Le Chartisme - Église Réaliste Mondiale

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Le Chartisme - Église Réaliste Mondiale
ROUGES CONTRE BARBARES
Le Chartisme
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Thomas Carlyle – 1839/1840
Éditions de l’Évidence — 2006
Thomas Carlyle – Le Chartisme
Sommaire
Avant-propos
Le Chartisme
1- La question de la situation en Angleterre
2- Les statistiques
3- La Nouvelle Loi sur les Pauvres
4- La paysannerie la plus admirable du monde
5- Droits et devoirs
6- Le Laissez-faire
7- Pas de Laissez-faire
8- Les ères nouvelles
9- Le radicalisme parlementaire
10- Impossible
Document
Carlyle Thomas : apologie par P. Larousse – 1867
2
Thomas Carlyle – Le Chartisme
Avant-propos
Un tournant dans l’histoire se joue dans la période 1835-1840, dans les deux grandes
puissances européennes. C’est l’époque du défi posé par les mouvements ouvriers
anglais (Chartisme) et français (Révolution parisienne en 1848) pour tenter de résoudre
la Question Sociale, plus actuelle que jamais.
Dans cette période de pleine effervescence, l’anglais Thomas Carlyle (1795-1881) a
40 ans. Il publie Sartor Resartus (1838), Les Héros et le culte des Héros (1840), une
Vie de Frédéric II (1858) et une histoire de la Révolution Française (1837). Ce
dernier grand événement le hantera toute sa vie. Son angoisse : que la Guillotine
arrive jusqu’en Angleterre. Ce n’est pas que Carlyle craigne les révolutions en soi,
mais elles doivent être motivées et guidées par un HÉROS.
“Le culte des Héros est à cette heure et à toutes les heures, la
puissance vivifiante de la vie humaine”.
L’issue qu’il propose pour régler la question du mouvement ouvrier Chartiste, loin
d’être mené par un héros du type Odin (Wotan) comme il l’aurait tant espéré, est de
“dératiser” l’Angleterre. Carlyle se fait ainsi défenseur des thèses Malthusiennes pour
l’éradication des pauvres : les rats.
Son style ampoulé et emphatique lui a valu un article apologétique dans
l’encyclopédie révisionniste Larousse (1867). Mais dans cette même encyclopédie,
l’auteur de l’article ne s’arrête ni sur l’ouvrage de Carlyle qui suit, traitant la période
clé de notre histoire contemporaine, ni sur la “philosophie” héroïque de l’auteur, que
nous affirmons aujourd’hui comme fondatrice du Nazisme.
Il faut le savoir !
- Hitler et sa compagne Éva Braun, avant de se suicider dans leur bunker, se firent
lire cérémonieusement quelques pages de la Vie de Frédéric II de Tomas Carlyle.
- De nos jours, de nombreux membres de l’Administration Bush font partie d’un
énorme groupe financier, actif depuis le début des années 30, ayant subventionné le
Reich, et prénommé… Groupe CARLYLE !
Sylvie Chefneux pour les Éditions de l’Évidence
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Thomas Carlyle – Le Chartisme
Le Chartisme
Thomas Carlyle – 1839/18401
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1
“Le Chartisme” fut écrit en 1839, époque de considérable agitation publique pour soutenir la
Charte, en particulier le principe du suffrage universel. Carlyle proposa d’abord son ébauche d’essai à
Mill, alors éditeur de la Westminster Review ; mais celui-ci la lui retourna et entra en négociation avec
la Quarterly Review, le principal journal conservateur (tory). Carlyle prédit alors que son essai ne
trouverait sa place dans aucune revue ; cela s’avéra juste puisque l’article dans sa forme définitive lui
fut refusé par la Quarterly Review. “Le Chartisme” parut à compte d’auteur en décembre 1839 (daté
de 1840).
4
Thomas Carlyle – Le Chartisme
1
La question de la situation
en Angleterre
“Il n’y a pas de fumée sans feu.”
Vieux proverbe
On s’accorde généralement pour dire que la situation et les dispositions des classes
laborieuses constituent actuellement un sujet alarmant ; qu’il faut en parler et qu’il
faut faire quelque chose. Et assurément, à une époque de l’histoire où la “pétition
nationale” est transportée en charrettes à travers les rues 2 , et est présentée “en
paquets liés de fer, portés par quatre hommes”, à la Chambre des Communes
Réformée ; où le Chartisme rassemblant un million et demi de personnes et
n’obtenant rien par sa Pétition liée de fer, a recours aux morceaux de briques, aux
piques bon marché, et même aux crépitements des incendies, une opinion aussi
répandue ne peut pas être considérée comme anormale ! En ce qui nous concerne, ce
sujet paraît être, et cela depuis de nombreuses années, le plus alarmant des sujets
concrets ; un sujet à propos duquel, si on ne fait rien, quelque chose se produira un
jour, et d’une manière qui ne plaira à personne. L’heure est venue d’agir à ce propos ;
encore plus de se consulter sur cette intervention, de discuter et d’effectuer des
études précises sur ce sujet.
On nous dit, dans les journaux, que le Chartisme est mort ; qu’un Ministère de
Réforme 3 a “réduit au silence la chimère du Chartisme” de la façon la plus heureuse
2
La Pétition Nationale pour la promulgation des six points de la Charte – suffrage universel
masculin, circonscriptions électorales égales, suppression de la clause de propriété pour les membres,
rémunération des parlementaires, scrutin secret et élections générales annuelles – fut présentée au
Parlement en 1839, débattue et rejetée. La description donnée par Carlyle concernant le transport de la
Pétition au Parlement est exacte, étant donné le grand nombre de signatures.
3
Ministère de Réforme : Pendant neuf ans après la Loi de Réforme de 1832, les Whigs restèrent au
pouvoir, sauf pendant quelques mois en 1834. La référence de Carlyle au Ministère de Réforme paraît
s’appliquer à la période de la domination des Whigs, en particulier au second mandat de Lord Melbourne,
qui gouverna de 1835 à 1841.
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Thomas Carlyle – Le Chartisme
et la plus efficace. Voilà ce que disent les journaux ; – mais cependant, hélas, la
plupart des lecteurs de journaux savent aussi que c’est évidemment la “chimère” du
Chartisme, et non la réalité, qui a été abattue. L’incarnation folle et incohérente du
Chartisme, telle qu’elle a pris forme et est apparue au cours des derniers mois, celle-ci
a été réprimée ; ou plutôt s’est effondrée et est tombée en morceaux sous l’effet de la
gravitation et de la loi de la nature : mais l’essence vivante du Chartisme n’a pas été
réduite au silence. Le Chartisme traduit l’amer mécontentement devenu violent et
enragé, la mauvaise situation donc et les mauvaises dispositions des classes
laborieuses anglaises. C’est la nouvelle dénomination d’une chose qui en a eu
beaucoup, et en aura encore beaucoup d’autres. La question du Chartisme est grave,
profonde et importante ; elle ne date pas d’hier ; ne sera aucunement réglée
aujourd’hui ou demain. Le Ministère de Réforme, la milice (constables), la nouvelle
levée de troupes, les subventions à Birmingham ; tout cela est bien ou ne l’est pas ;
tout cela ne réussira à abattre que l’incarnation, ou la “chimère” du Chartisme.
L’essence se maintenant, de nouvelles incarnations et encore de nouvelles, des
chimères plus ou moins folles, verront le jour. Il reste le regret que cette chose
connue aujourd’hui sous le nom de Chartisme existe bien ; a existé ; et, qu’elle soit
“réprimée” par une trahison secrète, par des pistolets rouillés, par un flacon de vitriol
ou une boîte d’allumettes, ou bien qu’elle brandisse ouvertement des piques et des
torches (on ne sait pas quand elle paraît plus fatale), elle existera tant qu’on ne lui
aura pas appliqué des méthodes assez différentes. Que signifie cet amer
mécontentement des classes laborieuses ? Partira-t-il comme il est venu ? À quel prix
et à quelles conditions, surtout, consentira-t-il probablement à nous quitter et à
reposer en paix ? Telles sont les questions.
Dire que c’est insensé, dévastateur, abominable, ne constitue pas une réponse. Le
dire dans tous les dialectes possibles n’avance à rien. La “Pègre de Glasgow” 4 , les
“Voyous de Glasgow” ; ce sont des surnoms malicieux : l’agissement du “Numéro 60”
entrant dans sa chambre sombre pour passer un contrat et décider du prix du sang
avec des assassins d’ouvriers, dans une ville chrétienne, se distinguant même par son
Christianisme rigoureux, est sans aucun doute un fait des plus horribles : mais à quoi
nous mènera de parler d’horreur ? De parler d’abomination ; même enfin, de parler
de condamnation et de bannissement à Botany Bay ? La Pègre de Glasgow, les
réunions chartistes aux flambeaux, les émeutes de Birmingham, les incendies de
4
Pègre de Glasgow : Carlyle fait référence ici aux révélations relatives aux pratiques des syndicats
qui suivirent la grève des filatures de coton de Glasgow en 1837. Une Commission Spéciale, mise en
place en 1838 après la grève, révéla de nombreux exemples d’intimidations secrètes de la part des
syndicalistes.
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Thomas Carlyle – Le Chartisme
Swing 5 , sont autant de symptômes superficiels ; supprimer le symptôme ne conduit à
rien si on ne s’attaque pas à la maladie. Les furoncles en surface se soignent ou pas, –
quelle importance, alors que l’humeur virulente se tapit profondément à l’intérieur ;
empoisonnant les sources de la vie ; mais gardant assez de force pour produire encore
de nouveaux furoncles et maux ; autant de façons d’annoncer qu’elle est toujours
présente, et qu’elle ne manquera pas de continuer.
Le Chartisme délirant ne se sera pas déchaîné pour rien, ainsi qu’il en est de toute
chose sur terre, s’il a obligé tous les hommes pensants de la communauté à réfléchir à
ce sujet vital, trop pertinent pour être négligé jusqu’à preuve du contraire. La
situation des travailleurs anglais est-elle mauvaise ; si mauvaise que des travailleurs
sensés ne puissent pas, ne veuillent pas, et même soient dans l’impossibilité de la
supporter ? Sujet très grave, plus complexe que tous les autres au monde ; sujet
auquel Botany Bay, la milice, et toute chose du même genre seront de peu de secours.
Est-ce que le mécontentement est lui-même insensé, comme la forme qu’il prend ? La
situation des travailleurs est-elle vraiment mauvaise, n’est-ce pas plutôt leurs
dispositions, leurs propres pensées, convictions et sentiments qui sont mauvais ? Cela
aussi est un sujet très grave, à peine moins alarmant, à peine moins complexe que le
précédent. Dans le cas même où la milice et la simple rigueur de la coercition
semblent mieux à leur place, la coercition ne viendra nullement à bout de tout, la
coercition en elle-même aura même peu de poids. S’il existe réellement une folie
générale de mécontentement, il faudra rétablir le bon sens et un certain niveau de
satisfaction – pas seulement avec l’aide de la milice. Quand les idées d’un peuple,
dans sa grande majorité, sont devenues insensées, les actions de ce peuple le
mèneront finalement à la folie, l’incohérence et la ruine ! Le bon sens devra se rétablir
dans l’ensemble de la masse ; sinon la coercition elle-même ne pourra plus jouer son
rôle.
Nous avons entendu cette interrogation, Pourquoi le Parlement ne fait-il pas la
lumière sur cette question des classes laborieuses, sur leur situation et les
dispositions dans lesquelles elles se trouvent ? Pour un observateur éloigné de la
procédure Parlementaire, il paraît vraiment surprenant, en particulier dans ces
derniers temps de Réforme, de voir quelle place occupe la question dans les Débats
5
Les rassemblements et les défilés aux flambeaux étaient une méthode populaire dans le
mouvement chartiste. Le 4 juillet 1839, le Maire de Birmingham, avec l’appui des forces de police de
Londres, tenta de disperser une réunion chartiste au Bull Ring. Il fallut faire appel aux troupes pour
renforcer le pouvoir civil. Les “émeutes de Swing” étaient le nom donné aux destructions de machines
et aux incendies allumés par les travailleurs agricoles en 1830, “Captain Swing” étant la signature
fréquemment utilisée dans les lettres de menace annonçant ces incidents.
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Thomas Carlyle – Le Chartisme
de la Nation. Une quelconque autre affaire peut-elle être aussi urgente aux yeux des
législateurs ? Un Parlement Réformé, peut-on penser, devrait s’intéresser aux
mécontentements populaires avant de tâter de la longueur des piques et des torches !
Dans quel but enfin des hommes, Membres Honorables et Membres Réformés, sontils envoyés à St Stephen, au prix de réclamations et d’efforts ; forcés de discuter,
débattre, déposer des motions et des contre-motions ? L’état du grand corps du
peuple dans un pays est l’état du pays lui-même : cela, direz-vous, constitue un
truisme de tous les temps ; un truisme suffisamment urgent pour être reconnu
comme une vérité actuelle, et pour faire le nécessaire dès maintenant. Lisez donc le
Hansard 6 , ou les journaux du matin, si vous n’avez pas mieux à faire ! L’éternelle
grande question, à savoir si A ou B sera au bureau, avec les innombrables questions
subsidiaires en découlant, solliciter des entrefilets et des suffrages pour une solution
heureuse à : la question du Canada, la question de la Propriété en Irlande, la question
des Antilles, la question de la Chambre à Coucher de la Reine ; les Lois sur les Jeux,
les Lois sur l’Usure ; les Noirs d’Afrique, les Coolies des collines d’Asie, le bétail
Smithfield, et les Charrettes Anglaises, – toutes sortes de questions et de sujets,
hormis l’alpha et l’oméga de tout ! Les Honorables Membres devront sûrement
discuter aussi de la question de la situation en Angleterre. Les membres Radicaux, en
particulier ; les amis du peuple ; choisis avec soin, par le peuple, pour en être les
interprètes et exprimer clairement les profondes aspirations muettes du peuple ! Aux
yeux d’un observateur éloigné, ils paraissent oublieux de leur devoir. Ne sont-ils pas
là, du fait de leur fonction et de leur mission, expressément nommés par eux-mêmes
ou d’autres, pour parler dans l’intérêt de la Nation Britannique ? Quel autre grand
intérêt britannique peut-il le moins se passer de commentaires, être plus évident que
tous ceux dont ils doivent discuter ? Soit ils sont les porte-parole de la grande et
muette classe travailleuse qui n’a pas la possibilité de s’exprimer, soit ils sont des
nullités difficiles à caractériser.
Hélas, l’observateur éloigné ne connaît pas la nature des Parlements : que les
Parlements, destinés à faire le bien de la Nation Britannique, découvrent qu’ils
existent avant tout pour leur propre bien ; que les Parlements glissent très
naturellement vers les profondes ornières de la routine, vers des banalités sans fond
qui nécessitent de la force, de la perspicacité et des efforts courageux et généreux
pour que puissent s’en sortir un Parlement ou un véhicule ; que dans les Parlements,
Réformés ou non, on a ou pas une chance de trouver un homme fort, un homme
authentique, clairvoyant, généreux, patient et courageux ; – que, dans l’ensemble, les
Parlements, se mouvant avec peine dans les profondes ornières de leurs banalités,
6
Sténographie des débats au parlement britannique.
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Thomas Carlyle – Le Chartisme
trouvent, comme c’est le cas pour tant d’entre nous, que les ornières sont profondes,
que le déplacement est épuisant, et qu’à chaque jour suffit sa peine ! Ce que les
Parlements auraient dû faire dans cette affaire, ce qu’ils feront, ce qu’ils peuvent ou
ne peuvent pas encore faire, et où se situent les limites de leurs possibilités et de leur
culpabilité, à cet égard, demanderaient de longues recherches ; que nous n’avons pas
besoin d’entreprendre pour le moment. Ce qu’ils ont fait est malheureusement
suffisamment clair. Jusqu’ici, concernant cette grande question nationale, la Sagesse
Collective des Nations ne nous a pratiquement rien apporté.
Et pourtant, comme on dit, il s’agit d’une question qui ne peut pas être
abandonnée à la Folie Collective des Nations ! Dans ou hors du Parlement, les
ténèbres, les négligences, les illusions devront cesser dans ce domaine ; une véritable
compréhension est nécessaire. Une véritable compréhension serait si profitable qu’on
ne peut l’exprimer ; une authentique intelligence par les classes supérieures de la
société de ce que veulent exprimer les classes inférieures ; une interprétation claire
des pensées qui au fond tourmentent ces âmes sauvages ayant du mal à s’exprimer,
luttant et s’agitant de manière désordonnée, comme des créatures muettes de
souffrance, incapables de parler de ce qu’elles ont en elles ! Quelque chose qui compte
pour elles ; quelque chose de réel en plus, au plus profond de leurs cœurs désorientés,
– car ce sont aussi des cœurs de création divine : pour le Seigneur, cette chose est
claire ; pour nous, non. Si seulement elle l’était ! Y voir parfaitement clair voudrait
dire savoir y remédier. Car, comme on le dit bien, toute bataille résulte d’une
incompréhension ; que les parties fassent connaissance et la bataille cessera. À la
base, aucun homme ne veut l’injustice ; c’est toujours pour une idée, obscure et
déformée, du droit qu’il se bat : une idée obscure, déformée, exagérée, de la manière
la plus extraordinaire, par la faiblesse et l’égoïsme naturels ; dix fois plus déformée
par l’exaspération de la lutte, jusqu’à devenir enfin méconnaissable ; mais restant
malgré tout une idée du droit. Lorsqu’un homme réalise que la chose pour laquelle il
a lutté était mauvaise, contraire à la justice et à la loi de la raison, il réalisera aussi
qu’il va droit à sa perte et vers le désespoir ; il ne pourra plus continuer à lutter.
Même indépendamment du droit, si les parties en lutte perçoivent, un tant soit peu,
la détermination et la puissance de lutte de l’autre, l’un se rendra pacifiquement à
l’autre et à la Nécessité ; la lutte dans ce cas aussi cessera. Aucune expédition
africaine d’aujourd’hui, comme au temps d’Hérodote, ne peut vaincre le vent du
Sud 7 . Une expédition de ce genre a suffi. Le vent du Sud, le Simoun, continue à
souffler de temps en temps, toujours aussi détestable, rendant toujours aussi fou :
mais une expédition, ça suffit. Ne sommes-nous pas tous soumis à la Mort ? La
7
Hérodote. “Histoires”, Livre IV.
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Thomas Carlyle – Le Chartisme
sentence suprême de la loi, la sentence de mort, nous concerne tous dès notre
naissance ; nous vivons donc patiemment dans son attente, la subissons patiemment
quand l’heure est venue. Un droit clair et indéniable, un devoir clair et indéniable :
l’un ou l’autre mettra fin à la bataille. Toute bataille est une expérience confuse visant
à mettre en place l’un ou l’autre, ou les deux.
Quels sont les droits, quels sont les devoirs des classes laborieuses mécontentes
dans l’Angleterre d’aujourd’hui ? Seul un Œdipe, venant nous délivrer de la triste
pestilence sociale, pourrait nous donner une réponse complète ! Car on sait d’avance
que la lutte qui divise le haut et le bas de la société en Europe, et en Angleterre plus
douloureusement et notablement qu’ailleurs, c’est aussi une lutte qui se terminera et
s’adaptera comme toutes les autres luttes le font ou l’ont fait, en faisant la lumière sur
les droits et les devoirs ; et pas autrement. En attendant, les questions, Pourquoi les
classes laborieuses sont-elles mécontentes ; quelle est leur situation économique,
morale, dans leurs maisons et dans leurs cœurs, dans la réalité et dans leur façon de
se la représenter ; de quoi se plaignent-elles ; de quoi devraient-elles ou non se
plaindre ? – ces questions sont quantifiables : pour certaines d’entre elles, il suffirait
que le commun des mortels s’y intéresse, s’il daignait le faire, pour y apporter
quelques éclaircissements. Certaines de nos recherches et remarques à ce sujet,
puisque personne d’autre n’en entreprendra, doivent maintenant être rendues
publiques. Les recherches ne nous ont conduit qu’à peu de chose, presque rien ; mais
les remarques ne datent pas d’aujourd’hui, et il est urgent de les énoncer. Nous
gardons l’espoir que notre connaissance générale de l’affaire, si nous pouvons
l’exprimer totalement, puisse rencontrer quelque approbation de la part de nombreux
hommes sincères.
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Thomas Carlyle – Le Chartisme
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Les statistiques
Un homme d’état spirituel dit que tout doit être prouvé par des chiffres. Nous
avons examiné divers travaux statistiques, des Rapports de la Société de Statistique,
des Rapports de la Loi sur les Pauvres, de nombreux Rapports et Pamphlets, en
prêtant une grande attention à la question des Classes Laborieuses et de leur
situation générale en Angleterre ; nous avons le regret de dire que les résultats sont
pratiquement nuls. Trop d’affirmations tuent l’affirmation ; selon le vieux proverbe
“quand le statisticien pense, la cloche sonne” 8 ! Les tableaux sont comme des toiles
d’araignées, comme le tonneau des Danaïdes ; joliment présentés, faciles à consulter,
mais ne proposent aucune conclusion. Les tableaux sont des abstractions, et l’essence
du sujet, quoique très concret, si difficile à saisir. Les détails sont très nombreux, et
un détail oublié peut être celui autour duquel tout tourne. Les statistiques sont une
science sans doute honorable, la base d’autres sciences beaucoup plus importantes ;
mais il ne faut pas lui accorder plus d’importance que les autres ; une tête réfléchie
est nécessaire pour la maîtriser. Des faits concluants ne peuvent être distingués de
faits peu convaincants que par une tête qui a compris et sait déjà. Inutile d’envoyer
des aveugles ou mal-voyants sur la côte d’un Pactole couvert d’or : ils ne trouveront
que du gravier, seuls les voyants et les prospecteurs trouveront des pépites d’or. Et
quand le mal-voyant vous offrira son panier, en vous importunant par ses
protestations et son insistance, rempli de gravier qu’il prend pour de l’or, quelle
attitude adopter avec lui ? – Les statistiques, on peut l’espérer, s’amélioreront peu à
peu, et deviendront utiles à quelque chose. En attendant, on peut craindre que le
caricaturiste hargneux ait en partie raison, pour le moment : “Un homme judicieux”
dit-il, “consulte les statistiques, non pour enrichir ses connaissances, mais pour se
prémunir de l’insinuation d’ignorance”. Quelle sereine assurance est celle d’un
membre d’une Société de Connaissance Utile vous clouant le bec avec un calcul
arithmétique ! Il lui semble qu’il a ainsi extrait l’essence du sujet, et qu’il n’y a rien à y
ajouter. Il est nécessaire d’examiner cette essence ; et de vérifier, hélas, il y a peu de
doute, nous le regrettons, qu’il n’y a là que nullité et platitude, juste bonnes pour le
caniveau.
8
Adaptation selon Carlyle du proverbe, “quand le fou pense, la cloche sonne”.
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Thomas Carlyle – Le Chartisme
N’avons-nous pas été témoins deux ou trois fois des lamentations et prophéties
d’un Jérémie humain, ami des pauvres, réduites au silence par un fait statistique de
nature tout-à-fait décisive : Comment les conditions des pauvres peuvent-elles être
autrement que bonnes, autrement que les meilleures ; la durée moyenne de vie en
Angleterre, et donc de la classe la plus nombreuse en Angleterre, ne s’est-elle pas
allongée ? Notre Jérémie avait dû évidemment admettre que ce fait était stupéfiant, et
que tout ce qu’il avait, pour sa part, observé concernant d’autres aspects du sujet était
irrémédiablement dépassé. Si la vie est plus longue, c’est qu’elle doit être moins usée,
par la souffrance extérieure, par le mécontentement intérieur, par la difficulté des
choses ; la condition générale des pauvres doit s’améliorer au lieu de se détériorer.
Ainsi notre Jérémie fut-il réduit au silence. Et maintenant qu’en est-il des “preuves” ?
Les lecteurs curieux des preuves statistiques peuvent les voir étalées en toute
solennité dans un Pamphlet publié par Charles Knight and Company, – et en tirer
éventuellement eux-mêmes des conclusions. Les Tableaux de Northampton, établis
par le Dr Price “à partir des registres de la Paroisse de Tous les Saints entre 1735 et
1780” ; les Tableaux de Carlisle réunis par le Dr Heysham 9 à partir des observations
de la Cité de Carlisle pendant huit ans, “les calculs en résultant” effectués par un
autre Docteur ; l’incroyable “document validé par des hommes de science français” ;
– hélas, ne dirait-on pas qu’un fils d’Adam, scientifique zélé, a donné la preuve de la
profondeur de l’Océan, par l’observation, exacte ou approximative, de deux
éclaboussures de boue sur la Côte de l’Ile aux Chiens ? “Non pas pour s’instruire,
mais pour ne pas laisser l’avantage à l’ignorance” !
La condition du travailleur dans ce pays, ce qu’elle est et ce qu’elle a été, si elle
s’améliore ou se dégrade, – est une question que les statistiques n’ont pas permis de
résoudre jusqu’à maintenant. À ce jour, malgré les nombreux tableaux et rapports, on
en est encore pour l’essentiel à s’assurer des choses par ses propres yeux, en
observant le phénomène concret lui-même. Il n’existe pas d’autre méthode, même si
elle est bien imparfaite. Chacun élargit sa propre observation partielle jusqu’aux
limites du champ général ; chacun doit, plus ou moins, se contenter de ce qu’il a vu et
se faire une idée à partir d’un échantillon de tout ce qui est visible et vérifiable.
Partant de là, les divergences, les controverses importantes s’éternisent ; sans qu’on
puisse actuellement envisager un moyen ou un espoir d’en finir de façon satisfaisante.
Quand le Parlement s’occupera de “la question de la situation en Angleterre”, ce qu’il
9
“Essai sur les moyens de s’assurer contre les accidents…” Londres, Charles Knight et Cie, 1836. le
Dr Heysham, médecin et philanthrope de Carlisle, a rassemblé les statistiques concernant les
naissances, les mariages, les maladies et les décès à Carlisle de 1779 à 1788. Ces statistiques ont été
publiées pour la première fois en 1797.
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Thomas Carlyle – Le Chartisme
devra faire un jour, alors évidemment il pourrait y avoir de grands changements ! Des
enquêtes judicieusement menées, même sur ce sujet très complexe, donneront des
résultats, non pas nuls, mais valables. Néanmoins, il s’agit d’un sujet complexe ; sur
lequel, que ce soit hier ou aujourd’hui, les Enquêtes Statistiques, avec leurs moyens
limités, leurs pauvres perspectives et leur dogmatisme incommensurable, ont trop
souvent échoué à faire la lumière, mais conduit à des erreurs pires que l’obscurité.
De quoi est constitué le bien-être d’un homme ? De nombreuses choses ; parmi
lesquelles le salaire qu’il gagne, et le pain qu’il peut ainsi acheter, occupent les
premières places. Étant admis donc que les salaires sont tout ; que lorsqu’on connaît
les salaires et le prix du pain, on sait tout ; quel est donc le montant des salaires ? Les
Enquêtes Statistiques, dans leur état informe actuel, ne peuvent pas le dire. Le taux
moyen des salaires journaliers ne peut pas être déterminé correctement avec
certitude en un point quelconque de ce pays ; il ne peut pas être déterminé sur une
durée de cinquante ans, pas même sur une décade ou une année : on est loin de
pouvoir établir des comparaisons avec le passé, le présent même nous est inconnu.
Ensuite, connaissant la moyenne des salaires, quelle est la stabilité du marché du
travail ; quelles sont les difficultés à trouver un emploi ; quelles sont les fluctuations
saisonnières et d’une année sur l’autre ? Les salaires sont-ils constants, prévisibles ;
ou fluctuants, imprévisibles, plus ou moins comme les jeux ? Ce second aspect, relatif
à la qualité des salaires, est peut-être encore plus important que le premier : celui de
la quantité. Allons plus loin, Un travailleur peut-il espérer, au moyen de la
prévoyance et de l’application, s’élever jusqu’à la maîtrise ; ou cette possibilité lui estelle interdite ? Quelles relations entretient-il avec son employeur ; des liens d’amitié
et d’assistance mutuelle ; ou seulement de l’hostilité, de l’opposition, et les liens
établis par les chaînes de la nécessité mutuelle ? En un mot, quel niveau de
satisfaction un être humain est-il supposé atteindre dans cet état ? Avec la menace de
la famine, son bonheur ne peut qu’être mince ! Mais même avec l’abondance, son
mécontentement, sa misère réelle peuvent être grands. Les sentiments du travailleur,
sa conscience d’être seulement et injustement utilisé ; sa saine nature, sa simplicité,
sa jovialité parfois, son agitation agressive, son insouciance, son inclination pour le
gin et sa déchéance progressive d’autres fois, – comment des chiffres peuvent-ils
rendre compte de tout cela ? Il y a encore tant à déterminer ; et toujours avec
beaucoup de difficultés ! Jusqu’à ce que, parmi les questions sur les “Coolies des
collines d’Asie”, et les “Charrettes anglaises”, ressorte au Parlement et à l’extérieur
avec vigueur, une “question sur la Situation en Angleterre” accompagnée d’une toute
nouvelle panoplie d’enquêteurs et de méthodes, les résultats risquent d’être bien
limités.
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Thomas Carlyle – Le Chartisme
Nous avons souvent pensé qu’un fait relatif à la question, un fait que l’arithmétique
aurait éclairé, valait tout l’or du monde : Comment s’y prend le travailleur, quel que
soit son salaire, pour faire des économies ? Économiser de l’argent lui prouve que sa
situation, aussi pénible soit-elle avec ou sans argent, n’est pas désespérée ; qu’il peut
s’attendre à des jours meilleurs et peut encore se diriger résolument vers ce but ; que
tous les hauts et les bas de son existence se retrouvent en un rayon béni d’espérance,
– la dernière, la première, la seule bénédiction même de l’homme, pourrait-on dire.
Est-ce que l’habitude d’économiser s’est renforcée ou est en train de le faire, ou
inversement ? D’après les propres observations de l’écrivain, elle s’affaiblit, et dans de
nombreux cas est près de disparaître. La science des statistiques nous renvoie aux
Comptes de ses Banques d’Épargne, et répond “Croissance rapide”. Peut-on la croire !
Mais la nature du tonneau des Danaïdes s’apparente à ces documents d’origine
statistique de façon trop manifeste. Il y a quelques années, dans les régions où, à
notre connaissance, l’épargne existait encore, il n’y avait pas de Banques d’Épargne ;
le travailleur prêtait son argent à un fermier, comme capitaux ou supposés tels, – et
l’a trop souvent perdu ensuite ; ou il achetait une vache, un cottage ; ou il le cachait
sous le chaume de son toit : les livres des Banques d’Epargne présentaient des pages
blanches et vides. Qu’ils se remplissent année après année maintenant, si tel est le
cas, indique que, pour l’épargne existante, on a de plus en plus recours à ces banques
là plutôt qu’à autre chose ; mais la question, L’épargne augmente-t-elle ? passe entre
les mailles du filet, et comme l’eau s’écoulant sur le sol, s’échappe.
