La dépendance, au-delà du seul financement, un choix de société.

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La dépendance, au-delà du seul financement, un choix de société.
La dépendance, au-delà du seul financement,
un choix de société.
La dépendance des personnes âgées est devenue un fait majeur de nos sociétés développées.
Comme pour le chômage, le cancer, la dépression ou le divorce, il n’est guère de familles qui
n’aient été, un jour ou l’autre, confrontées à cette réalité parmi leurs proches. Ce serait le cas
de 60% des 35-75 ans, selon une étude récente de TNS-Sofres. Plus encore : 25% seraient
actuellement dans cette situation dont la moitié assumeraient un rôle d’aidants (1). C’est là le
versant "sombre" du formidable progrès que représente l’augmentation spectaculaire de
l’espérance de vie, rendue possible par les découvertes de la médecine et la forte progression
du niveau de vie enregistrées depuis un demi siècle.
Dépendance ou perte d’autonomie ?
La dépendance, en tant qu’incapacité à assumer seul les actes essentiels de la vie comme se
déplacer, se laver, s’habiller, préparer ses repas ou prendre ses médicaments, constitue un
handicap majeur. Le terme de "dépendance" s’est imposé, à partir des années 1980, pour
catégoriser la situation des personnes de plus de 60 ans, par opposition au "handicap", terme
réservé aux moins de 60 ans. L’un et l’autre statut ouvrant droit à des aides différenciées. La
revendication d’uniformisation, portée depuis longtemps par le monde associatif, a été reprise
par la loi de 2005 sur le handicap, prévoyant une "convergence personnes âgées-personnes
handicapées" à l’horizon 2010. Cette orientation, confirmée en 2007 par la Caisse nationale de
solidarité pour l’autonomie (CNSA), est pour l’heure restée lettre morte (2).
Le terme d’autonomie, qui figure dans le sigle de la CNSA avait déjà fait son apparition dans la
définition de l’Aide personnalisée à l’autonomie (APA) succédant en 2001 à l’ancienne
Prestation spécifique dépendance (PSD)... sans pour autant en changer la nature d’une aide
réservée aux seules personnes de plus de 60 ans. Les partisans du terme "autonomie" mettent
en avant un double enjeu : faciliter, sous ce vocable, la convergence programmée, mais non
réalisée, de tous les handicaps, sans distinction d’âge ; souligner que l’objectif final de toute
politique en faveur des personnes dépendantes ne doit pas être uniquement de compenser leur
incapacité mais aussi de préserver leur droit de choisir leur mode de vie (3).
Une situation lourde de conséquences et créatrice d’inégalités.
Que l’on parle de dépendance ou de perte d’autonomie, la situation est de toute manière une
souffrance pour les personnes qui en sont atteintes et pour leurs proches. Car elle rompt avec
les représentations de jeunesse, de santé et d’indépendance qui sont au cœur des valeurs de
nos sociétés. Elle induit un coût élevé pour les intéressés, quel que soit le lieu de résidence
choisi : domicile personnel ou hébergement collectif. Car cela suppose alors soit la rétribution
d’aides à domicile, soit le versement de mensualités oscillant, le plus souvent, entre 2 000 € et
3 000 €, sinon plus. Enfin, le montant des retraites étant aujourd’hui en France de 1 200 € en
moyenne (1 000 € pour les femmes, 1 600 € pour les hommes), la dépendance devient
également une lourde charge pour les familles, tenues d’aider financièrement leurs vieux
parents dépendants ou, plus souvent, de s’en occuper au quotidien, comme "aidants"
familiaux. Or, là encore, si l’on en croît les enquêtes par sondage, les Français se déclarent
majoritairement dans l’incapacité de prendre en charge la dépendance d’un proche et
sceptiques, à près de 75%, sur la prise en charge de leur propre dépendance soit par leur
milieu familial, soit même par l’Etat. (4)
Semaines sociales de France –
"La dépendance, au-delà du seul financement, un choix de société" – Mars 2013
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La survenance de la dépendance est, par ailleurs, facteur de profondes inégalités. Inégalités
entre ceux qui en sont atteints et les autres. Inégalités, parmi les dépendants, entre les
personnes aisées qui peuvent en assumer le coût et les moins fortunées incapables de faire
face ; entre ceux qui sont entourés et ceux qui ne peuvent compter sur aucun soutien.
Inégalités, parmi les entourants, entre ceux qui ont les moyens, en temps ou en argent, de
venir en aide à leurs vieux parents et ceux qui ne le peuvent pas ; mais également inégalités
entre sexes, l’accompagnement de la dépendance étant le plus souvent le fait des femmes.
Une nécessaire solidarité nationale.
