PAOLO SORRENTINO MADALINA GHENEA TONY

Transcription

PAOLO SORRENTINO MADALINA GHENEA TONY
ALMAVIVA
PAOLO SORRENTINO
MADALINA GHENEA
TONY OURSLER
ALAIN FINKIELKRAUT
ATIQ RAHIMI
PIERRE GAGNAIRE
MARIE-AGNÈS GILLOT
JEAN-PHILIPPE DELHOMME
PAUL SMITH
ERIK ORSENNA
JACQUES GRANGE
Numéro 1 — Mardi 29 septembre 2015 — Supplément du Figaro N° 22 126
Commission paritaire n° 0416 C 83022 — Ne peut être vendu séparément
B R UC E W E B E R
JUERGEN TELLER
Une série originale de photographies:
JUERGEN TELLER et B R U C E W E B ER
E
vente exclusivement dans les magasins Louis Vuitton. Tél. 09 77 40 40 77 louisvuitton.com
!
TELLER
orte-documents Jack
ac Charlie
[EDITO]
PREMIER ACTE
par Anne-Sophie von Claer
C
un lieu insolite qui surplombe les toits de l’immeuble du Figaro, sur le boulevard
Haussmann. Il tient du sémaphore. Domine les ardoises, baigné de ciels changeants,
à de larges coudées au-dessus des plateaux soumis, plus bas, à la houle de l’info en continu
et des bouclages quotidiens. C’est une destination en soi. Une terra incognita jusqu’alors,
ressemblant en cela au projet qu’elle abrite. Car c’est là que commence l’histoire de la revue
que vous découvrez aujourd’hui. Là même qu’elle se conçoit, compose, mûrit avec les forces
en présence, les invités à bord, au petit bonheur des passages, des envies, des défis,
tandis que hors les murs les rumeurs vont croissant et les questions, bon train :
à quoi allait ressembler ce nouveau magazine du Figaro ? de qui s’inspirerait-il ?
que pourrait-il inventer de neuf ?
Questions légitimes à ce stade de l’histoire de la presse (qui n’en est certes plus à son âge
d’or) et au sein d’un groupe richement doté – une édition quotidienne, un site leader,
de grands suppléments identitaires, Madame, Magazine, Littéraire et autres Scope,
touchant 1,5 million de lecteurs et autant de visiteurs par jour.
C’était là l’intérêt de la chose, précisément, son piment : observer finement
cet environnement, se mettre au diapason de l’époque, anticiper des désirs de lecture
nouveaux. Et se fonder, par-dessus tout, sur la volonté farouche de créer encore, de définir
un espace éditorial sur mesure, d’investir un territoire inexploré et légitime – dans la lignée
des innovations précédentes, Figaro et vous, So Figaro…
Prendre la tangente, alors. Pour défendre la possibilité d’une aventure journalistique
renouvelée. Embarquer par là même des plumes chevronnées de notre quotidien, tracer
avec elles d’autres perspectives en développant différemment ce qui fait sens – et le sel
du Figaro et vous, chaque jour – dans les domaines de la culture et de l’art de vivre.
Une mission légitime pour ces collaborateurs « maison » dont l’expertise pourra se déployer
de manière inédite. Sur un autre tempo, à travers l’image autant que le récit – un luxe en soi –,
dans un espace propice et idéalement pérenne.
Par la force d’un regard neuf, éventuellement décalé donc, cosmopolite, rafraîchissant,
il sera chaque fois question de saluer le talent et le goût, dans toute leur diversité
et au moyen d’une vaste palette d’expressions contemporaines. Exemplaire à ce titre,
la participation exceptionnelle de Paolo Sorrentino – oscarisé pour son
immanquable Grande Bellezza –, qui passe derrière l’objectif et, sous l’œil attentif
de Bertrand de Saint Vincent, livre des clichés très personnels de la Ville éternelle
et de la Miss Univers de son film Youth, actuellement à l’affiche. Ceci, dans le décor romain
insensé (ouvert ici en exclusivité) du Palazzo della Civiltà Italiana ; un exercice de style
insolite, à rebours. À la croisée de ces chemins inspirants où peuvent se rencontrer la mode,
l’architecture, le septième art, la photographie, l’histoire, l’ailleurs… L’illustrateur
Jean-Philippe Delhomme est aussi bien de la partie lorsqu’il s’aventure, pour la première fois
également, du côté du shooting de mode, lui. Révélant en cela une autre facette de son talent,
une vision singulière, affranchie des codes du genre, très cinématographique de fait.
Par le biais d’un parti pris éditorial fort et graphique, avec la collaboration précieuse
de l’écrivain journaliste Laurence Benaïm et de Christophe Brunnquell, directeur artistique,
cette revue entend ainsi repenser les codes du luxe sur papier. Constituer une plate-forme
éditoriale destinée à révéler le beau, l’excellence, l’intelligence de la création, au prisme
d’un certain hédonisme et à la faveur d’une approche intimiste – authentique privilège
réservé à nos lecteurs. Exalter un opéra des cinq sens en quelque sorte, instruit et festif,
ouvert sur le monde, riche chaque fois de variations sur un même thème – Youth…
la jeunesse, en l’occurrence ici. Retenir les affinités électives, s’affranchir de l’urgence
de l’information, de la consommation… Marquer notre différence enfin en affirmant,
au moyen d’une écriture exigeante mais libre, une filiation légitime et assumée avec
le quotidien qui aura engendré ce nouveau titre. En grand format. Le choix de son nom,
emprunté lui aussi à Beaumarchais *, ne dit pas autre chose : Almaviva !
* Lire le billet d’Étienne de Montety, page 23.
« Profitons du moment que l’intelligence de Figaro nous ménage... »
Le Barbier de Séville, acte III, scène IX
[
QUESTIONS DE GESTES]
MARIE-AGNÈS GILLOT,
LA GRÂCE JUSQU’AU BOUT DES DOIGTS
Droitière pour écrire et gauchère pour danser,
cette étoile de l’Opéra de Paris est aussi libre que passionnée. Ballet de questions.
par Ariane Bavelier
Longue, intense, extrême, Marie-Agnès Gillot
balaie la routine des scènes où elle se produit.
Elle livre une danse incendiaire, mais ciselée
au chalumeau, joue le feu et le trait, en gestes
et en paroles. On la retrouve en octobre
au Palais Garnier dans des pièces d’Anne
Teresa De Keersmaeker et à Noël au Théâtre
des Champs-Élysées dans Déesses et démones,
un duo avec Blanca Li.
De qui demanderiez-vous la main ?
Au père de mon fils.
Dans le gant de velours, votre main est ?
Ferme.
Quelles mains de maîtres
vous ont guidée ?
Des mains de femmes : celles de Claude
Bessy, Brigitte Lefèvre, Carolyn Carlson
et Pina Bausch. Je me souviens visuellement
des mains de chacune d’elles. Des mains
d’hommes aussi : Mats Ek, Nacho Duato,
Wayne McGregor, William Forsythe.
Les mains de femmes m’ont enseigné la grâce,
l’espace et le temps. Les mains d’hommes :
la terre, le poids du corps et le plié. Forsythe
m’a donné en plus la science des extrêmes
et de la vitesse.
Quel est votre premier geste le matin ?
Prendre mon fils Paul, 18 mois, dans mes bras
et le câliner. J’ai besoin de commencer ma
journée en touchant ce que j’ai de plus cher.
Quelle main vous a montré le chemin ?
La main du destin ! Je n’ai pas été une petite
fille attachée à une icône de danseuse, ou au
charme des vaporeux tutus. C’est la sensation
physique extrême ressentie en dansant
qui m’a imposé ce métier. Un jour, j’ai su
que bouger était le plus grand plaisir de ma vie.
Que faut-il connaître sur le bout des doigts
dans ce métier d’étoile ?
Soi-même. Dès lors qu’il s’agit d’atteindre
l’élégance suprême qui est la grâce naturelle.
Votre mouvement préféré ?
Le grand battement, parce qu’il est extrême
et qu’il part dans le ciel.
Vous êtes plutôt blanches mains
ou main noire ?
Main verte ! J’ai des plantes partout chez moi,
le goût des orchidées, et aussi des pivoines.
J’en fais pousser chez moi en Normandie.
Comment utilisez-vous vos mains
dans votre travail de danseuse ?
Elles sont le prolongement de mon corps,
et expriment la même chose que mon corps
entier. Les doigts se plient ou se déploient
selon l’état d’âme qu’on interprète :
mains ouvertes, fermées, recroquevillées,
en position naturelle ou fœtale… Tout dépend
du personnage qu’on joue. Du moins en danse
contemporaine…
Quels rôles avez-vous sous la main
ce trimestre ?
