Portrait de l`artiste en travailleur. Métamorphoses du

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Portrait de l`artiste en travailleur. Métamorphoses du
Université Paris X – Nanterre
2004 – 2005
La recherche dans le champ de la culture – Fiche de lecture
Séminaire de Mr Gabriel Segré
Portrait de l’artiste en travailleur
Métamorphoses du capitalisme
ESSAI
Pierre – Michel Menger
La République des Idées, Seuil, janvier 2003
Marion LEGAY
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INTRODUCTION
Le sociologue Pierre – Michel Menger, directeur de recherches au CNRS et directeur
d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS), a publié avant cet essai,
Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, plusieurs ouvrages
consacrés à des figures d’artistes particulières, telles que le musicien (Le Paradoxe du
musicien, Flammarion, 1983) ou le comédien (La Profession de comédien, La Documentation
Française, 1998).
Dans ce nouvel essai, publié au Seuil dans la collection La République des Idées au début
de l’année 2003, quelques mois avant l’été qui vit, en France, les intermittents du spectacle et
de l’audiovisuel se mobiliser de façon inédite contre la réforme de leur assurance chômage,
Pierre – Michel Menger s’intéresse à la figure de l’artiste en général, et à la place
qu’occupent les artistes dans la société française, et plus particulièrement sur les
implications et les transformations qu’ils ont pu initier, selon lui, sur le monde du travail
en général.
Dans l’art et la recherche scientifique et technique, plus que dans n’importe quelle autre
sphère de développement des sociétés, savoir et innovation sont des ressorts majeurs. Cela en
fait-il deux mondes à part, singuliers, « résultats d’une spécialisation de l’activité humaine
qui déléguerait à quelques uns le soin d’enrichir les connaissances et d’inventer des œuvres
propres à satisfaire le besoin de nouveauté et de divertissement » ? Ou sont-ils au contraire
exemplaires pour la société de par la formidable mobilisation de moyens qu’ils mettent en
œuvre pour développer la créativité ?
L’activité artistique apparaît souvent, explique le sociologue, comme « un espace
professionnel de liberté et d’autodétermination », plaisant et attirant, et l’innovation artistique
revêt aujourd’hui une grande importance dans de nombreux univers de production. Ainsi
Pierre – Michel Menger considère-t-il que « les activités de création artistique ne sont pas ou
plus l’envers du travail » : autant que le travail, elles nécessitent par exemple l’engagement
productif de ressources personnelles ou collectives comme l’énergie ou les connaissances. Les
ressources de connaissances et de créativité jouant désormais un rôle prépondérant dans les
économies capitalistes modernes, pour le sociologue, les activités de création artistique « sont
de plus en plus revendiquées comme l’expression la plus avancée des nouveaux modes de
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production et des nouvelles relations d’emploi engendrées par les mutations récentes du
capitalisme ». Ainsi, « loin des représentations romantiques, contestataires ou subversives de
l’artiste, il faudrait désormais regarder le créateur comme une figure exemplaire du nouveau
travailleur », figure révélatrice de quelques unes des mutations les plus significatives du
travail et des systèmes d’emploi moderne. L’artiste rebelle en marge de la société n’est plus ;
désormais, l’artiste est un travailleur, et sa situation n’est plus singulière mais
exemplaire : l’artiste serait ainsi la dernière métamorphose du capitalisme, et l’art le ferment
de cette métamorphose. Pierre – Michel Menger dresse ici le portrait du travailleur du futur,
une sorte d’ « idéal possible du travail qualifié à forte valeur ajoutée ».
Nous commencerons par résumer l’essai de Pierre - Michel Menger, avant d’en considérer
les limites.
Le premier chapitre de l’essai examine les liens entre arts et économie capitaliste afin de
légitimer que l’on dresse ce « portrait de l’artiste en travailleur ».
Le deuxième traite des inégalités existant dans le monde de la créativité artistique, de leurs
ressorts et de leur (il)légitimité.
Le troisième, enfin, montre comment le monde des arts, qualifié de « laboratoire de la
flexibilité », est régi par des systèmes d’emploi à l’aune desquels peuvent être analysées
certaines des transformations contemporaines du marché du travail.