Le poids du "risque" apparaît tel pour les individus que, dans nos sociétés, chacun s’accorde
peu ou prou sur l’idée d’une nécessaire solidarité dans la prise en charge. Une solidarité dont
les contours ont été longs à se préciser et continuent de faire débat, compte tenu de la
conjoncture économique.
Après deux décennies de rapports d’experts, d’atermoiement puis d’expérimentations diverses,
la loi du 20 juillet 2001 a créé l’Allocation personnalisée d’autonomie (APA) en remplacement
de l’ancienne Prestation spécifique dépendance(PSD). Elle compte aujourd’hui 1,15 million de
bénéficiaires vivant pour les trois-cinquième à domicile et pour deux-cinquième en institution.
Il s’agit là d’une aide financière attribuée aux personnes de plus de 60 ans qui, malgré les
soins médicaux qu’elles reçoivent, ont besoin d’être aidées pour l’accomplissement des actes
essentiels de la vie ou requièrent une surveillance particulière. L’APA est calculée en fonction
des revenus des bénéficiaires et de leur degré de dépendance mesuré à l’aide d’une grille
nationale AGGIR allant de 1 à 6. Seuls les quatre premiers degrés : GIR 1 à GIR 4 ouvrent doit
à compensation. Les plus faiblement dépendants (GIR 4), représentant à eux seuls près de
45% des bénéficiaires de l’allocation.
Les dernières statistiques disponibles chiffrent le montant moyen de l’APA à 498 € mensuel
pour une personne vivant à son domicile et à 413 € pour une personne hébergée en
institution. Or, des trois sources de dépenses liées à la perte d’autonomie : soins, dépendance
et hébergement, l’APA ne couvre qu’une partie des seuls coûts liés à la dépendance. Et si
l’Assurance maladie rembourse les soins, l’hébergement doit être assumé par les intéressés
eux-mêmes. Autant dire que le "reste à charge" pour ces personnes et leur famille est élevé,
particulièrement en institution. Il a pu être évalué à 1000 € mensuel en moyenne. Le rapport
serait de 1 à 4, entre les 570 € estimés pour une personne vivant à domicile et les 2 000€ ou
plus nécessaires dans les EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées
dépendantes) ou les USLD (unités de soins longue durée) des hôpitaux.
Un coût très lourd, donc, pour les familles comme pour la collectivité. Même si la durée de
versement de l’APA (et donc de la dépendance) n’est que de quatre ans en moyenne, sauf
dans le cas de maladies dégénératives de type Alzheimer où elle peut être du double.
Le coût de la dépendance au risque de la démographie.
A un niveau global, le coût de la dépendance pour la collectivité est actuellement de l’ordre de
22 milliards d’euros dont 13,5 à la charge de la Sécurité sociale, 5,2 des départements et 3,3
de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie. La contribution des familles pour la prise
en charge de leurs parents âgés a pu être estimée, elle, entre 7 et 10 milliards d’euros. (5)
Or la France se trouve, aujourd’hui, dans une perspective démographique de fort vieillissement
de sa population pour les prochaines décennies. L’arrivée massive à la soixantaine des
générations nombreuses d’après-guerre, dans un contexte de crise économique et monétaire
et de chômage élevé, a déjà contribué à creuser le déficit des régimes de retraite. Au point de
contraindre le gouvernement français, comme la plupart de ses homologues européens, à
engager un premier train de réformes drastiques, sans doute déjà insuffisantes.
Dans vingt à trente ans, ces jeunes sexagénaires atteindront le seuil de la grande vieillesse. Or
le taux de dépendance qui est de 3,3% chez les 60-79 ans, passe à 13,7% au-delà de 80 ans.
2
Pour s’en tenir à la seule tranche des 75 ans et plus, leur poids relatif passera d’ici à 2050 de
9,3% à 16% de la population, soit en chiffres absolus de 6 à 11,5 millions de personnes. (6) A
ce phénomène démographique il convient d’ajouter l’allongement de l’espérance de vie des
personnes handicapées.
Ces données, inscrites dans les courbes, font craindre pour l’avenir une "explosion" de la
dépendance et de son coût. D’autant que l’augmentation de l’espérance de vie "sans invalidité"
aux âges élevés semble, depuis peu, marquer le pas. Le nombre des personnes âgées
dépendantes devrait donc croître fortement, au cours de l’actuel demi-siècle, sous l’effet
conjugué du vieillissement démographique et, désormais, d’une légère accentuation des
phénomènes de perte d’autonomie aux âges élevés. Selon les experts, la hausse du nombre
des personnes âgées dépendantes jusque-là estimée à 1% par an d’ici à 2040 pourrait, dans
une hypothèse haute, atteindre 1,4%.