Ces enquêtes-là, on aurait pu, si l’on avait disposé d’une bonne étude sur la
“question de la Situation en Angleterre”, leur apporter quelques explications, avant
que les “rassemblements aux flambeaux” n’apparaissent pour les illustrer ! Aussi
éloignées soient-elles du cours de la routine parlementaire, elles auraient pu y être
intégrées, pourvu qu’on y ait jeté un coup d’œil, d’une façon ou d’une autre. Une
Législature faisant des lois pour les Classes Laborieuses, dans une totale
méconnaissance de ces choses, légifère dans l’obscurité ; sans sagesse et sans but
satisfaisant. La simple question fondamentale, Un travailleur dans l’Angleterre qui
est la nôtre, qui désire travailler, peut-il trouver un emploi et vivre de son travail ? est
le sujet d’une pure conjecture et affirmation ; qui ne peut être vérifiée par aucune
preuve réelle : la Législature, satisfaite de légiférer dans l’obscurité, n’a encore
cherché aucune preuve à l’appui. Elle a adopté la Nouvelle Loi sur les Pauvres 10 sans
10
L’Amendement de la Loi sur les Pauvres (1834) précisait que, sauf circonstances particulières, les
sains de corps ne pouvaient pas recevoir de secours extérieur. Il mettait en place une nouvelle autorité
centrale, les Rapporteurs de la Loi sur les Pauvres, vis-à-vis desquels les bureaux de Tuteurs
nouvellement élus étaient responsables, retirant ainsi cette responsabilité aux membres des paroisses
14
Thomas Carlyle – Le Chartisme
aucune preuve dans ce domaine. Peut-être leur Nouvelle Loi sur les Pauvres ne doitelle servir que d’expérience cruciale pour vérifier tout cela ? Le Chartisme constitue
une réponse, apparemment pas par l’affirmative.
qui en avaient traditionnellement la charge. Les Rapporteurs publiaient une série de rapports d’activité
annuels, mais les avantages d’un système plus cohérent et centralisé ont été compromis par
l’application sans discernement des principes relatifs à l’attribution de l’aide sociale, qui ont plus ou
moins transformé les bagnes ouvriers (workhouse) en prisons surpeuplées, appelés, par les occupants
eux-mêmes, des “Bastilles”.
15
Thomas Carlyle – Le Chartisme
3
La Nouvelle Loi sur les Pauvres
Lire les Compte-Rendus des Rapporteurs de la Loi sur les Pauvres, si l’on y croit
suffisamment, devrait être un plaisir pour l’ami de l’humanité. Un seul remède
semble avoir été indispensable aux maux de l’Angleterre : “le refus du secours
extérieur”. L’Angleterre vivait dans un mécontentement maladif, épuisée par les
convulsions sur son lit de douleur, sombre, au bord du désespoir, dans le manque, le
besoin, l’imprévoyance et la difficulté à se nourrir, jusqu’à ce que, comme Hypérion
sur les steppes de l’Est, les Rapporteurs de la Loi sur les Pauvres surgissent, et
disent : que l’on ait ici les bagnes ouvriers (workhouses), le pain de la misère et l’eau
de la misère ! C’était une invention simple ; comme toutes les véritables grandes
inventions ! Et voyez, dans tous les quartiers, dès que les murs des bagnes ouvriers
étaient élevés, la misère et le besoin s’envolaient, devenaient invisibles, – inutiles,
comme on l’espérait naïvement, et évanouis dans l’absurde ; l’application, la frugalité,
la fertilité, l’augmentation des salaires, la paix sur la terre et la bonne volonté des
hommes devaient – selon les Compte-Rendus des Rapporteurs de la Loi sur les
Pauvres, – de façon infaillible, plus ou moins rapidement, pour le bonheur de toutes
les parties, survenir. C’était l’apogée la plus vivement désirée. Nous avons examiné
ces quatre Rapports annuels de la Loi sur les Pauvres sous différents angles ; sans
penser que nos Rapporteurs de la Loi sur les Pauvres sont les êtres inhumains que
leurs ennemis dénoncent ; plutôt avec un sentiment de gratitude qu’il existe des
hommes de cette nature ; en se persuadant de plus en plus que la Nature, qui ne fait
rien sans raison, ne les a pas, eux ou l’Amendement de la Loi sur les Pauvres, créés en
vain. Nous espérons prouver qu’eux et lui ont joué un rôle indispensable, rude mais
salutaire dans l’avancée des choses.
Que cet Amendement de la Loi sur les Pauvres ait, en attendant, été souvent appelé
la “gloire majeure” du Cabinet de Réforme dénote plutôt, nous aimons à le penser,
une absence même de gloire. Dire aux pauvres, Vous pouvez manger le pain de la
misère et boire l’eau de la misère, tout en restant tout-à-fait misérables, ne demandait
pas une dose d’héroïsme dépassant en tout cas l’élasticité normale des entrailles. Si
les pauvres deviennent misérables, ils diminueront en nombre. C’est un secret connu
de tous les dératiseurs : bouchez les fissures des greniers, persécutez les rats avec des
miaulement continuels, des alarmes, et des pièges, et vos “travailleurs assistés”
disparaîtront, quitteront les lieux. Une méthode plus rapide encore utilise l’arsenic ;
16
Thomas Carlyle – Le Chartisme
peut-être même plus douce, parmi d’autres acceptables. Les rats et les pauvres
peuvent disparaître ; les hommes savaient depuis longtemps comment s’en
débarrasser, lentement ou d’un coup net, et n’avaient besoin d’aucun fantôme ou
Ministère de Réforme pour le leur apprendre. De plus, lorsqu’on entend que “tous les
travailleurs du pays trouveront un emploi” au moyen de ce nouveau système de
misère, quand les travailleurs se plaignent d’être dans le besoin et ne sont pas
entendus, il n’y a pas à hésiter. Que la misère et les chômeurs doivent “disparaître”
dans cette affaire est suffisamment évident ; ils doivent disparaître de notre vue, –
mais de la vie ? Ce que l’on sait avec certitude, c’est que les “taux sont réduits”, car on
ne peut pas les empêcher d’être ; que les tableaux de statistiques n’ont pas montré
jusqu’alors une grande augmentation des décès par famine : cela on en est sûr, mais
on ne peut sérieusement aller bien plus loin. Si cela signifie qu’il y a intégration de
tous les travailleurs du pays, alors tous les travailleurs du pays sont intégrés.
Croire concrètement que les pauvres et les malchanceux ne sont ici-bas qu’une
calamité qu’il faut faire disparaître et éliminer, dont il faut se débarrasser d’une
manière acceptable, et qu’on doit chasser de notre vue, n’est pas agréable. Que les
victoires du bien ou du mal dans ce monde de bouleversement et de confusion,
toujours guidées par une déesse aveugle, pensait-on, soient en fait l’œuvre d’une
déesse ou d’un dieu voyant, œuvre qu’il ne faut pas toucher : quel effort héroïque ou
inspiration de génie a-t-il fallut pour en arriver là ? Boutonner ses poches et rester
debout, n’est pas difficile. Laissez faire, laissez passer ! Quoi qu’il arrive, cela doit-il
continuer ; “la veuve qui ramasse des orties, pour le dîner de ses enfants ; et le
seigneur parfumé se prélassant délicatement dans l’Œil-de-Bœuf 11 qui, grâce à
l’alchimie, lui soutirera la troisième ortie qu’il nomme un juste loyer” ? Le fait d’être
écrit et de figurer dans la loi, d’apparaître noir sur blanc sert-il à quelque chose ? La
justice est la justice ; mais tout document du juge est de la nature d’un Targum 12 ,
c’est-à-dire sacré. En bref, notre monde ne mérite que d’être abandonné à lui-même.
Bouleversement complet, toi bouleversement insensé du monde, avec les tiares de tes
papes, les manteaux de tes rois et les gabardines de tes mendiants, tes rubans de
chevaliers et tes cordes à potence de la plèbe, où un Paul peut mourir sur le gibet et
un Néron être tranquillement assis en César impérial ; tout est tranquille, et peut
aussi bien être bouleversé ; et celui qui dans la foule est piétiné, n’a qu’à rester ici et
se laisser piétiner : – Cela paraît, fondamentalement, être le principe social majeur, si
11
“La Révolution Française”. L’Œil-de-Bœuf était une galerie de Versailles, fréquentée par les
membres de la Cour.
12
Les Targums sont des commentaires aramaïques de l’Ancien Testament ; Carlyle y fait
évidemment référence avec ironie.
17
Thomas Carlyle – Le Chartisme
principe il y a, que l’Acte d’Amendement de la Loi sur les Pauvres a le mérite
d’affirmer courageusement, en opposition à de nombreuses choses. Un principe
social majeur auquel l’écrivain ici présent, pour sa part, n’adhèrera en aucune façon,
mais qu’il dénoncera, chaque fois que possible, comme étant faux, hérétique et
odieux, si même cela s’avérait nécessaire !
Et donc, comme nous l’avons dit, la Nature ne fait rien en vain ; même s’il s’agit
d’un Amendement à la Loi sur les Pauvres. Pour autant, nous sommes loin de nous
joindre aux huées visant ces pauvres Rapporteurs de la Loi sur les Pauvres, comme
s’ils étaient des tigres ayant pris forme humaine ; comme si leur Amendement était
une pure monstruosité et horreur, nécessitant une abrogation immédiate. Ce ne sont
pas des tigres ; ce sont des hommes convaincus de l’idée d’une théorie : leur
Amendement, hérétique et odieux en vérité, est correct et louable comme semivérité ; et devait impérativement être mis en pratique. Créer des hommes convaincus
d’une théorie, celle du refus d’un secours extérieur, était chose nécessaire : la Nature
n’avait pas de meilleur moyen d’arriver au refus d’un secours extérieur. En fait, si l’on
examinait la Loi sur les Pauvres sous l’angle de l’affirmation du principe social
opposé, à savoir que les décisions de la Chance ne sont pas celles de la Justice, nous
pourrions la trouver encore plus insupportable et pourrions exiger, à condition que
l’Angleterre ne fut pas conduite à sombrer rapidement dans l’anarchie, qu’elle fut
abolie.
Toute loi, aussi bien intentionnée soit-elle, qui est devenue une prime à
l’imprévoyance, l’oisiveté, la corruption et l’alcoolisme, doit être supprimée. Dans
tous les cas, en particulier à notre époque, il est nécessaire de déclarer haut et fort
que, pour le paresseux, il n’y a pas de place dans notre Angleterre. Celui qui ne
travaille pas, et n’épargne pas selon ses possibilités, qu’il aille se faire pendre ailleurs ;
qu’il sache que pour lui la Loi n’a rien prévu de tendre, mais qu’elle sera dure et
stricte ; que selon la Loi de la Nature, que la Loi de l’Angleterre ne pouvait finalement
que contrer en vain, il est condamné soit à abandonner ses habitudes, soit à être
lamentablement expulsé de cette Terre, qui fonctionne selon des principes différents
des siens. Celui qui ne travaille pas selon ses capacités, laissez le mourir dans le
besoin : il n’existe pas de loi plus juste que celle-ci. Grâce à Dieu, on a pu la prêcher
pour qu’elle touche tous les cœurs de tous les fils et filles d’Adam, car cette loi
s’applique à tous ; et la mettre en vigueur pour tous, avec obligation de mise en
pratique aussi stricte que la Bastille pour la Loi sur les Pauvres ! Nous eûmes alors, en
vérité, une “société parfaitement constituée” ; et la “Bonne Terre de Dieu et son
Jardin à Cultiver, où celui qui ne travaille pas doit mendier ou voler”, furent alors
réellement, après tant de bouleversements et de luttes, ce qu’ils s’étaient toujours
efforcés de devenir.
18
Thomas Carlyle – Le Chartisme
Que cette loi “Pas de travail, pas de récompense” dut d’abord être imposée au
travailleur manuel, et pénétrer dans toute sa rigueur chez lui et dans sa nombreuse
classe, alors que tant d’autres classes et personnes y échappent encore, était naturel
dans le contexte. Qu’elle lui soit imposée, et en toute rigueur pour être bénéfique.
C’est un devoir de l’imposer partout, et en toute rigueur pour être bénéfique ; – hélas,
pas au moyen de méthodes aussi simples que celle du “refus du secours extérieur”,
mais avec des méthodes très différentes et plus coûteuses ; qui pourtant ne vont pas
sans une généreuse Providence, même chez les générations nouvelles (si nous
voulons en comprendre les convulsions et les confusions) rechignant à les mettre en
application. Le travail est la mission de l’homme sur cette Terre. Le jour est déjà en
marche, le jour arrivera bientôt, où celui qui n’aura pas de travail, de quelque façon
qu’on le nomme, ne trouvera pas bon de se montrer de notre côté du Système
Solaire ; mais pourrait partir voir ailleurs, s’il existe une Planète Oisive à découvrir ?
– Que l’honnête travailleur se réjouisse qu’une telle loi, la première loi de la Nature,
ait été faite pour son bien ; et espérons que, peu à peu, tout soit fait pour son bien.
C’est le commencement de tout. Nous voulons que la sévère Nouvelle Loi sur les
Pauvres soit surtout une “protection du travailleur économe contre les dépensiers et
dissolus” ; une chose d’une importance inexprimable ; un semi-résultat, détestable, si
vous voulez, si on le considère comme le résultat global ; mais sans lequel le résultat
global serait à jamais impossible à atteindre. Que le gaspillage, la paresse,
l’ivrognerie, l’imprévoyance aient le destin que Dieu leur assigne ; que leurs opposés
aient aussi une chance d’accomplir leur destin. Que les administrateurs de la Loi sur
les Pauvres soient considérés comme des travailleurs utiles que la Nature a pourvu
d’une théorie complète de l’univers pour qu’ils puissent accomplir leur part d’une
tâche nécessaire, et y réussissent en dépit des nombreuses oppositions.
Nous voulons faire l’éloge de la Nouvelle Loi sur les Pauvres, et même plus, en tant
que préliminaire probable à une certaine prise en charge globale des classes
inférieures par les classes plus élevées. Une prise en charge globale est toujours
préférable à un conflit des prises en charge, variant d’une paroisse à une autre ;
emblème des ténèbres, de la confusion indéchiffrable. La supervision par le
gouvernement central, quel que soit l’esprit qui y préside, est une supervision
provenant d’un centre. Peu à peu l’objectif se précisera, jusqu’à devenir alors une
évidence universelle. Peu à peu il deviendra possible d’avoir une vision juste, et de
façon universelle ; toute disposition pourvu qu’elle soit juste et sage, c’est-à-dire
s’appuyant sur la vérité, pourra alors être prise. Accueillons la Nouvelle Loi sur les
Pauvres comme le rude début de beaucoup de choses, la rude fin de beaucoup
d’autres choses ! Qu’il est rude et stérile le champ en friches du nouveau laboureur,
avec son sous-sol brut tout retourné, qui n’avait jamais vu le soleil ; qui ne produisait
19
Thomas Carlyle – Le Chartisme
donc pas d’herbe ; qui ne constituait un “secours extérieur” pour personne. Patience
encore : d’innombrables mauvaises herbes et corruptions se trouvent soigneusement
recouvertes et endormies en lui ; ce même sous-sol brut constitue le premier pas vers
la vraie agriculture ; avec la bénédiction du Ciel et les influences célestes, de bons
fruits bénis en sortiront bientôt.
Car, en vérité, la revendication du pauvre travailleur est assez différente de ce que
la “Loi 43 d’Élisabeth” 13 pourra jamais lui offrir. Ce n’est pas pour être assisté par des
systèmes de rondes, ni par les aumônes de paroisses toujours plus libérales, ou être
logé dans des bagnes ouvriers libres et accommodants lorsque la détresse le
submerge ; ce n’est pas pour cela, même s’il le revendique en paroles ; ce n’est pas
pour cela, mais pour quelque chose de très différent que son cœur est en lutte. C’est
“pour la justice” qu’il lutte ; pour des “salaires justes”, – pas pour l’argent seulement !
Un inférieur qui travaillerait dur trouverait aisément (bien qu’il ne le sache pas
encore) un supérieur qui serait près à gouverner pour lui avec amour et sagesse :
n’est-ce pas aussi cela des “salaires justes” pour services rendus ? C’est pour une
situation et une relation humaines, dans ce monde où il se perçoit comme un homme,
qu’il lutte. Enfin, ne peut-on pas dire que c’est même pour ça, que la direction et le
gouvernement, qu’il ne peut pas se donner, sans lequel, dans notre monde si
complexe, il ne peut pas continuer, devraient lui être offerts ? La chose pour laquelle
il lutte, aucune loi 43 d’Élisabeth ne peut en aucun cas la lui donner, ne peut même le
mettre sur la voie pour l’obtenir. Qu’il oublie complètement la loi 43 d’Élisabeth ; et
réjouissons-nous que l’Amendement de la Loi sur les Pauvres l’ait, même avec de
rudes méthodes et contre sa propre volonté, obligé à s’éloigner d’elle. Il ne fallait pas
compter sur elle, si on y a jamais pensé ; on ne pouvait que tomber sur sa main-droite
handicapée. Éloignons-nous en car on ne peut pas compter sur elle, et cherchons de
l’aide à l’autre extrémité du ciel. Sa main-droite saine, avec la fourberie qu’elle
renferme, n’est-ce point elle que l’on définit comme “le sceptre de notre Planète” ?
Celui qui peut travailler est un roi né de quelque chose ; il est en communion avec la
Nature, il est le maître d’une ou des choses, il est un prêtre et un roi de la Nature
aussi. Celui qui ne peut travailler à rien n’est qu’un roi usurpé, quoi que tentent ses
pièges ; il est l’esclave né de toutes les choses. Qu’un homme honore son métier, son
13
La Loi 43 d’Élisabeth a servi de base à la Loi sur les Pauvres qu’elle a remplacée en 1834. Son
principe de gouvernement était le “Droit au Travail”, c’est-à-dire le droit, pour les chômeurs valides, à un
travail, éventuellement financé par un impôt pour les pauvres. Seuls ceux qui refusaient de travailler
étaient placés dans des établissements adéquats. Malheureusement, le système a dégénéré jusqu’à
devenir un moyen de subventionner la loi sur les salaires agricoles ; de plus, le travail offert était souvent
une formalité et le “Droit au Travail” s’est transformé en “Droit à l’Assistance”.
20
Thomas Carlyle – Le Chartisme
savoir-faire ; et qu’il sache que ses droits d’homme n’ont absolument rien à voir avec
la Loi 43 d’Élisabeth.
21
Thomas Carlyle – Le Chartisme
4
La paysannerie la plus
admirable du monde
La Nouvelle Loi sur les Pauvres est un avertissement, suffisamment clair, que celui
qui ne travaille pas ne mérite pas de vivre. Est-ce que le pauvre homme qui souhaite
travailler, trouve toujours du travail, et vit de son travail ? L’Enquête Statistique,
comme nous l’avons vu, n’a pas de réponse à fournir. La législation présuppose la
réponse – une réponse affirmative. Un postulat important ; qui aurait du être
transformé en proposition ; qui aurait du être démontré, garanti à tout le monde ! Un
homme qui souhaite travailler, et est incapable de trouver du travail, est peut-être le
spectacle le plus triste que l’inégalité des chances présente sous le soleil. Burns
exprime avec émotion les pensées que cela lui donne 14 : un pauvre homme cherchant
du travail ; cherchant à travailler dur pour qu’il puisse se nourrir et se loger ! Qu’il
puisse être au même niveau que les travailleurs à quatre pattes de la planète qui est la
sienne. Il n’existe pas un cheval désirant travailler qui n’obtienne en récompense la
nourriture et le logement ; une chose que ce travailleur à deux pattes doit chercher,
parfois solliciter en vain. Il n’est le travailleur à deux pattes de personne ; il n’est
même pas l’esclave de quelqu’un. Et pourtant c’est un travailleur à deux pattes ; on
dit souvent qu’il porte en lui une âme immortelle, envoyée du Ciel sur la Terre ; et le
voici à la recherche de travail. Qu’importe ce que dit une sage Législation, s’il échoue
dans sa recherche ; si la réponse à sa sollicitation n’est pas affirmative mais négative ?
Il existe un fait que la Science Statistique nous a fait connaître, et un fait des plus
étonnants ; ce qu’on en déduit est plein d’enseignement sur notre sujet. L’Irlande a
une population active de près de sept millions, dont un tiers, selon la Science
Statistique, ne dispose pendant trente semaines par an que du tiers d’une ration
suffisante de pommes de terre. C’est peut-être le fait le plus éloquent qu’on ait pu
écrire en quelque langue que ce soit 15 , à quelque date que ce soit de l’histoire
mondiale. Des changements et des réformes sont-elles indispensables en Irlande ?
L’Irlande a-t-elle été gouvernée et dirigée avec “sagesse et bonté” ? Un gouvernement
et une direction par des hommes européens blancs qui ont mené à une pénurie
14
Robert Burns : poète écossais (1759-1796).
15
Rapport de la Commission de la Loi sur les Pauvres.
22
Thomas Carlyle – Le Chartisme
continuelle de pommes de terre pour un tiers de la population, – doivent se voiler la
face, et se retirer de la scène sous la conduite des officiers compétents ; en se taisant ;
en s’attendant à une condamnation certaine soit au changement, soit à la mort. Tous
les hommes, répétons-le, sont les créatures de Dieu, et renferment une âme
immortelle. Le Sanspatate est de la même étoffe que l’extraordinaire Lord Lieutenant.
Même un oiseau de malheur à visage humain comme Sanspatate a été doté d’une vie
par le Ciel, avec des Éternités dépendant de lui ; avec une seule chance et pas deux.
Avec des Immensités en lui, au-dessus et autour de lui ; avec des sentiments qu’un
discours de Shakespeare ne pourrait pas exprimer ; avec des désirs sans limites
comme l’Autocrate de toutes les Russies ! Lui, les diverses institutions, choses et
personnes triplement distinguées l’ont éduqué, dirigé, gouverné pendant longtemps :
et c’est vers la pénurie perpétuelle de pommes de terre jusqu’au tiers de la ration, et à
ce qui en découle, qu’il a été éduqué et guidé. Imagine-toi, Ô lecteur instruit,
clairvoyant et policé, te retrouvant par magie dans le manteau déchiré et le repaire
d’affamé de ton frère humain mangeur de racines !
Les anomalies sociales doivent être dénoncées, doivent être redressées ; et en tous
lieux et toutes choses, sauf dans l’Enfer lui-même, il existe une part de valeur et de
bien. Place à l’excuse, la pitié, la patience ! Et pourtant quand on en sera finalement
arrivé à une famine perpétuelle, la discussion, la logique de modération, la pitié et la
patience sur le sujet pourront être considérées comme étant à leur terme. On pourra
considérer que de tels agencements des choses devront se terminer. Que seuls les
hommes sont leurs ennemis naturels. Que seuls les hommes, quelle que soit leur
couleur politique ou autre, pourront dire : Cela ne peut plus durer, le Ciel le désavoue,
la Terre y est opposée ; l’Irlande se réduirait à un champ de cendres noir et dépeuplé
plutôt que d’accepter que cela dure. – Les malheurs de l’Irlande, ou “justice pour
l’Irlande”, n’est pas le chapitre qu’il faut écrire aujourd’hui. Il s’agit d’un sujet
profond, d’un sujet sans fond, qu’aucun écrit ne peut traduire. Car l’oppression s’est
introduite beaucoup plus loin dans l’économie de l’Irlande ; jusque dans son cœur et
son âme même. Le caractère National irlandais a été dégradé, déséquilibré ; tant que
cela ne sera pas réparé, rien ne sera encore réparé. Désordonné, irréfléchi, violent,
menteur : que peut-on faire de ce pauvre Irlandais ? “Il n’a jamais existé de
meilleures personnes”, comme nous l’a dit la dame Irlandaise ; “seulement, ils ont
deux défauts, ils sont généralement menteurs et voleurs : sauf ceux-ci”. – Un peuple
qui ne sait pas dire la vérité, et agir dans la vérité, celui-ci s’est privé de toute
possibilité de bien-être. Un tel peuple ne fonctionne plus selon la Nature et la
Réalité ; il fonctionne maintenant selon la Fantasmagorie, la Simulation, le Nonsens ; le résultat qu’il atteint, n’est naturellement pas quelque chose, mais rien, –
l’absence même de pommes de terre. Le manque, l’inutilité, la confusion, l’affolement
23
Thomas Carlyle – Le Chartisme
doivent être perpétuels ici. Un tel peuple ne véhicule pas l’ordre, mais le désordre, par
toutes les veines de son corps ; – et le remède, s’il existe, doit être administré au cœur
d’abord : le Patient ne doit pas changer seulement d’environnement, mais en luimême. Pauvre Irlande ! Et cependant, qu’aucun véritable Irlandais qui croit et voit
tout cela, ne se laisse aller au désespoir. Ne peut-il pas aussi agir pour résister au
mensonge improductif, là où il le découvre autour de lui, et le changer en vérité, qui
est bénéfique et bénie ? Chaque mortel peut et doit être un homme véritable : c’est
une grande chose, et l’origine de grandes choses ; – de la même façon que, à partir
d’un seul gland, la terre entière pourrait être couverte de chênes ! Chaque mortel peut
faire quelque chose : qu’il puisse le faire dans la joie, et abandonnons le problème, le
cœur confiant, à une Puissance Supérieure !
Nous les Anglais payons, même maintenant, le prix le plus amer de longs siècles
d’injustice vis-à-vis de notre île voisine. L’injustice, sans nul doute, abonde ; sinon
l’Irlande ne serait pas misérable. La Terre est bonne, offre généreusement de la
nourriture et des ressources ; à condition que l’homme mal avisé n’intervienne pas et
ne l’empêche pas. Ce fut un jour maudit celui ou Strigul 16 se mêla pour la première
fois à ce peuple. Il ne put plus s’en sortir : s’ils s’étaient au moins mis d’accord entre
eux, et s’en étaient débarrassés ! Il y eut là des hommes violents, et indulgents ; des
dirigeants injustes, et justes ; des conflits avec beaucoup de violence, depuis cinq
siècles sauvages maintenant ; et les violents et les injustes l’ont emporté, et nous en
sommes là. L’Angleterre est coupable vis-à-vis de l’Irlande ; et récolte finalement, en
totalité, les fruits de quinze générations de mauvaises actions.
Mais la chose qui nous intéressait ici était de tirer une conclusion à propos de la
triste réalité du Sanspatate restreint au tiers, – associé à cette autre réalité bien
connue que les Irlandais parlent un dialecte anglais en partie intelligible, et que la
traversée en navire à vapeur coûte quatre pence sterling ! Des foules d’Irlandais
misérables assombrissent nos villes 17 . De sauvages personnages à la Milesius 18 , avec
leur fausse ingénuité, leur agitation, leur déraison, leur souffrance et leur raillerie,
vous saluent dans toutes les rues grandes et petites. Le cocher anglais, quand il passe
16
Strigul : Richard Strongbow, “Lord of Strigoil”, qui fut invité en Irlande en 1170 par Dermot, Roi de
Leinster. Lui succéda Henri II en 1171, et l’engagement politique anglais en Irlande peut être daté de ces
événements.
17
Les travailleurs irlandais, venus en Angleterre comme immigrants saisonniers au début, devinrent
un phénomène social ordinaire qui prit de l’ampleur en 1830-1840. Ils servaient souvent de source de
main d’œuvre bon marché, en particulier dans les villes industrielles, situation qui leur amena une
hostilité considérable de la part de la classe laborieuse.
18
Milesius : roi légendaire d’Irlande.
24
Thomas Carlyle – Le Chartisme
près de lui, cingle le Milésien de son fouet, le maudit de sa langue ; le Milésien tend
son chapeau pour mendier. C’est le malheur le plus douloureux que ce pays doit
combattre. Dans ses guenilles et sa sauvagerie ironique, il est là pour exécuter toute
tâche qui n’exige que la simple force des mains et du dos ; pour gagner le salaire
nécessaire à l’achat de ses pommes de terre. Il n’a besoin que de sel comme
condiment ; il loge sans problème dans une porcherie ou une niche, grimpe dans les
remises ; et porte un vêtement en haillons, que l’on dit difficile à enfiler et à retirer, et
que l’on ne peut trouver qu’à l’occasion des fêtes et grandes réjouissances figurant au
calendrier. Le Saxon, s’il n’accepte pas de travailler dans ces conditions, ne trouve pas
de travail. Il peut aussi être ignorant ; mais il n’est pas passé de l’état d’homme décent
à l’état de singe ignoble : il ne peut pas continuer ainsi. Des forêts américaines restent
incultes de l’autre côté de l’océan ; l’Irlandais non civilisé chasse l’indigène saxon, non
pas par la force, mais par l’opposé de la force, et prend possession de son lieu. Et il
reste là, dans sa misère noire et sa déraison, dans sa déloyauté et sa violence
d’ivrogne comme un noyau de dégradation et de désordre. Celui qui lutte, en nageant
avec difficulté, a maintenant trouvé un exemple de la façon dont un être humain peut
exister sans nager mais en se laissant couler. Qu’il sombre ; ce n’est pas le pire des
hommes ; pas pire que cet homme. Il existe des quarantaines contre la peste ; mais il
n’y a pas de peste telle que cela ; et contre elle, quelle quarantaine est envisageable ?
Cela est lamentable à constater. Ce sol de Grande-Bretagne, les Saxons l’ont défriché,
rendu arable, fertile et en ont fait leur demeure ; eux et leurs pères ont fait cela. Sous
le soleil, il n’existe pas de force humaine, les armes à la main, qui pourrait les en
chasser ; toute force humaine armée, les Saxons s’en empareraient, avec brutalité, et
la jetteraient (avec l’aide de la justice divine et de leur humour saxon particulier)
prestement à la mer. Mais prenons une force d’hommes armés uniquement de
guenilles, d’ignorance et de dénuement ; et les propriétaires saxons, paralysés par la
magie invisible des formules écrites, devront déguerpir, et se cacher dans les forêts
transatlantiques. “Maléfice irlandais” ? “Grâce à Dieu”, comme l’a dit Guillaume le
Hollandais 19 , “vous étiez Roi d’Irlande, et pouviez partir, avec elle, à trois mille miles
d’ici”, – c’en était fait du maléfice !
Et alors ces pauvres frères Celtibères irlandais, que peuvent-ils y faire ? Ils ne
peuvent pas rester chez eux, et mourir de faim. Il est juste et naturel qu’ils viennent
jusqu’ici pour nous maudire. Hélas, pour eux aussi ce n’est pas un plaisir. Ce n’est pas
une façon juste ou plaisante de se venger des tristes injustices ; mais une façon plutôt
pénible et détournée. Mais c’est un moyen, et un moyen efficace. Le temps est venu
où la population irlandaise doit soit bénéficier de quelques améliorations, soit être
19
Guillaume d’Orange, roi d’Angleterre de 1689 à 1702, connut de constantes difficultés en Irlande.
