Les ateliers du regard
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Les ateliers du regard
© Clémence Hérout Les ateliers du regard proposés par Philippe Guisgand Texte d’intention Enseignant et chercheur en danse, je suis convaincu que l’intérêt pour la culture chorégraphique dépasse le cercle spécialisé de mes étudiants. C’est pourquoi, depuis 2002, je mets mes compétences au service d’un plus large public. Je conçois des rendez-vous aux modalités variées (conférences, dialogues, ateliers de pratique, d’analyse ou d’écriture…) et collabore notamment avec Cité Philo, Maison de la Culture d’Amiens, Opéra de Lille, Opéra National de Paris, Université du Québec à Montréal. A l’invitation de l’Opéra de Lille (France) puis de l’Association pour la Danse Contemporaine de Genève (Suisse), j’anime depuis 2010 des « Ateliers du regard » à propos de quelques pièces programmées chaque saison. Je tiens beaucoup à cette dénomination d’Atelier qui signale que, comme pour l’artiste, l’endroit est avant tout un lieu de production, fusse-t-il – dans notre cas – d’une simple parole. Mais celle-ci est essentielle à mes yeux. Elle permet de formuler collectivement des réponses aux questions que l’œuvre nous pose, sans injonction à produire dès la sortie de salle un simple, et souvent péremptoire, jugement de valeur (de « c’était génial » à « je n’ai rien compris ») ; jugement qui, au demeurant, ne dit rien de la pièce ni de notre réception sensible. L’atelier permet d’échapper au rythme souvent frénétique imposé par la vie sociale et culturelle. Il ose prendre son temps et ouvre une parenthèse dans l’immédiat après spectacle. Nul besoin d’une quelconque expertise car par le biais de la description et du débat, des hypothèses de lecture de l’œuvre se construisent sur l’écoute et l’échange, au gré des sensations, des rapprochements d’indices ou des souvenirs d’autres expériences. D’une durée d’une à deux heures, il permet de redécouvrir sa propre sensibilité mais aussi de poser sur un spectacle un regard bienveillant, éclairé par la mise en commun et enrichi du « goût des autres ». 2 Liste des ateliers (2010-2013) Anne Teresa De Keersmaeker, En atendant, 26 Novembre 2010, Opéra de Lille Robyn Orlin, Daddy…, 24 mars 2011, Opéra de Lille. Gilles Jobin, Spider Galaxies, 14 mai 2011, ADC Genève Rosalba Torres Guerrero et Lucas Racasse, Pénombres, 19 avril 2011, ADC Genève Cindy Van Acker, Diffraction, 3-4 novembre 2011, ADC Genève et Ballet Junior Genève Maguy Marin, Salves, 31 mars 2012, Opéra de Lille Thomas Lebrun, Six Order Pieces, 3 novembre 2012, ADC Genève Edouard Lock, New Work, 14 avril 2012, ADC Genève Michèle Anne De Mey et Jaco Van Dormael, Kiss and Cry, 17 novembre 2012, ADC Genève et Ballet Junior Genève Maud Liardon, Mash Up, 25 fevrier 2013, ADC Genève Anne Teresa De Keersmaeker, Fase, Rosas danst Rosas, Mikrokosmos et Elena’s Aria, 19-23 mars 2013, Opéra de Lille Daniel Léveillé, Amour acide et noix + Sacre, 3 mai 2013, ADC Genève et Ballet Junior Genève Daniel Linehan, Gaze is a Gap is a Ghost, 11 mai 2013, Opéra de Lille Textes préliminaires [publiés en avant spectacles] (à consulter sur http://www.adc-geneve.ch/coins/archives/journal.html) « Kiss & Cry », Journal de l’adc, n° 58, Genève, septembre–décembre 2012, pp. 16-17. « New Work, Edouard Lock », Journal de l’adc, n° 57, Genève, avril–juin 2012, pp. 14-15. « Six Order Pieces », entretien avec Thomas Lebrun, Journal de l’adc, n° 56, Genève, janvier-mars 2012, pp. 10-11. « Pénombre », Journal de l’adc, n° 54, Genève, avril-juin 2011, pp. 16-17. 3 Exemple de texte de synthèse [proposé aux participants après l’atelier] Amour, acide et noix + Sacre physiologie à l’œuvre, les veines battantes, le cœur faisant de Daniel Léveillé, Eaux-Vives, le 2 mai 2013 palpiter le sternum. Le dos transpire et le corps se colore des efforts et des impacts. Curieusement, les danseurs semblent Elle a beau être « affichée », aux deux sens du terme – enfermés dans leur for intérieur, arborant une neutralité tant sur les murs de la ville que sur le plateau, ce n’est pas la laissant la subjectivité se mettre en retrait et aidant à évacuer nudité qui nous incite à entamer le débat mais bien la danse tout détournement séducteur, provocateur ou pervers de côté. qui l’habille. Après une longue exposition du plateau vide et Ainsi dépersonnifiés, perdant leur psychologie, les corps sont noir qui met notre regard en attente, presque à l’affût, les exposés