La Nuit transfigurée, que je répète,
d’Anne Teresa De Keersmaeker, avec qui
je travaille pour la première fois. Je joue le rôle
de la femme enceinte d’un autre et qui l’avoue
à son mari. Je me suis jetée dans ce rôle
comme une folle, j’ai appris le rôle en trois
jours et je suis couverte de bleus. Je travaille
aussi à New York avec Blanca Li un duo
intitulé Déesses et démones. Il sera créé pour
Noël au Théâtre des Champs-Élysées.
Nous le chorégraphions, le mettons en scène
et le dansons à quatre mains.
Et en classique ?
Les positions sont toujours les mêmes et elles
se perdent, d’ailleurs. On me les a enseignées
enfant en me faisant tenir un bout de papier
entre l’annulaire et le pouce.
Moins délicat : parlons paires de claques.
Dans quelles circonstances la main
vous démange ?
Les injustices me mettent hors de moi.
Mais, honnêtement, je ne suis pas très claque.
Je suis plutôt coup de pied. Chez moi,
ça part très vite.
Pour quoi mettriez-vous votre main
à couper ?
Pour sauver une vie humaine ou animale.
Mais je milite pour les enfants et le sida. Après
la Chaîne de l’espoir à l’Assistance publique,
aujourd’hui je suis engagée auprès d’Iccarre,
qui défend une nouvelle thérapie pour ne pas
surmédicamenter les malades du sida.
Vous avez le cœur sur la main ?
Regardez l’état de mes pieds pour savoir
à quel point je me donne !
Vous êtes plutôt droite ou gauche ?
Je suis ambidextre : droitière pour écrire,
gauchère pour danser. Ça peut sembler bizarre
mais pour moi c’est normal. Tout est comme
ça dans ma vie.
26 — ALMAVIVA
Et pour vous, danser avec un partenaire,
c’est quoi ?
Partager la même main.
La carrière est courte. Vous prendrez
votre retraite d’étoile en 2017. Comment
voudriez-vous passer la main ?
En transmettant la danse, la bonne,
celle où on ne triche pas et qui prend plus
P de temps que celle qu’on peut voir
Y a-t-il des épreuves ou des événements
dont vous êtes fière d’avoir triomphé
haut la main ?
Je suis dans le challenge ; c’est pour ça
que je ne réussis presque jamais la
performance que je veux atteindre.
C’est une autre catégorie que la mienne,
celle des danseurs qui sont fiers d’eux.
inscrit dans chacune de mes paumes.
On m’a dit que cela voulait dire quelque
chose…
Que vous disent vos lignes de la main ?
J’aime les regarder. On me les lit à l’occasion.
Ça me plaît qu’on me raconte sur ma vie
des histoires qui n’existent pas. Il y a un M
La main dans le sac, on vous trouve
avec du dur, du mou ?
Du doux : le cachemire de mon pull,
le poil de mon chien, le satin de mes pointes.
Sur quoi ou sur qui auriez-vous envie
de mettre la main ?
Sur le temps. Pour l’arrêter. J’adore la vie,
je voudrais que ça dure toujours.
en ce moment. Et j’aimerais la transmettre
d’une manière inspirée de la méthode
Montessori : en laissant le choix à l’enfant
de ce qu’il veut faire plutôt que de lui inculquer
un ordre. On pourrait travailler sans blesser
les enfants et en jouant. J’ai donné des cours
cet été avec Violette Verdy à Pont-l’Abbé
à des élèves de 5 ans à l’âge adulte.
On a commencé par montrer comment sentir
son corps, et j’ai une fois de plus remarqué
que la danse rend grâce tout de suite.
Dès qu’on s’y consacre, l’adrénaline fait
monter à la tête un sentiment positif.
Le don de soi à la danse rend vraiment heureux.
A V E N U E M O N TA I G N E PA R I S
CARRÉ DE SOIE]
« SHADOWS »
ŒUVRE ORIGINALE RÉALISÉE PAR L’ARMÉE ROUGE À LÈVRES POUR ALMAVIVA
Ce foulard imaginaire s’inspire de la spectaculaire série d’Andy Warhol composée
de 102 toiles. Elle est réunie pour la première fois en Europe au Musée d’art moderne
de Paris. Un travail sur l’ombre et la couleur qui fait écho aux collections automne-hiver.
D " # $%&'( ( $ "( ) *+ , Ecstasy Lacquer (33,50 €), Giorgio Armani. Grand Sac Diorama, python peint à la main (4 700 €), Dior. Parfum Floriental (75 €, 50 ml),
Comme des Garçons. Sac en cuir brodé de PVC motif mosaïque (à partir de 8 000 €), Chanel. Sandale Splash, en veau velours noir (1 160 €), Pierre Hardy. Col montant Duo de points,
100 % cachemire 8 fils (650 €), Éric Bompard. Défilé Valentino homme prêt-à-porter automne-hiver 2015-2016. Polo à manches et col contrastés, petit piqué 100 % Coton (110 €), Lacoste.
Défilé Balmain prêt-à-porter automne-hiver 2015-2016. Bague Nudo, en or blanc pavé de diamants et prasiolite (4 290 €), Pomellato. Sac Artwalk, cuir et fourrure d’agneau (350 €), Longchamp.
Montre Oyster Perpetual 39 mm, acier, mouvement automatique (4 950 €), Rolex. Défilé Bottega Veneta prêt-à-porter automne-hiver 2015-2016.
Au centre : Shadows d’Andy Warhol, exposition « Unlimited du 2 octobre 2015 au 7 février 2016, au Musée d’art moderne de la ville de Paris.
Élodie Baërd
28 — ALMAVIVA
-
CURIOSITÉS]
FORMES ET FONCTIONS
A> ?@BF>GH IH JK>LMJHN OH?LFMQR @STHLR L?FUH?RHQL JHR VW@X>HR
quand d’autres naissent tout en promesses.
./ 01234/ 5 6789:/ /: 6/ 412: /; <1= :
TOM DIXON BREW, GUARICHE, HERMÈS, GIORGIO SERINELLI, FOTOGRAF PIERRE WESTER, MERCEDES, KARQUEL, ACHP, NORMA
Divan en acacia massif et jute, 299 €, design
Ilse Crawford pour Ikea. Foulard
en cachemire et soie, Philippe Apeloig
d’après Fragments d’un discours amoureux
de Roland Barthes, 895 €, Hermès.
Suspension G1PL de Pierre Guariche, Édition
Pierre Diderot, 1951, métal laqué et laiton poli,
35 000 €, Galerie Pascal Cuisinier. Cafetière
italienne Brew en acier inoxydable, 162 €,
design Tom Dixon en exclusivité
à la boutique du Centre Pompidou.
Bureau forme libre (1939-1947), chaise tripode
tout bois (1947), photo extraite de « Charlotte
Perriand, l’œuvre complète 1940-1995, tome 2 »,
par Jacques Barsac, Éditions Norma.
Modèle Mercedes 500 SL (W107) de 1988,
un des collectors préférés du moment
(est. 40 000 €). Radio Cubo TS522,
design des années 60, de Marco Zanuso
et Richard Sapper, télécommande infrarouge
et la fonction Bluetooth, 298 €, Brionvega.
30 — ALMAVIVA
SHERYO - HAAS & HAHN

404, RUE SAINT-HONORÉ - 77, AVENUE DES CHAMPS-ELYSÉES
21, RUE DU VIEUX-COLOMBIER - PARIS
SOLO]
PHILIPPE LACOMBE
Y
Z\]^ _\``ab^^bcd ec febg^hb_i cjjc_hkl ema`aen^c oc empqrsb_ab`
Leonard Lauder assurant que dans une société en crise,
les femmes se ruent sur des produits de luxe abordables,
comme les rouges à lèvres. N’en déplaise au géant
de la cosmétique, en maroquinerie, le phénomène ne se vérifie
pas toujours. Les filles savent réconforter leur moral en berne
à grands coups de gibecières, besaces et cabas, toujours plus
raffinés, toujours plus onéreux… Et cette saison,
la palette rappelle celle du maquillage. Le rouge rend belle c’est bien connu. Les designers teintent en grenat, braise,
32 — ALMAVIVA
coquelicot, vermillon, indien, leurs cuirs griffés prompts
à pimenter l’automne. Qu’importe le style - sur les podiums,
modèles réduits bien balancés et formats exagérés
ultrasouples se succèdent sans se ressembler. Seuls comptent
la couleur de l’objet et l’effet voulu : la dégaine bohémienne
d’un trotteur à pompon, le charme monacal d’un seau, le disco
d’un cuir matelassé au logo clinquant, le luxe ostentatoire
d’un croco vernis ou l’intemporalité d’un cuir Épi. Mais que cela
ne vous empêche pas d’investir dans un lipstick du même ton.
Émilie Faure
De gauche à droite et de haut en bas :
Modèle Hudson en cuir de veau lisse, 1 495 €, Chloé.
Modèle Bianca rose shocking en cuir lisse, 890 €, Lancel.
Twist moyen en cuir Épi, 2 580 €, Louis Vuitton.