A réglementation constante, le nombre des allocataires de l’APA se situerait, à l’horizon 2060,
dans une fourchette de 1,85 à 2,3 millions. Quant aux besoins de financement ils pourraient
passer des 22 milliards actuels à 32 milliards dès 2030. En pourcentage du PIB, le poids de la
dépendance dans notre pays passerait, lui, de 1,22% aujourd’hui à 1,67% ou 1,76% selon les
modes d’indexation. (7)
Une consultation... pour quelle réforme ?
Sans être apocalyptique, cette perspective justifie largement le choix du Président de la
République, comme il s’y était engagé, de légiférer sans plus tarder sur la prise en charge de
la dépendance présentée comme l’un des grands dossiers du quinquennat. Avec l’ambition de
mettre en place des solutions pérennes tant pour les finances publiques que pour le "reste à
charge" des familles. Car, toutes les enquêtes par sondage le confirment : l’opinion a peur de
la dépendance. Dans son baromètre Grand âge 2011, TNS-Sofres note : "l’incapacité des
Français, qu’elle soit personnelle ou financière à faire face à la dépendance liée au grand âge,
doublée d’un sentiment d’abandon de la part des pouvoirs publics sur la prise en charge et
l’information délivrée."
Quatre groupes d’experts ont été constitués. La définition de leur champ d’investigation traduit
l’intention d’aborder la question dans toutes ses dimensions. : "Société et vieillissement",
"Enjeux démographiques et financiers de la dépendance", "Accueil et accompagnement des
personnes âgées" et enfin "Stratégie pour la couverture de la dépendance des personnes
âgées". Un "grand débat national", lancé au début de cette année est censé précéder
l’annonce, à la veille de l’été 2011, des orientations retenues par le gouvernement qui
pourraient être mises en œuvre, dès l’automne, dans le cadre du projet de loi de financement
de la Sécurité sociale pour 2012.
Pour autant, le précédent du débat sur les retraites peut faire craindre que l’on s’en tienne, à
l’heure des arbitrages, à de simples considérations de financement, fortement influencées par
les contraintes du court terme. En effet, les échéances politiques de l’année 2012 paraissent
peu propices à l’engagement de réformes structurelles susceptibles de mécontenter le corps
électoral. Pourtant, la meilleure façon de dépasser d’éventuels blocages relatifs à des "mises à
contribution" financières, serait précisément de faire œuvre pédagogique en permettant aux
citoyens d’appréhender la question dans toute son ampleur : celle d’un phénomène de société
majeur, dont la montée en puissance au cours des prochaines décennies risque d’être
spectaculaire, et qu’il convient, de ce fait, de gérer dans la durée. Quitte à prévoir, dès le
départ, de ne mettre en œuvre, que par pallier, la politique d’ensemble susceptible de régler
durablement la question.
Un projet de vie pour les personnes en perte d’autonomie.
Si l’on veut bien considérer que les personnes âgées dépendantes on le droit de voir leur
autonomie/liberté reconnue et préservée, encore faut-il accepter de les entendre sur leurs
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choix de vie. Toutes les enquêtes réalisées au cours de ces dernières années (TNS-Sofres,
CSA, Ipsos...) montrent une préférence des Français, à plus de 85%, pour le maintien à
domicile des personnes âgées dépendantes.(8) Au besoin, avec le soutien de leurs proches
et/ou de services d’aide à domicile. A l’argument du "moindre coût" par rapport à
l’hébergement en institution, viennent s’ajouter la culpabilité d’un placement assimilé à une
forme d’abandon et la crainte de la maltraitance. Le "maintien à domicile" semble donc
concilier la préférence des citoyens et l’intérêt des finances publiques, pour peu qu’elle soit
mise en œuvre de manière cohérente. Mais il faut bien voir que, parfois, ce volontarisme peut
être mis à mal par l’évolution de l’état de santé de la personne âgée, notamment en cas de
dépendance psychique. Le passage du domicile à l’institution peut alors apparaître comme une
étape inéluctable.
La nécessité de gérer, dans la dignité, une situation aussi évolutive porte en elle un certain
nombre d’exigences. Des exigences relatives à la qualité du diagnostic, l’évaluation des
besoins et la mise en place, partout en France, d’une coordination gérontologique digne de ce
nom. Exigences sur la qualification, la formation et le statut des aides à domicile. Exigences
sur le soutien à la fois juridique, psychologique et institutionnel, à apporter aux aidants
familiaux, le plus souvent constitués de femmes de plus de 50 ans, en activité professionnelle,
dévouées jusqu’à l’épuisement. Exigences quant au nombre, à la qualification et au taux
d’encadrement du personnel des établissements accueillant des personnes âgées en perte
d’autonomie. Exigences dans la diversification des structures d’accueil intermédiaires entre
domicile et institutions, notamment en termes d’accueil de jour et d’hébergement temporaire.
Exigences dans la mise en œuvre d’une vraie "charte des droits et libertés de la personne âgée
en situation de handicap ou de dépendance" telle qu’elle a pu être élaborée par la Fondation
nationale de gérontologie (FNG).