dans leur puissance brute, presque animale. Seules quatre interprètes, trois hommes et une femme nus, entrent quelques invitations agitées des mains tiennent lieu de sur scène d’un pas martial, quasi militaire dans une frontalité langage entre ces quatre-là. Les corps sont à l’écoute, au assumée qui impose des présences massives. Les corps sont travail, jeunes et beaux, leurs impulsions énergiques, même si les propriétaires sont ailleurs. à l’aide, à l’étreinte aussi parfois, mais leurs réceptions répétées de leurs sauts, pieds à plats, pèsent et sonnent lourdement. Les postures, jambes pliées, pieds Les entrées et sorties se multiplient, alternant toutes parallèles et bassins en antéversion, font saillir les fessiers. les effets d’ordre, du solo au quatuor. Cette leçon de Les corps se figent sans rebond pour des secondes d’éternité : proxémique, d’abord assumée de face, se spatialise plus des envols soudain statufiés, « comme on lancerait un sac de subtilement au fil du temps. La durée se structure sur une riz ». On ne saurait mieux évoquer la peau, fine membrane alternance musicale éloquente : Les qui dévoile la sculpture musculaire intérieure mais surtout une Vivaldi, que les ascenseurs et autres répondeurs semblaient Quatre Saisons de 4 avoir épuisées, trouvent ici un regain par le volume sonore de interprétations morales ou sociales auxquelles elle pourrait la diffusion mais surtout grâce à la version vitaminée qu’en inciter ; scénographie dépouillée et lumière révélatrice des propose Nigel Kennedy. La guirlande des notes baroques du corps, violon solo s’épaissit dans une vitesse d’exécution accrue qui mouvements, portés et postures, alternant avec de longues répond à la densité des corps. Les danseurs n’en cherchent poses de modèles vivants. Comme dans If You Couldn’t See pas la métrique mais quelques accents porteurs, dans un Me, le solo de Trisha Brown intégralement dansé de dos, nous dialogue qui n’est parfois pas dépourvu de lyrisme. A en faire finissons par lire le corps comme nous lirions la mobilité passer l’épisode dansé sur Rammstein (un groupe métal expressive d’un visage, découvrant – à l’échelle de notre allemand) très morphologie toute entière – comment bougent nos états naturellement que ces corps finissent par devenir une d’âme. Et si parfois nous avons forcé la comparaison avec la topographie vallonnée quand les quatre corps en avant scène, statuaire, ça n’est jamais aux dépens de la vie, de l’énergie allongés les uns à côté des autres se meuvent lentement au qui ruisselle de ces quatre danseurs, toujours traversés de son d’un Led Zeppelin que le spectateur doit quasiment tensions opposées, entre retenue de la pose et exubérance de deviner tellement sa diffusion est ténue. C’est le temps de la l’impulsion, entre douceur d’une attitude au sol et énergie réminiscence d’une adolescence perdue, de corps alanguis d’un bras brandi, entre objectivité anatomique et étrangeté dans une jeunesse que l’on sait temporaire et que l’artiste des postures, entre tutoiement d’un public proche et dignité seul semble capable de retenir ; comme dans cette autre préservée. Le quart d’heure d’entracte n’est pas de trop pour séquence où, sous le chant des oiseaux, les danseurs les interprètes d’une pièce défi, pour les interprètes bien sûr, deviennent quatre statues sculptées par les lumières du mais aussi pour les spectateurs qui se sont frottés à cette plateau. « massive attaque », en affrontant une réalité scénique pour un aimable contrepoint ! Et c’est composition parcimonieuse édifiée sur quelques rarement aussi dense et sobre à la fois. Tout dans cette pièce est pensé en une économie qui resserre le regard autour de l’essentiel : la nudité comme Pourtant de vingt ans son aîné, le Sacre suit dans cette costume mais également comme nature, débarrassée des soirée Amour, acide et noix. Près de deux cents versions se 5 sont succédé en un siècle, relisant inlassablement la partition pantalons coupent cette fois les corps en deux, comme s’il de cette s’agissait de répartir la fonction rythmique aux jambes et les qu’ont éléments plus plastiques au haut du corps. La danse est déposées dans nos mémoires le Jeoffrey Ballet, Béjart, Bausch évocatrice de son prestigieux passé mais ne devient jamais ou même Wigman…? Pour un peu, un tel enjeu deviendrait narrative, préférant trouver sa démarche sacrificielle dans un aussi difficile que d’affronter cette musique. Intelligemment, épuisement