Sac Seau burgundy en cuir lisse, 1 750 €, Céline.
Prada Inside Bag en cuir de crocodile et intérieur en cuir
nappa, prix sur demande, Prada. Sac Baby Chain en cuir
matelassé rouge, 1 250 €, Saint Laurent par Hedi Slimane.
Mini Ricky Drawsting Pink Pony (100 % de son prix d’achat
sera reversé à la fondation AVEC) 1 350 €, Ralph Lauren.
DUETTO]
PHILIPPE LACOMBE
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uv wxyz{ |}~ €~‚ƒ„ …‚ €†ƒ~v†~ €‚v€ …‡ƒv„}ƒ„ƒˆv ‰ Šv}„ƒ…~ ‹‡‚Œˆƒ …}
Bergson pour répondre à cette question, il suffit d’observer
l’univers - un brin schizophrénique - de l’anti-âge. 615 millions
d’euros de chiffre d’affaires et 25 millions de produits vendus
l’an dernier : en France, la majorité des femmes préfère encore
s’en remettre à un soin cosmétique plutôt qu’aux mains, aussi
expertes soient-elles, d’un chirurgien. Pourtant, les marques
de beauté flirtent outrageusement avec les blouses blanches.
« Les domaines de recherche fondamentaux du monde médical
du XXIe siècle aiguillent clairement le marché actuel », reconnaît
34 — ALMAVIVA
Marine Poniatowski, directrice marketing France de Lierac.
Le label pharmaceutique explore la piste de la médecine
régénérative, quand Chanel suit de près l’épigénétique et Dior,
l’inflammation chronique responsable du vieillissement
prématuré de la peau. On a de loin dépassé la formule « botox
like ». Surtout, ces soins intelligents mettent à profit la texture
comme vecteur d’efficacité, littéralement, actionnant certains
leviers émotionnels (gestuelle et odeur) pour un effet placebo
quasi instantané. Une raison supplémentaire d’y croire.
Émilie Veyretout
De gauche à droite et de haut en bas :
Dermo Caviar Anti-cernes Fond de teint SPF 15, 188 €,
La Prairie. Supremÿa Baume La Nuit le Grand Soin anti-âge,
500 €, Sisley. Dior Prestige Le Nectar, 354 €, Dior.
Supra Sérum Lift-remodelant Multi-intensif, 73 €, Clarins.
Masque de massage tonifiant Le Lift, 75 €, Chanel.
Gold Eye Tech Sérum Sculpteur Regard Abeille Royale, 100 €,
Guerlain. L’Huile Régénérante, 180 €, Crème de la Mer.
Premium Le Masque Suprême Anti-âge absolu, 59 €, Lierac.
Le Soin Noir Rituel de nettoyage, 102 €, Givenchy.
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le réalisateur Paolo Sorrentino met en scène Madalina Ghenea. La Miss Univers
de « Youth », son dernier film avec Michael Caine et Harvey Keitel, se prête au jeu
d’une « dolce vita » retrouvée. Sous un soleil absolu…
JACOPO BENASSI
par Bertrand de Saint Vincent
Paolo Sorrentino au Palazzo della Civiltà Italiana, à Rome.
46 — ALMAVIVA
HÉLÈNE BINET
Dans les premières images de La Grande Bellezza, le sixième
film de Paolo Sorrentino (2013), la caméra s’attarde
sur une inscription gravée sur un monument, Roma o morte.
« Rome ou la mort ». C’était le cri de Garibaldi devant la foule
de ses supporteurs. « La mort s’ils veulent, Rome jamais ! »,
rétorqua l’épouse de Napoléon III, la princesse Eugénie.
Cette femme à la mode ne supportait pas l’idée de perdre
une pièce essentielle de son dressing.
Lors de la même séquence, un coup de canon retentit
au milieu des ruines. Après avoir mitraillé derrière
son objectif un site antique, un touriste asiatique s’effondre.
Ce monde est-il sérieux ? Une femme veut écrire un roman
proustien, une starlette de télévision est en pleine crise
existentielle.
Un monde en pleine décomposition danse
sur des battements frénétiques. Détaché comme l’épingle
d’un smoking, le vieillissant roi (des mondains) de Rome,
Jep Gambardella, célèbre son anniversaire en allumant
une cigarette. En juin 2015, loin de sa caméra, dans
les hauteurs d’une terrasse du Palazzo della Civilta Italiana,
Paolo Sorrentino, quadragénaire désabusé, prolonge le geste
de son double imaginaire. Il mordille un cigarillo. La vie,
c’est du cinéma. C’est pour cela qu’on avance dans le noir.
Le réalisateur se tient à distance de ce qui l’entoure ;
c’est sa nature : « J’aime la solitude. N’avoir de compte à rendre
à personne. » Cheveux ébouriffés, chemise en lin froissé,
boucle à l’oreille gauche, sa silhouette nonchalante évoque
celle d’un Corto Maltese affadi, aventurier ironique aux rêves
majestueux. Entre les êtres et lui, il y a bien plus de silence
que de mots : « Je suis un taciturne, confesse-t-il.
devant l’objectif de celui qui a donné à ses formes l’éclat
du grand écran. Ils ont rendez-vous au Palazzo della Civilta
Italiana, dans le décor grandiose de l’un des symboles
de l’architecture fasciste, monumentale bâtisse qui,
telle une créature botoxée, triche avec son âge en imitant
la rigueur et le classicisme de l’Empire. Son agent a omis
de lui préciser qu’elle devrait apparaître dévêtue.
Quelle importance, elle se promène si souvent nue ! On croit
que les mannequins s’habillent, ils passent leur temps
à se déshabiller. Leurs vêtements sont des mouchoirs
qui sèchent leurs larmes. Sous la lumière blanche d’un studio
de maquillage improvisé, le modèle que la mode rendait triste
CE QUI ME FASCINE DANS LA BEAUTÉ ? LA STUPEUR QU’ELLE PROVOQUE.
ELLE NAÎT DU HASARD, DE L’ABANDON… LES FEMMES SONT UN MODÈLE
VERS LEQUEL IL FAUDRAIT TENDRE. ELLES ONT PRESQUE TOUJOURS PLUS
DE QUALITÉS QUE LES HOMMES… » — Paolo Sorrentino
¬
La plupart du temps, les mots sont utilisés pour ne rien dire. »
Il préfère contempler en silence une fille qui se déshabille
que de répondre à l’interrogatoire d’un observateur. À quoi
bon ajouter à la vacuité de l’univers des propos sans objet ?
« Les choses, a décrété Jep, sont trop compliquées
pour qu’un seul être les comprenne. »
Dans une pièce encombrée de cintres, sur lesquels
sont suspendus robes et manteaux Fendi, une fille belle
comme la nuit s’observe dans un miroir. Un coiffeur fait
interminablement boucler ses longs cheveux châtains.
Dans le dernier film du réalisateur napolitain, Youth,
Madalina Ghenea incarne Miss Univers. Après avoir tenu
une conversation bien plus profonde que le simple énoncé
de ses mensurations ne pouvait le laisser accroire,
elle traverse une piscine, dans le plus simple appareil,
sous le regard concupiscent de deux vieillards
mélancoliques, Michael Caine et Harvey Keitel.
Pour Almaviva, la jeune actrice roumaine est venue poser
devise, avec la légèreté d’une ombre : « Quand je me suis vue
à Cannes, pour la première fois de ma vie, je me suis aimée ! »
On dirait une réplique de La Grande Bellezza. Tout est en
place, l’apocalypse peut survenir. Le véritable savoir-vivre
n’est-il pas de savoir mourir ? Rome en est la parfaite
illustration, mêlant, avec un aristocratique aplomb, les
enseignes du luxe aux vestiges d’Auguste, de Marc Aurèle,
voire de Mussolini. Les nouveaux princes de la mode
financent la restauration de leurs pierres noircies
par la pollution, rongées par l’érosion : Tod’s au Colisée,
Bulgari sur la place d’Espagne, Fendi pour la fontaine
de Trévi. Les hommes sont des monuments comme
les autres. Cette dernière marque a également redonné vie
au Palazzo della Civilta Italiana pour en faire son siège.
Cette impressionnante bâtisse carrée, érigée par le Duce
à la fin des années 1930 dans le quartier de l’EUR,
en périphérie de la Ville éternelle, proclame la supériorité
d’un « peuple de poètes, d’artistes,
de héros, de saints, de penseurs, de scientifiques,
de navigateurs, de voyageurs ». L’inscription en lettres
de plomb domine l’attique qui coiffe la façade, percée
par des arcs réguliers, de cet épais gratte-ciel de pierre
blanche. Au pied de l’édifice, un peu en retrait, la statue
d’un jeune homme nu, le bras tendu.
