Château de Barbe

Transcription

Château de Barbe
HEMU, février 2014
Mathilde Reichler/ Charlotte Perrey-Beaude, cours de synthèse
Analyse de deux scènes du Château de Barbe-Bleue
5ème porte : les domaines de Barbe-Bleue
Résumé :
- point culminant de l'opéra, sommet d'intensité lumineuse, avant le retour progressif vers l'obscurité
- ffff, tutti orchestral + orgue + 4 trompettes et 4 trombones sur scène
- thème pentatonique énoncé à l'orchestre, harmonisé par des accords parfaits majeurs - - tonalité de référence : Do M - Barbe-Bleue reprend seul, en le variant, le thème pentatonique de l'orchestre
- ligne vocale chaleureuse, lyrique, qui se déploie sur de longues pédales tenues par l'orchestre
- ambitus large et tessiture aiguë (inhabituel pour Barbe-Bleue)
> « Libération » de Barbe-Bleue (Barbe-Bleue « rédimé », disait Balázs)
> Spectacle grandiose, sublime ; magnificence du paysage, solennité du moment Durant toute la première partie de cette scène, le thème pentatonique du début est repris par le tutti orchestral, entre deux interventions de Barbe-Bleue.
Les voix supérieures gardent le thème sur Do, tandis que l'harmonisation change : les notes du thème sont d'abord interprétées comme fondamentales des accords...
...puis comme quintes...
... enfin comme tierces des accords.
A la fin de cette section, le thème est entendu une fois encore sur Do, toujours harmonisé par des accords parfaits – mais cette fois-ci, mineurs. La couleur a donc complètement changé.
Revenons un instant encore au début de la scène.
Ligne vocale : pentatonique
Ligne vocale : sol mixolydien
Judith semble tétanisée par le spectacle qui s'offre à ses yeux. Après un long silence (rarissime dans cet opéra !), elle répond sur une échelle tétraphonique, proche du mode pentatonique, sans une seule note commune avec l'accord de DoM qui vient de s'éteindre (mais continue de résonner à nos oreilles).
Barbe-Bleue quant à lui continue d'élargir son ambitus : sa ligne se déploie maintenant au sein d'une octave.
Même phénomène : dans sa réponse, Judith ne partage aucune des notes de son mari. Elle propose comme un écho déformé de son thème grandiose, à un demi-ton près (ce n'est pas bon signe)... Les rôles sont comme renversés: désormais Barbe-Bleue est plus confiant, plus lyrique, plus passionné que Judith, pour laquelle Bartók a d'ailleurs indiqué «senza espressione».
Les violons font entendre ici un sol bécarre, tandis que le tutti orchestral tient un accord de Mi M (avec sol dièse). La seconde mineure refait donc son apparition : « Les nuages ont des reflets ensanglantés », s'exclame Judith. Sa ligne vocale, qui reprend à sa charge le sol bécarre, s'interprète en mode dorien sur do tandis que l'accord de Mi M est encore tenu. Dans la deuxième partie de la scène, Bartók va varier le matériau mélodique de ce début.
L'échelle dorienne descendante de Judith (voir bas de la page précédente : les nuages ensanglantés) va se transformer pour donner naissance à plusieurs motifs apparentés.
Var. 1 : échelle dorienne avec IV haussé
Var. 2 : bribes d'échelle lydienne en mvt asc./dorienne en mvt descendant
De son côté, Barbe-Bleue propose aussi des
variantes du thème initial, qui repasse d'ailleurs furtivement à l'orchestre.
Le mètre à 3 temps, le tempo rapide (Vivace) ainsi que la récurrence des figures rythmiques donnent à ce passage un côté dansant tout à fait étonnant: Barbe-Bleue cherche visiblement à convaincre Judith, par un optimisme qui sonne un peu faux. En effet le thème « des nuages ensanglantés » accompagne cette pseudo-valse de façon très étrange. Bartók le traite maintenant comme un ostinato (= var. 2), dans un phrasé englobant 2 mesures (en contradiction avec le mètre de la « valse »), et varie les échelles modales, ce qui amène de l'instabilité.
(Certains voient ici des bouts de gammes par tons incomplètes, ascendantes et descendantes : voir Rita Honti, Principles of Pitch Organization in Bartók's Bluebeard's
Castle, Université d'Helsinki, 2006, pp. 248-256.)
Harmonisation : SibM7 DoM
Le thème des « nuages ensanglantés » est ensuite de nouveau varié (chiffre 80, var. 3) : il apparaît en augmentation, avec une hémiole, et il est pourvu d'une note supplémentaire dans les graves (insistance sur Sol, dominante de do), qui lui donne l'allure d'un arpège diminué avec 7ème mineure.