25
Thomas Carlyle – Le Chartisme
exterminée. Une direction acceptable, répondant à des protestations creuses ou du
même genre, ne peut plus suffire ; il faut une direction reposant sur la sincérité et
l’action, aboutissant à des choses vraies – marquant un réel début d’amélioration
pour nos pauvres frères humains. Dans une situation de famine barbare continuelle,
au cœur de la civilisation, ils ne peuvent plus continuer. Que les Britanniques Saxons
puissent un jour se laisser entraîner avec eux jusqu’à cette situation, nous le
présumons impossible. Il y a chez ces derniers, Dieu merci, une innocence qui n’est
pas feinte ; un esprit méthodique, d’observation, de bien-faire persévérant ; une
raison et une vérité que la Nature avec sa vérité ne renie pas ; – surtout ils ont au
cœur une “rage de fous furieux”, qui préfèrerait n’importe quoi, y compris la
destruction et l’autodestruction, à cela. Pourvu qu’aucun homme ne la réveille, cette
rage de fous furieux ! Elle est là profondément enfouie, bien au cœur, comme un
réconfortant foyer central, avec ses couches successives d’aménagements, de
méthodes traditionnelles, de production tranquille, toutes bâties sur elle, vivifiées et
fertilisées par elle : la justice, la clarté, le silence, la persévérance, la diligence sereine
et soutenue, la haine du désordre, la haine de l’injustice, qui est le pire des désordres,
caractérisent ce peuple ; son feu intérieur, dit-on, comme ce feu doit l’être, est caché
au centre. Profondément enfoui ; mais on peut le réveiller, mais on ne peut pas le
contrôler ; – pourvu qu’aucun homme ne le réveille ! C’est avec ce peuple silencieux
que l’Irlandais, véhément et bruyant, a finalement fait cause commune. Pour la
première fois aujourd’hui, et d’une étrange manière détournée, l’Irlande se trouve
embarquée sur le même bateau que l’Angleterre pour voguer ensemble, ou couler
ensemble ; le malheur de l’Irlande nous a, lentement mais inévitablement, rattrapé, et
est devenu notre propre malheur. La population irlandaise doit se redresser et se
sauver, pour le salut de l’Anglais, si ce n’est pour autre chose. Hélas, ce seront, dans
les deux camps, les pauvres hommes travaillant dur qui souffriront pour les
turbulents Strigul, Henry, Macdermot et O’Donoghue ! Les puissants ont mangé les
raisins verts et les faibles ont les dents agacées. “Toute malédiction, dit le proverbe,
retombera sur les imprécateurs”.
Mais maintenant, tout compte fait, il nous semble que la Science Statistique
anglaise, face à la marée de la meilleure paysannerie du monde déferlant
quotidiennement sur nous, pourrait replier ses filets des Danaïdes sur le sujet des
classes laborieuses ; et en déduire ce que tout homme, ôtant de son nez les lunettes de
la Statistique et prenant la peine de regarder, pourrait percevoir à la ville ou à la
campagne : Que la condition de la multitude inférieure des travailleurs anglais se
rapproche de plus en plus de celle des Irlandais en compétition avec eux sur tous les
marchés ; que tout travail, ne demandant que de la force et peu de qualification,
devra être effectué, sera effectué non au prix anglais, mais approximativement au prix
26
Thomas Carlyle – Le Chartisme
irlandais : à un prix supérieur néanmoins pour les Irlandais, c’est-à-dire supérieur à
la rareté des pommes de terre à savoir un tiers de la ration pendant trente semaines
par an ; supérieur même au taux horaire, avec l’arrivée de chaque nouveau navire à
vapeur, le faisant glisser peu à peu vers une égalité avec lui. Cinq cent mille tisserands
à la main, travaillant quinze heures par jour, se trouvant dans l’impossibilité
continuelle de se procurer suffisamment de nourriture même la plus ordinaire ; des
travailleurs agricoles anglais gagnant de sept à neuf shillings par semaine ; des
travailleurs agricoles écossais qui, “dans les régions d’élevage dont la moitié constitué
de vaches, ne boivent pas de lait, ne peuvent pas se procurer de lait” : toutes ces
choses sont plausibles ; pour nombre d’entre elles, nous en avons la meilleure preuve,
la vue. Compte tenu de tout cela, il est normal que les salaires du “travail qualifié”,
comme on dit, soient souvent plus élevés qu’ils ne l’ont jamais été : la gigantesque
Machine à Vapeur dans une Nation Anglaise gigantesque créera ici une terrible
demande de travail, et supprimera ailleurs cette même demande. Mais, hélas, la
majeure partie des travailleurs ne sont pas qualifiés : des millions de personnes sont
et doivent être sans qualification, là où la force seule est utile : laboureurs, bêcheurs,
foreurs ; bûcherons et puisatiers ; domestiques de la Machine à Vapeur, seuls les
domestiques en chef et les proches serviteurs de l’ensemble ont besoin d’être
qualifiés. Le Commerce anglais exerce son emprise sur toute la terre ; avec une réelle
influence, sans tremblement de convulsions, jusqu’aux extrémités les plus lointaines
de la terre. Le démon énorme du Machinisme fume et gronde, essoufflé par sa grande
tâche, dans toutes les régions de la terre anglaise ; changeant de forme comme un
vrai Protée ; et infailliblement, à chaque transformation, bouleversant des multitudes
de travailleurs, et comme si, avec l’ondulation lointaine de son ombre, il les
précipitait, de-ci de-là, éparpillant la foule en marche à la recherche de travail et
d’activité ; de telle sorte que le plus sensé ne sait plus où il en est. Avec une Irlande se
déversant quotidiennement sur nous, dans ces conditions ; tombant en déluge avec sa
confusion inutile, extérieure et intérieure, il semble bien cruel de dire à des pauvres
besogneux que leur condition s’améliore.
Nouvelle Loi sur les Pauvres ! Laissez faire, laissez passer ! Le maître des chevaux,
lorsque le travail estival est terminé, doit nourrir ses chevaux pendant tout l’hiver. S’il
dit à ses chevaux : “Quadrupèdes, je n’ai plus de travail pour vous ; mais il y a du
travail en abondance à travers le monde : ne savez-vous pas (ou dois-je vous lire les
Conférences d’Économie Politique) que la Machine à Vapeur crée toujours à long
terme plus de travail ? Des chemins de fer sont en construction sur un quart de la
terre, des canaux ailleurs, le transport a besoin de plus de moyens ; partout en
Europe, Asie, Afrique ou Amérique, vous trouverez sans aucun doute des activités de
transport : allez les chercher, et grand bien vous fasse”. Eux, avec leur lèvre
27
Thomas Carlyle – Le Chartisme
supérieure saillante, grognent dubitativement ; ce qui signifie que l’Europe, l’Asie,
l’Afrique et l’Amérique sont plutôt loin de leur secteur ; que le transport demandé làbas n’est pas vraiment dans leur domaine. Ils ne peuvent pas trouver d’activité dans
le transport. Ils galopent affolés le long des grandes routes, poussés vers la droite ou
la gauche : finalement, souffrant de la faim, ils bondissent par dessus les barrières ;
mangeant la propriété d’autrui, et – nous connaissons la suite. Ah, elle n’est pas gaie,
elle est plus triste que les larmes, la plaisanterie dans laquelle est entraînée
l’Humanité, le Laissez-faire s’appliquant aux pauvres paysans, dans un monde tel
que notre Europe de l’an 1839 !
L’observation le confirme, sans faire appel à la Statistique : il suffit de regarder les
navires à vapeur de Drogheda ou de Dublin. Une autre chose, également difficile à
vérifier dans ce vaste domaine obscur, provoque une surprise superficielle, mais
superficielle seulement : Ce sont les travailleurs les mieux payés qui, au moyen des
Grèves, des Syndicats, du Chartisme et ainsi de suite, revendiquent le plus. Cela ne
fait pas de doute ! Les travailleurs les mieux payés sont les seuls qui peuvent ainsi
revendiquer. Comment le tisserand à main, qui au cours de la journée doit trouver la
nourriture du jour même, pourrait-il faire grève ? S’il fait grève, il meurt de faim dans
la semaine. Sa revendication est dérisoire ! – Cependant, le fait en lui-même est de
ceux qui, si nous l’examinons, nous conduit dans des zones encore plus profondes de
la maladie. Les salaires, s’aperçoit-on, ne constituent pas un indice du bien-être du
travailleur : sans salaires corrects il ne peut pas y avoir de bien-être ; mais avec eux, il
peut aussi ne pas y en avoir. Les salaires des travailleurs diffèrent beaucoup d’une
région à une autre de ce pays ; selon les recherches ou les conjectures de Mr
Symmons 20 , un enquêteur intelligent et humain, ils varient dans un rapport de un à
trois, au moins. Les fileurs de coton, comme on le sait, sont généralement bien payés,
lorsqu’ils ont un emploi ; leurs salaires, une semaine dans l’autre, avec les femmes et
les enfants tous au travail, atteignent des montants qui, bien gérés, sont tout-à-fait
suffisants pour vivre confortablement. Et pourtant, hélas, il fait peu de doute qu’un
confort ou un bien-être raisonnable est aussi étranger à ces foyers qu’à tous les
autres. Dans l’âtre froid des fileurs travaillant dur et toujours affamés, réside au
moins une continuité, une permanence comme dans les neiges éternelles : l’espoir
n’entre jamais ; mais l’impatience déréglée n’existe pas non plus. Des choses
matérielles, ceux-là en ont ou devraient en avoir assez ; mais pour toute la vie
intérieur, l’absence est des plus désastreuses. Les économies n’existent pas parmi
eux ; leur activité actuellement dans une prospérité pléthorique, tombera bientôt
20
Jelinger C. Symons publia en 1839 un livre intitulé “Arts et artisans : Aperçu sur le progrès des
manufactures étrangères”, dans lequel il parlait des différences des niveaux des salaires.
28
Thomas Carlyle – Le Chartisme
d’inanition ou dans le “court-terme”, c’est de la nature du jeu ; ils vivent comme des
joueurs, aujourd’hui dans le superflu du luxe, demain dans la famine. Un
mécontentement sombre et rebelle les dévore ; assurément le sentiment le plus
misérable qui puisse habiter le cœur humain. Le Commerce anglais, avec ses
fluctuations convulsives mondiales, avec son Protée gigantesque démon de la Vapeur,
ne leur prépare que des voies incertaines, qu’une vie déconcertante ; la sobriété, la
ténacité, la perpétuation paisible, les premières grâces de l’homme, ne sont pas pour
eux.
C’est à Glasgow parmi cette classe ouvrière que “Numéro 60”, dans son cachot,
paie le prix du sang. Que ce soit à tort ou à raison, les ouvriers trouvent tout de même
qu’en vérité cette époque va tout de travers ; ce monde n’est pas pour eux un foyer,
mais une prison miteuse, un monde d’imprévoyance insouciante, de rébellion, de
rancœur, d’indignation contre eux-mêmes et contre tous les hommes. S’agit-il d’un
monde verdoyant et fleuri, avec un ciel bleu s’étendant à perte de vue au-dessus de
lui, l’œuvre et le gouvernement d’un Dieu ; ou d’un Tophet 21 avec son trouble
bouillonnement, ses fumées cuivrées, son duvet cotonneux, ses bagarres de bar, sa
colère et son dur labeur, créés par un Démon, gouvernés par un Démon ! La somme
de leurs misères, méritées ou non, se vautre, énorme, ténébreuse et funeste, comme
un Enfer Dantesque, manifestement dans les statistiques du Gin : le Gin justement
nommé incarnation du Principe Infernal de notre époque, incarnation trop évidente ;
le Gin gorge sombre dans laquelle la misère de toute sorte, se consumant jusqu’au
délire pour se soulager, est emportée en tourbillonnant ; abdication du pouvoir de
réflexion et de décision, jugé trop pénible aujourd’hui, de la part d’hommes dont
beaucoup d’autres attendraient de la réflexion et de la décision ; Folie liquide vendue
dix pence le quart, dont tous les produits dérivés sont et doivent être, comme
l’original, source de folie, de misère, de ruine, et de rien d’autre ! Si de cet Enfer
ténébreux, sombre et ignoré, et de la Prison des âmes en peine, jaillit de temps à
autre, une large flambée funeste de Chartisme ou d’autre chose, remarquée de tous,
revendiquant des solutions pour tout, – faut-il considérer cette situation comme plus
maléfique que le calme, ou plutôt comme moins maléfique ? L’Irlande connaît un
sous-développement chronique depuis cinq siècles ; la maladie de la noble
Angleterre, assimilée maintenant à celle de l’Irlande, devient aiguë, passe par des
crises et se terminera par la guérison ou la mort.
21
Tophet : dans l’Ancien Testament, lieu des sacrifices à Moloch.
29
Thomas Carlyle – Le Chartisme
5
Droits et devoirs
Ce n’est pas ce qu’un homme possède ou désire en apparence qui constitue le
bonheur ou la misère. Le dénuement, la faim, la détresse de toute sorte, la mort ellemême ont été subis dans la bonne humeur, quand le cœur était en bon état. C’est le
sentiment d’injustice qui est insupportable à tous les hommes. L’Africain noir le plus
sauvage ne peut pas supporter d’être utilisé injustement. Aucun homme ne peut le
supporter, ou devrait le supporter. Une loi plus profonde que toutes les lois sur
parchemins, une loi écrite directement de la main de Dieu dans les tréfonds de l’être
humain, proteste constamment contre cela. Qu’est ce que l’injustice ? Un autre nom
pour désordre, pour contre-vérité, irréalité ; une chose que la Nature véritablement
créatrice, justement parce qu’elle n’est pas le Chaos et un Fantasme sans fondement
s’agitant inutilement, rejette et renie. Ce n’est pas la souffrance apparente de
l’injustice ; qu’il s’agisse des coups de fouets à nœuds s’abattant sur le dos, ou de la
décapitation par les guillotines, cela est comparativement un petit problème. La
douleur réelle est la souffrance et le traumatisme de l’âme, la souffrance infligée au
niveau moral. Le bouffon le plus primitif doit s’élever jusqu’à une attitude de lutte, et
de résistance à la mort, s’il se trouve dans cette situation. Il ne peut pas l’ignorer ; sa
propre âme à voix haute, et tout l’Univers avec des signes silencieux continuels,
disent, Cela ne se peut. Il doit se venger ; être lui-même le vengeur, redevenir bon luimême, – pour que le mien soit à moi, le tien soit à toi, et que chaque élément étant
assis sur sa propre base, l’ordre soit restauré. Il y a quelque chose d’infiniment
respectable dans cela, et d’universellement respectée peut-on dire ; c’est la marque
commune de l’humanité se manifestant en chacun de nous, la base du bon côté en
chacun de nous, et au-delà des diversités superficielles, la même chez tous.
De même que le désordre, malsain dans sa nature même, est la chose la plus
détestable pour l’homme, qui vit de bon sens et d’ordre, l’injustice est, elle, le pire
démon, dans ce monde. Tous les hommes se soumettent au labeur, à la déception, au
malheur ; c’est leur lot ici-bas ; mais dans tous les cœurs, maîtrisant la logique
sceptique, la peine, la perversion ou le désespoir lui-même, il existe encore une petite
voix affirmant que là n’est pas notre destinée finale ; que aussi fou, inutile, incohérent
que cela paraisse, un Dieu préside à tout cela ; que ce n’est pas une injustice, mais une
justice. La force elle-même, le désespoir de la résistance, a sans doute un effet
apaisant ; – contre les Simouns endormis, et beaucoup d’autres afflictions du même
30
Thomas Carlyle – Le Chartisme
genre, nous avons constaté qu’elle était suffisante pour produire un calme complet. Il
faut dire cependant qu’une Injustice permanente même émanant d’un Pouvoir Infini
se révèlerait insupportable pour les hommes. Si les hommes avaient perdu leur foi en
Dieu, leur seul recours contre un Non-Dieu aveugle, de Nécessité et de Machinisme,
qui les retiendrait comme une hideuse Machine à Vapeur Mondiale, comme un
hideux Taureau de Phalaris 22 , emprisonné dans son propre ventre de fer, serait, avec
ou sans espoir, – la révolte. Ils pourraient, ainsi que Novalis le dit, en un “acte de
suicide simultané universel”, sortir de la Machine à Vapeur Mondiale ; et finir, sinon
par une victoire, du moins dans l’invincibilité, en protestant de façon indomptable
contre l’échec et la stupidité d’une telle Machine à Vapeur Mondiale.
La conquête est évidemment une réalité qu’on rencontre souvent ; la conquête, qui
ne paraît qu’abus et violence, s’avère elle-même être partout un droit parmi les
hommes. Néanmoins si l’on examine la question, il apparaît que dans ce monde,
aucune conquête ne peut jamais devenir permanente si elle n’apporte pas elle-même
un bénéfice aussi bien aux conquis qu’aux conquérants. Mithridate Roi du Pont, en
dernier recours, “en appela au patriotisme de son peuple” ; mais l’histoire dit qu’“il
l’avait exploité, tondu et pillé pendant de longues années” ; ses réquisitions, illégales,
dévastatrices, comme le vent tourbillonnant, étaient moins supportables que la
rigueur et la méthode romaines, légales mais jamais aussi sévères : il en appela alors
à leur patriotisme en vain. Les Romains vainquirent Mithridate. Les Romains, ayant
conquis le monde, gardèrent leurs conquêtes, car ils étaient les mieux à même de
bien gouverner le monde ; la masse des humains ne trouvait nullement urgent de se
révolter ; leur fantaisie pouvait plus ou moins en souffrir, mais leurs intérêts profonds
s’en trouvaient mieux qu’avant.
En Angleterre aussi, il y a longtemps, les vieux Nobles Saxons, désunis, et de
puissance quasiment égale, ne purent pas gouverner correctement le pays ; à la mort
d’Harold, leur dernière chance de gouverner, autrement que dans l’anarchie et la
guerre civile, était passée : une nouvelle classe de Nobles Normands puissants,
arrivant avec un homme puissant, avec une succession d’hommes puissants à sa tête,
non désunis, mais unis par de nombreux liens, par leur grande communauté de
langues et d’intérêts, ne fut-ce que cela, était en mesure de gouverner le pays ; et le
gouverna, on peut le supposer, d’une façon assez supportable, sinon elle ne se serait
pas maintenue. Ils agissaient, peu conscients d’une telle fonction de leur part, comme
une immense Force de Police volontaire, stationnant partout, unie, disciplinée,
organisée de façon féodale, prête à l’action ; de solides hommes teutons ; qui, dans
22
Phalaris, tyran de Sicile (6ème siècle avant Jésus-Christ), faisait griller ses victimes vivantes dans un
taureau de bronze.
31
Thomas Carlyle – Le Chartisme
l’ensemble, s’avérèrent efficaces, et conduisirent ce sauvage peuple teuton vers l’unité
et la coopération pacifique d’une façon meilleure que d’autres auraient pu le faire !
Que pouvoir-faire, si on l’interprète bien, s’unisse de lui-même à devoir-faire parmi
les mortels ; que la puissance agisse toujours en tant que bras droit de la justice ; que
les droits et les devoirs, si terriblement différents a priori, soient toujours à long
terme unis et semblables, – tout cela est une considération réjouissante, qui toujours
dans les tourbillons de la sombre tempête de l’histoire du monde, nous éclairera,
comme une étoile polaire éternelle.
De la conquête, on peut dire qu’elle ne résulte jamais de la force brutale et de la
contrainte ; les conquêtes de ce genre ne durent pas. La conquête, associée au pouvoir
de la contrainte, universellement indispensable dans la société humaine, doit être
bénéfique, sinon les hommes, les hommes d’une trempe normale, s’en
débarrasseront. L’homme fort, qu’est-il si l’on y réfléchit ? L’homme sage ; l’homme
doté de méthode, de loyauté et de valeur, tous ces éléments constituant la base de la
sagesse ; qui a une idée de quoi est quoi, de ce qui découlera de quoi, qui a l’œil pour
voir et la main pour faire ; qui est apte à administrer, diriger, et commander selon
une direction : c’est l’homme fort. Ses muscles et ses os ne sont pas plus solides que
les nôtres ; mais son âme l’est, son âme est plus sage, plus clairvoyante, – meilleure et
plus noble, car cela est, a été, et restera la racine de toute clarté digne de ce nom. Cela
est beau, c’est un rayon de cette même étoile polaire éternelle éclairant les destinées
humaines, que tout le talent, toute l’intelligence soient d’abord moraux ; – que serait
le monde sans cela ! Mais c’est toujours le cœur qui voit, avant que la tête puisse voir :
sachons-le ; et sachons donc que le Bien seul est immortel et victorieux, que l’Espoir
est certain et inébranlable, dans toutes les phases de ce “Lieu d’Espoir”. – La
sournoiserie, les caprices, la ruse du procureur sont un genre de choses qui s’imagine,
et que l’on imagine souvent être du talent ; mais heureusement on se trompe. Cela
pourrait réussir, ce qu’on appelle réussir ; et doit même généralement réussir, si les
distributeurs de succès sont d’une réelle stupidité : les hommes d’une réelle stupidité
lui diront nécessairement, “tu es la sagesse, à toi de gouverner !” Sur ce il gouverne.
Mais la Nature répond : “Non, ton gouvernement n’est pas en accord avec mes lois ;
ta sagesse n’était pas assez sage ! Me prends-tu aussi pour un Charlatan ? Pour un
genre de Conventionnel ou de Procureur ? Cette ivraie que tu as semée en mon sein,
bien qu’elle soit passée dans l’isoloir et ailleurs pour du blé, je n’en obtiendrai pas de
farine, car c’est de l’ivraie !”
Mais revenons au sujet. L’injustice, l’infidélité à la vérité, à la réalité et à l’ordre
naturel, étant le seul véritable démon sous le soleil, et le sentiment d’injustice, la
seule souffrance intolérable sous le soleil, notre grande question relative à la
condition des travailleurs serait : Est-ce juste ? Et d’abord, Quelle idée se sont-ils faits
32
Thomas Carlyle – Le Chartisme
concernant la justice ? Les mots qu’ils prononcent en guise de réponse sont
remarquables ; leurs actes sont encore plus remarquables. Le Chartisme avec ses
piques, brandissant son briquet, parle très fort quoique de manière inarticulée. La
Pègre de Glasgow parle fort aussi, dans une langue que l’on pourrait fort bien
qualifier d’infernale. Quel genre de “justice sauvage” peut-il y avoir dans le cœur de
ces hommes qui la rendent, assemblés en conclave pour de froides délibérations,
condamnant leur frère travailleur, en tant que déserteur de sa classe et de la cause de
sa classe, à la mort comme traître et déserteur ; et qui la font exécuter, si ce n’est par
un juge et bourreau du domaine public, alors par un du domaine privé ; – comme
cette vieille Chevalerie de Sainte Vehme 23 , et son Tribunal Secret prennent soudain
sous ces traits étranges un air de nouveauté ; se dressant soudain une fois encore sous
notre regard ébahi, vêtus maintenant non plus de cottes de maille mais de vestons de
futaine, se réunissant non plus dans les forêts de Westphalie mais dans la
Gallowgate 24 pavée de Glasgow ! Ce n’est pas l’obéissance par amour sincère pour
ceux qui leur sont supérieurs, mais une humeur bien différente qui doit animer ces
hommes ! C’est assez effrayant. Cette humeur doit être très répandue, virulente parmi
les masses, lorsque poussée dans ses extrêmes retranchements, elle peut prendre une
telle forme chez quelques uns. Mais en effet une détérioration de la loyauté dans tous
les sens du terme, une insoumission, une détérioration de la foi religieuse, ont été
observées et sont à déplorer depuis longtemps dans cette vaste classe, comme dans
d’autres plus restreintes. La révolte, cet état menaçant et vengeur de révolte contre les
classes supérieures, le manque de respect pour les ordres des supérieurs temporels, la
diminution de la foi en l’enseignement de leurs supérieurs spirituels, deviennent de
plus en plus l’attitude universelle des classes inférieures. Une telle attitude peut être
blâmée, peut être justifiée ; mais tous les hommes doivent en reconnaître
l’importance, tous peuvent savoir qu’elle est affligeante, et que sauf changement elle
sera fatale. Des classes inférieures dans une telle dépendance des classes supérieures,
cela n’est pas le fait des nations heureuses ! À toutes les autres peines que les classes
inférieures ont à subir, il faut ajouter maintenant une souffrance plus amère et plus
triste : la conviction insupportable qu’elles ne sont pas traitées correctement, que leur
sort dans ce monde n’est pas fondé sur le droit, ni sur la nécessité et le devoir, et n’est
ni ce qu’il devrait être, ni ce qu’il pourrait être.
Pourquoi alors s’interroge-t-on sur le Chartisme, les Syndicats de Glasgow, et ainsi
de suite ? Est-ce que la grande Europe n’a pas entendu la question, et la réponse, à
23
Chevalerie de Ste Vehme : système de tribunaux irréguliers et secrets se tenant en Allemagne, en
particulier en Wesphalie, au 14ème et 15ème siècles.
24
Entrée des potences.
33
Thomas Carlyle – Le Chartisme
grande échelle ; la REVOLUTION FRANÇAISE n’a-t-elle pas eu lieu ? Depuis l’année 1789,
un demi-siècle est passé ; et la Révolution Française n’en n’a pas fini ! Celui qui se
penchera sur cet énorme phénomène lui trouvera bien des significations, mais l’une
d’elles est la base de toutes : C’est que ce fut une révolte des classes inférieures
opprimées contre l’oppression ou la négligence des classes supérieures : pas
seulement une révolte française ; non, une révolte européenne ; pleine d’un sévère
avertissement à tous les pays d’Europe. Ces Chartismes, Radicalismes, Loi de
Réforme, Loi du Dixième, et quantités d’autres divergences, ainsi que les arguments
et le jargon acerbes encore à venir, sont notre Révolution Française : Dieu croit que
nous serons capables, avec nos meilleures méthodes, de régler ça par la discussion
uniquement !
La Révolution Française, maintenant que nous avons suffisamment fulminé contre
ses horreurs et ses crimes, s’avère en outre avoir renfermé une grande signification.
Car en effet, quel grand événement s’est-il jamais produit dans ce monde, monde
toujours présumé être créé et gouverné par la Providence et la Sagesse, pas par
l’Imprudence, sans avoir une signification ? C’était la voix d’une proclamation
passablement distincte, et un oyez ! universel s’adressant à tous, ceux de vingt-trois
ans de combat rapproché, de siège, de guerre, avec un ou deux millions de morts : le
monde doit savoir aujourd’hui qu’il avait une importance réellement sérieuse, ce
Phénomène-là, et avait ses propres raisons d’apparaître là ! Ce que par conséquent le
monde commence à faire maintenant. La Révolution Française est, ou commence à
être partout considérée, “comme le phénomène culminant de notre Époque Moderne ;
la fin triste et inévitable de beaucoup de choses ; le début, inquiétant, mais aussi
merveilleux, indispensable et tristement bénéfique de beaucoup de choses”. Celui qui
cherche une explication à l’agitation des luttes et des convulsions de la société
européenne, dans tous les pays, aujourd’hui, peut la trouver écrite en grosses lettres
éblouissantes, dans le phénomène le plus bouleversant du dernier millénaire.
L’Europe est languissante, bloquée, moribonde ; débarrassée des charlatans, des
sorcières, – existe-t-il une sorcière, ou un spectre de l’Enfer, aussi méchant, hideux
que votre charlatan accrédité, n’a-t-il jamais été aussi bien rasé de près, doucereux,
convaincant pour lui-même et les autres ? Débarrassée des charlatans : dans cette
expression se trouve toute la misère possible. L’illusion dans tous les domaines usurpe
la place de la réalité, chasse la réalité ; au lieu de la représentation, c’est une apparence
de représentation. Le charlatan est l’Incarnation du Mensonge ; et il parle, et crie et
fait de simples faux, que la Nature dans sa vérité doit renier. En tant que prêtre en
chef, que gouverneur en chef, il se tient là, jouissant de la confiance de beaucoup.
Époux du “Champ du Temps” ; il est le semeur à la journée, engagé et solennellement
désigné cette année pour ensemencer de blé la bonne vraie terre, pour que l’an
34
Thomas Carlyle – Le Chartisme
prochain tous les hommes aient du pain. Lui, misérable mortel, décevant pour les
autres et lui-même, ensemence, comme on dit, non pas avec le blé mais avec l’ivraie ;
le monde, ne doutant de rien, lui paye son salaire, le renvoie avec une bénédiction, et
– l’année suivante, le blé n’a pas levé. La Nature a désavoué l’ivraie, refusé de la
cultiver, et s’aperçoit maintenant qu’il n’y a pas de pain ! Il devient nécessaire, dans
ces conditions, de faire plusieurs choses ; non des choses agréables pour certaines
d’entre elles, mais des choses difficiles.
Nous n’ajouterons pas que les circonstances réelles dans lesquelles les charlatans
en nombre inhabituel prennent le dessus, indiquent que le cœur du monde est déjà
mauvais. L’imposteur est perfide ; mais ses dupes ne sont pas nettes non plus : la
première n’est-elle pas la plus perfide de toutes, – à savoir lui-même ? Les hommes
sincères, dont l’intelligence n’est jamais si limitée, reconnaissent d’instinct la
sincérité. Le Méphistophélès le plus rusé ne peut pas tromper une simple Marguerite
au cœur honnête 25 ; “C’est écrit sur son front”. Quantités de gens pouvant être
entraînés par des charlatans, ont eux-mêmes un esprit en partie déloyal. Hélas, de
nos jours, on en est arrivé à croire de façon universelle, ceci étant le savoir autorisé, et
le contraire n’étant qu’enthousiasme puéril, en cette incrédulité la plus affligeante, à
savoir qu’il n’existe à proprement parler aucune vérité dans le monde ; que le monde
était, a été ou ne pourra jamais être dirigé, que par la simulation, la dissimulation, et
la pratique suffisamment habile de la comédie. La foi des hommes est morte : en ceux
qui ont des guinées en poche, des hallebardiers les suivant, et des canons roulant
lourdement devant eux, ils peuvent croire ; en ceux qui n’ont rien de cela il ne
peuvent pas croire. Le sens du vrai et du faux a disparu ; il n’existe plus en réalité de
vrai et de faux. C’est l’avènement de l’Imposture ; de l’Apparence se reconnaissant
elle-même, et étant reconnue, pour la Substance. Des multitudes écoutent bouche
bée ; des multitudes sourdes veulent simplement voir que tout va bien ; et que tout
est dans l’ordre naturel. Les hommes honnêtes, un sur un million, se taisent ;
s’interdisent de réfléchir, car il n’y a rien à dire. À eux il apparaît aussi que la vie
spirituelle a disparu ; que la vie matérielle, quelle qu’en soit la forme, ne peut plus
rester en arrière. Pour eux, c’est comme si notre Europe du Dix-huitième siècle,
longtemps conduite par des sorcières, tourmentée par des enchanteurs fous, pour
finir par les splendides Parcs-aux-cerfs maléfiques 26 et les “paysans vivant de balles
de grain et d’herbe bouillie”, se laissait mourir et disparaître ; et divaguait
maintenant, avec ses Philosophies Françaises, ses Scepticismes à la Hume, ses
Athéismes à la Diderot, jusqu’au délire final ; se contorsionnait, avec ses guerres de
25
Goethe. “Faust”.
26
Référence aux parcs aux biches de Versailles. “La Révolution Française”.