Avec un fatalisme désolé, Rome se nourrit de sa gloire
défunte même si elle n’a pas conscience de la fascination
qu’elle exerce. Elle caresse son Histoire comme un mur
encore chaud. Des chats errent dans les ruines,
des comtesses en sandales se promènent avec grâce le long
des rues pavées. On pourrait presque distinguer à leur cou,
tel que l’écrivait Paul Morand, des femmes de généraux
vaincus bronzant sur la plage, « le dessin en blanc des perles
qu’elles venaient de vendre ».
Rome a la beauté dans la peau. 35°, indique la météo
aux alentours de 13 heures. Le soleil est au zénith. Le palais
reste de marbre, rafraîchi par un vent léger qui se faufile
entre les arcades. Dans les hauteurs d’un bureau désert,
un panama crème est posé sur un fauteuil. Un ciel bleu pâle
se dessine entre deux arches ; la mer est encore loin. Paolo
Sorrentino semble indifférent à l’hallucinante pesanteur
du décor. Cette puissance démesurée, cet orgueil du pouvoir,
ce vide absolu que rien n’entoure attisent à peine son regard.
Seule la beauté d’une femme le fascine. Madalina
apparaîtra-t-elle en manteau rouge, en robe noire,
nue sous sa fourrure, cambrée comme un arc ? Plus tatoué
qu’un gladiateur, le photographe Jacopo Benassi s’agite
comme un bourdon à ses côtés. Les deux hommes
mitraillent Miss Univers. Docile, le modèle s’accoude
sur une balustrade, s’alanguit sur la pierre ; son corps
doré ne demande qu’à être adoré. Le soleil, seul, parvient
à lui faire de l’ombre.
Au fil des heures, l’astre décline comme un empire.
Les lions sont repus. Paolo Sorrentino mâchouille
son cigarillo ; il doit être froid. Une journée particulière
s’achève : « Je me suis amusé, admet-il. Mon enfance
napolitaine m’a appris à rire et à perdre du temps. » Vertus
essentielles. Rome s’étend à ses pieds, « capable du pire
et du meilleur ». De la terrasse en hauteur, derrière les grilles
de l’entrée, on distingue au bas des marches la voiture noire
qui l’attend. Des statues montent la garde : « Ce qui me
fascine dans la beauté ? La stupeur qu’elle provoque. Elle naît
du hasard, de l’abandon… Les femmes sont un modèle
vers lequel il faudrait tendre. Elles ont presque toujours plus
de qualités que les hommes… » Le réalisateur comblé
balaie les questions comme des mouches : cynique
ou sentimental ? « Sentimental. Je pleure souvent… » Dieu
ou diable ? « Dieu, rétorque l’agnostique. Il y a des événements
qui donnent l’impression d’une sorte de grâce. »
L’un des derniers dont il se souvienne ?
« Le jour de la naissance de mon fils… Je crois à la famille.
À l’amitié. À la beauté. »
L’ascenseur redescend lentement les étages du palais :
« La beauté se cache même derrière les choses les plus
terribles », soupirait il y a peu Paolo Sorrentino. Le sourire
de Madalina Ghenea trahit l’épuisement : la grande belleza
est un mystère dont elle aussi, un jour, aura perdu les clés.
§¨©§ª«ª§
— 47
Paolo Sorrentino
avec Jacopo Benassi
STYLISME SHINO ITOI. MAKE UP : ALESSANDRA ROMANI. HAIR : GAETANO PANICO
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Ci-dessus : jupe longue en laine et cachemire.
Pages 48-49, manteau ceinturé à franges de soie et coton.
Page 50, pull blanc en angora avec détails en vison.
Le tout Fendi.
LE COLISÉE CARRÉ
On le dirait surgi d’un tableau de Chirico. Le Palazzo della Civiltà a été imaginé
par Benito Mussolini, qui désirait construire un nouveau quartier à la périphérie de Rome,
en vue de l’Exposition universelle prévue en 1942. L’opus mégalo architectural conçu
par Guerrini, La Padula et Romano fut inauguré en novembre 1940… Tel un cube aux étages
percés d’arcades, il résume avec ses inscriptions en lettres de plomb une volonté
de puissance qui lui vaudra d’être surnommé « Il Colosseo Quadrato » (le Colosse Carré).
« Un peuple de poète, d’artistes, de héros, de saints, de penseurs, de scientifiques,
de navigateurs, de voyageurs… » La phrase prononcée par Mussolini lors de l’entrée
des troupes italiennes à Addis Adeba en 1936 est gravée sur les quatre côtés du bâtiment…
Kitchissimes, les grandes sculptures en marbre de Carrare à l’effigie de divinités classiques
ont résisté aux épreuves du temps, et inspiré des cinéastes, d’Ubaldo Ragona à Peter
Greenaway. En restauration depuis 2003, le Palazzo a failli devenir un centre d’audiovisuel,
puis un musée, avant que la maison Fendi ne s’engage à louer le bâtiment pour les quinze
ans à venir et y établisse son siège. Montant annuel de la location : 2,8 millions d’euros.
Un restaurant , Zuma, y ouvrira au printemps prochain.
L. B.
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— ALMAVIVA
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MODE]
LIGNES DE MIRE
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Alvar Aalto. Réalisée entre 1957 et 1960, elle reste étonnamment contemporaine,
et ses formes géométriques s’articulent de manière organique, dans un espace ouvert
où la nature est omniprésente. Marchand et collectionneur, Louis Carré en avait fait sa
résidence principale, tout en imposant Bazaine, Lanskoy et Villon sur la scène internationale.
Un cadre idéal pour un exercice de style signé Jean-Philippe Delhomme, qui réalise
pour « Almaviva » sa première série photographique, traçant de son objectif pinceau
les silhouettes de l’automne 2015 : élégance, lumière, espace et fonction.
photographie Jean-Philippe Delhomme
direction artistique Christophe Brunnquell
stylisme Shino Itoi
60 — ALMAVIVA
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ALBA : sweater en cachemire et jupe
en organza brodé de carrés en PVC motif
« mosaïque », Chanel ; bagues en argent,
Bernar Venet et Cédric Ragot
(Galerie MiniMasterpiece).
JADE : robe en patchwork tricoté, Chloé ;
boucles d’oreilles en argent, Sophia Vari
(Galerie MiniMasterpiece).
THÉO : pull en mohair et pantalon,
Paul Smith.
Page 61.
JADE : robe en cuir et laine, Céline ;
escarpins Charlotte Olympia ; bracelet
en vermeil, Charlotte Chesnais.
Pages 62 et 63.
ALBA : robe Ralph Lauren Collection ;
sac en cuir et fourrure, Longchamp ;
bottines Charlotte Olympia ;
collier en argent, Faust Cardinali
(Galerie MiniMasterpiece).
JADE : veste, top en soie Georgette
et pantalon Emporio Armani ; sac bicolore
en cuir box, Lancel ; escarpins Bally ;
boucles d’oreilles et bracelet Violaine
Febvret (Galerie Naila de Monbrison) ; livre
« Second Nature » de Alvar Aalto, édition
Vitra Design Museum, chez Artcurial.
êëìí 64.
ALBA : body suit et harnais en maille
jacquard graphique multicolore et bottines
stretch Dior ; boucles d’oreilles
en laiton martelé et doré à l’or fin,
Hervé Van Der Straeten.
THÉO : veste Moncler A ; chemise Hermès ;
pantalon Berluti ; chaussettes en coton,
Falke ; derbies en cuir, Hermès.
JADE : body suit et harnais en maille
jacquard graphique multicolore et bottines
stretch, Dior ; boucles d’oreilles
en laiton martelé et doré à l’or fin,
Hervé Van Der Straeten.
Page 65.
JADE : robe en faille de soie, boîte en métal
et toile orange, Louis Vuitton ; collier en or,
Claude Lévêque (Galerie MiniMasterpiece) ;
bracelet en laiton martelé et doré à l’or fin,
Hervé Van Der Straeten.
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— 65
óôõö÷øù Eiffel Tower, August 1950. Photographies par Richard Avedon.
COPYRIGHT©THE RICHARD AVEDON FONDATION
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— ALMAVIVA
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PLANCHE CONTACT]
UNE EMBUSCADE PARISIENNE
Août 1950, Richard Avedon photographie sur Dovima le modèle phare de la collection
« Oblique » de Christian Dior. Retour sur un instant en apesanteur,
alors que paraît cet automne un magistral ouvrage de référence.
par Laurence Benaïm
remarquable et la plus originale de son temps ». Il a 27 ans.
Elle n’en a que 22,5. C’est à un jeune Américain que revient le
privilège de recomposer en images ces héroïnes qu’évoquait
Marcel Proust avec ses mots, telle Oriane de Guermantes,
« une grande déesse qui préside au loin aux jeux des divinités
inférieures ». Plus tard, elles n’auront plus de chapeau, mais
des faux cils, Avedon les fera danser, voler ; idoles des sixties,
elles s’appelleront Twiggy, Penelope Tree, Jean Shrimpton.
