.
Elle veut se détacher de tout hors le plaisir des mots, elle se donne pour un
corps prêt à toutes les postures, elle cherche un autre corps, le mien, dont les
figures aussi se délieraient des attaches du sens. A se délier du sens, on
divague, on dérive vers le fond neutre et la rêverie du papier blanc : instants
où la pensée se tiendrait en attente d’écriture, imaginant qu’elle peut tout.
Figures hors le sens : figures de rythmes, de césures, d’assonances ;
figures d’une orientation sans repères concrets, induite par les abstractions
multiples de la langue dont les motions internes déconcertent le dire des
choses ; figures qui animent par fragments les zones corporelles, vue, sons,
toucher, odeurs, qui découpent le corps par le pouvoir des métaphores ;
figures formées par le mouvement des yeux qui n’aiment pas aller par le
droit fil des tracés linéaires, aiment se fixer sur les brisures ou les croisements du cours des mots, franchissent par bonds des failles qu’eux-mêmes
creusent dans les étendues de lecture.
Mesures, motions, ébranlements, fixités, élans. Une écriture perverse
veut tout donner au corps, ne rien donner au sens qui s’accumule : de lui,
elle n’use que comme d’une chose pour son pouvoir de ranimer les sens.
Rien au réel dans le dehors de l’écriture, tout dans le corps à corps avec les
mots. L’écrit voudrait neutraliser sa propre étendue matérielle, faire du
papier blanc un rien et moins que rien, un vide. Il désire s’enlever sur un
fond nul dont le papier accomplirait la non-figure. Écrit omnipotent dans
une étendue sans obstacles.
Le papier blanc, quel est ce vide ? Il serait un blanchissement de tous
les supports d’écriture : la peau des corps, les sols, les murailles, le sable.
Écrire sur papier blanchit les différences et se soumet à des limites régulières : le plan et son rectangle, la monochromie ou le blanc. Écrire a lieu
dans un espace où la neutralité est la contrainte, où l’infinie répétition de la
contrainte libérerait l’écrit de tous les accidents de terrain.
Un rien, pourtant, n’est jamais rien. Dans les gouttières du papier blanc,
dans tous les interstices de l’écriture, le support matériel fait retour au
milieu des mots. Malgré l’oubli des contraintes du neutre par leur incessante reprise, avant qu’il soit écrit d’une écriture lisible ou illisible, le
papier est couvert des marques de sa granulation, ou bien les marques
naissent de l’ombre et de la lumière. Il n’est pas vrai que les yeux les
oublient. Le regard, envoûté par la découpe régulière et la monotonie,
scande déjà sur la surface qui n’est jamais étale, une écriture virtuelle. La
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Ecritures de papier
main accompagne les yeux. Il n’y eut pas de surfaces vierges de marques
dans un passé fût-il lointain quand l’écriture se gravait sur la pierre. Le
blanchissement du papier n’y peut rien, son vide est un plein de matière.
Des presque-lettres font toujours signe sur les surfaces, on y suit, on y
démarque des tracés incertains. Les surfaces blanches du papier limitent
l’illimité : l’écriture est déjà sur elles parce que les lettres, comme les
limites, seraient déjà gravées au fond des yeux. Depuis toujours on désire
déchiffrer, dans les entrailles d’animaux ou dans les astres, des écritures
d’avant l’écrit et on les lit dans des espaces consacrés.
Du blanc au blanc
La matière du papier va du lisse au rugueux et, parfois, le papier se gaufre.
Ou on repère des brindilles dans la mince épaisseur, elles s’entrecroisent, se
superposent. A cause des entrelacs de leur texture, ces papiers-ci formeraient le modèle de toutes les surfaces d’écriture : surfaces déjà marquées
par des fétus et par des grains, pleines d’écritures de hasard formant des
signes indéchiffrables.
Des écritures mortes figurent à l’autre extrême de ce qui fait chiffre.