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RÉSUMÉ DE L’ESSAI
CHAPITRE I : Les arts et l’économie capitaliste
Dans ce premier chapitre, Pierre – Michel Menger entreprend de démontrer que
l’antinomie d’autrefois qui opposait travailleur et artiste n’a plus lieu d’être, tant les activités
de création et d’innovation et les conditions qui étaient les leurs (précarité, incertitude, etc.)
tendent à devenir aujourd’hui paradigmatiques dans la société. Le sociologue s’intéresse donc
à ce que « recèle le travail artistique qui puisse être enseigné aux autres mondes de
production », afin de montrer que la création artistique, loin d’être un contre-modèle, est
devenue un modèle de travail et de production.
Il est utopique, selon P.-M. Menger, de penser encore que l’activité de création
artistique est extra – économique. Marx, dans ses Manuscrits de 1844, y voyait une forme
idéalement désirable du travail et en faisait l’aune de toute critique du travail salarié : le
travail artistique était conçu comme le modèle du travail non aliéné, par lequel le sujet
s’accomplit dans la plénitude de sa liberté, déployant la totalité de ses capacités, sans que son
action ne soit transformée en moyen pour obtenir quelque chose (un gain). Ainsi, présageait
Marx, dans une société post-capitaliste, l’activité créatrice ne serait plus le seul fait de
travailleurs spécialisés dans l’art, et l’on passerait du règne du travail assujetti à celui de
l’activité libre de tous. Pour tout un courant de pensée (Marx, Wright Mills, André Gorz),
l’activité créatrice a longtemps constitué un radical instrument de critique sociale et
économique. Cela n’est plus possible aujourd’hui.
Car l’art a désormais, selon Pierre – Michel Menger, partie liée avec le capitalisme
marchand. A la suite des penseurs de l’Ecole de Francfort et d’Adorno et Horkheimer, le
sociologue pense que l’artiste, même opposé au système de valeurs bourgeois, prônant un
individualisme idéal, anticonformiste, anticonservateur, « rebelle à toute domestication par le
marché et le pouvoir des institutions », en produisant, s’inscrit bel et bien dans la sphère
sociale et économique, qu’il ne pourra finalement contester que de l’intérieur, en rejetant les
solutions esthétiques traditionnelles et les codes hérités. Pour Adorno, le développement de
l’administration de l’art et sa professionnalisation étaient avant tout des moyens de le
neutraliser. Menger avec lui estime que la domination du capitalisme marchand s’exerce
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jusque dans l’essor de la consommation culturelle, considérée naïvement comme jouissance
individuelle et divertissement.
Au contraire de ce que pensait Daniel Bell, l’art n’a plus les moyens de se poser en
dissolvant du capitalisme. Bell, dans ses Contradictions culturelles du capitalisme,
soulignait que la réalisation de soi sans référence collective, dans la sphère culturelle, avait
fait naître un individualisme hédoniste menaçant les fondements du système capitaliste et de
la société bourgeoise. Ainsi l’entrepreneur bourgeois condamnait-il en matière morale et
culturelle ce qu’il prônait en matière économique : l’individualisme devait être réservé à
l’épanouissement du libéralisme économique, sinon il devenait une valeur dangereuse. Mais
finalement, selon Bell, le culte hédoniste de la satisfaction immédiate des appétits l’a emporté
sur les convictions capitalistes puritaines et libérales : le développement du crédit a par
exemple symbolisé la fin de l’éthique protestante 1, tandis que rébellion et antimorale devaient
être synonymes de libération.
Pour Adorno et pour Menger, en revanche, c’est à la création plus qu’à la société
capitaliste que la consécration des provocations avant-gardistes a été néfaste. Car l’artiste
menant un combat révolutionnaire contre l’ordre établi voit la société bourgeoise
s’accommoder de ses contestations et même le consacrer en héros moderne. Quelle peut être
alors, dans ces conditions, l’autonomie de l’innovation par rapport au système capitaliste?
L’art est ainsi devenu un modèle d’innovation, de connaissance, d’apprentissage et de
motivation pour le système capitaliste. La sphère culturelle repose sur un équilibre entre des
valeurs qui lui sont propres et des valeurs empruntées au système capitaliste : ainsi la
différenciation par le talent implique-t-elle, par exemple, une prise de risque identique à celle
de l’entrepreneur, de même que des valeurs d’engagement ou d’autonomie responsabilisante
rapprochent la sphère artistique de la sphère libérale.