Dovima. Trois syllabes ou le solfège magique d’une histoire
qui commence… Trois notes de tête sur une portée de métal
brun. Cette tour Eiffel d’où semble s’élancer Dorothy Virginia
Margaret Juba, alias Dovima, que saisit au vol Richard
Avedon en août 1950. À 57 mètres au-dessus du sol,
cette jeune Américaine en pleine ascension savoure
son premier voyage parisien. Un an plus tôt, cette fille
de policier a été remarquée à Manhattan par une rédactrice
du Vogue américain. Premiers essais concluants.
Son mentor n’est autre qu’Irving Penn, avec lequel
elle a fait dès le lendemain ses premières photos de mode.
Dans l’écurie de Betty Ford, elle triomphe déjà : elle gagne
60 dollars de l’heure, quand le tarif haut ne dépasse jamais
les 25. Dovima est surnommée « la fille à un dollar la minute ».
On lui trouve des airs de Mona Lisa. Si elle ne sourit pas,
Dans le magnifique ouvrage Dior by Avedon* que publie
Rizzoli cet automne, Dovima donne l’impression qu’elle fixe
le voyeur, le contrôle de son regard : les épaules dégagées,
ouvertes, Dovima incarne une présence souveraine,
la silhouette fusain de la haute couture française, réservoir
à idées de la VIIe Avenue, antidote à tous les démons
de l’Amérique : la croisade anticommuniste que lance au
même moment le sénateur McCarthy, les morts de la guerre
de Corée… Avec la haute couture, refuge du rêve et de la
fantaisie cher à Dior, Paris rayonne et réaffirme son prestige,
sa force suprême et ce, au moment où New York est en train
de lui confisquer son titre de capitale de l’art… Paris. Dior.
Dovima. Avedon. Un quatuor suprême. Un ballet d’absolus.
Loin de l’épaule repliée cachant le corps nu de la mélancolie
(Schiele), de celle du songe face à la douleur d’Antiochus
(Ingres), l’épaule ouverte de Dovima par Avedon idéalise ici
un buste victorieux, cette allure retrouvée, dont le numéro 71
de cette collection-fleuve de 191 modèles symbolise l’esprit.
Réalisé dans l’atelier de M. Roger, ce tailleur de lainage a
pour autres complices Élégance, Énigmatique, Envol, Europe,
Évaporée, Illusionniste, Ombre Noire, Sortilège, Ravageur,
Voie Lactée, Vanité, et même Noces de Figaro, un ensemble
« ELLE N’EXISTAIT PAS RÉELLEMENT.
ELLE S’ÉTAIT INVENTÉ UN VISAGE, UNE ATTITUDE »
— Richard Avedon
c’est à cause de ses dents qu’elle trouve vilaines, car cassées
un jour où elle s’amusait à jouer avec les vêtements
de sa mère. La maison des Jackson Heights, dans le Queens,
se consume en souvenirs. Moitié irlandaise, moitié polonaise,
Dovima a pour rivales Suzy Parker et Dorian Leigh. Long cou
de cygne digne de celui de Lisa Fonssagrives, l’épouse
d’Irving Penn, Dovima incarne la sophistication des années
1950. Ligne, attitude, élévation. C’est avec Henry Clarke
qu’elle fera le plus grand nombre de clichés. Mais c’est avec
Richard Avedon qu’elle deviendra une muse, immortalisée
cinq ans plus tard par l’iconique Dovima et les éléphants
(1955), tirage adjugé, en novembre 2010, 841 000 euros
chez Christie’s à la maison Dior et record du monde
pour une photographie de mode.
Avant d’exister, Dovima est un rêve. C’est le prénom du
personnage imaginaire de son enfance, celui qu’elle a choisi
pour apaiser ces longues journées de réclusion à la maison,
souffrant de rhumatismes articulaires aigus. Dovima,
qui s’est longtemps considérée comme une « skinny thing »
(une petite chose maigre), devient dans l’objectif d’Avedon
l’incarnation d’un songe. « Je comprenais ce qu’il voulait avant
qu’il ne me le demande », dira-t-elle de celui avec lequel
elle entretient une complicité de « siamois mentaux ».
Le photographe la décrira comme « la beauté la plus
petit soir. « Nous qualifions le noir de glorieux et le rangeons
parmi les couleurs car, par les contrastes des tissus,
les ornements et les accessoires qui l’accompagnent, il devient
un élément de coloris actifs. À lui d’ailleurs sont réservées
les formes les plus violentes », annonçait quelques jours
plus tôt le programme du 30, avenue Montaigne.
En ce mois d’août 1950, Richard Avedon, directeur
de la photographie de Harper’s Bazaar, réalise à Paris
les photos des collections de haute couture de l’hiver.
L’été est chaud et orageux. Qu’importe si la dame de fer
n’est plus la plus haute tour du monde. Toisée par l’Empire
State Building (381 mètres), elle demeure un symbole,
fragment Belle Époque d’une Ville Lumière où les tickets
de rationnement viennent à peine de disparaître. « Si vous
voyez dans votre appareil une photo que vous avez déjà vue,
n’appuyez pas », conseille à ses photographes Alexey
Brodovitch, le directeur artistique de Harper’s Bazaar. Les
maîtres ont ouvert la voie… On pense bien sûr au Ninotchka
de Lubitsch (1939) et au Casablanca de Michael Curtiz (1942).
La tour Eiffel est le théâtre d’un amour, avec respectivement
Greta Garbo et Ingrid Bergman pour passagères furtives.
Depuis, la bouteille de champagne est l’accessoire imposé
du French glamour dont raffole l’Amérique. Mais aux effets
Richard Avedon préfère le mouvement pur. À la manière
d’un Balanchine chorégraphiant ses danseuses,
il fixe la silhouette avec maestria, dans une révérence absolue
à la ligne Dior de la saison, dite « Oblique ». « L’oblique
des emmanchures vient couronner la silhouette de son fronton,
dont le visage est le sommet. » C’est la septième collection de
Christian Dior, depuis l’ouverture de sa maison de couture,
et le fameux « It’s a new look ! » lancé le 13 février 1947
par Carmel Snow, directrice du Harper’s Bazaar.
Aux croisillons de fer fait écho ce tailleur-paletot
dit « Embuscade », dont les épaules légèrement tombantes,
la taille fine exaltent, avec les gants et le bibi géométrique,
ce « noir glorieux » annoncé par la maison. Graphisme
que met en valeur Richard Avedon dans son editing final :
il privilégie les coudes repliés de Dovima et cette paire de
jumelles fixée au niveau du menton, comme le prolongement
de cette ligne semi concentrique de cinq boutons géants.
Dans un jeu de modelé et d’aplats dignes d’un peintre,
comme dans la juxtaposition d’éléments plastiques, droites,
cercles, triangles, losanges, la force d’Avedon sera
de retrouver la « costruzione legittima » chère à Alberti. La tour
Eiffel, qui apparaît en 1949 dans Le Temple du Soleil d’Hergé,
devient, dans son objectif, une construction presque mentale,
tant le pittoresque s’efface pour magnifier la pureté
d’une ligne aux accents cubistes. Quelques années plus tard,
c’est bien sûr là qu’on retrouvera Fred Astaire, jouant le rôle
de Richard Avedon dans Funny Face de Stanley Donen avec
Audrey Hepburn. Silhouette plus fine qu’une virgule, Dovima
y incarnera discrètement le rôle d’un mannequin, Marion.
Entre-temps, Marc Riboud réalisera sa première photographie
de légende, L’Escapade sur la tour, avec pour héros ce peintre
arlequin au chapeau relevé, surpris au-dessus du vide.
Do. Vi. Ma. Le début d’une chanson qui pourrait s’appeler
« la joie de vivre ». Celle qu’interrompra brusquement l’héroïne
en 1962, attentive à précéder le moment où « l’appareil photo
devient cruel ». Mariée trois fois, elle fera des apparitions
dans des séries télévisées comme Kraft Suspense Theatre,
The Man From U.N.C.L.E. ou My Favorite Martian. L’ange
aux yeux de biche retrouvera le giron familial en 1974, officiant
comme vendeuse de produits cosmétiques, et même hôtesse
d’accueil au Two Guy Pizzas de Fort Lauderdale, en Floride.
C’est là, dans la Venise de l’Amérique, qu’elle s’éteindra
en 1990, victime d’un cancer. « Mes employeurs sont gentils.
Ils me traitent bien. Je suis la mascotte de la softball team »,
disait-elle. Quand les anges ne volent pas, ils sont mortels.
* « Dior by Avedon », préface de Jacqueline de Ribes, Rizzoli,
2015.
ALMAVIVA — 73
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DOMAINES]
UN VIGNOBLE
SUR LE TOIT DU MONDE
En Chine, sur les contreforts de l’Himalaya, une filiale de Moët Hennessy a créé la winery
Shangri-La avec l’ambition affichée d’y produire le meilleur vin de l’empire du Milieu.