Elles sont les traces illisibles d’un lisible ancien. Elles aussi attirent les yeux
sur le papier qui les supporte. Papiers couverts de lettres qu’on ne lit plus,
qu’on ne relira pas : anciennes missives, vieux journaux découpés, pages
arrachées aux livres, cartes géographiques réduites à des fragments qu’on
n’identifie pas. De ces papiers qu’on perçoit comme des choses, les écritures sont au rebut. Elles sont visibles et non lues. Ou elles ne sont lues que
par bribes, en deçà d’un sens poursuivi.
Quand vient une écriture qu’on suit de page en page, elle clôt un cycle
et elle le recommence. Elle tient en soi les deux extrêmes. Venue d’un blanc
informe, l’informe s’en ressaisira. Chiffonnez la page d’écriture ou bien
tournez vers vous son verso blanc : l’espace revient au grain des choses ou
se défait dans l’illisible. Cela fait une allégorie : toute écriture s’efface ;
écrire prend son départ de surfaces monotones, répétitives et marquées ;
puis y retourne un jour, à ce chaos confus.
Palimpsestes
On ne sait rien ou presque rien du papier matériel quand on sait que, sans
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ses surfaces, il y aurait peu d’écritures. Ses feuillets sont un vide blanc, on
compte pour rien la matière, les taches, les éraflures, les ombres. Les surfaces où on écrit, sont réellement des lieux imaginaires si, les voyant avec
leurs marques, on voit déjà beaucoup plus qu’elles, qu’on y épelle déjà des
lettres, que le geste d’écrire s’est déjà mis en mouvement.
On ne sait rien ou presque rien non plus du geste de la main dans son
mouvement d’écrire. Les choses du corps qu’on observe telles quelles, sont
elles aussi en deçà du sens. Le geste d’écrire reprend-il des parcours que le
regard tient en mémoire ? Ou bien c’est lui qui guide les yeux ? La main
fait des tracés informes aussi bien que les lettres. Le livre est un écrit qui
oublie ses ratures, il oublie que les lettres déliées ont pour revers combien
de griffonnages sur la surface du papier ? Réduit à soi, le geste voudrait
seulement fragmenter l’étendue. Des battements, dit Henri Michaux, des
rythmes, des compagnons de musiques intérieurs, des lapements d’eau par
la langue du loup.
Le papier blanc, s’il figure des riens ou l’eau, c’est un infini indistinct
que le geste fragmente, on en éprouve de la peur. On macule le feuillet, on
l’éclabousse, on le gribouille. On déteste les surfaces nues. Qu’elles deviennent n’importe quoi pourvu qu’elles rappellent un visible ! Des repères au
moins dans le blanc ! Une surface qui serait sans grain, sans traces ou sans
luisances, telle est ma peur d’aveuglement. Qu’on couvre de taches cette
surface, d’un vide on fabrique un informe, on préfère un Chaos au symbole
du Rien. Le sens viendra plus tard, la lettre. Cela viendra avec les rythmes,
ça vient de commencements obscurs. Sur les premiers dessins d’Artaud :
des gribouillages, des mots et des figures.
Parce qu’on écrit sans que la blancheur nue arrête, parce qu’on commence toujours par un chaos, tout papier blanc est comme un palimpseste
que personne n’aurait réécrit. Les yeux s’acharnent à déchiffrer, la main trace
les détours de ce déchiffrement : on voudrait retracer un texte des origines.
Hauts de casse
Des lettres isolées figurent au début de certains chapitres du Coran. Qu’on les
imprime, voici qu’on imagine des hauts de casse, des lettres rarement usitées
dans la langue, on imagine des déchets d’alphabets, un typographe fou disposant au hasard les caractères qui lui restent, à l’emplacement demeuré nu
des épigraphes. Parce qu’elles sont à l’en-tête, les lettres marquent peut-être
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une impulsion de sens ? Ces épigraphes nulles marqueraient un bord antérieur, un balbutiement d’écriture ? Ou plutôt les lettres tombées sont le signe
d’une déroute locale. Le reste des lettres serait un trop qui menacerait l’écriture. Cette menace serait tapie sous la surface du papier blanc. Elle viendrait
de mots en surnombre qu’on ne saurait pas épeler.