L’art est également un modèle de division du travail. Marx y voyait un mécanisme
inhibiteur de l’accomplissement individuel, Menger y voit un facteur de progrès et
d’invention. Car toute activité artistique, même la plus solitairement créatrice, mobilise le
concours de plusieurs catégories de professionnels. Des spécialités ont émergé, et de
nouvelles identités professionnelles distinctes se sont formées au sein d’une même profession
Max Weber, dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, montrait comment le culte du travail et
de l’effort individuel, récompensés par la réussite sociale et économique, avait permis l’expansion du
capitalisme.
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(division horizontale, dite fonctionnelle, du travail). En se spécialisant, les arts se sont
également organisés, déjouant ainsi la critique classique du travail segmenté : si les catégories
professionnelles se trouvent dans un rapport d’interdépendance, pouvant aller de la
coopération à la concurrence et au conflit, elles ne se trouvent cependant jamais dans un
rapport hiérarchique direct, ce qu’aurait établi une division verticale du travail (discipline,
contrôle, etc.). L’organisation d’une compagnie théâtrale se fonde par exemple « sur une
différenciation par lignes hiérarchisées de spécialités professionnelles sous l’autorité d’un
maître d’œuvre ». L’organisation du travail artistique est au final divisée, individualisatrice
(des prestations de travail et des compétences), et inégalitaire (inégalité d’accomplissement
professionnel due au facteur « risque »). Cela signifie-t-il que la sphère artistique
s’autonomise ? Ou le marché capitaliste est-il au contraire en train de la dissoudre ? Comment
l’individualité prônée dans les créations artistiques peut-elle accéder à l’universalité ?
Comment l’inégalité radicale des accomplissements individuels dans la sphère artistique peutelle fournir un modèle légitimable de compétition par le travail et par le talent ?
CHAPITRE II : Les inégalités en spectacle
Dans le monde des arts, les inégalités de réussite, pourtant considérables, sont acceptées et
même parfois mises en spectacle (hit-parade musicaux, classement des meilleures ventes de
livres, cachets astronomiques des stars, etc.). Tout un système s’est d’ailleurs mis en place, du
côté de l’offre comme du côté de la demande (détection du talent et promotion de celui-ci en
créant un besoin auprès du consommateur) pour réduire les coûts et les incertitudes.
Le sociologue cherche d’abord à cerner le pourquoi de ces inégalités. D’un point de vue
économique, elles s’expliquent par le capital humain apporté par l’artiste (formation,
connaissances, expérience). D’un point de vue sociologique, c’est le degré de rareté qui fait la
cotation des compétences et des performances de l’artiste : « un talent hors du commun sera
admiré et, là où il a une valeur marchande, exploité avec un profit considérable, pourvu qu’il
soit recherché par un nombre suffisamment élevé de gens prêts à le rémunérer ». Ainsi la
cotation du travail se fait-elle par le talent, légitimant les écarts de réussites flagrants dans le
monde artistique. Pour Menger, cette logique de définition et de cotation par la réputation et
les compétences individuelles, propre au monde artistique, est en train de se diffuser dans
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toutes les sphères d’activités, aux divers échelons des qualifications du travail. Les
professionnels de l’art, pourtant, sont dans les premiers à dénoncer les injustices sociales et
les innovations destructrices des systèmes marchands de cotation.
Ces inégalités de réussite dans le monde des arts, si peu différentes pourtant des
autres inégalités dans le travail, ne sont pourtant pas remises en cause. L’art est un
secteur à forte valorisation de l’originalité, où les différences de qualité, même minimes,
peuvent polariser préférences et choix : pour le même prix, je préfère aller voir un bon film
qu’un navet. Cependant, lorsque le prix de vente du produit de la création n’est pas fixe, les
plus talentueux vont pouvoir vendre plus cher tandis que leur audience va s’accroître : il en va
ainsi pour certaines places de concerts au Stade de France (autour de 100€ minimum). Nous
serions, pour Menger, dans une aire de valorisation du talent, confortée par l’essor des
technologies de diffusion et par l’internationalisation des marchés culturels, qui
démultiplieraient les gains procurés par un avantage comparatif initial, grand ou petit. A cela
s’ajoute que pour valoriser au mieux un talent donné, on lui associera toujours des
professionnels de talent comparable dans les autres métiers nécessaire à la production
artistique : le très bon réalisateur du moment, par exemple, s’adjoindra les services d’un très
bon scénariste, d’un très bon monteur, et d’un très directeur de la photo. Chaque « équipe » se
formant par sélection cooptative des ses membres par la valeur et la réputation, on comprend
aisément que les inégalités s’amplifient entre les membres d’une même profession. Autour de
tout cela se forme une communauté des artistes, pour laquelle la fabrique des inégalités de
réussite est absolument légitime.