À plus de 2 200 mètres d’altitude, un projet visionnaire dans un lieu hors normes.
Stéphane Reynaud
JEAN-CHRISTOPHE MARMARA/LE FIGARO
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Quelles doivent être les qualités premières d’un vigneron
souhaitant faire un très bon vin en Chine dans une contrée
aussi reculée que la préfecture autonome tibétaine de Diqing ?
La passion, l’obstination ? Sans doute les deux, puisqu’il s’agit
de croire dur comme fer à son rêve. Tempéraments tièdes,
passez votre chemin. « Tout est très compliqué ici, mais en
contrepartie, tout est possible », résume Maxence Dulou, le
magicien qui dirige au quotidien le domaine de Shangri-La.
Ce quadragénaire, originaire de Langon (en Gironde), compte
parmi ces optimistes capables de garder le sourire immergés
sous un océan de problèmes. La complexité, ici, est d’abord liée
à l’implantation du domaine. « Nos trente hectares de vignes
comptent 320 parcelles réparties sur quatre sites différents,
entre 2 200 et 2 600 mètres d’altitude - sur la rive droite et la rive
gauche de la rivière Mékong, dans quatre petits villages Sinong, Xidang, Shuri et Adong », détaille-t-il.
Quatre hameaux hors du temps, des îlots de verdure accrochés
à la montagne, préservés du bruit, de la pollution de l’air,
de la vitesse, constitués chacun de trois ou quatre rues
ou venelles qui s’entrecroisent, de commerces rudimentaires,
de quelques fermes traditionnelles à toits plats en terre tassée.
Autour se dessine une marqueterie de lopins de terre grands
comme des mouchoirs de poche souvent dédiés à la vigne,
ponctués de noyers et d’arbres fruitiers. Des interstices
esthétiques aux antipodes de la Chine urbaine. Compter
une heure de piste en véhicule tout terrain, le ravin en guise
84 — ALMAVIVA
de compagnon de voyage, pour aller d’une bourgade à l’autre.
Le domaine loue les terres à environ 150 familles, leur achète
le raisin et les emploie au quotidien. « Ils parlent tibétain. Le chef
de chaque village est notre intermédiaire », explique Dulou.
Les paysans locaux, éleveurs de yacks, de cochons et de poules,
pratiquent la polyculture. Ainsi les pieds de vigne partagent-ils
leur espace avec des parcelles de maïs, de la luzerne,
des tournesols et quelques pieds de haschisch. Les paysans
pratiquent aussi la cueillette : « Quand la saison arrive, ils montent
dans la montagne cueillir des champignons, dont le caterpillar
fingus, très recherché en Chine pour ses vertus médicinales, et le
matsutake, dont les Japonais sont friands. Évidemment, durant ces
périodes, ils sont moins disponibles… Et puis parfois, il peut leur
sembler naturel de détourner le réseau d’irrigation de la vigne pour
arroser leurs légumes. Les paysans d’ici travaillent au feeling, mais
nous ne sommes pas toujours sur la même longueur d’onde »,
reconnaît Maxence Dulou. L’homme doit aussi s’assurer
que le matériel venu de France ne reste pas bloqué sous
douane, remplacer les greffons qui arrivent morts à 90 %, parfois
sortir les transporteurs de prison où ils sont incarcérés
pour mauvaise conduite, et ne pas plier face aux demandes
aberrantes d’entrepreneurs locaux peu scrupuleux qui
n’hésitent pas à le menacer de mort… La vie au bord du Mékong
n’est pas un long fleuve tranquille. Heureusement, le trajet
pour se rendre sur place est moins périlleux qu’il ne l’était
il y a quelques années. L’aéroport le plus proche n’est plus qu’à
quatre heures de voiture 4 × 4. Au sentier de montagne
seulement accessible à cheval se sont substitués un ruban
de goudron et une enfilade de tunnels sillonnée par une noria
de camions et d’intrépides pèlerins se rendant à Lhassa à
bicyclette. Ne pas oublier de se munir de bouteilles d’oxygène :
le passage du Cheval Blanc, un col culminant à 4 292 mètres,
coupe littéralement le souffle. Maxence Dulou a su faire de cette
très ambitieuse entreprise un projet de vie, s’installant sur place
en famille, inscrivant ses deux enfants à l’école chinoise locale.
À l’écouter parler, on pense à ces hommes qui, il y a bien
longtemps, décidèrent de construire un opéra dans la jungle
amazonienne. Au fait, qui a eu l’idée folle de lancer une
production de vin sur le toit du monde ? Réponse à Londres, au
5 Hertford street, un des plus vieux clubs de la capitale anglaise.
Aux murs de cette délicieuse adresse sont accrochés des
portraits d’explorateurs, anciens membres de l’institution. Nous
retrouvons dans le fumoir Christophe Navarre, patron de Moët
Hennessy. À l’évocation de Shangri-La, l’homme s’enflamme :
« C’est un projet qui me tient très à cœur et une sacrée aventure.
Il y a quelques années, nous avons demandé à Tony Jordan,
un Australien qui travaille depuis longtemps pour notre maison,
de chercher le meilleur endroit de Chine pour faire un grand vin.
Il a arpenté le pays pendant quatre ans, le plus souvent à pied,
avec sa petite station météo sur le dos, et il a réalisé des milliers
de relevés. Il a ainsi trouvé le site de Shangri-La,
où le gouvernement chinois avait d’ailleurs planté des vignes
trente hectares du domaine sont répartis dans quatre villages situés sur les rives du Mékong (à gauche, Sinong,
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et ci-dessous, Shuri). Estates & Wines loue les terres à cent cinquante familles qui œuvrent sur le domaine.
dès 1992. Je me suis rendu sur place et j’ai validé le projet,
que nous avons lancé en y mettant tous les moyens nécessaires
et sans nous imposer une date de sortie de ce vin. Disons que nous
nous sommes donné du temps. » Retour en Chine. Shangri-La fait
aujourd’hui partie des domaines de l’entité Estates & Wines,
la branche de Moët Hennessy dirigée par le Bordelais
Jean-Guillaume Prats, qui regroupe entre autres les propriétés
américaines, espagnoles, chinoises, indiennes, australiennes,
néo-zélandaises du groupe. Estates & Wines produit les
sparkling wines Chandon et une belle collection de grands vins.
« Le site de Shangri-La est exceptionnel d’un point de vue
climatique, explique Prats. La vallée ne subit pas la mousson,
comme c’est le cas de l’autre côté de la chaîne de l’Himalaya.
L’air est sec, il y a toujours de l’air, nous n’avons quasiment pas
de maladies. Les moyennes de températures sont similaires
à celles que nous connaissons à Bordeaux. À la grande différence
que la période de maturation du raisin peut être poussée jusqu’en
décembre. »
Mais sur ce terrain vierge, l’équipe doit se forger sa propre
expérience. « À plus de 2 000 mètres d’altitude, la photosynthèse
est extrême, mais elle dure trois heures de moins en raison
de l’ombre portée par la montagne, l’oxygénation du vin se fait
différemment, l’évaporation aussi », souligne Prats. Le cabernet
sauvignon domine magnifiquement cette terre à part, laissant
toutefois un peu de place à quelques rangées de cabernet franc,
de merlot ou de petit verdot. Un encépagement qui pourrait
toutefois évoluer au fil des prochaines années.
Jean-Guillaume Prats ne s’interdit pas de produire un jour
du vin blanc. Puisque ici tout est réalisable.
Le domaine est achevé et il dispose maintenant
d’un cuvier et d’un grand espace d’élevage, de stockage
et d’embouteillage. Alors, quel goût a-t-elle, cette cuvée
du domaine de Shangri-La, baptisée Ao Youn - traduit
par un énigmatique « Nuage glorieux » ? La dégustation
in situ du millésime 2013, peu de temps après
sa mise en bouteille, révèle au nez des notes épicées
et poivrées, en bouche des saveurs fruitées
et une fraîcheur plaisante, ainsi qu’une belle longueur.
Ce cabernet sauvignon (à 95 %) semble vouloir marier richesse
et élégance. Sans doute est-ce là le résultat de la longue
maturation des raisins, cuisinés par le soleil pendant 160 jours :
Ao Youn, c’est l’agneau de sept heures de la viticulture.
Il pourrait être parent des grands crus de la Napa Valley.
La patte de ses concepteurs - Jean-Guillaume Prats dirigea
Cos d’Estournel à Saint-Estèphe et Maxence Dulou œuvra
au côté d’Alain Raynaud à Saint-Émilion - reste toutefois bien
présente. Même sur les rives du Mékong, un Bordelais reste
un Bordelais.Environ 2 000 caisses, soit 24 000 bouteilles, du 2013,
devraient être commercialisées. « À terme, la production pourrait
osciller entre 3 500 et 4 000 caisses », précise Prats. Le prix de vente
d’une bouteille devrait approcher 200 euros. Un tarif sacrément
élevé. « Tout est fait à la main. Nous n’utilisons aucune machine.