35
Thomas Carlyle – Le Chartisme
sept ans, guerres de voleurs en Silésie, jusqu’à l’agonie finale. Grâce à Dieu, notre
Europe n’était pas destinée à mourir mais à vivre ! Notre Europe s’est relevée comme
un géant frénétique ; s’est débarrassée de cette tromperie magique empoisonnée en
se secouant à droite et à gauche, en l’écrasant violemment du pied ; et a déclaré haut
et fort qu’elle avait la force, pas simplement de vivre, mais de vivre une nouvelle vie
infiniment plus variée. Comme Antée, le géant a encore une fois tapé du pied sur la
Réalité et la Terre ; là seulement, s’ils existent dans l’Univers, résident la force et le
remède. Le Ciel sait que ce n’était pas une bonne méthode ; qu’importe que ce soit
une méthode épouvantable, celle-là même de la “destruction du Phénix par le feu” !
Mais c’était ça ou la mort ; les Cieux miséricordieux, miséricordieux dans leur
sévérité, nous l’ont envoyée malgré tout.
Et donc les “droits de l’homme” allaient être mis noir sur blanc ; et réécrits après
mise à l’essai jusqu’à l’élaboration finale, en traversant des batailles et des luttes
grandioses, des conflits entre les parties, d’un côté à l’autre de la terre, pendant vingttrois ans. Droits de l’homme, torts de l’homme ? C’est une question qui a submergé
toutes les nations et les générations ; une question que nous ne traiterons pas ici.
Éloignons-nous en ! La logique a peu à voir avec cette question aujourd’hui ; la
logique ne trouvera pas de plomb pour faire son éloge. Mais pourtant les droits de
l’homme, comme on ne l’a malheureusement pas noté, méritent peu d’attention
comparativement aux devoirs de l’homme, – quelle proportion de ses droits peuvent
représenter ses chances de faire le bien ! Les droits précis et définitifs de l’homme se
trouvent au plus profond de l’Idéal, là où “l’Idéal épouse le Possible”, comme disent
les philosophes. Les droits de l’homme établis temporairement ne varient pas d’un
pouce, selon le lieu et l’heure. On sait qu’ils dépendent surtout des convictions des
hommes à leur sujet. L’épouse des Highlands, son mari étant au pied de la potence,
lui tapa sur l’épaule (selon la vérité historique de Joseph Miller) 27 , et lui dit en
larmes : “Monte, Donald, mon homme ; Dieu te l’ordonne”. À ses yeux, les droits des
Dieux étaient grands, les droits des hommes petits ; et elle acquiesça. Le Député
Lapoule, dans la Salle des Menus de Versailles 28 , le 4 août 1789, réclama (il le
“réclama” vraiment et l’obtint à l’unanimité) que la “loi obsolète” autorisant le
Seigneur, de retour de la chasse ou autre activité fatigante, à abattre deux ou plus de
ses vassaux, et à rafraîchir ses pieds dans leurs entrailles et leur sang chaud, soit
“abrogée”. Entre cette loi obsolète, ou folle tradition et fantasme d’une loi obsolète, et
la loi sur le blé, la loi sur les jeux, la loi sur les municipalités corrompues, et les autres
lois et pratiques revendiquées à notre époque, quel chemin parcouru !
27
“Les plaisanteries de Joe Miller”, recueil d’anecdotes publié pour la première fois en 1739.
28
“La Révolution Française”.
36
Thomas Carlyle – Le Chartisme
Quels sont les droits des hommes ! Tous les hommes ont raison de revendiquer et
d’agir pour leurs droits ; de plus, raison ou pas, ils le feront : au moyen des
Chartismes, des Radicalismes, des Révolutions Françaises, ou d’autres méthodes
dont ils disposent. Les droits sont certainement justes : d’autre part, cette autre
affirmation est très vraie : “Employez les hommes conformément à leurs droits, et qui
pourra échapper au fouet ?” 29 Ces deux choses, dit-on, sont justes ; et les deux sont
essentielles pour constituer l’entière vérité. Tous les hommes bons savent et sentent
toujours, chacun pour soit, que l’un n’est pas moins juste que l’autre ; et agissent en
conséquence. La contradiction n’est que superficielle ; comme dans les aspects
opposés d’un même fait : nous avons ici le dualisme universel de la vie. Entre ces
deux extrêmes, la société et toutes les choses humaines doivent s’adapter
continuellement du mieux qu’elles peuvent.
Et pourtant il existe réellement des “droits de l’homme”, qu’aucun mortel n’en
doute. Un idéal de droit est ancré dans tous les hommes, dans toutes les dispositions,
les tractations et les méthodes des hommes : c’est vers cet idéal de droit, se
développant de plus en plus au fur et à mesure qu’on s’en approche, que la société
humaine tend et oriente toujours sa lutte. On dit aussi que toute chose est soit juste
soit injuste ; aussi obscures que soient les discussions et les luttes la concernant, toute
chose telle qu’elle se présente est, immanquablement, l’un ou l’autre. Ajoutons
simplement à cela que, premier et dernier élément de foi, alpha et oméga de toute foi
parmi les hommes, rien d’injuste ne peut espérer se perpétuer dans ce monde. Une
foi véritable en tous temps, plus ou moins oubliée la plupart du temps, mais aussi
terriblement remise en mémoire à notre époque ! Les fusillades de Lyon, les noyades
de Nantes, le règne de la terreur et d’autres explosions et grondements de batailles
dans l’univers ; ces événements, si nous les comprenons, ne constituent qu’un
plaidoyer irréfragable en leur défaveur. Il semblerait que les Apparences qui ne sont
pas des Réalités ne doivent plus peupler ce monde. Il semblerait que la chose injuste
n’ait pas d’ami au Ciel, et une majorité contre elle sur la Terre ; qu’elle compte même
à la base tous les hommes comme ses ennemis ; qu’elle puisse trouver abri dans une
illusion puis une autre, mais que chassée d’illusion en illusion elle n’en trouve plus
pour s’abriter et qu’elle doive marcher pour aller ailleurs ; – que, en un mot, elle
doive sans cesse se préparer à un départ convenable, avant qu’un départ inconvenant,
une expulsion ignominieuse, un coup violent et un incendie même, ne s’abatte sur
elle !
Hélas, quelle nouveauté y avait-il là ? N’est-il pas indubitable, et depuis longtemps
que la Contre-vérité, l’Injustice qui est la Contre-vérité en action, n’a pas le pouvoir
29
“Hamlet”, Acte 2, Scène II.
37
Thomas Carlyle – Le Chartisme
de se perpétuer dans l’Univers juste qui est le nôtre ? La nouvelle était vieille comme
le monde, ou même plus, aussi vieille que l’Enfer de Lucifer : et pourtant à cette
époque malheureusement c’était une vraie nouvelle, inattendue, incroyable ; et il a
fallu les tremblements de terre et les chocs des nations avant qu’on veuille, tant soit
peu, l’écouter, et la prendre à cœur ! Prenons-la à cœur, connaissons-la bien, pour
que de nouveaux bouleversements ne soient pas nécessaires. Elle doit être partout
connue et prise à cœur, avant que l’on puisse prétendre à la paix. Cela nous semble le
secret de notre époque torturée ; ce qu’il est si facile de mettre par écrit, ce qu’il a été
et sera si difficile de réaliser. Tous les hommes sincères, grands et petits, chacun dans
son milieu, contribuent consciemment ou pas à cette réalisation ; tous les hommes
perfides et à demi-sincères se dépensent sans résultat pour l’empêcher.
38
Thomas Carlyle – Le Chartisme
6
Le Laissez-faire
De tous ces formidables événements, avec les vérités anciennes et nouvelles qu’ils
renferment, que de conclusions nombreuses et pratiques on peut tirer ! Les
événements sont des enseignements écrits, scintillant en énormes caractères
hiéroglyphiques, pour que tous puissent les lire et les connaître : la terreur et
l’horreur qu’ils inspirent ne constituent que l’introduction à la vérité qu’ils doivent
nous apprendre ; terreur simplement gaspillée si elle n’est pas source
d’enseignement. Des conclusions suffisantes ; très didactiques, pouvant être mises en
pratique dans tous les départements des affaires anglaises ! Une conclusion, mais
englobant toutes les autres, nous satisfera ici ; à savoir : Que le Laissez-faire a joué
un grand rôle dans de nombreux secteurs ; que dans le secteur des Classes
Laborieuses, le Laissez-faire ayant fait admettre sa Nouvelle Loi sur les Pauvres, a
atteint un état suicidaire, et maintenant, au-delà du suicide, est étendu agonisant,
dans les rassemblements aux flambeaux et d’autres du même genre ; que, en bref, un
gouvernement des classes inférieures par les classes supérieures selon le principe du
Débrouillez-vous n’est plus possible en Angleterre aujourd’hui. C’est là la conclusion
englobant toutes les autres. Car il ne peut pas y avoir d’acte ou d’agissement
quelconque, tant qu’il n’aura pas été reconnu qu’il y a quelque chose à faire ; la chose
étant reconnue, agir de mille façons différentes devient possible. Les Classes
Laborieuses ne peuvent pas continuer plus longtemps sans gouvernement ; sans être
réellement dirigées et gouvernées ; l’Angleterre ne peut pas se maintenir en paix tant
que, par un moyen ou un autre, une direction ou un gouvernement quelconque ne
leur ait pas été donné.
Car, hélas à nous aussi la vérité toute nue s’est imposée. Les emballages et les
apparences sont tombés, le fait brut et nu se présente à nous : Ces millions d’hommes
sont-ils éduqués ? Sont-ils dirigés ? Nous avons une Église, la vénérable incarnation
d’une idée qui s’intitule divine ; que nos pères depuis longtemps, la ressentant
comme divine, ont choisi comme incarnation, nous le constatons : c’est une Église
riche en équipement et en moyens ; éduquée à l’université ; aisée ; occupant des
positions enviées par tous, honorées par tous. Nous avons une Aristocratie aux
richesses d’origines terrienne ou commerciale, qui tient dans ses mains la fabrication
et l’administration des lois ; une Aristocratie riche, puissante, bien en place depuis
longtemps ; une Aristocratie qui dispose de plus de possibilités que, dans aucun pays
39
Thomas Carlyle – Le Chartisme
ou à aucune époque, une classe d’homme n’eut jamais entre les mains. Cette Église
répond : Oui, le peuple est éduqué. Cette Aristocratie, ébahie sur tous les points,
répond : Oui, bien sûr le peuple est dirigé ! N’adopte-t-on pas au Parlement les
décrets nécessaires ; pas moins de trente-neuf pour la chasse à la perdrix seulement ?
N’y a-t-il pas des moulins à pied dans les prisons, des gibets ; des hôpitaux même, des
secours pour les pauvres, une Nouvelle Loi sur les Pauvres ? Ainsi répond l’Église ;
ainsi répond l’Aristocratie, ébahie sur tous les points.
La réalité, pendant ce temps, prend sa boîte d’allumettes, met le feu aux meules de
blé ; diffuse sa lumière plutôt déprimante sur de nombreuses choses. La réalité est à
la recherche de son tiers de ration de pommes de terre, pas avec la meilleure humeur,
pendant trente-six semaines par an ; et ne la trouve pas. La réalité se joint
passionnément au Messie Tom de Canterbury, et se fait tirer dessus par une nouvelle
cinquième monarchie amenée par Bedlam 30 . La réalité garde sa chevalerie de Ste
Vehme en veston de futaine dans la Cité de Glasgow. La réalité promène sa Pétition
dans les rues de Londres, espérant que vous aurez simplement la bonté de lui
accorder le suffrage universel et les “cinq points”, comme remède. Ce ne sont pas là
les symptômes de l’éducation et de la direction.
Au fond, ce Laissez-faire n’est-il pas une chose singulière depuis le début ? Aussi
sage qu’une abdication de la part des gouvernants ; une reconnaissance qu’ils sont
donc incompétents pour gouverner, qu’ils ne sont pas là du tout pour gouverner, mais
pour – on ne le sait pas. La revendication universelle du Laissez-faire pour le peuple
de la part de ses gouvernants ou des classes supérieures, est une revendication douce
à entendre ; mais elle n’est qu’une étape en moins parmi les plus désastreuses.
“Laissez-faire”, s’exclame un écrivain allemand 31 sardonique, “Quel est cet appel
universel au Laissez-faire ? Cela signifie-t-il que les affaires humaines n’ont pas
besoin de direction ; que la sagesse et la prévoyance ne peuvent pas les diriger mieux
que la folie et le hasard ? Hélas, cela ne signifie-t-il pas : “Une telle direction est pire
que pas de direction du tout ! Libérez-nous de votre direction ; mangez votre salaire,
et dormez !” Et maintenant que la direction est devenue indispensable, et que le
sommeil continue, qu’advient-il du sommeil et des salaires ? – Dans les circonstances
absolument étonnantes auxquelles nous a conduit le Dix-huitième Siècle, à l’époque
d’Adam Smith, le Laissez-faire était un appel raisonnable ; – car en effet, en toutes
30
En mai 1838, un fanatique religieux, J. N. Tom, ou, comme il préférait, “Sir William Courtenay, Roi
de Jérusalem, Prince d’Arabie, Roi des Gitans”, réunit derrière lui des travailleurs du Kent et, après avoir
tué un milicien, engagea une bataille avec la milice près de Canterbury. Tom et quelques douzaines de ses
partisans furent tués.
31
Sauerteig, personnage imaginé par Carlyle.
40
Thomas Carlyle – Le Chartisme
circonstances, un gouvernant sage trouvera un sens au principe de l’appel. Aux
gouvernants sages vous crierez : “Voyez ce que vous voulez abandonner ou pas”. Aux
gouvernants insensés, aux Grecs en colère prenant à la gorge d’autres Grecs en colère
sur le sol d’un St Stephen 32 , vous crierez : “Abandonnez tout ; par égard pour les
Cieux, ne vous mêlez de rien !”
Comment le Laissez-faire peut s’adapter dans d’autres régions on ne le sait pas :
mais on peut supposer, et se demander si les événements, partout dans l’histoire
mondiale, et dans l’histoire des régions, dans un dialecte ou un autre, ne disent pas,
Que concernant les ordres inférieurs de la société, et leurs gouvernement et direction,
le principe du Laissez-faire n’est plus en vigueur, et n’est plus du tout applicable, dans
cette Europe qui est la nôtre, encore moins dans cette Angleterre qui est la nôtre. Pas
de mauvais gouvernement, ni encore de non-gouvernement ; un gouvernement seul
fera l’affaire maintenant. Quelle est la signification des “cinq points”, si l’on veut bien
comprendre ? Que sont tous les troubles populaires et les vociférations les plus
insensées, de Peterloo à la Place de Grève elle-même ? 33 Les vociférations, les cris
inarticulés comme ceux d’une bête en rage et dans la souffrance ; à l’oreille de la
sagesse, ce sont des prières inarticulées : “Dirige moi, gouverne moi ! Je suis fou et
misérable, et ne peut pas me diriger moi-même !” De tous les “droits de l’homme”, ce
droit de l’homme ignorant à être dirigé par le plus sage, à être, de gré ou de force,
maintenu dans le droit chemin par lui, est certainement le plus indiscutable. La
Nature elle-même l’ordonne dès le départ ; la Société lutte pour la perfection en
l’imposant et en le réalisant encore et encore. Si la Liberté a un sens, elle signifie la
jouissance de ce droit, en même temps que celle de tous les autres droits. C’est un
droit et un devoir sacré, pour les deux parties ; et il résume tous les devoirs sociaux
variés liant les deux. Pourquoi l’une travaille de ses mains, si l’autre n’est pas tenue de
travailler, encore plus inlassablement, avec son cœur et sa tête ? Pour l’artisan musclé,
ce n’est pas un jeu d’enfant que de mouler des blocs bruts et rigides ; la direction des
homme ne se fait pas en dilettante non plus ; ce qui se passe lorsqu’on agit en
dilettante, on l’a vu ! Le cheval sauvage bondissant sans abri dans le désert, n’est pas
conduit à l’écurie et à la mangeoire ; mais il ne travaille pas non plus pour vous, pour
lui seulement.
La démocratie, nous le savons bien, ce qu’on appelle l’“auto-administration” de la
foule par elle-même, est ce qu’on réclame en paroles passionnées partout
32
Membres raisonneurs de la Chambre des Communes.
33
Peterloo : site historique d’agitation sociale. Le massacre de Peterloo se produisit à Manchester en
1819, lorsqu’une foule de plus de 50 000 personnes, assemblée pour écouter l’orateur radical, Henry
Hunt, fut dispersée par la milice. Il y eu onze morts et plus de quatre cent blessés.
41
Thomas Carlyle – Le Chartisme
aujourd’hui. La démocratie a fait de rapides progrès au cours de ces derniers temps,
et toujours plus rapides, avec un taux d’accélération périlleux ; c’est vers la
démocratie, et cela seulement, que le progrès des choses tend partout, en tant que but
final et ligne d’arrivée. Ainsi pensent, ainsi revendiquent les masses partout. Et
pourtant les hommes peuvent voir, vision bénéfique pour beaucoup, que la
démocratie ne constitue pas une finalité ; qu’avec une victoire complète de la
démocratie, rien n’est encore gagné, – sauf la vanité et la possible chance de gagner !
La démocratie est par nature, une activité s’auto-annulant ; et aboutit à long terme à
un résultat net égal à zéro. Lorsqu’on peut se passer de gouvernement, sauf celui du
milicien local, comme en Amérique avec ses terres sans limites, et que tout homme a
la possibilité d’obtenir du travail et un salaire, la démocratie peut se maintenir ; pas
ailleurs, sauf brièvement, en tant que transition rapide vers quelque chose d’autre et
de meilleur. Jamais encore la démocratie, d’après ce que l’on sait, n’a été capable
d’accomplir de grandes tâches, hormis celle de s’annuler elle-même. Rome et Athènes
sont des sujets d’école ; incontournables sur le thème. À Rome et à Athènes, comme
en d’autres lieux, si l’on procède à un examen concret, on découvrira que ce n’est pas
par le vote à haute voix et le débat à plusieurs, mais par l’observation et l’organisation
judicieuses de quelques-uns que la tâche fut accomplie. Il en est toujours ainsi, il en
sera toujours ainsi.
La Convention française était un Parlement élu “par les cinq points”, avec des
urnes, le suffrage universel, et ainsi de suite, aussi parfait qu’un Parlement peut
espérer l’être dans ce monde ; et avait évidemment beaucoup de travail à faire, et le
fit. La Convention française dut cesser d’être un Parlement libre, et devenir plus
arbitraire qu’un Sultan Bajazet, faute de pouvoir subsister. Elle dut se débarrasser de
ses Girondins chicaniers, élire son Comité de Salut public, guillotiner pour réduire au
silence et éliminer tous ceux qui la contre-disaient, et gérer et travailler littéralement
avec le plus sévère despotisme jamais vu en Europe, avant de pouvoir vraiment gérer.
Napoléon n’était pas président de la république ; Cromwell essaya sérieusement de
gérer de cette façon, mais n’y réussit pas. Eux, “les soldats armés de la démocratie”,
durent enchaîner la démocratie à leurs pieds, et devenir despotiques envers elle,
avant de pouvoir atteindre l’obscur et sérieux objet de la démocratie elle-même !
La démocratie, où qu’on la rencontre dans notre Europe, ne peut être considérée
que comme une méthode contrôlée de rébellion et d’abrogation ; elle abroge les
anciennes dispositions des choses ; et lègue, comme on dit, le zéro et le vide pour
l’institution de nouvelles dispositions. C’est l’apogée du Non-gouvernement et du
Laissez-faire. Cela peut paraître naturel pour notre Europe actuelle ; mais ne peut
pas constituer une fin. Pas vers l’impossibilité, “l’autogestion” d’une multitude par
une multitude ; mais une possibilité, un gouvernement par les plus sages, voilà vers
42
Thomas Carlyle – Le Chartisme
quoi tend la lutte de l’Europe en déroute. La possibilité la plus souhaitable : non pas
un mauvais gouvernement, non pas le Laissez-faire, mais un véritable
gouvernement ! Ne peut-on discerner aussi, à travers toute cette turbulence
démocratique, ce cliquetis des urnes et cette affligeante cacophonie sans fin,
nécessaire ou pas, que fondamentalement le souhait et la prière de tous les cœurs
humains, partout et toujours est : “Donnez-moi un chef ; un vrai chef ; pas une
imitation de chef ; un vrai chef, qui puisse me guider sur la bonne voie, envers qui je
puisse être loyal, auquel je puisse jurer fidélité, et que je puisse suivre en sentant que
tout va bien pour moi !” La relation entre l’élève et le professeur, entre le loyal sujet et
le roi-guide, est, sous un angle ou un autre, l’élément vital de la Société humaine ; lui
est indispensable, est éternelle ; sans elle, comme un corps privé de son âme, la
société s’éteint, et comme une horrible solution répugnante s’élimine et disparaît.
Mais vraiment au temps où, avec leur nouvel Évangile sévère, les Apparences qui
ne sont pas des Réalités ne peuvent pas durer, toutes les Aristocraties, les Clergés, les
Autorités, sont mises en demeure de réfléchir. Qu’est-ce que l’Aristocratie ? Une
corporation des Meilleurs, des plus Braves. Pour cette raison, avec joie, en toute
loyauté, les hommes sont prêts à donner la moitié de leurs biens, pour équiper et
décorer les Meilleurs, pour les loger dans des palaces, pour les mettre au-dessus de
tout. Car c’est dans la nature des hommes, de tout temps, d’honorer et d’aimer les
Meilleurs ; de les honorer sans limites. Si l’Aristocratie est encore une corporation des
Meilleurs, est à l’abri de tout danger, la terre qu’elle gouverne reste une terre sûre et
bénite. Si l’Aristocratie n’essaie même pas d’être cela, mais n’en a que l’enveloppe ; si
elle n’est pas sûre ; alors la terre qu’elle gouverne n’est pas sûre non plus ! Car
aujourd’hui il nous faut malheureusement trouver une réelle Aristocratie, une
Aristocratie de façade, aussi plausible soit-elle, ne nous convenant plus. D’une façon
ou d’une autre, le monde doit absolument être gouverné ; si ce n’est pas par cette
classe d’hommes, ce sera par une autre. On peut prédire, sans beaucoup de risque,
que l’ère de la routine touche à sa fin. Seules la sagesse et l’aptitude, loyales,
courageuses, zélées, pas faciles mais pénibles, l’effort continu donneront satisfaction.
Quoi qu’il en coûte, d’une façon ou d’une autre, les masses laborieuses de cette
Europe décontenancée, surpeuplée doivent trouver et trouveront des gouvernants.
“Le Laissez-faire, laissons leur” ? La chose qu’ils feront, si on les laisse ainsi est trop
effrayante à envisager ! Elle s’est déjà produite une fois, aux regards de la terre
entière, dans les générations actuelles : est-il utile qu’elle se produise une seconde
fois ?
Pour le Clergé, de la même manière, quels que soient ses titres, ses possessions, ses
déclarations, une seule question compte : Éduque-t-il et guide-t-il spirituellement ce
peuple, oui ou non ? Dans l’affirmative, alors tout va bien. Si la réponse est négative,
43
Thomas Carlyle – Le Chartisme
qu’il soit sérieusement privé de nourriture jusqu’à sa perte, car alors rien ne va ! Rien,
dit-on : et en effet ce n’est pas ce qu’on nomme guider spirituellement de façon
correcte les âmes de tous, la vie et le regard de tous ? Les gens posent à leur Église
actuelle, plus passionnément qu’à toute autre Institution, cette question, “Pouvezvous ou non nous éduquer ?” – Le Clergé français, quand les gens lui ont posé la
question, “Que pouvez-vous faire pour nous ?”, a simplement répondu, fort et de plus
en plus fort, “N’émanons-nous pas de Dieu ? Investis de tous les pouvoirs ?” – jusqu’à
ce que, finalement, la France coupe court à cette controverse aussi, de la façon
épouvantable que l’on sait. À tous les hommes qui croyaient au Clergé, à tous les
hommes qui croyaient en Dieu et en l’âme humaine, il n’y eut pas de réponse de la
Révolution Française à moitié aussi désolante que celle-là. La France précipita son
Clergé obscur et aveugle vers la destruction ; pourtant quelle perte pour la France
aussi ! Une solution de continuité, ce qu’on peut sans doute nommer ainsi ; et cela
compte tenu que la continuité est très importante : le Nouveau, quel qu’il soit, ne peut
pas maintenant jaillir de l’Ancien, mais est nettement dissocié et éloigné de l’Ancien,
– quel gaspillage que cette séparation ! Qu’une génération entière d’êtres pensants ne
puisse pas avoir foi en une religion, ou la contredire ; que la Chrétienté, si l’on se
réfère à la France, puisse s’affaiblir peu à peu jusqu’à devenir une tradition lointaine
et superflue, fut l’un des faits les plus tristes concernant l’avenir de ce pays. Voyez ces
Philosophies Politiques et Morales, ces Saint-Simonismes, Robert-Macairismes, et
cette “Littérature du Désespoir” ! La Royauté n’était peut-être qu’un déchet sans
valeur, comparée au Clergé ; pour laquelle la France, sans en avoir conscience,
travaille encore ; et risque de travailler encore longtemps, sans recours avant
longtemps. Que les autres en tiennent compte, et en tirent les enseignements ? La
France est un exemple instructif à tous égards. Des Aristocraties qui ne gouvernent
pas, des Clergés qui n’éduquent pas ; ces souffrances là, et les souffrances pour y
remédier, – sont inscrites en lettres de feu, comme celles de Belshazzar 34 dans
l’histoire de France. Le lecteur anglais, tout-à-fait assuré, que “l’Angleterre n’est pas la
France”, ne nomme-t-il pas cette désagréable doctrine de notre idéologie, un fait
perfectible, et un rêve stupide ? Est-ce que le lecteur britannique, s’appuyant sur
l’espoir qu’ont représenté ces deux générations, était depuis le début, et restera jusqu’à
la fin, convaincu que les choses sont déjà ce qu’elles peuvent être, comme elles doivent
être ; que dans l’ensemble, aucune Classe Supérieure ne pourra jamais “gouverner” les
Classes Inférieures, les gouverner de cette façon ? Ne les croyez pas, O lecteur
britannique ! Partout l’homme reste un homme ; il déteste se voir imposer des
34
La Bible. Daniel, V-5.
44
Thomas Carlyle – Le Chartisme
“espèces raisonnables” et “des fantômes de corps défunts”, en Angleterre comme en
France.
Dans quelle mesure les Classes Supérieures ont répondu, à l’époque la plus parfaite
de la féodalité, aux Classes Inférieures en les dédommageant, à travers le
gouvernement, la direction, la protection, nous n’entreprendrons pas de le préciser
ici. Avec les Bals de Charité, les Soupes Populaires, les Sessions Trimestrielles (de
Tribunal), les Prisons et leurs Moulins à pied, on peut aisément croire que l’Ancienne
Aristocratie Féodale ne surpassait pas la nouvelle. Pourtant il faut dire que l’ancienne
Aristocratie gouvernait les Classes Inférieures, les dirigeait, et même, au fond, qu’elle
existait en tant qu’Aristocratie car on trouvait qu’elle convenait à cela. Pas à cause des
Bals de Charité et des Soupes Populaires ; pas ainsi ; loin de là ! Mais son bonheur
était, en luttant pour ses propres objectifs, de devoir gouverner les Classes
Inférieures, même de gouverner de cette façon. Car, en un mot, l’Argent n’était pas
encore devenu le seul lien universel entre les hommes ; les supérieurs attendaient des
inférieurs autre chose que l’argent, et ne pouvaient pas vivre sans l’obtenir d’eux. Non
seulement en tant qu’acheteur et vendeur, de terre ou de toute autre chose, mais de
nombreuses autres façons comme soldat et capitaine, membre et chef de clan, loyal
sujet et roi-guide, telle était la relation d’inférieur à supérieur. Avec le triomphe
suprême de l’Argent, on est entré dans une nouvelle ère ; une nouvelle Aristocratie
doit faire son entrée. Nous invitons le lecteur britannique à méditer sérieusement sur
ces questions.
Autre chose, que le lecteur britannique lit et entend souvent à notre époque, mérite
d’être médité pendant un instant : Cette société “existe pour protéger la propriété”. À
quoi il faut ajouter, que l’homme pauvre est aussi propriétaire, à savoir, de son
“travail”, et des quinze pence ou trente six pence qu’il gagne par jour. C’est assez vrai,
O amis, “pour protéger la propriété” ; c’est bien vrai : et en effet, si vous obéissez
correctement à ce Huitième Commandement, vous aurez respecté tous les “droits de
l’homme” ; je ne connais pas de meilleure définition des droits de l’homme. Tu ne
voleras point, tu ne seras point volé : quelle société est-ce là ; la République de
Platon, l’Utopie de More en sont les emblèmes ! Donnez à chaque homme son dû, le
juste prix de ce qu’il a fait et été, aucun homme ne réclamera plus, et la terre ne
souffrira plus. Pour la protection de la propriété, en vérité, et pour cela uniquement.
Et maintenant qu’est-ce que ta propriété ? Ce titre de propriété sur parchemin,
cette bourse dans la poche boutonnée de ta culotte ? Est-ce là ton estimable
propriété ? Malheureux frère, pauvre frère insolvable, moi sans aucun parchemin,
avec une bourse le plus souvent plate, légère, qui ne résisterait pas au vent, j’ai bien
d’autres propriétés que celles-là ? J’ai en moi un miraculeux souffle de Vie, envoyé
dans mes narines par Dieu Tout-puissant. J’ai des sentiments, des pensées, la capacité
45
Thomas Carlyle – Le Chartisme
donnée par Dieu d’être et de faire ; des droits, par conséquent, – le droit par exemple à
ton amour si je t’aime, à ta direction si je t’obéis : les droits les plus étranges, qu’on
peut encore entendre parfois prêchés à l’église, quoique presque incompréhensibles
aujourd’hui ; des droits s’élevant haut dans l’Immensité, loin vers l’Éternité ! Quinze
pence par jour ; trente-six pence par jour ; huit-cent livres et quelques par jour, est-ce
cela que vous appelez ma propriété ? J’estime que cela est peu ; aussi peu que ce que je
pourrais acheter avec. Car réellement, comme on dit, qu’importe ? Dans des bottes
déchirées ou dans un attelage à quatre chevaux bien suspendu, un homme arrive
toujours à la fin du voyage. Socrate marchait pieds-nus, ou dans des chaussures en
bois, et arrivait pourtant heureux. On ne lui demandait jamais, avec quelles
chaussures ou quel moyen de locomotion ? jamais, Quel salaire gagnez-vous ? mais
seulement, Quel travail est le vôtre ? – La propriété, O frère ? “Avec mon corps
seulement, je n’ai que ma vie à louer”. Quant à cette bourse plate qui est la mienne,
c’est quelque chose ou rien ; elle a trimé pour des pickpockets, des assassins, des
courtiers juifs, des voleurs de poudre d’or ; elle était à lui, elle est à moi ; – c’est la
tienne, si tu t’y prends bien pour la voler. Mais l’âme, que Dieu m’a insufflée, mon Moi
et la capacité qu’il renferme ; cela est à moi, et je résisterai si on cherche à me le voler.
Je dis que c’est à moi, et non à toi ; je le garderai, et ferai le travail que cela me permet
de faire : Dieu me l’a donné, le Diable ne pourra pas me le prendre ! Hélas, mes amis,
la Société existe et a existé pour de multiples raisons, ce n’est pas si simple à
déterminer !