Barbe-Bleue reste dans son mètre à 3 temps (« Viens contre mon coeur »). Mais l'arpège descendant prend désormais une place centrale, comme une idée fixe. Si l'on se souvient de l'origine de ce motif, dans cette scène – la gamme descendante dorienne au moment où Judith voit (ou croit voir?) le reflet des nuages ensanglantés, ce traitement en ostinato ne nous surprendra pas. Judith s'obstine maintenant à réclamer les deux dernières clefs, sourde au discours de Barbe-Bleue. Elle n'est plus réceptive – elle est littéralement (et musicalement) obsédée par l'image du sang.
Balázs disait d’ailleurs, à propos de la réaction de Judith dans cette scène : « déjà, la lumière du jour n’est plus visible à la femme qui l’a amenée à lui [c’est-à-dire à BarbeBleue]. Elle ne voit plus que les ombres ensanglantées. » (cité par Carl Leafstedt, op. cit., p. 202).
Cet arpège descendant se transforme ainsi sous nos yeux, pour parvenir à imposer un mètre à 5 temps (dernière mesure de la page) au sein duquel Barbe-Bleue aura de la peine à inscrire son thème de valse (voir la page suivante).
On a l'impression que le thème des domaines tente de contrer l'idée fixe des nuages ensanglantés, par une variante qui est influencée par l'arpège (4 mesures après le chiffre 80) (cette variante était en réalité déjà contenue dans le motif qui précède immédiatement le chiffre 79). Le travail de variation est très subtil.
Var. 3 : arpège descendant
Ce « combat » entre deux idées, qui est mélodique et rythmique tout à la fois, va se poursuivre dans toute la section suivante.
L'arpège continue de se transformer sous nos yeux.
4 mesures après 81 : l'accompagnement en accords (triades majeure / mineure) renvoie au début de la scène, de même que la ligne mélodique, qui est une variation sur le thème des domaines, amenant la variante déjà rencontrée 4 mesures après le chiffre 80. Barbe-Bleue continue d'appeler Judith contre son coeur. Mais l'idée fixe reprend de plus belle, avec la réponse de Judith : « Ouvre les deux dernières portes ». Le 4 pour 5 semble indiquer ici que Judith « s’impose » : indifférente au contexte 5/4, (que Barbe-Bleue a suivi), elle propose un rythme binaire, plutôt terrien, ancré, indice de stabilité, qui s'oppose au rythme de la valse.
Barbe-Bleue parvient pourtant à retrouver encore son thème dansant. Mais le climat harmonique, parti d'un diatonisme éclatant, devient de plus en plus dissonant. L'harmonie amène beaucoup de tension, avec de nombreux frottements. Les violons proposent quant à eux une nouvelle variante encore du thème des nuages (var. 4), en do mineur, rappelant en particulier la variante du chiffre 79.
var. 4 : comme un mélange des var. 2 et 3
Enfin trait de génie: l'idée fixe des nuages ensanglantés, qui n'a cessé de varier sous nos yeux, se met alors à tournoyer autour d'une cellule motivique plus restreinte dans l'espace (var. 5), faisant entendre nettement une réminiscence du deuxième thème de l'opéra (voir page suivante), instable ici, car écrit en hémiole et circonscrit dans un triton (si-fa)... var. 5 : le motif des « nuages » a rejoint le 2ème motif de l'opéra
Rappel :
Deuxième motif de l'opéra :
Ci-dessus, une variante de ce motif dans la première scène, en mi éolien (sans la sensible), avec l'extension vers la quarte. Ci-contre sa transformation en ostinato, à partir de l'idée fixe appelée « thème des nuages ensanglantés » dans notre analyse de la 5ème porte. La tonique, do, est absente mais le dessin mélodique est très semblable.
Les trombones tiennent ici le triton fa dièse / do, précisément les notes pôles associées à l'obscurité et à la lumière, et à la première étreinte de Judith et Barbe-Bleue (chiffre 7).
L'analyse de cette 5ème porte (qui n'est d'ailleurs pas complète, puisque la scène n'est pas terminée) révèle quelques principes importants du Château de Barbe-Bleue, que nous allons retrouver sur toute la durée de la pièce :
- Chaque porte possède sa « couleur » particulière : Bartók répond musicalement aux indications de luminosité et de couleur fournies par le livret en donnant un timbre orchestral et une tonalité particulière à chaque porte, correspondant bien sûr à son contenu.