Dans le Médoc, il faut un vigneron pour 3,5 hectares. Ici, nous
avons besoin d’un homme pour un demi-hectare… », justifie Prats.
Les premières caisses du domaine de Shangri-La seront
commercialisées en novembre, dans quelques adresses
prestigieuses et sur le site d’Estates & Wines. Dans un second
temps, le domaine de Shangri-La, qui sera aussi distribué
localement, pourra faire la preuve que la Chine est susceptible
de produire un grand vin. « Aujourd’hui, la moitié de ce qui est
vendu comme vin chinois ne vient pas de Chine, rappelle, réaliste,
Shen Yang, patron du domaine Chandon à Ningxia. Il faut aussi
ajouter la perte de confiance des consommateurs dans le monde
à la suite de quelques scandales alimentaires retentissants.
Shangri-La va aider les crus chinois à retrouver une bonne
réputation. » Une aide précieuse dans la conquête
d’un formidable marché.
L’inaccessibilité du vignoble, petit jardin d’Éden préservé
d’à peu près tout, les symboles et les images liés au nom même
de Shangri-La, la communauté des hommes immortels décrite
par l’écrivain britannique James Hilton dans Les Horizons
perdus, la rareté du produit, son tarif élevé : tout semble être bien
en place pour donner naissance à un nouveau mythe du vin.
Une légende joliment fabriquée qui pourrait à terme être visitée
par des non-professionnels. La winery est complétée
par un ensemble de lodges de très grand standing susceptibles
d’héberger les visiteurs du domaine. Déguster un grand
cabernet face à l’Himalaya, cela n’a pas de prix.
A ÿÿ — 85
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[FIN PALAIS]
PIERRE GAGNAIRE
AU PIANO
Le chef aux trois étoiles Michelin décortique l’une des entrées
de la carte de son restaurant parisien.
par Stéphane Durand-Souffland
PHOTOS PATRICK SWIRC
« JE DÉTRUIS CE QUE JE
CONSTRUIS, POUR ÉVITER
QU’À FORCE DE MAÎTRISE,
LA FORME SOIT LÀ
MAIS PLUS LE FOND »
C’est un immense cuisinier qui dit ne goûter
ses plats que « de manière parcellaire », mais
aligne depuis des lustres des assiettes
d’anthologie. Pourquoi ne pas le croire ?
Après tout, Beethoven était sourd mais ses
symphonies tenaient la route. Il y a d’ailleurs
du chef d’orchestre plus que de l’éminceur de
carottes dans la gestuelle de Pierre Gagnaire,
d’amples mouvements de bras qui ponctuent
ses envolées. « Je ne suis pas un grand
penseur de la cuisine, affirme-t-il. Ce qui
compte, c’est le geste, l’émotion avant la
technique. L’insolite vient de la construction,
pas de la poudre de perlimpinpin. Depuis trentecinq ans, je joue ma vie sur ce que je fais. »
Pour lui, chaque plat est composé comme
une nouvelle et obéit à l’urgence du moment,
de la saison : « Je détruis ce que je construis,
pour éviter qu’à force de maîtrise la forme
soit là, mais plus le fond », justifie-t-il.
L’homme est volubile : il vous raconte
avec amusement comment il a découvert
le pamplemousse corse dans une supérette
de Belle-Île-en-Mer, sa décision de travailler,
pour la première fois cette année,
le cornichon frais (« un concombre sans eau
avec un goût herbacé »), ou la difficulté
de monter une carte en mars-avril, quand
on en a assez des topinambours mais
que les petits pois ne sont pas encore arrivés.
Mais expliquer la naissance d’un plat,
c’est plus compliqué. On lui demande
86 — ALMAVIVA
comment ça lui vient, s’il tente beaucoup
avant de trouver et lui, dans un grand sourire,
il vous répond : « Ce n’est pas : “Je vais tenter.”
Pour moi, c’est une évidence. » Le sourire
s’élargit : « Parfois, c’est pas bon. »
Mais le plus souvent, ça l’est, (très) bon.
Et même si l’artiste, qui noircit force cahiers
de pense-bêtes techniques, prétend éprouver
régulièrement l’angoisse de la poêle blanche,
son imagination féconde ne l’abandonne
jamais.
Prenons la carte de l’été et, au sein
de la première entrée-puzzle, qui s’appelle
justement « Été », le premier item :
« Reine-claude, nèfle et brugnon pochés
dans une infusion de navet daïkon ; navet
kabu, blette paquet ; perle de cidre fermier. »
L’intitulé nous apprend mille choses. Que,
pour un chef qui ne serait « pas un grand
penseur de la cuisine », c’est assez structuré.
Le maître précise : « Le point-virgule
est très important » - d’ailleurs il y en a deux.
Que marier la prune et le navet, c’est donc
une « évidence ». Ou plutôt les navets,
car Pierre Gagnaire distingue bien
(le point-virgule) le daïkon, « un peu banal »
quoique japonais, mais pas trop amer, parfait
pour un bouillon subtil, et le kabu, de même
provenance lointaine mais « plus ferme,
plus juteux », qui sera tranché fin comme
du papier bible, et servi cru.
Le chef constate que les fruits arrivent
souvent sur les étals avant leur pleine
maturité. Pour son « Été », il ne veut pas
d’une reine-claude exceptionnelle, mais
d’une prune facile à trouver, « un tout petit peu
ferme, un peu verte, qui accroche au palais,
car c’est une entrée, pas un dessert ».
Les fruits sont taillés en dés et pochés
à la minute dans une infusion de navet
rehaussée de cidre. Vous suivez ?
C’est là qu’intervient la « blette paquet » :
les cotes sont fourrées d’une préparation
à base du vert de la plante et d’échalote,
un peu comme dans les petits farcis niçois.
Une saveur connue, rassurante, qui aide
l’assemblage fruit-rave à garder les pieds sur
terre. Les fins copeaux de navet kabu, d’un
blanc immaculé, surmontent la composition,
flottant comme des étendards, évoquant
à l’œil des pétales translucides de quelque
truffe blanche. Le maître d’hôtel verse
alors le bouillon de daïkon émulsionné, qui
apporte une couleur grège à l’ensemble.
Et, en plein milieu de l’assiette, il dépose
une perle de cidre fermier réduit (rappelezvous, il y a du cidre dans le bouillon
de navet). La bille d’alginate, gonflée
de pomme, ressemble à une reine-claude bien
mûre. L’aspect du plat est primordial et,
comme le reste, il s’impose au chef
qui visualise à peu près le résultat final
au moment où jaillit l’« évidence » du goût.
À la dégustation, le croquant du navet
se retrouve embarqué dans la douceur
des fruits, la perle de cidre explose contre
le palais et libère une fraîcheur inattendue.
C’est doux comme un soir d’été
en Normandie ou à Tokyo, peu importe,
et cela débouche sur l’évidence suivante :
« Poêlée de girolles et gnocchi de parmesan,
cannelloni transparent d’épinard
à la menthe », mais c’est une autre histoire,
cette fulgurante collusion des épinards
et de la menthe.
Pierre Gagnaire se dit « condamné
à cuisiner ». Il ne goûte pas ses « évidences »,
mais il devrait un soir aller dîner dans
son restaurant : il constaterait à quel point
le beau geste touche juste.
Restaurant Pierre Gagnaire, 61 rue Balzac,
Paris 8e. Tél. : 01 58 36 12 50.
D
telle que libellée à la carte du restaurant :
« Reine-claude, nèfle et brugnon pochés
dans une infusion de navet daïkon ;
navet kabu, blette paquet ;
perle de cidre fermier » (ci-dessus).
Pierre Gagnaire dans sa cuisine (à droite).
U CHEZ JACQUES GRANGE,
« C’EST UNE MERVEILLE, NON ?! »
Parmi les convives réunis par le décorateur parisien
dans son appartement du Palais-Royal, habité jadis
par Colette, Anouk Aimée attire toute la lumière.
par Anne Fulda
DÎNER DE TÊTES]
« Jacques Prévert m’a dit : “Tu ne peux pas t’appeler qu’Anouk.
Quand tu auras 40 ans, cela n’ira pas.” En mon for intérieur,
je me suis dit : “Il y a bien Arletty”, mais j’ai suivi son conseil
et je suis devenue Anouk Aimée. »
Anouk Aimée parle d’une voix posée, avec cette intonation
si particulière. Elle raconte ses débuts. C’était hier.
Ou presque. Elle n’a pas vraiment changé depuis.
Elle est toujours belle. À la fois douce et impérieuse.
Le teint pâle, les mains longues, les yeux noirs. Une star
féline, en drôle de robe à petites fleurs, pas très femme
fatale, qui conjugue le « je » en mode mineur.