La Société, on est d’accord, n’a jamais empêché un homme d’être ce qu’il peut être.
Un Africain noir comme le charbon peut devenir un Toussaint l’Ouverture, un Jack
Trois-doigts meurtrier, aux lâches Antilles de lui demander ce qu’elles veulent. Un
poète écossais 35 , fier de son nom et de son pays, peut s’adresser avec ferveur aux
“Gentilshommes chasseurs de Calédonie” et devenir un jaugeur de fûts de bière, et un
chanteur au cœur brisé magique et immortel ; l’écho étouffé de sa mélodie audible à
travers les siècles ; l’une des notes de “ce Miserere sacré” s’élevant jusqu’au Ciel,
traversant le temps et l’espace. Ce que je peux être tu ne m’empêcheras décidément
pas de l’être. Pas non plus ce que je pourrais être, je peux très bizarrement l’affirmer,
– sans que cela soit facile à envisager pour l’instant ! La protection de la propriété qui
est dans la poche de ta culotte ? O lecteur, à quels stratagèmes en est réduite cette
pauvre Société, luttant encore pour tenter de s’expliquer, en des temps où l’Argent est
devenu le seul lien entre les hommes ! Dans l’ensemble, nous conseillerions à la
Société de ne pas s’exprimer du tout à propos de la raison de son existence ; mais
plutôt avec toute l’énergie de son existence, d’essayer de découvrir comment continuer
35
R. Burns (1759-1796).
46
Thomas Carlyle – Le Chartisme
à exister ! C’est le meilleur plan pour elle. Elle pourrait en dépendre, si jamais, par un
cruel hasard, son existence se bornait à protéger la propriété des poches de culotte ;
elle perdrait très vite la faveur de ne protéger même que cela, et verrait sa carrière en
ce bas monde sur le point de se terminer ! –
Quant au reste, à savoir qu’à l’époque féodale la plus parfaite, l’Aristocratie Idéale
vivait alors dans une pureté sereine et libre en tant qu’Idéal, mais toujours comme
une pauvre Réalité imparfaite, en se souciant peu ou en ignorant qu’elle renfermait
un Idéal, – cela aussi nous l’admettrons avec joie. L’imperfection, on le sait, crée des
failles dans les choses humaines ; que l’Idéal est loin de son point de départ, la
plupart du temps ; si loin ! Et pourtant tant qu’un Idéal (une âme Vraie) existe, d’une
façon aussi confuse soit-elle, et agit dans la Réalité, l’affaire est tolérable. Il n’en est
plus de même, lorsque l’Idéal s’est complètement éloigné, et que la Réalité reconnaît
qu’elle n’a plus d’Idée, plus d’âme Vraie : à ce degré d’imperfection les choses
humaines ne peuvent plus vivre ; elles sont obligées de changer ou de mourir,
lorsqu’elles en arrivent là. Avec des pustules et des maladies sur la peau et plus
profondément, le cœur maintient l’ensemble ; mais ce n’est plus le cas lorsque le
cœur lui-même est malade ; lorsqu’il n’y a plus de cœur, mais une monstrueuse
gangrène prétendant prendre la place du cœur !
Dans l’ensemble, O lecteur, tu verras partout que les choses qui ont existé parmi les
hommes ont d’abord dû avoir une vérité et une valeur en elles-mêmes, et n’étaient pas
des apparences mais des réalités. Rien d’autre que la réalité n’a jamais permis à
l’homme de payer longtemps le gîte et le couvert. Voyez le Mahométisme lui-même ! le
Lamaïsme, même le Lamaïsme, on se réjouit de l’apprendre, doit mériter sa pitance
dans ce monde ; pas de charlatanisme, mais de la sincérité ; pas de nullité, mais
quelque chose ! L’erreur de ceux qui croient que la tromperie, la force, l’injustice, toute
chose mensongère, même déguisée et décorée, étaient ou peuvent jamais constituer le
principe des relations entre les hommes, est grossière et la plus grossière. C’est la faute
des infidèles ; chez qui la vérité comme toujours n’existe pas. C’est une erreur source
d’autres erreurs et peines ; une erreur fatale, lamentable, que tous les hommes doivent
abandonner.
47
Thomas Carlyle – Le Chartisme
7
Pas de Laissez-faire
Comment une Aristocratie, à l’époque et dans les circonstances actuelles, pourraitelle, en étant dans les meilleures dispositions, s’y prendre pour gouverner la Classe
Inférieure ? Que devrait-elle faire ; s’efforcer ou tenter de faire ? C’est même la
question des questions : – la question qu’elle doit résoudre ; qu’il nous faut avant tout
lui poser maintenant, qui attend ici une solution, doit être et sera résolue.
Insoluble, c’est inimaginable. Une classe choisie que la Société a doté de la
richesse, de l’intelligence, des loisirs, des moyens extérieurs et intérieurs de
gouverner ; une autre classe immense, privée par la Société de toutes ces choses,
déclare qu’elle doit être gouvernée : le Négatif affronte le Positif ; si le Négatif et le
Positif ne peuvent s’unir, – cela sera pire pour les deux ! Que la capacité et l’effort
sérieux et constant de l’Angleterre fassent l’union autour de ce sujet ; qu’il soit enfin
reconnu comme un sujet vital. Les Classes Supérieures et les Législateurs ont
d’innombrables choses à “faire”, mais la première de toutes, il faut le répéter, est de
savoir qu’une chose doit nécessairement être faite. Nous les conduisons là sur la côte
d’un continent sans limite ; demandez leur, si de leurs propres yeux ils ne le voient
pas, s’ils ne voient pas ces étranges indices, énormes, sombres, inexplorés,
inévitables ; pleins d’espoir, mais aussi remplis de peine, de sauvagerie, de désespoir
presque ? Qu’ils y pénètrent ; ils doivent y pénétrer ; le Temps et la Nécessité les ont
conduits de ce côté ; là où ils sont il n’y a pas d’avenir ! Qu’ils y pénètrent ; le premier
pas franchi, le suivant sera devenu plus assuré, tous les pas suivants seront devenus
possibles. C’est un grand problème pour nous tous ; mais pour eux, peut-on dire, plus
que pour tout autre. Sur eux, d’abord, en tant que chargés de la solution, retombera
d’abord l’échec à trouver une solution. D’une façon ou d’une autre, il doit y avoir et il
y aura une solution.
C’est vrai, ces sujets sont éloignés, très éloignés en effet des “habitudes courantes
du Parlement”, dernièrement ; des préoccupations ordinaires des Corps Législatif et
Exécutif rencontrées parmi nous. Trop vrai ! Et c’est bien l’objet de notre
réclamation : si le mal avait été examiné au fur et à mesure qu’il se développait ; il
n’aurait pas atteint cette importance. Cet Immobilisme et Laissez-faire s’est
tellement incrusté dans nos habitudes qu’il est la source de toutes ces peines. Il est
vrai aussi que le Parlement, depuis près d’un siècle maintenant, n’a été capable de
s’occuper que d’une seule chose, de lui-même et de ses propres intérêts ; laissant les
48
Thomas Carlyle – Le Chartisme
intérêts des autres s’en tirer comme ils pouvaient et voulaient. C’est vrai, c’était
l’habitude du Dix-huitième Siècle dans son ensemble ; et les luttes se sont prolongées
au Dix-neuvième, – et, pourtant, cette époque est révolue !
Ces Parlements du Dix-neuvième siècle, on peut l’espérer, deviendront un jour un
objet de curiosité. Les “Mémoires” de Horace Walpole 36 elles-mêmes, pour un œil
non parlementaire, ne sont-elles pas déjà un objet de curiosité ? L’un des hommes les
plus clairvoyants du Dix-huitième Siècle met par écrit ses observations
parlementaires ; un démonteur de phrases toutes faites, sans pitié et plein de mépris ;
un libéral surtout, qui fera tout ce qu’il faut pour la “glorieuse révolution”, et résistera
jusqu’à la mort aux principes conservateurs (tory) : il décrit, avec un sentiment
indigné et élégiaque, comment M. Untel, qui a voté noir et puis voté blanc, qui était le
fils de truc et le frère de machin, et avait telles revendications concernant le
favoritisme, a néanmoins été scandaleusement remplacé par M. Chose ; – comment
dans ces conditions les affaires de cette nation ne seraient-elles pas en mauvais état ?
Comment un Grec affamé rencontrant un autre Grec affamé sur le sol de St Stephen,
l’attaque et lui serre la gorge jusqu’à ce qu’il crie, Tiens ! le poste est à toi ! – voici ce
que Horace écrit. – Il faut dire que les destins des nations ne reposent pas toujours
entièrement sur le Parlement. Il faut dire que le mode de “gouvernement” pratiqué au
Dix-huitième Siècle de l’ère chrétienne était merveilleux, et qu’on s’évertue encore à
le mettre en pratique. Il faut dire qu’il eut de la chance le siècle qui connut une telle
mise en pratique : le siècle qui avait bénéficié de l’héritage de ses prédécesseurs ; et
qui légua aussi, bien entendu, à ses successeurs une Révolution Française, un
bouleversement général et le règne de la terreur ; – annonçant, dans un tonnerre
tonitruant, par les conflagrations, l’utilisation de la guillotine et des canons, par la
guerre et le séisme mondiaux, que ce siècle et ses pratiques étaient terminés.
Terminés ; – car décidément ce mode de procédure ne servira plus. Le Parlement
devra absolument, quels que soient les efforts nécessaires, se sortir des profondes
ornières de ses habitudes d’immobilisme ; et apprendre à dire, de toutes parts, autre
chose de plus édifiant que Laissez-faire. Si le Parlement n’est pas capable de
l’apprendre, qu’adviendra-t-il du Parlement ? Les millions de travailleurs anglais
demandent en premier lieu à leur Parlement anglais, Êtes-vous ou non aptes à nous
gouverner ? Le Parlement avec ses privilèges est puissant ; mais la Nécessité et les
Lois de la Nature sont plus fortes que lui. Si le Parlement n’est pas capable de faire
cela, le Parlement nous le prédisons fera autre chose et encore d’autres choses qui, de
la manière la plus bizarre mais non la plus heureuse, l’avertiront de ce qui arrivera, –
36
Horace Walpole (1717-1797), membre du Parlement, dont les mémoires et la correspondance
constituent une source inestimable pour les historiens de la politique du 18ème siècle.
49
Thomas Carlyle – Le Chartisme
et ne sera probablement pas à l’avantage du Parlement ! D’une façon ou d’une autre,
la chose arrivera. En ces temps perturbés, avec l’Argent comme seul lien entre les
hommes, les Classes Laborieuses de l’humanité déclarent, à leur manière confuse et
très emphatique, aux Oisifs, qu’elles seront gouvernées ; qu’elles doivent l’être, – sous
peine de Chartismes, Banditismes, Incendies de Moissons, et même de choses plus
sombres encore. Il est vain aussi de penser que la misère d’une classe, de l’immense
classe inférieure mondiale, peut être isolée, gardée à part et séparément, en bas dans
cette classe. Par une contagion inévitable, suffisamment évidente à la réflexion,
suffisamment évidente à l’Économie Politique qui y réfléchira, la misère du bas
s’étend vers le haut jusqu’à ce qu’elle atteigne les plus haut placés ; jusqu’à ce que tout
soit devenu misérable, manifestement faux et mauvais ; et les pauvres bêtes affamées
jusqu’à se nourrir “d’épluchures et d’herbes bouillies”, amèneront, par des méthodes
détournées mais sures, la tête des rois sur le billot !
L’argent pour seul lien ; et il y a tant de choses que l’argent ne peut payer ! L’argent
est un grand miracle ; encore qu’il n’ait pas tout le pouvoir au Ciel, comme sur la
Terre. “L’offre et la demande” nous lui ferons honneur aussi ; et pourtant combien de
“demandes”, tout-à-fait indispensables, doivent se diriger ailleurs que vers les
boutiques, et produisent bien autre chose que de l’argent, avant de trouver leur offre !
Dans l’ensemble, que de paiements surprenants l’argent fait-il dans ce monde ! De
notre Samuel Johnson, doté de “quatre pence et demi par jour” 37 , et d’un bon
logement sur le pavé des rues pour ses nuits, comme tout paiement, on n’en parle
pas ; – pas pour se plaindre : c’est une affaire vieille comme le monde pour les gens
comme lui que ce genre de conditions ou pire ; l’homme peut-être, pour son propre
usage, n’a-t-il besoin que de ça, et pas plus. Y a-t-il même une société, s’affairant pour
sa Loi Talfourd sur le Copyright 38 et d’autres du même genre, qui lutte pour agir
effectivement en faveur de cet homme, – loi garantissant légalement à toute
l’industrie que sa propre création profite à sa propre fabrication, et qu’elle est
protégée contre le vol, dans son propre secteur du marché, pendant soixante ans ? La
Société est peut-être juste dans ce cas ; car les différences de ce côté aussi peuvent
devenir excessives. Tous les hommes ne sont pas des Johnson patients et dociles ;
certains sont des Rousseau à demi-fous et excités. Ces derniers peuvent, dans
certaines périodes particulières, vous entraîner trop loin. La Société française, par
exemple, ne manquait pas d’argent : la société trouvait le moyen de verser à Philippe
d’Orléans pas encore Philippe Égalité, trois cent mille et quelque par an, pour
conduire des cabriolets dans les rues de Paris et autre travail fourni ; mais en argent,
37
Samuel Johnson (1709-1784).
38
Loi Talfourd sur le Copyright : loi proposée au parlement en 1837 par Sir Thomas Talfourd.
50
Thomas Carlyle – Le Chartisme
encouragements, arrangements, récompenses ou reconnaissance de quelque sorte
que se soit, elle n’avait rien à donner à ce même Rousseau à demi-fou pour travail
fourni ; en conséquence, son cerveau “trop contraint” pour un faible cerveau, émit
des étincelles inconsidérées, comme le Contrat Social et d’autres, qui s’avérèrent
ensuite difficiles à étouffer ! En ce qui concerne ces espèces d’hommes aussi, qui sait
si le Laissez-faire lui-même (qui signifie une Loi Talfourd sur le Copyright d’une
durée infinie au lieu de soixante ans) ne se révèlerait pas insuffisant, et ne devrait pas
cesser, un jour ?
Hélas, compte tenu de ces multiples raisons, le Laissez-faire devrait essayer, au
moins en partie, de cesser ! Mais pour les pauvres paysans Sanspatate, les artisans
syndiqués, les fileurs de coton chartistes, il est temps que cela cesse sinon une chose
pire se déclenchera sur le champ, – une chose avec briquets à amadou, bouteilles de
vitriol, pistolets d’occasion, une chose nettement insupportable aux yeux de tous.
51
Thomas Carlyle – Le Chartisme
8
Les ères nouvelles
Car en vérité, c’est une “Ère nouvelle” ; de nouveaux usages sont devenus
indispensables dans ces conditions. On a si souvent entendu parler d’ères nouvelles,
nouvelles et plus encore, que le mot a peu à peu perdu son actualité. Pourtant des
ères nouvelles viendront ; il est plus que sûr qu’elles sont venues plus d’une fois. Et
toujours avec un changement d’ère, avec un changement des conditions intrinsèques,
il fallut un changement des usages et des relations extérieures qui l’accompagnent, –
si ce n’est pas dans la paix, alors par la violence ; car cette suite est nécessaire, et
aucun repos n’est possible tant que cela n’est pas réalisé. Combien d’ères et
d’époques, passées inaperçues pour le moment ; – bien entendu la condition la plus
souhaitable pour une époque est d’arriver dans le calme, sans se proclamer ellemême, et de n’être visible que longtemps après : une Rébellion de Cromwell, une
Révolution Française, “sonnant sur l’horloge du Temps”, pour dire à tous les mortels
que l’heure est arrivée, coûtent trop chères, si on ne peut les empêcher ! –
Dans une “Histoire du Peuple Teuton” 39 étrange et élogieuse, pas encore traduite en
notre langue, nous avons trouvé un Chapitre sur les Ères de l’Angleterre, qui, si vous le
permettez, pourrait éclairer notre propos. Nous sollicitons l’autorisation d’en extraire
quelques pages ; en partie pour nous soulager des trop récentes vexations infligées par
notre propre Ère plutôt désolante ; en partie pour apporter, plus ou moins directement,
un peu de lumière sur la signification de tout cela. L’auteur est anonyme : mais nous
avons entendu qu’on l’appelait le Professeur Sauerteig, et pensons donc l’identifier sous
ce nom :
“Qui sait quelles tâches, encore et encore, cette Angleterre doit accomplir ? Dans
quel but cette terre de Grande-Bretagne a-t-elle été créée, posée comme un joyau dans
le bleu de l’Océan qui l’encercle ; et cette Tribu de Saxons, modelés dans la nuit des
Temps, “sur les côtes de la Mer Noire” ou ailleurs, dans le rocher de Harzgebirge”40 ou
tout autre matériau, a-t-elle été envoyée jusqu’ici ? Personne ne peut le dire : c’était
pour une tâche, et d’autres encore, impossibles à exprimer par des mots. Tu les vois
là ; une partie d’entre elles a été réalisée, est visible à l’œil nu, même celles que tu ne
peux pas nommer : dans quelle mesure sont-elles moins que les autres encore l’objet
39
Œuvre entièrement imaginaire, attribuée au mythique Sauerteig.
40
Carlyle insiste sur les origines teutonnes des anciens Bretons (Britanniques).
52
Thomas Carlyle – Le Chartisme
d’une prophétie ! – Ils vivent et travaillent là, ces vingt millions de Saxons ; ils ont été
extraits des ténèbres du Passé pour entrer dans le mystère de la vie : – quel chemin
parcouru depuis que leur premier Père et leur première Mère sont partis, quittant la
Tribu des Teutons 41 , dans des adieux passionnés, sous des auspices incertaines ; sur
des chars à bœufs sommaires, quand ils avaient des bœufs et un char ; avec une hache
et une lance de chasseur, pour soumettre une partie de notre Planète commune !
Cette Nation a aujourd’hui des villes et des champs cultivés, a des voitures
suspendues, des fardiers, des véhicules longue distance, même des trains ; elle a des
pièces de monnaie, des lettres de change, des lois, des livres, des flottes de guerre, des
machines à filer, des entrepôts et des stocks aux Antilles : voyez ce qu’elle a construit
et fait, ce qu’elle peut construire, construira et fera encore ! Ces bois ombragés, ces
vertes prairies, ces champs de chaume tondus, ces routes bien lisses ; ces villes aux
dômes élevés, et ce qu’elles contiennent et apportent ; le paisible Bonjour qui salue
l’étranger, équitable, tolérant même si besoin est, impartialement calme et
respectueux de la loi envers les étrangers, quels efforts cela n’a-t-il pas coûté ?
Combien de bras musclés, génération après génération, sont tombés de lassitude ;
combien de nobles cœurs, en lutte jusqu’à la fin de leur vie, et de têtes sages se sont
épuisés à scruter et observer, avant que cette Blanche Falaise désolée, dénommée
Albion, avec ses autres îles de l’Étain 42 , ne deviennent l’EMPIRE BRITANNIQUE ! Le
cours de l’Histoire Mondiale a changé de caractère ; les Romains se sont éteints, les
Anglais sont arrivés. La grande marque de la Romanité, apposée de façon indélébile
sur le Tableau du Temps, a aujourd’hui disparu, et n’appartient plus qu’au passé.
L’Angleterre joue son rôle ; l’Angleterre aussi doit laisser sa marque, et pas des
moindres nous l’espérons. En vérité, celui qui a vu, de ses propres yeux, Hengst et
Horsa débarquer sur la plage boueuse de Thanet, ce matin de printemps de l’an 449 ;
puis, avec la vision de son esprit, a préfiguré New York, Calcutta, Sidney Cove, à
travers les âges et les océans ; et s’est demandé quels Wellington, Washington,
Shakespeare, Milton, Watt, Arkwight, William Pitt et Davie Crockett allaient sortir de
cette affaire, et remplir leurs tâches ainsi, – celui-là aurait dû dire que les bateaux en
cuir de Hengst renfermaient de sacrées cargaisons ! Un Mythe généalogique
supérieur à tous ceux de la Grèce ancienne, à la plupart de ceux de l’ancien État
Hébreu lui-même ; et un Mythe dans toutes les fibres de sa réalité. Un Poème Épique
41
Teutons est librement employé ici comme un terme générique pour les habitants d’origine de
l’Allemagne.
42
Iles mentionnées par Hérodote comme lieux où les Phéniciens échangeaient l’étain ; il s’agit des
Iles Sorlingues, de la côte de Cornouailles, les Iles Britanniques en général.
53
Thomas Carlyle – Le Chartisme
était là, et aussi des poèmes d’autres genres ; sauf que le poète ne s’est pas encore
manifesté”.
“Six siècles d’obscurs efforts”, poursuit Sauerteig, “que selon les Historiens, vous
seriez tentés d’appeler de simples et sombres boucheries, désaccords et échecs ; de
ceux que la mémoire humaine, après un millier de lectures, peut se souvenir, et qui
ressemblaient, selon la dénomination de Milton, aux “rassemblements et aux
combats de faucons et de corbeaux” : voici, en résumé, l’histoire de l’Heptarchie ou
des Sept Royaumes 43 . Six siècles ; un printemps orageux, s’il y en eut, pour une
Nation. Le sombre combat des faucons et des corbeaux n’était, pourtant, pas
l’Histoire elle-même ; mais c’était ce que les Historiens bornés ont seulement jugé
bon de garder en mémoire. N’y a-t-il pas eu des forêts abattues, des marais asséchés,
des champs mis en culture, des villes construites, des lois établies, et des progrès
variés dans le domaine de la Pensée et de l’Action humaines ? Bède le vénérable 44
avait une langue qu’il pouvait non seulement parler, mais épeler et écrire : pensez à
tout ce que cela signifie. Bercé par les flots de la mer germanique se balançant
mollement, avec le rugissement menaçant contre les rochers rugueux de
Northambrie, le vénérable homme mit par écrit de nombreuses choses. Le forgeron
était-il oisif, martelant seulement des armes de guerres ? Il avait étudié la
métallurgie, le travail des métaux en général ; et fabriquait des socs de charrue, et des
herminettes et des masses de maçons. Les Castra, Caester ou Chester, Don, Ton
(Zauns, Enceintes ou Villes) ne sont-ils pas là, et nombreux ; de brique brûlée, de
charpente, de lattes et d’argile ; lançant vers le ciel la fumée paisible des cheminées ?
L’Angleterre avait alors une Histoire aussi ; mais pas d’Historiens pour l’écrire. Ces
“rassemblements et combats”, tristes nécessités inévitables, furent les premiers pas
qui ont coûté chers vers une capacité à vivre et à travailler ensemble ; ce furent des
expériences, pas toujours concluantes, pour découvrir qui avait des devoirs vis-à-vis
de l’autre, des droits sur l’autre”.
“M. Thierry a écrit un livre intelligent 45 , célébrant avec beaucoup d’émotion la
destinée des Saxons tombant sous l’emprise du Conquaestor, de l’acquéreur ou du
Conquérant acharné, comme il le nomme. M. Thierry avoue avoir un penchant à
examiner cet aspect des choses : le sort des Galois aussi le touche ; des Celtes en
général, qu’une race plus violente balaya jusqu’aux recoins montagneux de l’Ouest, où
il n’était pas utile de les poursuivre. De nobles exploits, selon M. Thierry, furent
43
Les sept royaumes qui composent l’Angleterre saxonne.
44
Dernier Père de l’Église Latine (673-735).
45
“Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands” (1825), par Augustin Thierry.
54
Thomas Carlyle – Le Chartisme
réalisés par ces malheureux hommes, supportant des souffrances héroïques ; c’est un
pieux devoir de les tirer de l’oubli. En vérité, c’est certain ! Les malheureux ont droit à
une larme ; il est juste et convenable qu’il y ait un homme pour témoigner de cette
cause perdue aussi, et voir ce qu’on peut en faire. Très juste : – et alors, globalement,
si l’on considère les sujets à cette grande échelle, que peut-on dire d’autre que la
cause qui ravit les dieux doit finalement plaire aussi à Caton ? Caton ne peut rien y
changer ; Caton découvrira qu’il n’a fondamentalement pas le droit de souhaiter que
cela change.
“Les droits et les devoirs diffèrent terriblement d’une heure à l’autre ; mais
observez-les sur un siècle, et vous trouverez qu’ils sont identiques. À qui appartenait
cette terre de Grande-Bretagne ? Au Dieu qui l’a créé, à Lui et à personne d’autre hier
et aujourd’hui. Quelles créatures de Dieu avaient-elles le droit de l’habiter ? Les loups
et les bisons ? Oui, c’était le cas ; jusqu’à ce que quelqu’un avec le droit du plus fort se
présentât. Le Celte, “aborigène sauvage de l’Europe”, comme le nomme un
archéologue féroce, arriva, prétendant avoir plus de droits ; et, au grand dam des
bisons, agit en tout état de cause. Il avait plus de droit sur ce lopin de la terre de
Dieu ; c’est-à-dire plus de devoir de le mettre en valeur ; – le devoir de s’installer là,
au moins, et de chercher quel usage il allait en faire. Les bisons disparurent ; les
Celtes prirent possession des lieux, et labourèrent. Pour toujours, n’est-ce pas ?
Hélas, pour toujours n’est pas une catégorie qui peut s’installer dans ce monde de
Temps. Un monde de Temps, comme le dit l’expression, est un monde de mortalité et
de transformation, de Début et de Fin. Aucune propriété n’est éternelle sauf pour
Dieu le Créateur : celui que le Ciel autorise à en prendre possession, celui-là est le
bon ; le consentement du Ciel est cette permission, – tant qu’il dure : il n’y a rien à
dire de plus. Pourquoi cet hysope pousse-t-il là, dans la fissure du mur ? Parce que
tout l’Univers, suffisamment occupé ailleurs ne pourrait pas l’empêcher de pousser !
Il y a des droits et des devoirs. Avec les mêmes grandes lois qu’utilisaient les Empires
Romains pour s’établir, les Religions Chrétiennes se sont promulguées, et tous les
Pouvoirs ont fait de même. Le fort a raison : tu trouveras cela partout dans notre
monde ; alors vraiment Dieu et la Vérité ont-ils été les Créateurs de notre monde, ou
étaient-ce Satan et le Mensonge ?
“Une opinion largement répandue quant à la Conquête Normande est d’ordre
Physiologique : À savoir que les conquérants et les conquis ici étaient de races
différentes ; voir même que la Noblesse d’Angleterre est encore, maintenant, d’un
sang assez différent de celui de la roture, les délicats traits normands des uns
contrastant agréablement avec les grossiers traits saxons des autres. Dieu sait que les
traits grossiers sont assez répandus parmi les roturiers de ce pays ; mais si ceux de la
Noblesse sont plus fins, la raison ne peut en être attribuée à leur origine normande.
55
Thomas Carlyle – Le Chartisme
Est-ce que le physiologiste évoqué plus haut a pensé à l’origine de ces mêmes
Normands, hommes du Nord ? Des Saxons de la Baltique, et d’autres variétés de
Lurdanes, Jutes et Pirates Germains des marais de la mer orientale se sont joints à
eux pour piller la France ! Si vivre pendant trois siècle dans le paganisme, la piraterie,
et la pêche non lucrative à l’ambre avaient pu les rendre plus nobles que d’autres,
alors ils seraient nobles. Les Normands sont des Saxons qui ont appris à parler le
français. Non : par Thor et Odin, les Saxons étaient tous aussi nobles qu’il le fallait ; –
taillés, dit la Mythologie, “dans le roc de Harzgebirge”, les tribus sœurs étaient faites
d’argile, de bois, d’eau, et de tout autre matériau ! Une race d’hommes taillés dans le
roc, maussades, taciturnes, entêtés, comme les silhouettes qu’ils ont gravées dans de
nombreuses régions, dans les forêts de joncs de l’Arkansas, sur les contreforts de
l’Himalaya, aussi bien que dans la Cité de Londres, les comtés de Warwick ou de
Lancaster, le montrent en abondance”.
“À ce Peuple Anglais, dois-je l’annoncer, furent assignées dans l’Histoire Mondiale
deux grandes tâches ? Surgissant du tumulte confus du toujours incommensurable
Temps Présent, les profils des deux tâches apparaissent : la grande tâche Industrielle
de conquête de la moitié au moins de cette Planète Terre/Eau pour servir l’homme ;
en second, la grande tâche Constitutionnelle de partager, d’une manière pacifique,
acceptable, les fruits de la dite conquête, et de montrer à tous comment il faut le faire.
À ce peuple, je dirai que ces deux tâches sont déjà perceptibles dans l’Histoire du
Monde ; les deux ont déjà progressé, de façon respectable bien qu’inégale. Les
machines à vapeur, les socs de charrue, les pioches ; ce que signifie conquérir la
Planète, ils le savent en partie. Le droit de vote, les urnes électorales, l’assemblée
représentative ; comment effectuer le partage de cette conquête, ils le savent moins
bien. L’Europe ne le sait pas ; l’Europe en a fait la véhémente demande à notre
époque, mais n’a pas eu de réponse, de réponse crédible. Quant aux réponses
partielles de Delolme 46 , Bentham et autres réponses françaises et anglaises, admises
dans leurs propres secteurs, très bénéfiques et indispensables, tu y crois totalement
en tant que réponses finales, je veux bien.”
“Une succession de rébellions ? Des agressions successives contre l’Autorité
Suprême ; la révolte des classes, l’une après l’autre, pour dire, “Nous ne voulons plus
être gouvernés ainsi ?” Ce n’est pas l’histoire de la Constitution anglaise ; pas tout-àfait. La rébellion est le moyen ; mais ce n’est pas la motivation. La motivation et le
vrai secret de l’affaire sont toujours là : Est-il nécessaire de se révolter ?
46
Jean-Louis Delolme (1740-1806).
56
Thomas Carlyle – Le Chartisme
“Des droits que je t’autorise à appeler partout “des devoirs correctement
exprimés”. Une épouvantable affaire que l’expression correcte ! Considérons ces
Barons de Runnymede ; considérons toutes les façons de pousser les hommes à la
révolte ! Votre Grande Charte devra passer l’épreuve des batailles et débats pendant
cent cinquante ans ; pourra ensuite être déclarée correcte ; et exister en tant que
Magna Charta, – au risque d’être mise en pièce par un tailleur, trop juste dans ses
mesures, dans les générations suivantes. Les devoirs, dis-je, sont une épouvantable
affaire à exprimer correctement ! Ils doivent donc être exprimés ; l’heure en est
venue, le besoin existe, et avec d’énormes difficultés et tâtonnements cela se fait. Ne
disons pas succession de rébellions ; disons plutôt succession de développements,
d’éclaircissements, talent d’expression aisée se manifestant encore plus bas. Les
classes, l’une après l’autre, acquièrent l’aptitude à l’expression. Apprentissage et
contrainte par nécessité ; comme le muet, voyant le couteau sous la gorge de son
père, retrouve la parole ! Considérons aussi comment chaque classe, l’une après
l’autre, non seulement acquiert la capacité d’exprimer ce que sont ses devoirs, mais
également accroît, acquiert ou perd ses devoirs ; de telle sorte que toujours, après un
certain laps de temps, apparaît un nouveau talent d’expression, ainsi que quelque
chose de nouveau à exprimer. Les époques constitutionnelles ne cesseront jamais
parmi les hommes.”