La peur des mots
Un mot de plus et c’en est trop, c’en est fini de n’avoir peur de rien qu’on ne
puisse lire ou écrire. Un mot de trop et la phrase s’inachève dans les marges
du papier blanc, dans l’intervalle entre les paragraphes, entre deux mots, sur
ce qu’elle cesse de dire, sur un vide. Personne ne la parlant plus, elle se poursuit solitairement, devient un bruit de gorge à qui manquent les signes.
Cela survient partout à l’improviste, le mot en trop survient à tout
moment dans le livre. Écrire et lire vont au-delà des phrases. Les mots font
trace quand on écrit ou lit, ils tracent un sens qu’on suit et qu’on prolonge
jusque dans un dehors du livre : le sens se projette là, y vacille, parfois
s’annihile. Le lieu jusqu’où on va, les mots n’y ont plus cours ni leur graphie. C’est la stupeur. Un brouillage mental l’emplit, où les multiples traces
s’effilochent. La peur du livre vous guette là : dans les blancs, dans les
interstices où le papier refait surface.
Le livre échappe au sens, il échappe à l’emprise, le sens c’est moi et lui,
ce n’est pas lui sans moi là où je suis. Or, parfois, je ne suis pas là, je suis
dans un lieu nul où lui me chasse, dans ses marges. Je le déchiffre encore
mais ça n’a plus de sens. Le livre qui veut parler sans s’interrompre du
premier jusqu’au dernier mot, devient une chose opaque parmi les choses
qui n’ont pas de sens. Pourtant il n’y a pas de dernier mot si, à tout mot, le
sens peut s’interrompre, déboucher sur le papier vide, prendre la peur en
charge avec le blanc.
Les traces qu’on suit, on les perd à cause du vide où elles se marquent.
Ce vide n’est pas seulement dans l’au-delà du sens des mots à cause des
phrases inachevées, de ce qui vient s’inscrire en trop. Il est sous eux aussi,
marqué par l’encre quand elle écrit les mots. Le papier n’est jamais une
surface opaque. Le flux de l’encre le pénètre. Lui, en aspire les pigments.
En son dedans, même s’il est de peu d’épaisseur, l’encre se diffuse, se diffracte. Cela fait des graphes tremblés dont les contours doivent quelque
chose au hasard. Cela circule dans la matière poreuse, en suivant d’invi-
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sibles canaux. Qui écrit, encre sur papier, n’est pas absolument le maître. Il
serait plutôt aux aguets : en lui désir et peur se mêlent.
La peur ou le désir d’écrire, de lire, c’est de n’en pas finir avec les mots,
avec les trous de papier blanc qui les séparent et qui les bordent. Le dernier mot ou le mot plein qui peut le dire ? Il en vient d’autres incessamment et, avec eux, encore des feuillets vides. Le sens serait l’objet du livre
mais, dans le livre, il se retourne en un non-sens.
Traces noires et papier blanc, l’écrit est parcouru par deux courants
inverses, tel est le livre : un courant vers la crête du sens, l’autre dévale
vers son abîme. L’un ne va pas sans l’autre, ils sont simultanés, ils jouent
leur abolition réciproque. Les mots s’acharnent sur le vide blanc, ils voudraient en avoir raison, boucher ce trou avec leur plénitude, Le papier, lui,
découpe la masse lisible, dans la graphie il creuse des écarts. C’est lui sans
doute qui calme le tremblement des mains quand l’écriture veut tout couvrir, se précipite. Sans le non-sens du papier blanc, le sens, qui serait plein,
serait impénétrable.
Gerhard Rhum,
«Du und ich»,
Vienne 1930
Document
Jacqueline Colde.
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