Au final, l’incertitude même du succès contribue au prestige social des professions
artistiques, désirables car non routinières, épanouissantes, et promettant une condition
formidable à ceux qui réussissent. La prise de risques est réelle mais la possibilité de faire
des gains élevés, la faible routinisation des tâches, la gratification sociale, le sentiment de
responsabilité, la structure des relations professionnelles dans le domaine artistique, et le
statut accordé à ceux qui réussissent, l’encouragent. Ces avantages non monétaires, parfois
remis en cause par des témoignages désillusionnés, sont cependant d’importants facteurs de
motivation pour la vie d’artiste. La mise en spectacle permanente de la réussite de certains
(artistes, mais aussi sportifs de haut niveau, par exemple), avec en plus aujourd’hui la
téléréalité promettant la gloire à tout un chacun pourvu qu’il fasse preuve de son talent,
contribue à entretenir ces illusions, n’évoquant jamais la condition sociale ordinaire des
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travailleurs artistiques. Citant Bell, Menger parle de « démocratie du génie », dans laquelle
travail, talent, et chance sont les trois valeurs cardinales pour tirer son épingle du jeu de la
concurrence interindividuelle.
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CHAPITRE III : Les arts : laboratoire de la flexibilité
Il existe selon Menger trois modes principaux d’organisation du travail artistique :
- le travail dans des entreprises employant du personnel à temps plein et sur contrat
pluriannuel (orchestre, théâtre lyrique, compagnie théâtrale, troupes de ballet, etc.) ;
- le travail intermittent par projet avec engagement temporaire et paiement au cachet ;
- la cession contractuelle d’une œuvre ou la fourniture d’une prestation à un entrepreneur
culturel (galeriste, éditeur, etc.).
Travail en free-lance et emploi intermittent prédominent dans la sphère artistique.
Synonymes d’hyperflexibilité, ils ont l’avantage de permettre d’« embaucher et débaucher
autant que de besoin, sans barrière ni à l’entrée ni à la sortie, sans coûts de prospection ni de
licenciement » (modèle de perfection concurrentielle). Dans les arts, le marché du travail doit
être partout flexible, pour les emplois les plus qualifiés comme pour les emplois moins
qualifiés, tandis que sur le marché du travail en général, la flexibilité est surtout le fait de
l’emploi peu qualifié, où les travailleurs sont aisément substituables (marché secondaire). Le
marché du travail artistique est donc un marché paradoxal, « apparenté à un marché
secondaire par la flexibilité de la relation d’emploi, et à un marché primaire par la nature
des qualifications, les salaires, et la valeur des compétences ». Pour être flexible (rapidité des
réallocations de personnel), le marché du travail artistique doit compter un grand nombre de
travailleurs disponibles. Cette composante structurelle de la flexibilité impose que le
déroulement normal de l’activité d’un artiste à employeurs multiples se présente comme une
alternance de périodes d’emploi et de non emploi, indemnisé ou non. Le coût de cette
disponibilité est partagé entre l’entreprise (salaires dont le taux horaire est plus élevé que dans
d’autres secteurs à qualification donnée) et le salarié (recherche de contrat et préparation de
l’activité). A cela s’ajoute le mécanisme spécifique d’assurance contre le sous-emploi.