Sans ostentation. Elle pourrait pourtant. Elle pourrait être
plus en représentation, prendre des pauses, se prendre plus
au sérieux. Elle pourrait aussi accepter d’être plus visible,
plus « marchandisée » en se rendant à des soirées
où une photo est rétribuée, une présence monnayée,
mais non. Elle est trop sauvage, trop jalouse de sa liberté.
C’est ce qui rend probablement Anouk Aimée si « aimable ».
À droite de Jacques Grange, qui reçoit ce soir, chez lui, elle
est l’étoile de la soirée, attire comme une force magnétique.
Les autres convives, Terry de Gunzburg, fondatrice
de la société By Terry, surnommée par le Wall Street Journal
« la Bill Gates du maquillage », Natasha Fraser,
journaliste-écrivain, belle-fille de Harold Pinter, le designer
Mattia Bonnetti ou le galeriste Pierre Passebon se placent
comme naturellement dans son orbite, dans la petite salle
à manger du roi des décorateurs français,
lancé par Yves Saint Laurent et Pierre Bergé et, aujourd’hui,
demandé par « les riches et célèbres » du monde entier.
Anouk Aimée connaît et a connu tout le monde. Alors
on l’écoute, on la questionne. Entre la salade mélangée
au pamplemousse et à l’avocat, légère et fraîche,
et les raviolis frais au fromage et aux légumes - elle est
végétarienne et cite George Bernard Shaw : « Les animaux
sont mes amis on ne mange pas ses amis » -, elle convoque
Fellini - « Ah, Fellini, la joie de vivre ! » -, pour qui elle a joué
dans La dolce vita puis Huit et demi, mais aussi Visconti,
Stanley Kubrick, dont elle aime tant les films. On évoque
aussi Vadim, qu’elle a connu, en pension. Un amoureux ?
Non, plutôt un grand frère qui lui a appris à skier. On feint
de la croire.
Comment ne pas l’interroger. Anouk Aimée a tourné
à Hollywood avec Cukor, à Paris, avec Demy, Lelouch, Mocky,
en Italie avec les plus grands. Elle a connu Chaplin, Arletty,
qui l’appelait « la petite » : « elle était très gentille, classe ».
Jacques Grange, aussi, a connu Arletty et allait lui rendre
visite dans son appartement dans le XVIe arrondissement
de Paris, rue Rémusat. Lui d’ordinaire si disert sait ce soir
s’effacer. Parsemant juste, cinéphile averti et plein d’esprit,
la conversation de quelques anecdotes qu’il ponctue toujours
de son inimitable « c’est merveilleux, non ?! », ou, variante :
« Ce n’est pas formidable ? Ce n’est pas merveilleux ?! »
Si, ça l’est. Le dîner se poursuit, avant les pêches pochées,
on parle de Quincy Jones, un ami, qui devait, avant Michel
Legrand, écrire la musique de Lola, le film de Jacques Demy.
Gena Rowlands, Gene Tierney, Anna Magnani, Capucine
et Audrey Hepburn - « si élégante », et « généreuse »,
ajoute Anouk Aimée - sont aussi conviées dans
la conversation. La comédienne est partageuse, apprécie
d’autres actrices qu’elle, ce qui n’est pas si courant.
Anouk Aimée évoque aussi ces déjeuners chez les Lazareff
auxquels elle se rendait en Rolls blanche, avec les frères
Mille et Coco Chanel, qu’elle a bien connue et qui lui a donné
un manteau en zibeline qu’elle n’a jamais mis, mais lui faisait
toujours payer sans « facilités » ses robes, lui assenant :
« Quand on est jolie comme vous, on ne peut pas avoir
de problème d’argent ! »
Ah, ces journées à Louveciennes. On y croisait tout
le monde, les Pompidou, des intellectuels, des artistes.
« Ça n’existe plus aujourd’hui ? » demande-t-elle.
« C’était une merveille, non ? »
LE PALAIS-ROYAL ; CE « PRÉAU MAGNIFIQUE DONT LA VUE M’EST
CONSENTIE », ÉCRIVAIT COLETTE, QUI HABITA ICI ET DONT ON A DU MAL
À CHASSER L’IMAGE, DEVANT SA TABLE DE TRAVAIL.
D’abord un peu sur ses gardes, observant ceux qu’elle
ne connaît pas, elle semble tout à son aise dans
cet appartement du salon duquel on voit, à travers deux
grandes fenêtres ouvertes en cette fin d’été, le Palais-Royal ;
ce « préau magnifique dont la vue m’est consentie », écrivait
Colette, qui habita ici et dont on a du mal à chasser l’image,
devant sa table de travail.
Dehors, le silence est enveloppant. On a l’impression d’avoir
dérobé les clés du château. Plus un bruit, plus un cri
d’enfant, pas même un crissement de pas sur les graviers.
Un décor majestueux.
Anouk Aimée a été Lola, Madallena, Luisa, Anne Gauthier :
la femme majuscule d’Un homme et une femme.
Chabadabada, comme la musique de Francis Lai,
elle a toujours préféré la mélodie au fracas, l’exposition
en demi-teintes et - c’est ce qu’on imagine car elle ne se livre
pas vraiment -, la vraie vie, l’amour, à la fiction.
« Être heureux c’est plus ou moins ce que l’on cherche »,
chantonnait Pierre Barouh qui fut son mari.
Pierre Passebon évoque le fameux manteau en peau lainée
qu’elle portait dans Un homme et une femme.
Elle l’a toujours, dit-elle, et se souvient aussi que Lelouch
avait peu de moyens lors du tournage et qu’elle se maquillait
toute seule.
90 — ALMAVIVA
#la fondatrice
! ! "$%&'!(
)$*+! (debout), Anouk Aimée, le galeriste Pierre Passebon, la journaliste Natasha Fraser,
de By Terry, Terry de Gunzburg, et le designer Mattia Bonetti.
PHOTOS PATRICK SWIRC
Dedans, dans cet appartement traversant décoré avec
ce chic discret et chaleureux qui fait la patte de l’hôte, Anouk
Aimée est dans son élément. Une femme à chats, elle aussi
(elle en possède trois et ne porte pas de parfum pour ne pas
incommoder l’un d’eux), comme Colette, qui se disait
esclave de celui dont elle était censée être la maîtresse.
ATIQ RAHIMI
,LE MOT DE LA FIN]
-.//0. persane
Atiq Rahimi écrit. Comme tout le monde, serait-on tenté
de dire. Comme personne, conclura-t-on après qu’on l’aura vu
à l’œuvre. La scène se passe dans un café parisien à l’ombre
du Louvre et de Saint-Germain-l’Auxerrois. L’auteur
de Syngué sabour (pour lequel il reçut le Goncourt en 2008)
sort précautionneusement d’une boîte métallique ses calames
et se met à tracer sur le papier des traits. Bientôt l’objet
disparaît, comme incorporé à sa main. Il en devient
instantanément le prolongement. Pour dire « calame »
et « doigt », le persan n’utilise-t-il pas le même mot, kelt ?
La plume large et gorgée d’encre court sur le papier, tantôt
légère, tantôt appuyée. Elle laisse derrière elle un sillage
de couleur, un filet ou une coulée. Les signes sont là. Que
disent-ils ? Expriment-ils des images, des sons ? Et d’ailleurs
comment les qualifier ? Sont-ce des lettres ou des dessins ?
Dans La Ballade du calame, tentative de reconstitution d’une vie
d’Homo scriptans, la plume de Rahimi court, racontant
poétiquement les tribulations d’un jeune Afghan au temps
de la monarchie vieillissante, son initiation à l’écriture
par un vieux maître vétilleux et pieux, sa méditation inlassable
sur la représentation. Au commencement était l’aleph,
98 — ALMAVIVA
la première lettre, celle qui donne appui à toutes les autres,
l’initiale du premier homme… Parfois il bute sur une pensée,
une image, un souvenir qu’il ne parvient pas à surmonter.
La phrase s’arrête, mais pas le calame, qui poursuit. Un signe
persan prend le relais : intézâr, l’« attente », parwaz, l’« envol »,
mehr, l’« aimance ». Ailleurs, les lettres prennent forme
humaine. L’alphabet se fait chair : naissance de la
« callimorphie ». Ici une femme allongée, là une mère enserrant
son enfant. Faut-il alors lire ou seulement contempler ?
La signification est-elle dans le signe lui-même
ou dans ce que représente le dessin ? Dans ce café parisien
baigné de soleil, le calame de Rahimi s’attarde sur un mot :
djân, le corps-âme, que lui inspire le titre qu’il a sous les yeux :
« Almaviva ». Djân, le mot qui réalise la plénitude,
en ne dissociant pas le corps de l’âme. Mais c’est aussi un mot
de la langue quotidienne : djân, « cher », « précieux », comme
l’est à chacun son propre être. Précieux comme un mot
signé Atiq Rahimi, pour nous lier à lui.
Étienne de Montety
« La Ballade du calame », d’Atiq Rahimi, Éditions L’Iconoclaste.