- Chaque porte possède aussi son propre matériau thématique, parfois issu ou dérivé du matériau précédent. Celui-ci dépeint le contenu des portes avec une grande force descriptive. Le reste de la scène est généralement construit sur la base de ce matériau, injecté dans la texture orchestrale et dans la ligne mélodique. Variations et transformations motiviques fournissent à Bartók la possibilité de développer le discours de façon continue, tout en donnant à la scène une grande cohérence musicale. Sans avoir recours à la technique du leitmotiv, Bartók, particulièrement virtuose dans l'usage des procédés de variations, souligne musicalement le symbolisme de la pièce en travaillant ses différents motifs, en les découpant, les fusionnant, en les variant et en les superposant avec certains gestes (l'ornement, par exemple, qui joue un grand rôle dans cet opéra), certains principes (diatonisme / chromatisme), moules rythmiques (rythme à 3 temps, « récitatif », rythmes pointés,ïambique), intervalles (7ème M, triton, seconde mineure ou augmentée) ou moules mélodiques (pentatonique, mineur harmonique, mineur ancien). On ne peut pas parler de leitmotivs, dans la mesure où seul le motif du sang revient pareil à lui-même au cours de l'opéra. Les motifs sont ici trop variés, se transforment de manière trop continue pour prendre cette fonction. Les liens s'opèrent à un niveau plus secret, plus profond de la structure musicale.
- On observe par ailleurs, pour chacune des portes, une complexification progressive du langage : la musique nous dévoile d'abord le contenu de la porte, puis les motifs sont travaillés et le langage devient de plus en plus dissonant, jusqu'à la découverte du sang qui apparaît derrière chacune des portes
Ce qui est par contre unique, dans ce passage, c'est la manière avec laquelle Bartók a illustré musicalement l'apparition du sang. Jusqu'à présent en effet, le leitmotiv de la seconde mineure plaquée (avec son timbre orchestral particulier, qui la détache chaque fois de son contexte) matérialisait chacune des apparitions de sang sur les objets découverts derrière les portes, ne permettant pas au spectateur de douter de la « réalité » de ce sang (même s'il est bien entendu que toute l'action est à prendre dans un sens symbolique !).
Ici au contraire, la musique semble indiquer que les choses se passent plutôt dans la tête de la jeune femme. Projection de Judith, ce sang sur le paysage ? Le moment chromatique, en tout cas, n'est pas produit par le retour du leitmotiv du sang à proprement parler. L’apparition de la seconde mineure est plus subtile : le discours devient chromatique parce que les personnages chantent éloignés d’un demi-ton. Le chromatisme devient ainsi plus « abstrait », nous faisant douter de la « réalité » de la vision de Judith. La musique ici va complètement dans le sens de l'interprétation de ce passage proposée par Balázs : Judith, obnubilée par la présence du sang, ne peut plus voir la lumière ; elle ne voit plus que les reflets ensanglantés. Le fossé se creuse entre les deux êtres. Le demi-ton n'est plus un élément étranger qui intervient dans le discours : il s'est glissé entre les deux personnages eux-mêmes. Judith s'éloigne ainsi de Barbe-Bleue au moment où celui-ci s'ouvre à elle. Le renversement des rôles au niveau de la prise en charge du lyrisme va dans le même sens : constat cruel de la distance qui les sépare désormais. Mais pour mesurer la différence dans le traitement musical de la découverte du sang derrière la 5ème porte, il faut évidemment avoir un autre exemple pour pouvoir comparer les deux moments...
3ème porte : le trésor de Barbe-Bleue
Principales caractéristiques :
- Eclaircissement, après les première et deuxième portes (chambre de torture et d'armes)
- Tonalité de référence : RéM, tenu par les cordes graves en tremolo (+ harmoniques) avec les trompettes et les flûtes (Flatterzunge), sur lesquels se greffent les arpèges ondoyants de la harpe et du célesta.
> Ce sera le timbre particulier de cette porte, véritablement scintillant, qui correspond à l'indication de lumière (dorée > trésor, bijoux).
- Les voix de Judith et Barbe-Bleue ainsi que les contre-chants de quelques instruments de l'orchestre vont se greffer sur cette harmonie stable de Ré M, provoquant des superpositions intrigantes, élégantes et subtiles.
Dans ce contexte scintillant, la voix de Judith se détache : elle peut s'entendre en la mineur puis en La M, avec l'oscillation do dièse / do bécarre (chiffre 55). On peut également noter le profil pentatonique de sa première phrase, faisant écho à de nombreux passages de la partition.
7 mesures après le chiffre 55, on reconstitue une échelle dorienne sur la, avec le IV haussé. Judith ne faillit donc pas à notre observation de départ : sa ligne mélodique est fluctuante, témoignant d'une ambivalence modale et d'une prédilection pour les modes altérés. La fin de sa phrase fait d'ailleurs apparaître fugitivement une réminiscence du 2ème motif de l'opéra, suivi de son miroir rétrograde, qui n'est autre que la terminaison du motif des violons! (Nous avions associé ce motif à la sphère de Judith (voir ci-dessus, 5ème porte).)