“Et donc maintenant, une fois les Barons installés et satisfaits, une nouvelle classe
jusqu’ici silencieuse a commencé à parler : à savoir la Classe Moyenne. À l’époque de
Jacques Ier, les Chevaliers des Comtés ainsi que les représentants au Parlement se
sont assemblés, pour protester, réclamer et proposer ; une vraie Chambre des
Communes s’est catégoriquement imposée dans le jeu, – à la grande stupéfaction de
Jacques Ier. Nous appelons cela un accroissement des devoirs, avec celui des besoins ;
un accroissement du pouvoir d’exprimer les devoirs, et d’en faire des droits.
“Au cours de ces siècles passés silencieux, parmi ces classes silencieuses, il s’en
était passé des choses. Non seulement le daim roux dans la nouvelle forêt et les autres
avait été préservé et chassé ; et les traîtrises de Simon de Montfort, les guerres des
Roses, les batailles de Crécy, les batailles de Bosworth, et beaucoup d’autres batailles
avaient eu lieu et été réglées ; mais l’Angleterre toute entière, sans oublier le travail
pénible et les os douloureux de millions d’hommes et de leurs millions de fils au cours
de dix-huit générations, avait été asséchée et labourée, s’était couverte de blondes
moissons, de belles et riches possessions ; les Caester et Chester de boue et de bois
étaient devenus des villes denses aux toits en pente couverts de tuiles. Sheffield s’était
occupé de la manufacture de couteaux de Sheffield ; Worstead avait appris à partir de
la laine à filer, à tricoter ou tisser cette laine pour faire des bas ou des haut-de-
57
Thomas Carlyle – Le Chartisme
chausse pour les hommes. L’Angleterre avait des propriétés estimables pour les
actionnaires ; mais le métier accumulé, le savoir-faire commercial, économique qui
était, de façon impalpable, emmagasiné dans les têtes et les mains anglaises, quel
actionnaire pouvait l’estimer ? Impossible de rencontrer un Anglais qui ne put faire
quelque chose ; quelque chose de plus malin que de casser la tête de son compagnon
avec une hache de guerre. Les sept métiers réunis, avec les millions de frères de leur
guildes, avec leurs marteaux, leurs navettes et leurs outils, quelle armée ; – prête à
conquérir cette terre d’Angleterre, comme on dit, et à conserver cette conquête ! Le
plus étrange de tout cela, même, c’était que le peuple anglais avait acquis la faculté et
l’habitude de penser, – de croire même : la conscience individuelle s’était déployée
parmi eux ; la Conscience, et l’Intelligence sa servante. Des idées de genres très variés
circulaient parmi ces hommes : on raconte qu’un Shakespeare, un peigneur de laine,
braconnier, ou quelque chose comme ça à Stratford dans le Warwickshire, se mit à
écrire des livres ! Le personnage le plus subtil, je le crains, que la Nature ait jugé bon
de faire à partir de notre argile teutonne largement répandue. Saxon, Normand, Celte
ou Sarmate, je n’ai découvert aucune âme humaine aussi belle au cours de ces mille
cinq cent ans connus ; – notre Européen moderne suprême. L’Angleterre a contribué
à sa réalisation : n’existait-il pas d’idées ?
“Des idées poétiques et aussi Puritaines, – qui avaient cherché à s’exprimer de la
façon la plus noble ! L’Angleterre avait eu son Shakespeare ; mais était maintenant sur
le point d’avoir son Milton et son Oliver Cromwell. Nous appelons aussi cela un
nouveau développement, aussi difficile qu’il ait été à exprimer et à accepter ; cela veut
dire qu’un homme peut réellement avoir une Conscience bien à lui, et pas seulement
pour son Prêtre ; que son Prêtre, quel qu’il soit, devrait être obligé d’accepter ce fait.
L’une des choses les plus difficiles à accepter ! Elle ne l’a pas été jusqu’à maintenant. Il
fallut attendre l’époque qu’on appelle la “Glorieuse Révolution” pour obtenir une trêve
raisonnable, et une guerre guidée surtout par la logique. Et encore c’était la guerre, et
non la paix, à moins qu’on nomme paix le vide inutile. Mais il fallait l’accepter, comme
les autres l’avaient fait, et d’autres encore le feraient. La noblesse de Runnymede ne
pouvait pas supporter un crime devenu évident ; pas plus que la Petite Noblesse au
Long Parlement ; pas plus que la Roture au Parlement qu’on appelle Réformé. Les
oreilles ensanglantées de Prynne 47 furent comme un testament et une interrogation
s’adressant à toute l’Angleterre : “Anglais, est-ce juste ?” L’Angleterre, ne se forçant
plus à se contenir, répondit en rugissant comme un lion : “Non, ce n’est pas juste !”
47
William Prynne, pamphlétaire puritain, fut mis au piloris et perdit ses oreilles à cause de ses écrits
sous Charles Ier.
58
Thomas Carlyle – Le Chartisme
“Mais maintenant du côté de l’Industrie, alors que la grande controverse
Institutionnelle, et la révolte de la Classe Moyenne n’étaient pas terminées, ne
faisaient que commencer, quel choc ce fut que l’Angleterre, avec insouciance, en
quête d’autres objectifs, bondit à travers l’Océan, pour atteindre la terre désolée
qu’elle appela Nouvelle Angleterre ! Salut à toi, pauvre petit bateau Mayflower, du
port de Delft : pauvre petit bateau banal, loué pour un affrètement ordinaire contre
quelques dollars ; calfaté avec de la simple étoupe et du goudron ; chargé des biscuits
et du bacon les plus ordinaires ; – l’Argo, le miraculeux bateau épique construit par
les Dieux de la Mer, était bien plus qu’une barque minable et insensée en
comparaison 48 ! C’est vers des toisons d’or ou du même genre qu’il voguait, avec ou
sans résultat ; toi petit Mayflower portais en toi une véritable étincelle
prométhéenne ; l’étincelle de vie de la plus grande Nation de notre Terre, – ainsi nous
pouvons déjà l’appeler la Nation Saxonne Transatlantique. Ils étaient partis chercher
autre chose que des sermons à propos de leurs méthodes, ces Puritains du
Mayflower ; une indispensable quête très honnête : et pourtant, comme Saül le fils de
Kish, cherchant une petite chose, ils ont trouvé cette grande chose inattendue !
Honneur aux braves et aux justes ; ils transportent réellement, dit-on, le feu du Ciel,
et ont un pouvoir dont ils ne rêvent même pas. Que tous les hommes honorent le
Puritanisme, puisque Dieu l’a tant honoré. L’Islam lui-même, avec son “Allah akbar,
Dieu est grand” farouchement sincère, n’était-il pas honoré ? Il n’y a qu’une seule
chose sans honneur ; frappée d’une éternelle stérilité et incapacité à faire ou être :
l’Hypocrisie, l’Incrédulité. Celui qui ne croit en rien, qui ne croit qu’aux apparences
des choses, n’est pas du tout en relation avec la nature et la réalité. La Nature le
renie ; lui ordonne de disparaître de la façon qui lui convient. Qu’il quitte nos terres,
– pour celles du Chaos, de l’Hypothèse et du Simulacre, ou pour toute autre
destination.”
“Quant à la troisième controverse Constitutionnelle, celle des Classes Laborieuses,
dont on débat partout depuis cinquante ans, en France en particulier depuis 1789, en
Angleterre aussi depuis 1831 49 , c’est sans doute la plus difficile de toute à exprimer :
un espoir de paix ou même une trêve raisonnable dans ce domaine, était une chose
guère possible depuis plusieurs générations. Ténébreuse, d’une féroce confusion,
désolante, infinie ; pas de réponse à ce sujet sinon les urnes, les discours
48
Le Mayflower est le bateau sur lequel les Pères Pèlerins voguèrent vers la Nouvelle Angleterre en
1620. On le compare ici à l’Argo, sur lequel navigua Jason à la recherche de la Toison d’Or.
49
1831 : première proposition de la Loi de Réforme, finalement adoptée en 1832.
59
Thomas Carlyle – Le Chartisme
parlementaires ; inutile de mentionner les discours pires encore, faisant parler l’acier
et le plomb, de Valmy 50 à Waterloo, et même Peterloo !” –
“Et pourtant est-il bon de dire des Assemblées Représentatives : Que les éléments
combatifs dans un pays donnent ainsi la mesure de la puissance collective ? Ils luttent
là, autant qu’ils le doivent, au moyen de la Pétition, du discours Parlementaire, pas
par l’épée, la baïonnettes et les tirs de canons militaires. Pourquoi les hommes
luttent-ils enfin, si ce n’est parce qu’ils ne connaissent pas encore la puissance
collective, et qu’ils doivent lutter pour la mesurer ? Sachant que tu es plus fort que
moi, que tu peux me contraindre, je me soumettrai à toi : à moins que je ne prenne le
risque de préférer l’extermination, et le suicide légèrement détourné, il n’y a pas
d’autre parti pour moi. Qu’en Angleterre, au moyen de réunions publiques, de
pétitions, d’élections, d’articles à la une, et d’autres vacarmes et bavardages
discordants qui sont sans fin dans ce pays, les gens mesurent la force collective, et la
Chambre des Lords la plus inflexible devra faire des concessions et reculer avant d’en
arriver à l’emploi des canons et de la guillotine : c’est une caractéristique salutaire de
l’Angleterre. N’est-ce pas, au fond, cela même la Constitution Anglaise que l’on loue ?
Cette Constitution non promulguée, dont le Privilège du Parlement, la Loi sur
l’Argent, la Loi sur la Mutinerie, et tout ce qui pouvait jusqu’ici être promulgué et
légiféré, ne constituent pas l’essence et le corps, mais seulement la forme et la peau ?
Une telle Constitution est, actuellement, tout-à-fait inestimable.”
“Un long printemps orageux, un avril humide et instable, un froid de l’hiver au
cœur même de mai ; mais enfin l’été est arrivé. L’arbre est resté si longtemps
dénudé ; les maigres branches nues et douloureuses gémissant et craquant dans le
vent : vous direz, Coupez-les, pourquoi les laisser encombrer le sol ? Non ; il faut
attendre ; toute chose vient en son temps. – De l’homme Shakespeare, et de son Ère
Élisabéthaine, avec ses Sidney, Raleigh, Bacon, que pouvons-nous en dire ? Que
c’était un temps de floraison spirituelle. Soudain, au souffle de juin, votre robuste
arbre dénudé est touché ; il éclate en feuilles et fleurs, et quelles feuilles et fleurs. Les
longues périodes passées de dénuement, et d’activité et fermentation hivernales, ont
joué leur rôle, tout en semblant ne rien faire. Le silence passé s’est doté d’une voix,
aussi importante que fut la durée du silence. Dans les arbres, les hommes, les
institutions, les principes, les nations, dans toutes les choses se développant et
s’accroissant dans cet Univers, on peut noter de telles vicissitudes et périodes
constructives. De plus il y a des périodes de construction spirituelle ; et aussi des
périodes physiques, concernant les nations.
50
“La Révolution Française”.
60
Thomas Carlyle – Le Chartisme
“Ainsi au milieu de ce pauvre et décrié Dix-huitième siècle, regardons encore ! Un
long hiver est encore passé, l’arbre qui semblait mort s’avère être vivant, avoir
toujours été vivant ; après des temps d’immobilisme, toutes les branches se réveillent
soudain, très étrangement ; – il apparaît maintenant que cette Angleterre élue allait
non seulement avoir ses Shakespeare, Bacon, Sidney, mais aussi ses Watt, Arkwright,
Brindley ! Nous voulons honorer la grandeur dans tous les genres. Prospero évoquait
le chant d’Ariel, et gardait le monde prisonnier avec ses mélodies 51 : ce même
Prospero peut lancer ses démons de feu de l’autre côté des océans ; les envoyer à la
vitesse des météores, sur les routes charmantes qui sillonnent les royaumes d’un bout
à l’autre ; et en faire des missionnaires d’acier, prêchant leur évangile aux Puissances
Primitives brutes, qui écoutent et obéissent : cela n’est pas rien. Manchester, avec sa
bourre de coton, sa fumée et sa poussière, son tumulte et sa misère querelleuse, te
paraît-elle hideuse ? Je ne pense pas : une précieuse substance, aussi belle que les
rêves magiques, tout en n’étant pas un rêve mais une réalité, se cache sous cet
emballage repoussant ; – un emballage s’efforçant cependant (regardez les
Chartismes et autres) de se dégager, pour laisser la beauté apparaître là ! As-tu
entendu, avec tes bonnes oreilles, le réveil d’un Manchester, le lundi matin, à cinq
heures et demi ; la mise en route à toute vitesse de ses mille métiers, comme le fracas
d’une marée de l’Atlantique, les dix mille bobines et fuseaux dix mille fois mis en
marche, – c’est peut-être si tu le connais bien, aussi sublime que les chutes du
Niagara, et même plus. Le filage du coton c’est en fin de compte vêtir les démunis ; le
triomphe de l’homme sur la matière prenant tout son sens. La crasse et le désespoir
ne sont pas l’essence de cela ; on peut les en séparer, – actuellement, ne crient-ils pas
avec acharnement pour en être séparés ? Le grand Goethe, regardant la Suisse
cotonnière, a déclaré, ai-je ouï dire, qu’elle était de toutes les choses qu’il avait vues
dans le monde la plus poétique. Face à quoi l’ami Kanzler de Munich, à la recherche
de pittoresque palpable, ne put qu’écarquiller les yeux. Néanmoins notre Poète
Universel savait bien ce qu’il disait.”
“Richard Arkwright, semblerait-il, n’était pas un bel homme ; pas un héros
romantique avec un regard hautain, une bouche d’Apollon, et un maintien comme le
héraut Mercure ; un homme du Lancashire, ordinaire presque vulgaire, avec de
grosses joues et un ventre rebondi, avec l’air d’avoir la réflexion pénible, et pourtant
aussi la digestion copieuse et facile ; un homme désigné par la communauté pour
raser certaines barbes cendrées, dans les régions du Nord de l’Angleterre, pour un
demi-penny. À cette fin, dit-on, par prévoyance, négligence, accident ou arrangement,
51
Shakespeare. “La Tempête”.
61
Thomas Carlyle – Le Chartisme
Richard Arkwright a été, par la communauté de l’Angleterre et avec son propre
consentement, mis de côté. Pourtant en cuir à rasoirs, en mousse pour barbes
cendrées, et en contradictions et confusions s’y rattachant, l’homme a des
connaissances dans sa tête grossière ; bobines, navettes, rouages et dispositifs du
même genre, eux aussi, semblent plutôt une cause perdue ; qu’il sera cependant
amené à soutenir finalement. Non sans difficulté ! Les gens de sa ville se levaient en
masse autour de lui, craignant le manque de travail, la diminution des salaires, de
sorte qu’il devait vite partir, ses pots à toilette étant cassés, ses affaires éparpillées, et
chercher refuge ailleurs. Même sa femme, comme je l’ai appris, se révolta ; brûla le
modèle en bois de son rouet ; persuadée qu’il devrait plutôt rester aux côtés de ses
rasoirs ; – en raison de quoi, cependant, il la mit résolument à la porte, comme tu es
heureux de le savoir. O lecteur, quel Phénomène Historique que ce barbier très
inventif, très solide, ventripotent, aux grosses joues ! Les Révolutions Françaises
agissaient comme des ferments : face à ce genre d’événement, les Kaisers impériaux
étaient impuissants sans le coton et les vêtements anglais ; et c’est cet homme qui a
donné à l’Angleterre la puissance du coton”.
“Watt, celui de la Machine à Vapeur, n’eut pas non plus un début héroïque, aucun
lien avec les princes de ce monde. Les princes de ce monde chassaient la perdrix ;
débattant bruyamment, au Parlement ou ailleurs de la question, La tête ou la queue ?
tandis que cet homme aux doigts sales, aux sourcils menaçants, cherchait, dans son
atelier, le secret du Feu ; ou, l’ayant trouvé, allait de-ci de-là en quête d’un “homme
fortuné”, indispensable accoucheur de ce secret. Lecteur, tu dois admirer ce qui est
admirable, pas ce qui a une apparence admirable ; apprendre à reconnaître le lion
britannique même lorsqu’il ne soutient pas le trône, et aussi l’âne britannique dans la
peau du lion même quand il l’est. Ah, le pourrais-tu toujours, quel monde ce serait !
Mais l’Académie Royale de Berlin ou toute autre Société Anglaise de Savoir-Utile a-telle découvert, par exemple, qui le premier a gratté la terre avec une baguette ; et jeté
des graines, les plus grosses qu’il avait pu trouver, dans la terre ; des semences d’une
certaine herbe, qu’il avait appelé blé ? De même, que représentaient l’eau des Tee
(rivières) ou d’autres milieux d’élevage pour celui qui ramena de la forêt le premier
jeune bison, et l’éleva jusqu’à l’apprivoiser et en faire une vache à lait ? Aucune des
machines qu’on m’a montrées à Birmingham ne pouvait être comparée sur le plan
inventivité à ce profil de lame appelé couteau, à celui des lames appelées scies, de
l’outil appelé marteau : – n’est-ce pas même avec le marteau-lame, appelé sabre, que
les hommes combattent, et maintiennent un semblant d’autorité constituée qui survit
encore parmi nous ? La machine à vapeur que j’appelle démon de feu est importante
mais sans commune mesure avec l’invention du feu. Prométhée, Tubalcain,
62
Thomas Carlyle – Le Chartisme
Triptolème 52 ! Nos grands hommes ne sont-ils pas aussi bons qu’égarés ? Les
hommes qui marchent parmi nous tous les jours, nous habillant, nous chauffant,
nous nourrissant, marchent enveloppés de ténèbres, des hommes mythiques tout
simplement.
“On dit que les idées produisent des révolutions ; et en vérité cela se passe ainsi ;
non seulement les idées spirituelles, mais même celles mécaniques. Dans cette danse
du sabre universelle, bruyante et conflictuelle, que le monde européen danse
actuellement pour son dernier demi-siècle, Voltaire n’est qu’un chef de chœur,
Richard Arkwright en étant un autre. Allez danser ailleurs. Quand Arkwright sera
devenu aussi mythique qu’Arachné 53 , nous pourrons encore filer avec un bénéfice
tranquille grâce à lui ; et la danse du sabre, avec tous ses tristes bouleversements,
valses de Waterloo, galopades de Moscou, tout cela sera oublié !”
“Dans l’ensemble, toutes ces choses n’étaient-elles pas plutôt inattendues,
imprévues ? Car en effet quelle chose est prévue ; et surtout quel homme, le père des
choses ! Pendant ce temps Robert Clive s’est imposé, avec son grand talent d’écriture,
comme rédacteur ou expert comptable dans une entreprise commerciale établie dans
l’Est lointain. Avec un grand talent d’écriture ; avec d’autres talents non encore
développés, que les circonstances développeront de plus en plus. Non seulement doué
pour la comptabilité, l’homme s’est révélé doué pour vaincre les Nababs, fonder des
Royaumes, des Empires des Indes ! D’une façon contestable, l’Empire des Indes de
l’autre hémisphère a trouvé domicile à Leadenhall Street, dans la Cité de Londres.
“Toutes ces choses et ces personnes paraissent accidentelles, inattendues pour
l’homme. Néanmoins toutes inévitables ; prévues, pas inattendues, par le Pouvoir
Suprême ; préparées, décidées de loin. Toujours en progression à travers les siècles,
au milieu du dix-huitième, elles sont arrivées. La famille saxonne s’est imposée dans
le filage du coton, la confection, le travail de la forge, la machine à vapeur, les
chemins de fer, le commerce et les transports, face à tous les vents célestes, de cette
manière bruyante inexplicable ; ce même bruit qui, dans les filatures, les magazines
sur l’évolution des espèces, nous assourdit encore un peu. Très bruyant, très soudain !
Le gisement et les couches de charbon de Staffordshire avoisinent les couches de fer
pratiquement depuis la création du monde. L’eau coule dans le Lancashire et le
Lanarkshire ; le schiste bitumineux se trouve là en couches dans les rochers aussi, –
sur lesquels tant de Stanley combatifs, de Douglass ténébreux et d’autres personnes
52
Tubalcain était “instructeur des travailleurs du cuivre et de l’acier”. Genèse, IV-22.
53
Richard Arkwright (1732-1782), contribua à diffuser l’emploi de la mule-jenny, machine de filature
semi-mécanique.
63
Thomas Carlyle – Le Chartisme
querelleuses, ont réglé leurs querelles et se sont bagarrées, non sans résultat, nous
l’espérons ! Mais Dieu a dit, Que les missionnaires du fer soient ; et ils furent. Le
charbon et le fer, si longtemps voisins et s’ignorant, furent réunis ; Birmingham et
Wolverhampton, et les centaines de forges de l’Enfer, avec leurs gorges de feu et leurs
marteaux infatigables, virent le jour. Manchester l’humide tendit les mains vers la
Caroline et la zone torride, et cueillit le coton ; qui pourrait oublier qu’elle a l’art de le
filer ? Les poissons sautèrent hors de l’eau de la Mersey, pris à d’innombrable lignes.
L’Angleterre, dis-je, extraya son schiste bitumineux, et le mit en œuvre : les villes
surgirent avec leurs cheminées ; les Chartismes aussi, et les Parlements qu’ils
appellent Réformés.”
En bref, tels sont les points essentiels, les faits marquants, de notre Histoire
Anglaise d’hier et d’aujourd’hui, selon l’Auteur de cette étrange Œuvre non traduite,
en qui nous pensons avoir reconnu une vieille connaissance.
64
Thomas Carlyle – Le Chartisme
9
Le radicalisme parlementaire
Pour nous, considérer les sujets suivants avec à peu près la même approche, les
Lois de Réforme, les Révolutions Françaises, les Louis-Philippe, les Chartismes, les
Révoltes de Trois Jours, et quoi encore, n’est plus un mystère. Là où la grande masse
des hommes est raisonnablement juste, tout va bien ; là où elle n’est pas juste, tout va
mal. Les classes qui ont la parole parlent et discutent, chacune pour soi ; la grande
classe muette, profondément enfouie est comme Encelade, qui souffre, et qui pour le
faire savoir, doit provoquer des tremblements de terre ! Partout, dans ces pays, en ces
temps, le problème central qui mérite toute notre considération s’impose à nous sous
cette forme : la revendication du Travailleur Libre de s’élever à un certain niveau,
pourrait-on dire, avec l’Esclave Travailleur ; sa colère et son mécontentement
l’accompagnant jusqu’à ce que cela soit fait. La nourriture, le logement, la direction
convenable, en échange de son travail : naïvement interprétés, le Chartisme et tous
les autres ismes ont cette signification ; et plus ils sont fous, plus ils ont cette
signification emphatique, “Voyez quelle direction vous nous avez donnée ! À quel
délire nous mèneront nos discussions et nos projets sans guide” ; le Laissez-faire, de
la part des Classes Gouvernantes, nous le répétons encore et encore, devra cesser,
quelle que soit la difficulté ; une division mutuelle pacifique des avantages, et un
monde abandonné à lui-même, ne suffiront plus. Avec une orientation vers Ne Rien
Faire ; l’on aura un monde du Faire Quelque Chose ! Grâce à Dieu nos Duces ducaux
deviendront vraiment des Chefs ; nos Aristocraties et Clergés découvriront dans une
certaine mesure ce que le monde attendait d’eux, ce que le monde ne pouvait plus
faire sans eux ! D’innombrables bouleversements incontrôlés, la misère pour eux et
pour nous, pourraient ainsi être évités. Mais cela aussi se passera comme Dieu l’a
prévu. S’ils le savent, cela se passera bien et dans la joie : sinon, d’autres devront faire
et feront le nécessaire, et une fois de plus, quoique après un long et triste détour, cela
se passera bien et dans la joie.
L’histoire du Chartisme non plus n’est pas mystérieuse à l’époque présente ; en
particulier si l’on se penche sur celle du Radicalisme. Tout au long des vingt-cinq
dernières années, il était curieux de remarquer combien le mécontentement intérieur
de l’Angleterre se démenait pour trouver une issue par n’importe quel orifice : le
pauvre malade, atteint du centre à la surface, se plaint d’un membre, puis d’un autre ;
– les lois sur le blé, les lois sur la monnaie, la liberté du commerce, la sécurité, le
65
Thomas Carlyle – Le Chartisme
besoin de la liberté du commerce : le pauvre malade ballotté d’un côté à l’autre,
cherchant un côté sain pour s’y reposer, n’en trouve pas. Un Docteur dit, c’est le foie ;
un autre, ce sont les poumons, la tête, le cœur, une mauvaise sudation au niveau de la
peau. Un éminent docteur après examen complet dit que c’étaient les municipalités
pourries ; qu’il fallait étendre le droit de vote pour détruire les municipalités pourries.
Depuis longtemps, le malade anglais avait le sentiment persistant que c’était ça. Le
peuple anglais est habitué au vote ; c’est sa panacée pour tout ce qui ne va pas ; il est
obsédé par le vote. Assez singulier : son droit de voter pour un Membre du
Parlement, d’envoyer sa “vingt millième partie de maître parleur au Parlottoir
National”, – les Docteurs affirmaient que c’était la Liberté, cela et rien d’autre. Cela
paraissait plausible à beaucoup d’hommes, d’un niveau élevé et plus bas. La
crédibilité du remède augmentait, le mal menaçait ; les meules de foin de Swing
étaient en feu. Neuf ans auparavant, un chirurgien d’État s’était levé, et dans des
circonstances particulières avait dit : Étendons le droit de vote ; que la panacée du
grand Docteur, que l’ancienne prière passionnée du malade soient exaucées !
Le Radicalisme Parlementaire, tant qu’il donnait un moyen d’exprimer clairement
le mécontentement du peuple anglais, ne pouvait pas être considéré, même par son
pire ennemi, comme étant inutile. S’il est dans l’ordre naturel des choses qu’il y ait du
mécontentement, il n’en est pas moins que ce mécontentement puisse atteindre une
issue, une voie Parlementaire. Là le sujet est débattu, démontré, contredit, défini,
ramené à une possibilité ; – il peut au moins se consoler par l’espoir, et mourir en
douceur, convaincu de son impossibilité. Le Nouveau, l’Inédit cherche comment il
pourra s’adapter aux dispositions de l’Ancien ; si l’Ancien peut être contraint à
l’admettre ; comment dans ce cas il peut, avec le minimum de violence, être accepté.
Ne l’estimons pas facile, ce rôle du Radicalisme ; il était l’un des plus difficiles. Si le
malade abattu par la souffrance le fait, en effet, sans gémir sous l’effort et sans se
plaindre, le médecin lui n’accepte pas, sans effort, qu’il s’est trompé, qu’un remède
doit être trouvé pour lui. Et que dire, si votre patient n’est pas un seul homme
malade, mais toute une nation malade ! Des millions d’hommes, miteux et ahuris,
couverts de poussière et de sueur, sombres, pleins de rage et de tristesse, entouraient
ces hommes, disant, ou se débattant pour tenter de dire : “Regardez, notre sort est
injuste ; notre vie n’est pas saine mais malade ; nous ne pouvons plus subir
l’injustice ; allez et obtenez-nous la justice !” Car que le pauvre ouvrier réclamât une
loi sur le Temps, une loi sur la Manufacture, une loi sur le Blé, qu’il réclamât en
faveur ou contre une loi quelconque, c’était toujours pour dire ça. Toutes les lois
présentées de façon crédible devaient porter en elles une perspective d’espoir,
devaient obtenir de sa part une manifestation d’approbation ; car, un homme envahi
66
Thomas Carlyle – Le Chartisme
par la maladie ne la trouve pas dans la Nosologie 54 mais il peut reconnaître en lui
certains de ses symptômes. Telle était la mission du Radicalisme Parlementaire.
Dans quelle mesure le Radicalisme Parlementaire a rempli sa mission, investi dans
la gestion de ces huit dernières années, chacun le sait. Les millions dans l’attente ont
assisté à une fête des Barmecide 55 ; ont été conviés à se gaver de viande imaginaire.
Que leur a obtenu le Radicalisme ; quoi d’autres que des fantômes de choses ont-ils
été demandés pour eux ? La Justice Gratuite, la Justice pour l’Irlande, la Clause de
Propriété en Irlande, la Clause de Paiement des Impôts, l’Impôt pour les Pauvres,
l’Impôt pour l’Église, le Vote des Ménages, la Question du Scrutin public ou secret :
pas des choses mais des fantômes de choses ; des formules à la Bentham ; sèches
comme le vent d’est ! Un Ultra-radical, probablement pas du genre Bentham, est
obligé de s’exclamer : “Le peuple a fini par se lasser. Il dit, Pourquoi serions-nous
ruinés dans nos boutiques, jetés hors de nos fermes, devrions-nous voter pour ces
hommes ? Les majorités ministérielles diminuent ; ce Ministère est devenu
impuissant, avait-il seulement la volonté de bien faire ? Ils nous ont raconté
longtemps, “Nous sommes un Ministère de Réforme ; ne nous soutiendrez-vous
pas ?” 56 Nous les avons soutenus ; indignement portés sur nos épaules pour avancer,
une fois après l’autre, chute après chute, quand on les avait jetés à la rue ; et qu’ils
restaient prostrés, abandonnés, comme un bagage inutile. C’est la réalité du
Ministère de la Réforme, pas le nom d’un Ministère que nous soutiendrions ! La
langueur, la maladie de l’espoir remis à plus tard envahissent l’esprit public ; l’esprit
public finit par dire, Pourquoi toutes ces luttes pour un Ministère de Réforme de
nom ? Que les conservateurs entrent au Ministère s’ils le souhaitent ; qu’une réalité
vivante au moins soit au Ministère ! Un cheval allant à reculons qui ne se déplacerait
que vers l’arrière, on ne le choisirait pas pour voyager : pourtant de tous les chevaux
possibles le pire est le cheval mort. Monté sur un cheval allant à reculons, vous
pouvez miser sur lui, l’éperonner, le contrôler, faire un bout de chemin même en
arrière : mais à califourchon sur votre cheval mort, quel chance vous reste-t-il au
chapitre des possibilités ? Vous êtes assis sans bouger, sous le regard des dieux et des
hommes.
Il existe une classe de révolutionnaires nommés Girondins, dont le destin
historique est assez remarquable ! Des hommes qui se rebellent, et poussent les
54
Nosologie : catalogue complet des maladies.
55
Histoire extraite des Mille et Une Nuits. Un sultan de la famille des Barmecide avait posé une série
de plats vides devant un mendiant, en lui disant qu’ils contenaient de la nourriture. Le mendiant se
soumit à la plaisanterie et fit semblant de manger le repas imaginaire.
56
Second gouvernement conservateur de Melbourne.
67
Thomas Carlyle – Le Chartisme
Classes Inférieures à se rebeller, devraient avoir plus que des formules pour s’élancer.