L’ensemble du secteur des spectacles a de plus en plus recours à l’emploi de courte durée
et imbrication d’emploi rémunéré et de chômage indemnisé. D’où un résultat paradoxal : la
croissance de l’emploi dans le secteur des spectacles s’est accompagné d’une croissance
du chômage indemnisé. Car l’accroissement du nombre d’artistes ne correspond aucunement
à un accroissement du niveau d’activité : le réservoir de main d’œuvre disponible croît plus
rapidement que le volume de travail alloué. Le nombre des employeurs augmente également
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considérablement, avec un travail très occasionnel et un fort taux de renouvellement. Les
entreprises et les consommateurs peuvent ainsi bénéficier d’une variété croissante des talents,
mais au prix d’une concurrence intensifiée, d’un niveau élevé de sous-emploi et de chômage,
d’une variabilité accrue dans les situations personnelles (inégalités), et d’une incertitude
accrue sur le cours de la carrière, puisque la spéculation sur le talent conduit à des succès plus
volatils.
Si le secteur des arts est un modèle de perfection concurrentielle, alors l’entreprise et
le monde du travail salarié apparaissent comme imparfaits. Flexibilité, vitesse
d’ajustement, réallocation optimale, équilibre offre / demande seraient-elles les conditions
idéales pour le marché du travail ? Si le salariat concerne aujourd’hui 90% de la population
active française, le CDI recule tandis que les formes particulières (CDD, intérim, alternances)
et le temps partiel progressent. Ces formes atypiques d’emploi ne sont plus seulement une
variable d’ajustement conjoncturel (reprise économique = augmentation de l’intérim), et se
diffusent désormais dans tout l’espace des qualifications. De même, la population concernée
par les CDD ou l’intérim est de plus en plus hétérogène tant au niveau de l’âge que des
diplômes. Pré-retraite et retraite anticipée, dispense de recherche d’emploi pour les chômeurs
de plus de 55 ans ont introduit des dégradés vers la cessation d’activité de plus en plus tôt. De
ces nouvelles formes d’organisation du travail au sein des entreprises émerge la figure d’un
travailleur autonome, compétent, capable d’initiative, d’engagement, et de créativité
individuelle : le « professionnel ». Ce n’est plus la substituabilité des travailleurs sur un poste
précis qui intéresse l’entreprise, mais au contraire leur polyvalence sur des emplois variés.
Ainsi la compétence, le degré d’autonomie, et le niveau de responsabilité deviennent-ils des
critères de sélection plus importants que la qualification.
Au total, nous avons selon Menger abouti à « un nouveau monde du travail », dans
lequel le diplôme est moins important que le potentiel de développement et les capacités, la
compétence est fonction de la mobilité du travailleur (d’entreprise à entreprise ou au sein de
l’entreprise (=polyvalence)), « la figure du professionnel entrepreneur de sa carrière »
s’impose, l’idéal est le travail par projets ou par missions, où peuvent se développer des
inégalités extrêmement fortes entre les producteurs d’un même service, où l’offre est très
variée et la qualité très inégale.
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CRITIQUE DE L’ESSAI
L’ouvrage de Pierre – Michel Menger, sorti quelques mois seulement avant le fameux été
2003 qui vit les intermittents du spectacle et de l’audiovisuel descendre dans la rue pour
défendre leur régime d’assurance – chômage, constituait un état des lieux de la précarisation
du marché du travail artistique très au fait de l’actualité d’alors.
Néanmoins l’auteur promettait, dans le sous-titre même de son essai, puis dans
l’introduction de l’ouvrage, de définir les « métamorphoses du capitalisme » induites par
l’érection du travail artistique en paradigme du travail en général. Il ne s’y atèle que dans le
dernier chapitre de l’essai, mais passe d’une façon trop brutale de la sphère du travail
artistique au monde du travail en général, ne parlant plus que de ce dernier, et en oubliant
presque finalement de traiter de la contamination du capitalisme par la figure artistique.
Le vrai propos du livre semble être au final une simple démystification de l’illusion
créatrice, comme dit en conclusion : « L’analyse du monde du travail artistique nous paraît
constituer un bon guide pour identifier les séductions et les écueils de l’enrichissement du
travail en autonomie, en responsabilité, en créativité, et de l’exposition vivement inégalitaire
aux risques corrélatifs ». Rien là finalement de bien original. Aussi est-on en droit de se
demander si la promesse initiale ne servait pas tout simplement d’appât pour des lecteurs
ayant trop souvent vu des sociologues tenter de démystifier le monde des arts et des spectacles
et les emplois qu’il génère.