Barbe-Bleue, fidèle à lui-même, plus stable que Judith à ce niveau, restera au contraire durant toute la scène sur un mode pentatonique.
le motif apparaît une deuxième fois
en miroir rétrograde !
Mais reprenons encore le début de cette scène, pour y ajouter l'ingrédient qui lui donne sa saveur si particulière. Deux violons solos proposent en effet un contre-chant qui semble venu d'ailleurs : il va tantôt épouser les modes adoptés par Judith, tantôt faire ses propres propositions, mais toujours dans une atmosphère douce et délicate, loin du climat très dissonant de la première scène.
Si la fin de la première phrase des violons anticipe la terminaison suivante de Judith (avec le ré dièse) (miroir rétrograde du 2ème motif de l'opéra, comme nous venons de le montrer), le début de cette phrase évoque un mode acoustique sur Ré, appelé parfois « mode de Bartók », tant le compositeur affectionnait cette échelle. Le mode acoustique est dérivé de la série des harmoniques naturelles.
Depuis Do :
Do-do-sol-do-mi-sol-sib-do-ré-mi-fa dièse-sol-la
Remis en gamme, on obtient :
< Do ré mi fa dièse sol la sib do >
Où fa dièse et sib sont les harmoniques no 6 et 10 de la série de la résonance naturelle.
Le mode acoustique commence comme un mode lydien (avec le triton initial caractéristique), et se termine comme un mode dorien !
Mode acoustique sur Ré :
< Ré mi fa dièse sol dièse la si do ré >
Dans notre scène, la ligne des violons et celle de Judith, de même que, plus loin, celle des cors (chiffre 56, puis en canon sur toute la page suivante), peut en effet être réduite à une échelle acoustique sur Ré. Une deuxième interprétation cohabiterait ainsi avec la première.
Lorsqu'intervient le ré dièse, accentué qui plus est, 2 mesures avant 55, la note de référence change : on aurait alors un mode acoustique sur La :
< La si do dièse ré dièse mi fa dièse sol la >. Le do bécarre, dans cette interprétation, se comprend plutôt comme une sorte d'appoggiature du do dièse, ou de degré mobile.
Lorsque les violons reprennent leur contre-chant, 4 mesures avant 56, le ré dièse est nettement mis en valeur : on a ici comme une petite parenthèse en ré dièse phrygien (un emprunt, en quelque sorte), qui développe le motif en triolet dans un geste ornemental à caractère presque improvisé, suggérant une nouvelle polarité, un balancement entre la et ré dièse…
On voit bien ici s'exprimer la richesse modale qui ressort des superpositions et de la variabilité des lignes mélodiques. De ce fait, il se peut parfois que plusieurs explications coexistent : la perception de chacun varie, de même que ce que l'on désire faire apparaître dans la partition.
Quoi qu'il en soit ce climat très doux, élégant, ornemental, convient bien à l'illustration musicale du cristal et des diamants que l'on imagine briller derrière la porte.
Le motif en triolet continue ainsi de varier, en augmentant son ambitus, pour aboutir finalement à un quintolet qui arrive chromatiquement sur ré dièse, formant lui-même une seconde mineure avec le Ré tenu de la basse. Dans toute cette scène, les violons reviennent toujours au
motif pointé qui termine leurs « improvisations », tandis que les cors poursuivent invariablement leur arpège descendant en canon, à contretemps, faisant apparaître avec insistance l'accord < sol dièse mi do la >, mineur avec 7ème Majeure, dont on a vu qu'il représentait pour Bartók l'amour et l'empathie.
C’est dans cette ambiance qu’apparaît brusquement le motif du sang - la seconde mineure, ici sur la/sib.
Le motif du sang apparaît d'abord en hémiole, puis le mètre change. Le changement de timbre est également très marqué : les cordes disparaissent, avec la harpe et le célesta, tandis que les trompettes conservent l'harmonie de Ré M et que les cors prennent le motif de la seconde. Les hautbois font également leur apparition, et les flûtes leur emboîtent le pas.
La seconde mineure la/sib, construite sur la quinte de l'accord de Ré M qui a été longuement tenu, amène la note pôle de la scène suivante : Mib, pour les jardins de Barbe-Bleue. Le motif du sang assure donc le lien d'une scène à l'autre (la = dominante de Ré, et sib = dominante de Mib) ; il précipite, en quelque sorte, la conclusion de la scène pour aller vers la suivante. Barbe-Bleue a cappella : mode lydien sur sib

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