Des hommes qui voient dans la misère des millions de travailleurs insatisfaits, non la
misère, mais uniquement une matière première susceptible d’être manipulée et
abusée, en vertu de leurs propres théories, médiocres et bornées, et de leur égoïsme ;
pour qui des millions de frères humains, avec le cœur qui bat dans leur poitrine, qui
bat, qui souffre, qui espère, sont des “masses”, de simples “masses explosives servant
à abattre les Bastilles”, à voter pour nos plates-formes électorales : de tels hommes
sont d’une espèce discutable ! Aucun homme n’a le droit de résister par les mots ou
les actes à l’Autorité dont il dépend, pour une cause manquant de sérieux, quelle que
soit l’Autorité. L’obéissance, même si cet aspect des choses mérite pour beaucoup peu
de considération, est le premier devoir de l’homme. Aucun homme n’est exempté du
devoir d’obéir, avec toute la force de l’obligation. Les parents, les professeurs, les
supérieurs, les chefs, toutes ces créatures sont reconnues comme dignes d’obéissance.
Reconnus ou non, un homme a des supérieurs, une hiérarchie normale au dessus de
lui ; s’étendant, niveau par niveau, jusqu’au ciel lui-même et à Dieu le Créateur qui a
créé Son monde non pour l’anarchie, mais pour la loi et l’ordre ! Ce n’est pas une
mince affaire lorsque l’homme juste ne peut plus reconnaître dans les puissances qui
le dominent quoi que ce soit de divin ; quand la résistance à ces puissances devient
une règle plus importante que l’obéissance à celles-ci ; quand l’homme juste se voit
dans la situation tragique de l’instigateur de conflits ! Un rebelle sans cause juste, très
juste, est la plus repoussante des choses ; le premier rebelle fut Satan.
Mais dans les circonstances présentes, peut-on blâmer les millions d’êtres déçus et
sans droit de vote de se détourner avec horreur de ce Ministère de Réforme de nom,
de ce Radicalisme Parlementaire de nom, et de revendiquer des faits et des réalités ?
D’estimer aussi, ayant foi en la même chose que beaucoup d’autres, que l’“extension
du droit de vote” est une chose indispensable ; et de dire, comme ils le peuvent,
Élargissez encore le droit de vote, ensuite tout ira bien ? C’est la vieille foi
britannique ; répandue en son temps par des prophètes et des évangélistes ;
préconisée ensuite par toutes sortes d’hommes grimpés sur des canons. Celui qui est
libre et béni dispose de sa vingt-millième part de bavardage au Parlottoir National ;
par contre celui qui n’est pas béni mais malheureux, son malheur est de ne pas en
disposer. Ne devrait-il pas l’avoir, alors ? Par la loi de Dieu et des hommes, oui ; – et
il l’aura bien sûr ! Le Chartisme, avec ses “cinq points”, portés haut par les piques et
les flambeaux des rassemblements, est là. Le Chartisme est l’un des phénomènes les
plus naturels de l’Angleterre. Ce n’est pas que le Chartisme existant pourrait amener
des merveilles ; mais que le peuple affamé et invité ait pu rester assis huit ans, à cette
table des Barmecide, attendant patiemment quelque chose du Ministère de Réforme
68
Thomas Carlyle – Le Chartisme
de nom, et n’ait pas encore perdu l’espoir au bout de huit ans, cela constitue l’aspect
respectable du miracle.
69
Thomas Carlyle – Le Chartisme
10
Impossible
“Mais qu’allons-nous faire ?” s’exclame l’homme de bon sens, de façon impatiente
et désordonnée : “Arrêter les suppositions et descendre de notre chaire sans risque,
pour rejoindre la place du marché agitée, et dire ce que l’on peut faire !” – O homme
de bon sens, il semblerait que beaucoup de choses pourraient réellement être
réalisées grâce à un effort humain concret et véritable, au Parlement ou ailleurs. Mais
la première des choses, comme on l’a déjà dit, est de te préparer à une véritable
réalisation ; de savoir que tu dois soit réellement le faire, soit, comme disent les
Irlandais, “te tirer de là” !
Ce n’est pas un mot porte-bonheur que le mot impossible : rien de bon ne sort de
ceux qui l’on si souvent à la bouche. Qui dit toujours, Il y a un lion sur la route ?
Fainéant, tu dois tuer le lion, alors ; la route doit pouvoir être traversée ! En art et en
pratique, d’innombrables critiques démontreront que la plupart des choses sont
dorénavant impossibles ; que nous sommes entrés, une fois pour toutes, dans la
sphère des éternels lieux communs, et devons continuer avec le sourire. Que les
critiques fassent leurs démonstrations ; c’est leur nature : quel danger cela
représente-t-il ? Une fois démonstration faite que la poésie est impossible, surgit
Burns, surgit Goethe. À présent que le lieu commun sans héroïsme est clairement
tout ce que nous cherchons, arrive Napoléon, arrive la conquête du monde. Il a été
prouvé par le calcul des fluxions 57 , que les navires à vapeur ne pourraient jamais
effectuer la traversée entre le point le plus éloigné de l’Irlande et le point le plus
proche du Nouveau Monde : la force de poussée, la force de résistance, maximum ici,
minimum là ; selon la loi de la Nature, et la démonstration géométrique : – que
pouvait-on faire ? Le Great Western pouvait lever l’ancre du port de Bristol 58 ; cela se
pouvait. Le Great Western, arrivant à destination sain et sauf par les goulets de
l’Hudson, pouvait s’amarrer au cabestan de New York, et laisser à notre
démonstration à l’encre encore humide le temps qu’il faut pour sécher. “Impossible” ?
criait Mirabeau à son secrétaire. “Ne me dites jamais ce bête de mot !”
57
Le calcul des fluxions (Newton), devenu ensuite le calcul différentiel.
58
Première traversée, par un navire à vapeur entre l’Angleterre et l’Amérique en quinze jours en avril
1838.
70
Thomas Carlyle – Le Chartisme
Il existe un phénomène qu’on pourrait appeler Radicalisme Paralysant,
aujourd’hui ; qui sonde avec un roseau statistique, vérifie avec un fil à plomb
Philosophico-Politico-Économique la mer sombre et profonde des difficultés ; et nous
ayant dit franchement de quelle mer de difficultés infinie il s’agit, termine par la
conclusion pratique, en guise de consolation, Que l’homme n’y peut rien, qu’il n’a
qu’à rester tranquille et contempler avec mélancolie “le temps et les lois générales” :
et là dessus, sans aller jusqu’à recommander le suicide, prend congé de nous. Tout-àfait paralysant, sans intérêt ; nullement réconfortant ! Il existe une chose insensée qui
crie, “Paix, paix”, alors qu’il n’y a pas de paix. Mais quel genre de classe crie, “Paix,
paix, ne vous ai-je pas dit qu’il n’y a pas de paix” ! Le Radicalisme Paralysant,
répandu parmi nos amis Statisticiens, est l’un des phénomènes les plus affligeants
que l’esprit humain peut être amené à contempler. Prions pour qu’au moins il puisse
disparaître. Que la Paralysie se retire en des lieux secrets, et dans des dortoirs qui lui
conviennent ; les routes publiques ne devraient pas être occupées par des gens
manifestant en faveur de l’impossibilité du changement. Paralysant ; – et aussi, grâce
à Dieu, totalement trompeur ! Écoutons un penseur d’une autre catégorie : “Tout
fléau, et ce fléau aussi, est un cauchemar ; à l’instant où vous réagissez contre lui, le
fléau s’est, à proprement parlé, éloigné.” Envisage, O lecteur, pourquoi il n’en serait
pas ainsi ? Le fléau, une fois vaillamment affronté, cesse d’être un fléau ; l’espoir en
une cause généreuse peut remplacer la misère passive et morbide ; le fléau lui-même
s’est transformé en un genre de bienfait.
Pour l’homme de bon sens, donc, nous répéterons qu’il doit, c’est la première
chose qu’il peut “faire”, se préparer à l’action véritable ; bien savoir soit qu’il est là
pour agir, soit qu’il n’est pas là du tout. Une fois correctement préparé, tant de choses
se présenteront comme réalisables qui ne sont actuellement même pas pensables !
Deux choses, de grandes choses, sont restées, pendant les dix dernières années, dans
toutes les têtes pensantes d’Angleterre ; et rôdent enfin sur la langue même d’un bon
nombre. Avec un nom mis sur chacune d’elles, nous congédierons l’homme de bon
sens, et nous retournerons avec la plus grande joie à l’obscurité et au silence.
L’Éducation Universelle est la première grande chose dont nous voulions parler ;
l’Émigration générale est la seconde.
Qui pourrait supposer que l’Éducation était une chose à recommander sur le plan
de l’intérêt local, et même sur tout autre plan ? Comme si elle ne faisait pas partie du
fondement d’un devoir permanent, en tant que première nécessité de l’homme. C’est
une chose qui ne devrait pas avoir besoin d’être défendue ; comme c’est le cas en fait.
Pour faire cadeau de la pensée à ceux qui ne peuvent pas penser, et néanmoins qui
pourraient dans ce cas penser : cela, imaginerait-on, était la première fonction qu’un
71
Thomas Carlyle – Le Chartisme
gouvernement avait à remplir. N’était-il pas cruel de voir, dans une quelconque
province d’un empire, les habitants tous mutilés du cerveau, les hommes forts
amputés du bras droit ? Combien plus cruel était-il de découvrir des âmes fortes, des
yeux encore fermés, des yeux éteints privés de vision ! La lumière est arrivée sur le
monde, mais pour ce pauvre paysan elle est arrivée en vain. Depuis six mille ans les
Fils d’Adam, au prix d’un effort sans relâche, ont créé, agi, découvert ; dans une
mystérieuse communion, infinie et indissoluble, une petite bande de frères luttant
contre le grand et sombre empire de la Nécessité et de la Nuit ; ils ont accompli tant
de conquêtes : et pour cet homme c’est comme si il ne s’était rien passé. Les vingtquatre lettres de l’Alphabet sont restées des énigmes runiques pour lui. Il a été laissé
de côté ; et le Grand Royaume Spirituel, la conquête gagnée de haute lutte par ses
propres frères, tout ce que ses frères ont conquis, n’existe pas pour lui. Un empire
invisible ; il ne le connaît pas, ne le soupçonne pas. Et n’est-elle pas surtout à lui ; la
conquête de ses propres frères, la propriété légalement acquise de tous les hommes ?
Un sort funeste le poursuit, de génération en génération ; il ne sait pas qu’un tel
empire est à lui, qu’un tel empire est à tous. O, que sont les lois sur les droits,
l’émancipation des esclaves noirs en apprentis noirs, les procès en chancellerie pour
le petit usufruit d’un lopin de terre ? Le grand “champ du Temps” appartient à cet
homme, et vous ne le lui donnez pas. Le champ du Temps, qui comprend la Terre et
tous ses champs de grains et ses océans de perles, avec ses semeurs et ses pêcheurs de
perles aussi, tout ce qui fut sage, héroïque et victorieux ici-bas ; dont les siècles de la
Terre représentent les sillons, car elle s’est agrandie depuis le Début jusqu’à
Aujourd’hui !
“Mon héritage, si magnifiquement immense et beau ;
le Temps est mon beau champ, du Temps je suis l’héritier !” 59
Il n’y a pas d’injustice aussi grave sous le soleil. Elle se perpétue année après
année, siècle après siècle ; l’aveugle se libère de ses chaînes, et laisse un fils aveugle ;
et les hommes, créés à l’image de Dieu, restent des bêtes de somme à deux pattes ; –
et dans le plus grand empire du monde, on discute pour savoir si une petite fraction
du Revenu Journalier 60 (30 000 livres environ) pourrait ou non, au bout de treize
siècles, leur revenir. Avons-nous des Gouvernants, avons-nous des Professeurs ;
avons-nous eu une Église au cours de ces treize siècles ? Qu’est-ce qu’un Surveillant
59
Goethe.
60
En 1833, la Chambre des Communes accorda une subvention de 20 000 livres pour la construction
des écoles.
72
Thomas Carlyle – Le Chartisme
des âmes, un super-surveillant, un super pasteur ? Est-il quelque chose ? Dans
l’affirmative, qu’il mette la main sur son cœur, et dise quelque chose !
Mais laissons tout cela, dont l’âme humaine n’arrive pas vraiment à parler
courtoisement, et observons maintenant que l’Éducation ne constitue pas seulement
un devoir éternel, mais est même devenue un devoir temporaire et éphémère, que les
nécessités actuelles nous obligent à avoir à l’œil. Ces Vingt-quatre millions de
travailleurs, si leurs affaires restent sans solution, en désordre, brûleront les meules
et les métiers à tisser ; nous réduiront, nous, eux-mêmes et le monde en cendres et en
ruines. Leurs affaires ne peuvent simplement pas rester sans solution, en désordre ;
mais doivent être réglées, mises en ordre d’une certaine façon. Quelle intelligence
sera-t-elle capable de les régler ? L’intelligence d’un Bacon, l’énergie d’un Luther, si
on ne restreint pas leur force, pourraient être prises de désarroi devant une telle
tâche ; un Bacon et un Luther ensemble, au poste de premier ministre à perpétuité,
ne pourraient pas le faire. Aucune intelligence, grande et même immense, ne peut le
faire. Qui le peut ? Seules Vingt-quatre millions d’intelligences ordinaires, enfin
conscientes dans l’action ; celles-ci, bien dirigées, le peuvent. L’intelligence, en gros,
c’est la reconnaissance de l’ordre dans le désordre ; c’est la découverte de la volonté
de la Nature, de la volonté de Dieu ; le début de l’aptitude à se diriger selon ces
préceptes. Avec une intelligence parfaite, impensable sans une moralité parfaite, le
monde serait parfait ; ses efforts infailliblement corrects, ses résultats
continuellement couronnés de succès, son état irréprochable. L’intelligence est
comme la lumière ; le Chaos devient un Monde à son contact : fiat lux (que la lumière
soit). Ces Vingt-quatre millions d’intelligences ne sont que communes ; mais ce sont
des intelligences ; sérieusement dans le sujet, chacun dans sa région instruit du sujet ;
chacun travaillant sans relâche, avec la fraction de lumière à sa portée, pour amener
sa région à la raison. De résolutions fractionnées et de leurs conflits jaillit l’universel.
La quantité précise d’intelligence que recelaient les Vingt-quatre millions, sera
révélée par le résultat atteint ; cette quantité là et pas plus. Le niveau d’intelligence
présent chez les individus se mesurera par la conclusion générale qu’ils exprimeront
qu’il s’agisse d’une Justice et d’une Sagesse salutaires à tous, ou d’une fatale
Hallucination sans fondement, d’une Chimère ne brûlant pas d’une ardeur
fabuleuse !
Les Non-conformistes 61 exigent un modèle d’Éducation, l’Église s’y oppose ; ce
parti s’y oppose, et celui-là ; ce sont des objections sans fin, de la part des uns et des
autres : un sujet plein de difficultés, de toutes parts ! Dommage qu’il y ait des
difficultés ; que la Religion, parmi d’autres, provoque des difficultés. Nous ne les
61
Les Non-conformistes sont des protestants hors la religion d’état anglicane.
73
Thomas Carlyle – Le Chartisme
atténuons pas : en réalité elles sont considérables ; dans leur présentation et leur
prétention, elles sont insurmontables, navrantes pour tous les Secrétaires du
Ministère de l’Intérieur. Car, en vérité, comment la Religion peut-elle être séparée de
l’Éducation ? Une connaissance irrévérencieuse n’est pas une connaissance ; elle peut
être un développement des facultés logiques ou manuelles tournées vers l’intérieur ou
l’extérieur ; mais elle n’est pas la culture de l’âme humaine. Une connaissance qui
aboutit à une stérile adulation de soi-même, à une indifférence ou un mépris pour
l’Univers de Dieu sauf si le sujet est insignifiant, qu’est-ce que cela ? Le
développement du travail manuel, et même aussi superficiel soit-il. Le travail manuel
est néanmoins ce qu’il est, et la pratique de la plus simple logique, n’est-ce rien ? C’est
déjà quelque chose ; c’est le départ indispensable de toute chose ! Les hommes sages
savent qu’il s’agit d’une étape indispensable ; pas suffisante ; et lui apporteront avec
joie l’élément grâce auquel elle arrivera au tout. Les hommes sages ne se querelleront
pas en s’essayant à ça ; ils coopéreront avec amour en s’essayant à ça.
“Et maintenant comment enseigner la religion ?” demande alors l’Ultra-radical
indigné, cité ci-dessus ; un Ultra-radical apparemment pas de l’espèce de Bentham,
avec lequel, bien que son parler soit très différent, certaines gens d’Église sensées ont,
nous l’espérons, quelque parenté : “Comment enseigner la religion ? En serinant des
liturgies, des catéchismes, des credos ; en débitant trente-cinq et quelques articles
sans discontinuer aux oreilles des petits enfants ? Amis ! Dans ce cas, pourquoi ne pas
s’adresser à Birmingham, et faire fabriquer des machines, et les installer à tous les
coins de rues, dans les grandes et petites artères, pour répéter et vociférer la même
chose, nuit et jour sans interruption ? Le génie de Birmingham sait faire cela. Albert
le Grand avait un automate en cuir qui pouvait s’exprimer clairement ; sans parler du
bonhomme de Nurenberg de Martin Scribler qui pouvait raisonner aussi bien que qui
vous savez ! C’est certain, Birmingham peut fabriquer des machines pour répéter les
liturgies et les articles, pour faire n’importe quel exploit mécanique. Et que
représentaient tous les maîtres d’école, ainsi que les prêtres et les églises, comparés à
cette Église de fer de Birmingham ! Les votes de deux millions d’aides à l’Église
étaient alors quelque chose. Vous commandez, pour quelque livres par têtes, autant
de milliers de personnages en fer que votre subvention le permet ; et vous les fixez au
moyen d’une maçonnerie adéquate dans tous les quartiers que vous voulez, pour
prêcher là sans dépendre du monde. Dans les rues bruyantes, encore plus dans les
quartiers endormis, troublés par des propos infidèles, vous élargissez les tuyaux à
vent, renforcez le principal cylindre à vapeur ; votre personnage prêche, sur le ton
désiré, pendant que vous l’alimentez en charbon ; et ne craint rien ni personne. Voilà
une “extension de l’Église” ; à laquelle, si j’y croyais, je souscrirais jusqu’à mon
dernier penny. –
74
Thomas Carlyle – Le Chartisme
“Vous chefs aveugles des aveugles ! Sommes-nous des Mongols Kalmouks qui
prions en faisant tourner un moulin à prières ? Le Dieu Argent et les machines sontils les moyens de convertir les âmes humaines, comme s’il s’agissait de coton à filer ?
Dieu, ainsi que Jean-Paul 62 l’a prédit, est-il vraiment devenu une force ; comme
l’Éther un Gaz ! Hélas, l’Athéisme a bien eu le temps de se couvrir des vêtements du
prêtre, et de pénétrer dans le sanctuaire lui-même ! L’égrenage des articles, la
répétition des liturgies, tout l’argent et le matériel de Birmingham et de la Banque
d’Angleterre réunis peuvent-ils donner à une âme humaine le feu du ciel, la faire
passer rapidement des ténèbres de la terre à la sagesse des cieux ? Une âme n’est
enflammée que par une âme. Pour “enseigner” la religion, la première chose à faire, et
aussi la dernière et la seule, est de découvrir un homme qui a de la religion. Tout
dépend de cela, la construction des églises, l’agrandissement des églises, tout ce qui
est nécessaire suit ; sans cela rien ne suivra.”
Pour notre part nous en déduisons que la méthode d’enseignement de la religion
au peuple anglais est encore très en retard ; que les sages et les pieux pourraient bien
se demander tristement et en silence, “Comment ajouter ce dernier élément
inestimable, par lequel l’éducation devient parfaite ?” et que les insensés qui se jugent
pieux pourraient répondre tout haut, “Par cette méthode-ci, par cette méthode-là”,
longue discussion pour peu de choses.
Mais maintenant en attendant, se pourrait-il qu’un personnage officiel adéquat fît
une annonce correcte, en termes bien pesés, avec un plan bien conçu, représentant
convenablement les faits. Que après treize siècles d’attente, lui le personnage officiel,
et l’Angleterre avec lui, s’occupât de révéler maintenant le mystère des Lettres
Alphabétiques à toutes les âmes de ce royaume ? L’enseignement de la religion était
une chose qu’il ne pouvait pas entreprendre de mettre en place aujourd’hui ; ce serait
le travail du jour suivant ; le travail du jour était d’enseigner l’alphabet à tout le
monde. L’art miraculeux de lire et d’écrire, lui semblait le préalable indispensable à
tout enseignement, la première pierre à poser pour la fondation de n’importe quel
édifice, dans le domaine de l’enseignement. Que le pieux Clergé fasse diligence, que le
pieux Non-conformisme fasse diligence, que tous les pieux prêcheurs et
missionnaires fassent diligence, qu’ils se démènent selon leur zèle et leur
qualification : lui le personnage officiel s’est levé pour l’Alphabet ; et il était même
impatient, après une attente de treize siècles. Il a insisté et n’admettra aucun refus,
ajournement, promesse, excuse ou subterfuge, à ce que tous les Anglais apprennent à
lire. Il a interrogé tous les Anglais rationnels, de toutes croyances, classes ou
couleurs, Pour savoir si sa demande n’était pas juste ; et même si celle-ci n’était pas
62
Jean Paul Friedrich Richter (1763-1825).
75
Thomas Carlyle – Le Chartisme
indispensable au moment où l’Agitation et le Chartisme allaient croissant ? Ayant
choisi d’inoffensifs Abécédaires en corne ; et des Maîtres capables d’enseigner la
lecture, il a jugé que la simple sagacité séculaire d’une Sagesse Collective Nationale,
représentée par un comité convenable, pouvait être suffisante. Il a décidé de désigner
de tels Maîtres, de porter son choix sur ces Abécédaires en corne ; d’envoyer un
Maître et un Abécédaire dans chaque ville, commune et hameau d’Angleterre ; de
telle sorte que, d’ici dix ans, un Anglais qui ne saurait pas lire serait reconnu comme
un monstre, qu’il serait vraiment !
Le plan de ce personnage officiel nous ne le présentons pas. La chose est là, avec
ses réalités, et avec ses apparences et ses imitations ; un plan représentant réellement
la réalité de la chose pourrait grâce à l’énergie humaine être lancé, il attend là d’être
découvert et lancé. C’est à lui, le personnage officiel, et non à nous, d’élaborer un
plan. Nous pouvons envisager que le Clergé et le Non-conformisme crieraient fort ;
mais néanmoins que, dans la simple et séculaire sagesse du Parlement, pourrait
réellement résider une perspicacité égale à celle révélée par le choix des Abécédaires
en corne. Nous pensons que l’Angleterre, si elle était consultée, se résoudrait à agir en
conséquence. Hélas, des subventions égales au revenu d’une seule demi-journée, en
treize siècles pour un tel objectif, ne méritent pas la voix de l’Angleterre, seulement la
clameur superficielle de l’Angleterre ! Des Abécédaires en corne indispensables pour
la part ignorante de l’Angleterre pourraient être choisis, nous le croyons. Nous
pouvons aussi concevoir que des Maîtres capables d’enseigner la lecture pourraient
être sélectionnés, par une commission d’êtres rationnels, d’Oxford ou de Hoxton 63 ,
des deux lieux ou d’aucun des deux. Nous pouvons même concevoir, comme en
Prusse, qu’une pénalité, que des déchéances civiles, des pénalités et des déchéances si
elles étaient jugées efficaces, pourraient être légalement infligées à tous les parents
qui n’apprendraient pas à lire à leurs enfants, à tous les hommes à qui nous n’aurions
pas appris à lire. Nous pouvons concevoir enfin, tant est vive notre imagination, que
l’on pourrait trouver en Angleterre, in extremis, une force suffisante pour réaliser ce
miracle, et qu’il se reproduise à l’avenir comme un miracle : l’enseignement de la
lecture à l’Angleterre ! Des choses plus difficiles, nous le savons, ont été réalisées par
des nations pas plus douées que l’Angleterre, dans le passé.
Dieu ! si, par un heureux hasard, il existait en Angleterre, un personnage officiel
qui pouvait et voulait, avec un courage déterminé, après mûre réflexion, avec un
regard pur, avec patience, sens pratique, en sachant que les réalités sont réelles, en
sachant que les cris sont criards et paraissent réels, proposer cela, et les
63
Oxford était soutenu par la religion traditionnelle, Hoxton par les Non-conformistes. Cette
Université du 18ème siècle, située à Londres, fut fermée avant que Carlyle n’écrive “Le Chartisme”.
76
Thomas Carlyle – Le Chartisme
innombrables choses qui en découlent, – gare au Clergé ou au Non-conformisme qui
se mettrait en travers du chemin de cet homme ! Arrière, vous les détracteurs ! les
ténèbres et l’ignorance de l’Alphabet sont-ils nécessaires pour vous ? Réconciliezvous avec l’Alphabet, ou quittez les lieux ! – Tout ce qui est authentique en Angleterre
ne va-t-il pas peu à peu se retrouver autour de cet homme ; tout ce qui a de la force en
Angleterre ? Car seules les réalités sont fortes ; les moulins à parole sont du vent ; les
paroles sont des paroles, laissez les là. Tous les cris ne sont pas importants ; parmi les
êtres vivants, nous l’avons constaté, le plus bruyant est celui qui a les plus longues
oreilles, parmi les objets inanimés, le plus bruyant est le tambour, le plus vide. Hélas,
ces personnages officiels, ainsi que nous, n’avaient pas d’yeux pour voir ce qui était
réel, ce qui était simplement chimérique et qu’ils pensaient et disaient réel ! Combien
de manoirs fantômes, terribles et effrayants, devrons-nous laisser là, avec leur main
droite menaçante et leurs yeux comme des soucoupes d’une lueur épouvantable, pour
faire simplement ce qu’ils devraient être capables de faire ! Hélas, c’est parce que
nous n’étions pas nous-mêmes dans la réalité ; sinon nous aurions une vision plus
juste de la réalité. Les manoirs fantômes, dans leur ultime terreur, ne sont que de
pauvres imitations de cette terreur réelle, tout-à-fait réelle, qui fait partie de la Vie de
tout Homme : à savoir que, toi le peureux, tu n’as que toi à redouter si tu veux vivre
dans la crainte. Ce n’est que l’égratignure d’une simple halène ; ce n’est que le vol de
quelques jours dans le temps ; et même toi, pauvre écervelé frémissant, tu réaliseras
combien cela est réel. L’ÉTERNITE : en as-tu entendu parler ? Est-ce une réalité, ou
non ? Buckingham House et St Stephen en font-ils partie, ou non ?
Mais, il nous faut maintenant aborder le second grand thème : l’Émigration. On a
dit précédemment que toutes les nouvelles époques, si torturées et tumultueuses à
observer, sont des “développements”, la progression encore inorganisée des facultés.
Cela est éminemment vrai concernant les confusions de notre époque. Le Manchester
déréglé nous afflige avec ses Chartismes ; pourtant le tissage des vêtements pour les
démunis n’est-il pas fondamentalement une chose tout-à-fait sacrée ? Une fois en
ordre Manchester apportera le bonheur et pas l’affliction ! Les troubles, si nous les
comprenons, sont au fond un simple développement que nous ne savons pas gérer ;
“une nouvelle richesse que les vieux coffres ne pourront pas contenir”. Comme cela
est vrai, en particulier concernant l’étrange phénomène appelé “surpopulation”. La
surpopulation est la grande anomalie qui entraîne toutes les autres anomalies vers
une crise. Une fois encore, comme à la fin de l’Empire Romain, une époque très
troublée et néanmoins l’une des plus grandes, les Pays Teutons se trouvent trop
peuplés. Sur une certaine bordure occidentale de notre petite Europe, il y a plus
d’hommes que prévus. Entassés là le long de la côte occidentale, et sur deux cent
77
Thomas Carlyle – Le Chartisme
miles vers l’intérieur, la “marée de population” monte trop haut, et se trouble un peu !
Surpopulation ? Et alors, si cette petite bordure de l’Europe occidentale est
surpeuplée, n’y a-t-il pas partout ailleurs une Terre totalement disponible qui nous
appelle, Venez et cultivez moi, venez et récoltez ! Peut-il être mauvais que sur une
Terre telle que la nôtre il y ait de nouveaux Hommes ? Considérés comme des
marchandises, comme des machines à travailler, existe-t-il à Birmingham ou ailleurs
une machine d’une telle valeur ? “Ciel ! un Européen blanc, se tenant sur ses deux
jambes, avec deux Mains à cinq doigts au bout des poignets, et une Tête miraculeuse
sur les épaules, a une valeur considérable, dirait-on !” Le stupide Africain noir
rapporte de l’argent sur le marché ; le cheval le plus stupide avec ses quatre pattes
rapporte de l’argent ; – c’est nous qui ne connaissons pas encore l’art de gérer notre
Européen blanc !
Les controverses sur Malthus et le “Principe de Population”, le “Contrôle
Préventif” et ainsi de suite, dont on rebat les oreilles du public depuis longtemps, sont
déjà suffisamment tristes. Ennuyeux, imperturbable, maussade, sans espoir pour ce
monde ou le suivant, voilà tout ce qu’inspire le contrôle préventif ou son refus. Les
Anti-Malthusiens citant leur Bible contre des faits palpables ne sont pas un agréable
spectacle. Par ailleurs, combien de fois avons-nous lu chez les bienfaiteurs
malthusiens de l’espèce : “Les travailleurs tiennent leur destin entre leurs propres
mains ; qu’ils diminuent l’offre des travailleurs, et bien sûr la demande et la
rémunération augmenteront !” Oui, qu’ils diminuent l’offre : mais qui sont-ils ? Ce
sont vingt-quatre millions d’individus, répartis sur cent dix huit mille miles carrés
d’espace au moins ; filant, creusant, martelant, travaillant le bois ; chacun étant
inconnu de son voisin ; chacun étant distinct dans sa propre peau. Ils ne sont pas un
genre de personnage qui peut prendre une décision, et agit en conséquence, très
facilement. L’élégante Sally de notre ruelle se révèle beaucoup trop fascinante pour le
vigoureux Tom de la vôtre : peut-on prier Tom de marquer un arrêt, et d’évaluer
d’abord la demande de travail dans l’Empire Britannique ? Et même, si Tom décidait
de renoncer à son immense bonheur de vivre, à ses bagarres et ses conquêtes comme
Saint François d’Assise 64 , qu’est ce que cela lui rapporterait, à lui et à nous ? Sept
millions des meilleurs paysans ne renoncent pas, mais agissent pour le moins
brusquement ; et avec des Hiberniens au visage bleui à la place d’honnêtes Saxons fils
de Tom et de Sally, la fin dernière de ce pays est pire que le début. O merveilleux
prophètes malthusiens ! Les millénaires arriveront inévitablement, d’une façon ou
d’une autre : mais verrons-nous, selon vous, vingt millions de travailleurs se mettre
simultanément en grève dans cette région ; prenant, dans des syndicats universels, la
64
St François d’Assise, avant sa conversion, était réputé pour avoir mené une vie de débauche.