des interprètes qui s’affrontent à une rigoureuse Daniel Léveillé a choisi une transcription pour deux pianos. Ce répétition qui ne nous empêche pas d’entendre les échos des versions l’espace. Tout se passe comme si le groupe entier se orchestrales plus musclées. Mais celle-ci s’accorde à ce précipitait vers l’inéluctable, par l’usure des corps à la tâche. quatuor d’hommes qui évolue dans un espace restreint. Ici L’épuisement de l’Elu semble ici diffracté, démultiplié dans encore, le choix de la sobriété commande. Torse nus et en l’amoncellement des gestes réitérés par les quatre danseurs. Stravinsky… pléthore, Comment comment se trouver glisser sa entre place les dans images ordonnée dans une occupation circulaire de pantalon, aucune référence aux costumes d’origine, même si la gestuelle au contraire, prend le temps d’évoquer les dessins Amour… a eu notre préférence et le Sacre a, pour de Valentine Gross-Hugo qui demeurent les seules traces beaucoup d’entre nous, eu plus de mal à s’imposer par visuelles de l’original de 1913. comparaison avec cette première proposition très forte. Mais il nous reste également une impression de grande cohérence La danse offre un repos perceptif : les corps y entre les deux pièces, un même entêtement à imposer le apparaissent par contraste avec la pièce précédente, allégés, travail du médium dans un environnement sobre, voire aériens, jouant du rebond, de la spirale et des torsions pour spartiate, qui le valorise et ramène l’art de la danse à composer un hymne à la densité élastique du corps. Elle est l’essentiel : la vitalité rebelle du mouvement. aussi allusive, affichant régulièrement les profils, les épaulements, les jambes pliées et relevées, le bassin basculé Philippe Guisgand tel que Nijinsky l’avait déjà présenté dans son Faune. Les Lille, le 6 mai 2013 6 Retours de participants « L'idée de d'abord décrire des moments, sans donner d'appréciation, est intéressante. L’atelier était utile et bienvenue, a entraîné des pistes intéressantes. Merci donc, amitiés. » MD, Lille « Les deux temps m'ont plu : tant la phase 1 de "décomplexion" et que la phase 2 où Monsieur Guisgand nous a ouvert quelques portes. J'ai trouvé votre initiative intéressante et l'échange avec un professionnel a été enrichissant. Je vous remercie pour cette soirée. » AC, Lille « Bravo à Philipe pour avoir su si fidèlement retranscrire tout ce qui a pu se dire au cours de cet atelier. J’ajoute, que notre “ressenti écrit” de ce spectacle, dans lequel même l’écriture est dansante, est déjà en soi, un bien intéressant travail de synthèse chorégraphique. » EC, Genève « Philippe m’a permis, à bien des égards, de mieux comprendre les deux chorégraphies de Léveillé ; nul doute que ses ateliers sont un apport précieux et un enrichissement. Veuillez lui transmettre toute ma reconnaissance ! » DV, Genève « J'ai trouvé l'atelier plus qu'intéressant. Je ne suis pas intervenue car j'apprenais. Et j'ai encore beaucoup à apprendre ! C'était vraiment riche. Merci ! » GB, Genève 7 Bio-bibliographie Philippe Guisgand est danseur et maître de conférences en danse, habilité à diriger des recherches en Arts. Il est concepteur d’une voie d’analyse chorégraphique pour laquelle il a développé un parti pris kinésique original (« Réception du spectacle chorégraphique : d’une description fonctionnelle à l’analyse esthétique », Revue STAPS n° 74, automne 2006, 117-130). Il travaille également à mieux cerner les moyens par lesquels les spectateurs rendent compte de leur réception sensible ainsi qu’aux conséquences politiques des débats esthétiques (Lire et écrire les danses actuelles : pratiques esthétiques, dialogiques et dévolutives. Habilitation à diriger des recherches, Université de Nice – Sophia Antipolis, 2012). Il est également spécialiste de l’œuvre d’Anne Teresa de Keersmaeker (Les fils d’un entrelacs sans fin, Villeneuve d’Ascq, Septentrion, 2008). Enfin il s’intéresse aux dialogues des arts (« Demandes et adresses : danse et musique chez Anne Teresa De Keersmaeker » in Stephanie Schroedter (ed.), Zwischen Hören und Sehen, Würzburg, Koenigshausen & Neumann, 2012, 425-437) et à certains aspects de la performativité (« A propos de la notion d’état de corps » in Josette Féral (ed.), Pratiques performatives. Body Remix, Montréal / Rennes, Presses de l’Université du Québec / Presses universitaires de Rennes, 2012, 223-239). Contact [email protected] http://perso.univ-lille3.fr/~pguisgand 8