Le sociologue, par ailleurs, nous l’avons fait remarquer en introduction de ce devoir, après
avoir commis deux ouvrages sur des figures d’artistes particulières (le musicien et le
comédien), se risque ici à parler de l’artiste en général. Est-il cependant pertinent de traiter
d’une catégorie aussi massive ? De même, peut-on mettre indifféremment sous l’expression
« travail artistique » le spectacle vivant et le star system de l’audiovisuel ? Et comment
assumer le déséquilibre patent entre l’art contemporain (jamais évoqué) et le spectacle
(presque toujours mentionné) ?
La démonstration de Menger, dans les chapitres II et III de l’essai, n’est guère
contestable : l’annexe finale de l’ouvrage (pp. 93-94) montre que la croissance de la masse
salariale entre 1987 et 2000 ne suit pas du tout l’explosion des effectifs et surtout des contrats.
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Le nombre des travailleurs dans les métiers classés comme artistiques augmente, mais les
salaires par personne se dégradent et l’activité se fragmente en contrats de plus en plus courts,
la concurrence est accrue, les inégalités croissantes, la flexibilité généralisée. Le marché du
travail artistique n’échappe pas à l’évolution globale du marché du travail précaire. Il en
manifeste les symptômes de manière presque caricaturale. Le seul phénomène nouveau à
souligner, au final, est la massification des travailleurs intermittents, passés d’une centaine de
milliers en 1999 à 135 000 en 2002. Néanmoins la massification du travail précaire dans le
secteur artistique et la flexibilité du travail artistique ne constituent nullement une définition
des métamorphoses du capitalisme : ils seraient même plutôt un signe de l’absorption du
secteur artistique dans la mondialisation et dans la marchandisation généralisée de la culture.
On a finalement le sentiment de lire là un petit traité sur la misère généralisée dans le milieu
artistique.
On regrette, enfin, le parti pris de l’auteur -puisqu’il semble évident que l’objet véritable
de son ouvrage était de démystifier le travail artistique- de la distanciation, via notamment un
langage trop savant, comme s’il importait hautement à Menger de bien montrer que lui, le
sociologue, n’est pas dupe de l’enthousiasme général pour le monde artistique.
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ANNEXES
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ANNEXE 1 : Table des matières de l’ouvrage
INTRODUCTION
CHAPITRE I - Les arts et l’économie capitaliste
La création artistique : modèle ou contre-modèle ?
L’art, vérité utopique de l’homme
L’art, agent de la protestation contre le capitalisme
L’art, dissolvant du capitalisme
L’art, un continent modèle pour le principe d’innovation
Un travail curieusement divisé
Créativité et progrès
CHAPITRE II - Les inégalités en spectacle
La double hélice des inégalités spectaculaires
La manufacture des inégalités légitimables
Les fondements des inégalités légitimables
Les arguments non monétaires de la vie d’artiste
Démocratie du génie : l’individualité comme capital admirable
CHAPITRE III - Les arts : laboratoire de la flexibilité
Flexibilité du travail, variété des talents et sous-emploi
L’apothéose du professionnel
Généralisation et fragmentation du salariat
Les habits neufs de l’indépendance et l’hybridation des statuts d’activité
Continuum des qualités et concurrence monopolistique des travailleurs qualifiés
Le nouveau monde du travail
CONCLUSION
ANNEXE : L’évolution du marché du travail en France dans les arts du spectacle 1987 –
2000
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ANNEXE 2 : Quatrième de couverture de l’ouvrage
Le temps n’est plus aux représentations héritées du
XIXème siècle, qui opposaient l’idéalisme sacrificiel de
l’artiste et le matérialisme calculateur du travail, ou encore
la figure du créateur, original, provocateur et insoumis, et
celle du bourgeois soucieux de la stabilité des normes et
des arrangements sociaux. Dans les représentations
actuelles, l’artiste voisine avec une incarnation possible du
travailleur du futur, avec la figure du professionnel inventif,
mobile, indocile aux hiérarchies, intrinsèquement motivé,
pris dans une économie de l’incertain, et plus exposé aux
risques de concurrence interindividuelle et aux nouvelles
insécurités des trajectoires professionnelles. Comme si, au
plus près et au plus loin de la révolution permanente des
rapports de production prophétisée par Marx, l’art était
devenu un principe de fermentation du capitalisme. Comme
si l’artiste lui-même exprimait à présent, avec toutes ses
ambivalences, un idéal possible du travail qualifié à forte
valeur ajoutée.
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