78
Thomas Carlyle – Le Chartisme
résolution d’arrêter de se reproduire jusqu’à ce que le marché du travail soit
satisfaisant ? De jour comme de nuit ! ils étaient pourtant inattaquables ; invincibles
que se soit par la loi ou la guerre ; ils pouvaient dicter leurs conditions aux classes les
plus riches, et défier le monde !
Plus rationnelle est cette variante d’autres bienfaiteurs de l’espèce, qui conseillent
d’installer dans chaque paroisse, en un point central, à la place du Pasteur de la
Paroisse, un Exterminateur paroissial ; ou disons un Réservoir d’Arsenic, entretenu
aux frais de l’État, accessible à tous les paroissiens ; pour une telle Église les
contributions ne seraient probablement pas mesquines. – Ah, il est amer de plaisanter
sur un tel sujet. Notre cœur souffre à la vue du chaos désolé, de la vallée de
Jéhosophat 65 , jonchée des membres et des âmes de nos amis humains ; et aucune voix
divine, uniquement les cris des vautours affamés, des corbeaux aux augures
indistincts, des perroquets aux yeux d’écailles qui parlent pour déclarer, Laissez vivre
ces os !
La Divine Comédie de Dante est désignée comme le plus triste des livres :
protestation transcendante de la plus noble des âmes ; expression d’une douleur
infinie, divine, indescriptible, implacable et contestation du monde. Mais dans
Hollywell Street, il n’y a pas longtemps, nous avons acheté, pour trois pence, un livre
encore plus lugubre : le Pamphlet de “Marcus”, que son pauvre éditeur et imprimeur
chartiste appelle l’“Auteur du Démon”. Ce Pamphlet de Marcus était le livre auquel
faisait allusion Stephens le Chartiste Prêcheur 66 , dans l’une de ses harangues : cela
prouve bien qu’un tel livre existait ; il est là, “Imprimé par John Hill, Black-horse
Court, Fleet Street, et réimprimé maintenant pour l’éducation des travailleurs, par
William Dugdale, Hollywell Street, Strand”, l’éditeur chartiste enragé qui vous le vend
pour trois pence. Nous avons lu Marcus ; mais sa tristesse n’est pas divine. Nous
espérions qu’il s’était arrangé pour être divertissant : eh non, c’est la tristesse
garantie ; lugubre comme la mort elle-même. Marcus n’est pas un auteur démoniaque
du tout : il est un bienfaiteur de l’espèce à sa façon ; il s’est penché intensément sur
les malheurs du monde, depuis sa tour d’observation Benthamo-Malthusienne, sous
un Ciel terne comme le fer ; et recommande maintenant, de façon tout-à-fait
intarissable, d’une manière traînante, nasillarde, détournée, très triste, pourtant au
fond expéditive et positive, que l’on extermine tous les enfants des travailleurs, après
le troisième, au moyen d’une “mort sans souffrance”. Les gaz de charbon et d’autres
méthodes existent. Les mères devraient être consentantes, être amenées à l’être. Trois
65
La Bible. II-Chrono.20.
66
Marcus est un Révérend Méthodiste révolutionnaire. J. R. Stephens, ministre partisan de Wesley
(théologien méthodiste), fut limogé et devint un activiste chartiste.
79
Thomas Carlyle – Le Chartisme
enfants seraient gardés en vie ; ou peut-être, les calculs de Marcus ne sont pas encore
parfaits, deux et demi. Il y aurait de “beaux cimetières avec des colonnades et des
parterres de fleurs”, dans lesquels les matrones patriotes infanticides feraient le soir
de délicieuses promenades contemplatives ; et montreraient combien elles furent
patriotes, combien le monde est joyeux et fleuri.
Tel est le modèle de Marcus ; c’est ce qu’il pouvait, pour sa part, proposer pour
panser les malheurs du monde. Un bienfaiteur de l’espèce, clairement identifiable
comme tel : le scientifique le plus triste que nous ayons jamais rencontré dans ce
monde ; plus triste même que le poète Dante. Sa douleur n’a rien de divine ; elle est
plus triste. L’éditeur chartiste, aussi triste soit-il, l’appelle un auteur démoniaque, et
un homme à la solde des Rapporteurs de la loi sur les Pauvres. Quel monde sombre,
impie, inutile, pour notre joyeuse Angleterre, de tels pamphlets et de tels éditeurs
laissent-ils présager ! Le Laissez-faire et Malthus, Malthus et le Laissez-faire : ces
deux là ne devaient-ils pas se séparer finalement ? Ne pouvions-nous pas espérer que
tous deux finissaient de délivrer leur message maintenant, et étaient prêts à suivre
leurs chemins ?
Assez parlé de la “mort sans souffrance”, d’autres sont dans un monde où les forêts
canadiennes sont toujours debout, les prairies et les plaines sans limite n’ont pas été
déchirées par la charrue ; l’ouest et l’est aux grands espaces verts incultes n’ont pas
encore blondi sous le blé ; et à notre petit coin occidental surpeuplé, notre Planète
Terre, dont les neuf dixième sont encore libres ou occupés par des nomades, crie
encore, Venez et cultivez-moi, venez et récoltez ! Et dans une Angleterre avec des
richesses, des moyens de transport, qu’aucune nation n’a jamais connus auparavant.
Avec des navires ; avec des navires de guerre rouillant faute d’utilisation, qui, s’ils
étaient invités à bouger et à ne pas rouiller, pourraient sillonner tous les océans. Avec
des hommes qualifiés, instruits en théorie et en pratique, pour administrer et agir ;
des Avocats sans cause, un Clergé sans service, des Savants désœuvrés, s’ennuyant
dans tous les tribunaux, se cachant dans d’obscures mansardes, assiégeant toutes les
antichambres, ayant le besoin véhément d’uns seule chose, de Travail ; – avec autant
d’Employés de bureau à demi-salaire occupant deux postes, et s’épuisant à des
occupations misérables, que pourrait en conduire une armée d’Émigrants plus grande
que celle de Xerxès ! Le Laissez-faire et Malthus doivent vraiment se séparer. N’estce pas comme si notre Europe, enflant, bouillonnant, infatigable, allait, une fois de
plus, connaître un développement sans précédent ; luttant, luttant comme un arbre
majestueux à nouveau sur le point de s’épanouir sous l’étreinte de l’été, et d’étendre
ses immenses rameaux feuillus pour couvrir toute la terre ? Une maladie ; mais la
plus noble de toutes – comme la femme qui souffre des douleurs de l’enfantement,
mais souffre pour être mère, et dit, Regardez, un nouvel homme est né !
80
Thomas Carlyle – Le Chartisme
“Bien vrai Gold-Hofrath”, s’exclame un éloquent satiriste allemand de ma
connaissance, dans son étrange livre 67 , “Bien vrai Gold-Hofrath : vraiment trop
peuplé ! Pourtant quelle portion de cet immense Globe Terrestre avez-vous
réellement cultivée et creusée jusqu’à maintenant ? Quelle est la densité de la
population dans les pampas et les savanes d’Amérique ; autour de l’ancienne
Carthage, et dans l’intérieur de l’Afrique ; sur les pentes de la chaîne de l’Altaï, sur le
plateau central d’Asie ; en Espagne, en Grèce, en Turquie, en Crimée tatare, dans le
Curragh of Kildare ? Un homme, en un an, d’après ce qu’on dit, s’il dispose de la
terre, se nourrira lui-même et neuf autres personnes. Hélas, où sont maintenant les
Hengst et Alaric 68 de notre Europe encore rayonnante et en expansion ; quels sont
ceux qui, leur demeure étant devenue trop petite, s’enrôleront et, comme des
colonnes de feu, avanceront en guidant les masses innombrables d’une invincible
force vitale ; armés, non pas d’arcs et de chariots de guerre cette foi-ci, mais de
machines à vapeur et de socs de charrue ? Où sont-ils ? Ils sauvent leurs mises !”
Translated by Lady M., février 2002
________
67
Carlyle. “Sartor Resartus”, tome III, chapitre 4.
68
Hengist : premier saxon à coloniser l’Angleterre. Alaric : Chef Visigoth.
81
Thomas Carlyle – Le Chartisme
Document
82
Thomas Carlyle – Le Chartisme
Carlyle Thomas
Apologie par P. Larousse – 1867
Carlyle Thomas, célèbre philosophe et publiciste anglais, né près d’Ecclesechan,
dans le Dumfriesshire, en 1795. Après avoir reçu les premiers éléments de
l’instruction dans sa paroisse, il alla se préparer aux cours de l’université, à l’école de
grammaire d’Annan. Il passa ensuite sept années scolaires à Edimbourg, et c’est là
tout ce que l’on sait de sa vie universitaire. Nous devons croire, d’après l’étude de son
caractère et de ses œuvres, qu’il prit de bonne heure l’habitude de vivre beaucoup
avec ses propres pensées, et que son génie est plutôt né d’une grande concentration
intellectuelle que des leçons qu’il reçut dans sa jeunesse. On sait cependant que
Carlyle se distingua d’abord dans l’étude des mathématiques comme un fervent
disciple de Leslie ; que, pendant les quelques années qui suivirent sa sortie de
l’université, il fut nommé professeur de sciences exactes dans un collège du Fifeshire,
et qu’en 1823 il devint gouverneur de M. Buller. On avait d’abord destiné le jeune
Carlyle à l’état ecclésiastique ; mais ses vues touchant la religion se modifièrent
considérablement pendant le cours de ses études, et ses goûts le portèrent de plus en
plus vers l’étude de la littérature. Il débuta dans la carrière d’homme de lettres par un
assez grand nombre d’articles qu’il fournit à Edinburgh Cyclopœdia de Brewster,
principalement sur Montesquieu, Montaigne, Nelson et les deux Pitt, articles qui
n’ont pas été réimprimés dans ses œuvres complètes. Vers la même époque, il
traduisit la Géométrie de Legendre, à laquelle il ajouta un essai sur les proportions.
La première partie de sa Vie de Schiller parut dans le London Magazine, en 1823 ;
elle fut achevée en 1825, et publiée aussitôt en volume. Cette biographie fut, bientôt
après, traduite en allemand, et Gœthe, dont les œuvres avaient exercé déjà une si
grande influence sur celles du jeune auteur, lui fit l’honneur de la faire précéder d’une
préface élogieuse. La traduction des Années d’apprentissage, de Wilhem Meister, fut
publiée par Carlyle, en 1824 ; elle fut vivement attaquée dans le London Magazine
par un écrivain célèbre, mais dont la critique n’a pas été toujours exempte de
partialité ni même d’injustice ; nous avons nommé Jeffrey, qui fut cependant obligé,
tout en attaquant le livre, de rendre justice à l’élégance et à la fidélité de la traduction.
Carlyle se maria en 1825 et se retira vers cette époque à sa ferme de Craigenputtoch,
dans le Dumfriesshire, où il s’occupa paisiblement, durant quelques années, de
littérature et de philosophie. Nous trouvons d’intéressants détails sur le genre de vie
qu’il menait alors, dans une lettre adressée à Gœthe, avec lequel il entretenait une
83
Thomas Carlyle – Le Chartisme
amicale correspondance. “Rousseau eût été aussi heureux ici que Bernardin de SaintPierre sur son île. Mes amis de la ville attribuent mon séjour dans cette ferme à une
semblable disposition d’esprit et n’en présagent rien de bon ; cependant je n’y suis
venu que dans le but unique de simplifier ma vie et de m’assurer une indépendance
qui me permît de ne jamais mentir à mon caractère. Ce coin de terre est le mien ; ici
je puis vivre, écrire et penser à ma guise, Zoïle lui-même devînt-il l’autocrate de la
littérature. Des fenêtres de ma demeure, je découvre, à une journée de marche vers
l’ouest, l’éminence où sont les restes du camp d’Agricola. C’est au pied de cette colline
que je suis né ; c’est là que mon père et ma mère m’entourèrent de leur tendre
affection… La seule œuvre de quelque importance que j’aie écrite depuis que je suis
ici, c’est un Essai sur Burns.” Vers 1827, Carlyle devint collaborateur de la Revue
d’Edimbourg, et son premier article fut consacré à J.-P. Richter. À partir de ce
moment, il écrivit assidûment, pour cette revue, pour la Foreign Quarterly et le
Fraser’s Magazine, ces séries d’articles critiques, qui ont été réimprimés sous le titre
de Miscellanées. Ceux qu’il a consacrés au comte de Cagliostro et à l’affaire du collier
servent en quelque sorte de préface à sa Révolution française. Ce dernier ouvrage
parut en 1837, et fit sortir de l’obscurité le nom jusqu’alors peu connu de Carlyle.
Sartor resartus, tel est le titre de cette œuvre si originale, écrite en 1830 et refusée
par tous les éditeurs, fut alors imprimé dans le Fraser’s Magazine (1838), et plaça
d’un seul coup son auteur au premier rang des penseurs modernes. Le Chartisme
parut l’année suivante. Cependant Carlyle, qui venait de quitter pour Londres sa
chère résidence, allait bientôt se distinguer d’une autre façon. En 1837, il fit une série
de conférences sur la littérature allemande et sur l’histoire de la littérature en
général ; ces leçons eurent un grand succès. En 1837, il fit un cours sur les
Révolutions de l’Europe moderne, qui ne fut pas moins suivi, et qui détermina ses
curieuses conférences sur le Culte des héros, depuis réunies en volume. Le Passé et le
présent fut publié en 1843, et les Lettres et discours d’Olivier Cromwell en 1845. Ces
deux ouvrages, souvent réimprimés, contribuèrent encore à augmenter la réputation
de leur auteur. En 1850, parurent les Pamphlets du dernier jour, et, l’année suivante,
la Vie de John Sterling. Enfin, les deux premiers volumes de son grand ouvrage sur
Frédéric II, encore en cours de publication (1865), parurent en 1858. Les essais de
Carlyle sur la littérature allemande ouvrent une ère nouvelle dans l’histoire de la
critique. Les écrivains qui contribuèrent à la fondation de la Revue d’Edimbourg
apportèrent dans leur tâche beaucoup de goût et de jugement, toutes les fois que les
œuvres qu’ils eurent à critiquer leur permirent d’appliquer les règles qu’ils avaient
posées pour critérium de leurs décisions ; mais leur critique fut insuffisante en face
des œuvres d’une littérature nouvelle, parce qu’au lieu de s’efforcer d’en pénétrer
l’esprit et d’en découvrir les beautés, ils préférèrent proscrire avec intolérance tout ce
qui n’était pas conforme aux règles qu’ils s’étaient faites. En effet, c’est un des
84
Thomas Carlyle – Le Chartisme
premiers principes du critique moderne de se mettre, autant que possible, aux lieu et
place de l’auteur qu’il s’agit de juger. C’est surtout à l’influence exercée par les
Miscellanées de Carlyle, dont les trois quarts sont consacrés à la littérature
allemande, que l’Angleterre doit une connaissance plus approfondie des beautés de
cette littérature. À la fin d’un de ces essais, Carlyle a donné quelques conseils que tout
critique devrait graver dans son esprit, et qui étaient surtout utiles à l’époque où il les
formulait. Son premier axiome est qu’il faut, avant tout, se livrer à une étude très
attentive, pour arriver à comprendre parfaitement tout ouvrage qui mérite une
critique. En effet, lorsqu’on étudie les œuvres de Carlyle, rien ne frappe davantage
que le soin qu’il met à rendre sa pensée. On voit qu’il n’a commencé sa tâche qu’avec
la résolution arrêtée d’y consacrer toute la puissance de son attention, et que, non
content d’être parfaitement maître de son sujet, il veut encore faire passer dans
l’esprit de ses lecteurs cette satisfaction intime, qui naît de la parfaite intelligence
d’une œuvre quelconque. C’est là le secret de Carlyle en tant que critique, et c’est à ce
mode de procéder qu’est principalement dû l’intérêt qu’il sait répandre sur les œuvres
qu’il étudie. De plus, il possède toutes les qualités secondaires d’un bon critique : il
sait distinguer l’essentiel de l’accidentel, ce qu’il faut laisser de côté et ce dont il faut
se souvenir, ce qu’on peut dire et ce qu’il faut taire, où il faut commencer et quand on
doit s’arrêter. Non seulement ses biographies de Schiller et de Sterling, mais ses
moindres notices, sont plus complètes et plus intéressantes souvent que de
volumineux mémoires. Il fait preuve, dans sa prose, de cette imagination pénétrante
qui distingue les grands poètes, et, circum prœcordia ludens, sait mettre en relief les
traits les plus ténus en apparence et les moins saillants des hommes dont il retrace la
vie. Son désir intime et constant de trouver partout le bien le rend plus capable que
tout autre d’apprécier ceux dont il diffère le plus par ses idées et par ses croyances.
Cela nous explique comment un enfant des basses terres d’Écosse, bercé par les
vieilles ballades nationales, a pu écrire le meilleur essai que l’on possède sur Robert
Burns, et comment son esprit affamé de liberté a si bien su peindre ses congénères
dans Johnson, Luther, Mirabeau et Francia. Enfin, lorsqu’il porte le flambeau de sa
critique sur des noms tels que Voltaire, Diderot et Novalis, nous n’admirons pas
moins la flexibilité et la force de son génie. Carlyle nous révèle sa manière d’envisager
l’histoire, lorsqu’il la définit : une mine inépuisable de biographies. Rien de plus
caractéristique que cette tendance vers l’individualisme et cette aversion pour les
abstractions politiques ou morales, qu’il tend toujours à ramener au concret, au
simple et au défini. Les autres écrivains ont amalgamé des biographies dans leurs
récits historiques ; Carlyle, au contraire, condense l’histoire dans des monographies.
Sa Révolution française, que l’on a comparée à un poème épique, est la plus haute
expression de ce système. Ce grand mouvement national y est en quelque sorte peint
dans les figures de ses principaux chefs, que Carlyle a exhumées pour ainsi dire et
85
Thomas Carlyle – Le Chartisme
rendues à la vie, en leur attribuant le caractère qui leur convient. Dans ces portraits,
dont quelques-uns sont incomplets ou fautifs, par l’absence de documents sérieux,
Carlyle se montre avant tout un artiste sublime, bien qu’inégal. Mais lorsqu’il traite
un sujet national, dans son Cromwell, par exemple, il est inimitable dans sa manière
de manifester le caractère de son héros, ne racontant des événements que ceux qui
sont en connexion intime avec lui et laissant les autres à l’arrière-plan. Jamais oeuvre
n’a plus complètement bouleversé les jugements de l’histoire que ce dernier livre. Les
vieilles accusations d’hypocrisie, de fanatisme et d’ambition y sont réfutées par
Cromwell lui-même, au moyen de ses lettres que la patience et le génie de son éditeur
ont rassemblées, mises en ordre, et qui, opposées aux faits témérairement avancés,
ont jeté un jour si nouveau sur cette grande figure du protecteur. L’Histoire de
Frédéric II est encore une preuve de cette même puissance de revivification. Dans
l’introduction, qui nous fait traverser les phases les plus embrouillées de l’ancienne
histoire de la Prusse, Carlyle est parvenu a exciter l’intérêt en faisant défiler devant
nos yeux toute une galerie d’illustres Germains. Dans la suite de l’œuvre, les portraits
d’hommes, et de femmes sont frappants de vérité. On voit Frédéric à Sans-Souci, avec
son chapeau retroussé, ses singuliers yeux gris et sa badine à la main ; on voit SophieCharlotte, avec sa grâce, son esprit, son goût pour la musique ; Wilhelmine et ses
livres ; Seckehdorf et Grumkow ; George 1er et la chambre de Barbe-Bleue ; le vieux
Dessauer ; Auguste, le faiseur de prouesses ; Voltaire ; Algerotti, etc. Toutes ces
apparitions rétrospectives témoignent du respect de Carlyle pour la fidélité historique
et de l’ardeur qu’il met à pénétrer dans les entrailles mêmes du sujet. Mais le style
surtout de ce grand écrivain, bien qu’on ne puisse guère le proposer comme modèle,
exerce sur le lecteur une étrange fascination. Dédaignant les règles de l’école, il
procède par bonds, frappant l’esprit comme par des chocs électriques, par de
soudains éclairs de génie. Ce qui lui est particulier, c’est que chez lui il y a une alliance
tellement intime entre son style et la pensée du moment, que certaines pages du
même volume sembleraient être écrites par des hommes différents, si l’on ne
reconnaissait au fond un génie supérieur, ne s’écartant point du but auquel il tend,
mais y arrivant par des moyens qui lui sont propres. Carlyle fait peu de cas des
périodes arrondies et de la régularité des syllogismes ; il préfère les phrases courtes,
vives, coupées, frappantes. De là son goût pour les répétitions, son abus de ce qu’en
termes d’école on appelle epea pteroenta (paroles ailées). De toutes les qualités du
génie de Carlyle, la plus insaisissable, la plus protéenne est son humour, aussi subtil
que celui de Cervantes, plus humain que celui de Swift et non moins exubérant que
celui de Jean-Paul Richter. C’est un mélange de rires et de larmes, un sentiment
intime des contrastes et des contradictions du temps présent, une sorte de double
vue, dont l’une perçoit le côté triste et amer des choses, l’autre le côté risible. Il
emploie volontiers et avec succès cette ironie socratique qui consiste à forcer un
86
Thomas Carlyle – Le Chartisme
adversaire à se réfuter lui-même, par une série de questions habilement posées.
Enfin, en humour, il est l’égal de Sterne, qu’il surpasse par la sensibilité ; car la
sensibilité est encore une des faces du véritable humour. Il y a autant de sympathie
profonde dans son rire que dans ses larmes, et, par des transitions inattendues, il
passe brusquement d’une moquerie à un accès d’attendrissement. Il a des railleries à
l’emporte-pièce pour les vices et les sottises, une miséricordieuse compassion pour
toutes les douleurs. Tel est le Teufelsdrockh, personnage énigmatique, incroyable
mélange de haine et d’amour, dont les ricanements finissent dans un sanglot. Il nous
reste à considérer Carlyle comme penseur et comme philosophe, et ce n’est pas la
moindre partie de notre tâche, si l’on considère le rang qu’il a pris en Europe et
l’influence que ses œuvres ont exercée, sans préjudice de l’avenir qui leur est réservé.
Le propre de Carlyle, comme de tout esprit mystique, c’est de découvrir en toute
chose un double sens. Pour lui, les textes comme les objets sont susceptibles de deux
interprétations : l’une, matérielle, accessible à tous, bonne pour le courant de la vie ;
l’autre, sublime, cachée au plus grand nombre, propre à la vie idéale. Quelques
extraits significatifs le feront mieux connaître à cet égard que cent pages
d’explications. “Aux yeux de la vulgaire logique, dit-il dans ce livre étrange qu’il
intitule Sartor resartus, qu’est-ce que l’homme ? Un bipède omnivore qui porte des
culottes. Aux yeux de la raison pure, qu’est-il ? Une âme, un esprit, une divine
apparition. Il y a un moi mystérieux caché sous ce vêtement de chair.” Pour Carlyle, le
langage, la poésie, les arts, l’Église, l’État ne sont que des symboles. Qu’y a-t-il sous
toutes ces vaines apparences ? Quelle notion de la divinité nous apportent-elles ? Nul
ne le sait, répond-il ; la création s’étale devant nous comme un glorieux arc-en-ciel ;
mais le soleil qui le fait reste derrière nous, hors de notre vue. Nous n’en avons que le
sentiment, nous n’en avons pas l’idée. Nous sentons que cet univers est beau et
terrible, mais son essence restera sans nom. D’où venons-nous ? où allons-nous ? Les
sens ne répondent pas ; seulement nous savons que c’est d’un mystère à un autre
mystère et de Dieu à Dieu. Nous découvrons en nous quelque chose de plus haut que
l’amour du bonheur, l’amour du sacrifice ; voilà la partie divine de notre âme. Nous
apercevons en elle et par elle le Dieu, qui, autrement, nous resterait toujours caché ;
nous perçons par elle dans un monde inconnu et sublime. Il y a un état extraordinaire
de l’âme par lequel elle sort de l’égoïsme, renonce au plaisir, ne se soucie plus d’ellemême, adore la douleur, comprend la sainteté. Cet obscur au delà que les sens
n’atteignent point, que la raison ne peut définir, que l’imagination figure comme un
roi et comme une personne, c’est la sainteté, c’est le sublime. Le héros y habite ; il y
vit dans cette sphère intérieure des choses, dans le vrai, dans le divin, dans l’éternel,
qui existe toujours, invisible à la foule, sous le temporaire et le trivial ; son être est là,
sa vie est un fragment du cœur immortel de la nature.” La vertu est une révélation,
l’héroïsme est une lumière, la conscience une philosophie, et l’on expliquera en un
87
Thomas Carlyle – Le Chartisme
mot ce mysticisme moral en disant que, pour Carlyle, la divinité, c’est un mystère
dont le nom est : idéal. “Cette faculté d’apercevoir dans les choses le sens intérieur,
dit M. Taine, et cette disposition à rechercher dans les choses le sens moral ont
produit en lui toutes ses doctrines, et d’abord son christianisme. Ce christianisme est
fort libre ; Carlyle prend la religion à l’allemande, d’une façon symbolique. C’est
pourquoi on l’appelle panthéiste, ce qui, en bon français moderne, signifie
fou ou scélérat [!]… Il considère le christianisme comme un mythe dont l’essence
est l’adoration de la douleur.” Voulez-vous connaître son sentiment sur les religions
en général ? Il les accueille toutes. “La seule qui soit détestable est celle d’où le
sentiment s’est retiré, qui ne consiste qu’en cérémonies apprises, en répétition
machinale de prières, en profession décente de formules qu’on n’entend pas (attaque
directe de l’hypocrisie religieuse de l’Angleterre). La vénération profonde d’un moine
du 12ème siècle, prosterné devant les reliques de saint Edmond, valait mieux que la
piété de convenance et la froide religion philosophique d’un protestant d’aujourd’hui.
Quel que soit le culte, c’est le sentiment qui lui communique toute sa vertu, et ce
sentiment est le sentiment moral… Toute religion est venue ici-bas pour nous
rappeler plus ou moins bien ce que nous savons déjà plus ou moins bien, à savoir qu’il
y a une différence absolument infinie entre un homme de bien et un homme
méchant, pour nous ordonner d’aimer l’un infiniment, d’abhorrer et d’éviter l’autre
indéfiniment, de nous efforcer indéfiniment d’être l’un et de n’être pas l’autre.” Quelle
est maintenant sa notion de l’histoire ? Elle repose tout entière sur la
théorie des hommes providentiels, des héros, funeste doctrine, qui,
individualisant, précisant cette pensée allemande, que chaque période de civilisation
a son idée, son trait caractéristique, incarne cette idée, ce sentiment dans un héros.
“L’histoire universelle, dit Carlyle, l’histoire de ce que l’homme a accompli dans le
monde, est au fond l’histoire des grands hommes qui ont travaillé ici-bas… Toutes les
choses que nous voyons debout dans le monde sont proprement le résultat matériel
extérieur, l’accomplissement pratique des pensées qui ont habité dans les grands
hommes envoyés au monde. L’âme de l’histoire entière du monde, ce serait leur
histoire… C’est pour cela que le culte des héros est, à cette heure et à toutes les
heures, la puissance vivifiante de la vie humaine ; la religion est fondée là-dessus ;
toute société s’y appuie ; car qu’est-ce proprement que la loyauté, qui est le souffle
vital de toute société, sinon une émanation du culte des héros, une admiration
soumise pour ceux qui sont vraiment grands ?” – “De là, dit fort justement M. Taine,
une façon nouvelle d’écrire l’histoire. Puisque le sentiment héroïque est la cause du
reste, c’est à lui que l’historien doit s’attacher ; puisqu’il est la source de la civilisation,
le moteur des révolutions, le maître et le régénérateur de la vie humaine, c’est en lui
qu’il faut observer les révolutions et la vie humaine.” De là au principe autoritaire, il
n’y a pas loin. Aussi Carlyle, dans son Histoire de Cromwell, qui est son chef-d’œuvre,
88
Thomas Carlyle – Le Chartisme
nous impose-t-il son héros pour modèle et ne juge-t-il le passé et le présent que
d’après cette incarnation du puritanisme. “C’est pour cela, dit encore M. Taine, qu’il
n’a vu que le mal dans la Révolution française… Il y cherche le sentiment puritain, et
comme il ne l’y trouve pas, il nous condamne… Ce puritanisme outré, qui a révolté
Carlyle contre la Révolution française, le révolte contre l’Angleterre moderne.” En
effet, il s’élève avec véhémence, dans ses divers pamphlets, contre cette tendance de
son pays vers le mercantilisme et l’abandon de l’idéal, du sentiment moral. “Nous ne
croyons qu’aux statistiques… Nous avons des richards, des industriels, des banquiers,
qui prêchent l’Évangile de l’or, et nous avons des gentlemen, des dandys, des
seigneurs qui prêchent l’Évangile du savoir-vivre… Notre enfer n’est plus, comme
sous Cromwell, la terreur d’être trouvés coupables devant le juste juge, mais la crainte
de faire de mauvaises affaires ou de manquer aux convenances… Notre gouvernement
n’a autre ambition que de maintenir la paix publique et de faire rentrer l’impôt…
Notre parlement est un grand moulin à paroles, où les intrigants s’époumonent pour
arriver à faire du bruit.” Carlyle menace l’Angleterre des quinze cent mille ouvriers
qui resteront sans pain le jour où elle cessera de vendre le coton moins cher que les
autres pays. Ce tableau est d’une vérité saisissante, et nous l’avons déjà tracé plus
longuement dans notre article Angleterre ; mais quel est le remède préconisé par le
penseur contre une pareille éventualité ? “Il faut, dit-il, que l’Angleterre découvre le
moyen d’appeler au pouvoir les plus vertueux et les plus capables, qu’elle leur remette
sa conduite, au lieu de leur imposer ses caprices ; qu’elle ait enfin reconnu son
Luther et son Cromwell, son prêtre et son roi.” Étrange remède que celui qui
consiste à présenter comme issue à de semblables maux le fanatisme ou la
tyrannie ! Telle est pourtant, en résumé, toute la doctrine politique de cet esprit
étrange, sublime, maladif, génie tourmenté, produit hybride du puritanisme et de
l’idéalisme allemand. Nous n’avons pu, dans cet article relativement long,
qu’esquisser cette figure si importante par l’influence qu’elle exerce déjà dans les
esprits ; mais nous renverrons le lecteur curieux, de l’approfondir aux œuvres mêmes
du penseur, puis aux belles études de MM. Taine et John Nichol.
________
89
Thomas Carlyle – Le Chartisme
Table
Sommaire ............................................................................................................ 2
Avant-propos ...................................................................................................... 3
Le Chartisme .............................................................................................................. 4
1 La question de la situation en Angleterre ........................................................ 5
2 Les statistiques................................................................................................ 11
3 La Nouvelle Loi sur les Pauvres......................................................................16
4 La paysannerie la plus admirable du monde ................................................ 22
5 Droits et devoirs ............................................................................................. 30
6 Le Laissez-faire .............................................................................................. 39
7 Pas de Laissez-faire ........................................................................................ 48
8 Les ères nouvelles .......................................................................................... 52
9 Le radicalisme parlementaire ........................................................................ 65
10 Impossible .................................................................................................... 70
Document ................................................................................................................. 82
Carlyle Thomas ................................................................................................. 83
Table..................................................................................................................90
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