La dépendance : une chance pour l’emploi.
Ces exigences ont, bien évidemment, un impact budgétaire et peuvent être perçues comme
générant des dépenses lourdes. La dépendance serait donc une charge pour la collectivité.
Mais on peut également considérer qu’il existe là un secteur économique fortement créateur
d’emploi pour aujourd’hui et plus encore pour demain dans les domaines du médical, du
médico-social et du social. Des emplois à "haute valeur humaine ajoutée" dès lors qu’il ne
s’agit pas de produire des biens matériels mais du mieux-être pour des humains et du
relationnel. Des emplois d’autant mieux garantis pour l’avenir qu’ils ne sont susceptibles
d’aucune substitution entre l’homme et la machine et n’ont à redouter aucune délocalisation
au-delà de nos frontières. En 2008, le "plan des métiers de la dépendance", présenté par le
gouvernement, estimait à 400 000 les besoins du secteur à l’horizon 2015. (9)
On sait qu’aujourd’hui ces métiers sont largement dévalorisés dans l’esprit du public et jugés
peu attractifs. Au point que l’on a pu parler d’une forme de nouveau prolétariat et de la
nécessité d’en finir avec cette tentation de "faire soigner les vieux par les pauvres".(10) Le
projet du gouvernement était alors d’en faire des outils de promotion sociale en permettant
aux salariés de se former, d’évoluer dans le cadre d’un répertoire des métiers de la
dépendance, de changer d’activité voire de secteur. Mais faire sortir ces professionnels de la
précarité passe également par l’octroi d’un vrai statut porteur de garanties tant sur la
formation et la qualification, que sur la rémunération et la protection sociale.
Changer le regard de notre société sur la dépendance.
Plus largement, c’est le regard que notre société porte sur la dépendance des personnes âgées
qui est aujourd’hui en cause. C’est à dire le regard que nous portons sur la continuité d’une vie
- notre propre vie - de la dépendance de l’enfance à celle de la vieillesse. Encore faudrait-il
s’interroger sur la pseudo indépendance de l’âge adulte !
Est également en jeu notre capacité à prévenir un "mauvais" vieillissement susceptible de se
transformer ultérieurement en perte d’autonomie. Car il n’y a là aucune fatalité comme le
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montrent les expériences réussies de pays comme la Suède. (11) Il est donc de la
responsabilité des Pouvoirs publics de mettre en œuvre une politique de prévention de la
dépendance. Une prévention qui concerne, bien sûr, les personnes âgés en priorité, à travers
le suivi médical, l’équipement du logement, l’hygiène alimentaire, la lutte contre l’inactivité, le
maintien du lien social. Une prévention qui reste pertinente, même pour les personnes déjà en
situation de perte d’autonomie, car elle peut éviter l’aggravation de leur état. Une prévention
qui, pour l’ensemble de la population, doit commencer largement en amont, par un équilibre
de vie, chez soi comme dans son milieu de travail.
Régler la question du financement et de la prise en charge, pour urgente qu’elle soit, ne
réduira en rien la solitude dramatique qui marque tant de fins de vie, à domicile comme en
institution. Si l’on en croit les Petits frères des pauvres, "Une personne dépendante sur quatre
(serait) entièrement seule." (12) La dépendance des personnes âgées appelle donc aussi à ce
que des bénévoles, nombreux, acceptent de les visiter comme cela se fait, couramment, dans
les démocraties du Nord de l’Europe. Pour que soit traduit dans les faits leur droit à une vie
sociale. Pour que nous nous enrichissions de leur sagesse et de leur mémoire. Pour que la
conscience de leur existence, fragile, continue de nous interpeller. Et que, demain, nos
sociétés ne soient pas pas tentées de fermer pudiquement les yeux et de laisser "mourir dans
la dignité" celles et ceux qui, abandonnés de tous, en viendraient à souhaiter pour eux-mêmes
une telle fin de vie.
Redessiner les solidarités entre générations.
Face à la dépendance, comme face au financement des retraites, au parcours professionnel,
aux conditions de travail ou à la formation des jeunes, une même question se pose à nous.
Comment organiser désormais les cycles de vie autour d’un vouloir vivre ensemble entre
générations ? Entre toutes les générations. Si le bien commun du pays ne peut se réduire aux
seuls intérêts cumulés des jeunes, des adultes, des seniors et des vieux, alors il devient urgent
d’en redessiner les contours. De manière à définir comment chaque catégorie de citoyens peut
s’inscrire dans un effort de solidarité intergénérationnelle.
Une solidarité où les jeunes ne soient plus seulement redevables de la "générosité" de leurs
aînés, mais sujets de droits et de devoirs. Une solidarité où les actifs n’en soient pas réduits,
par les contraintes d’une économie de marché mondialisée, à s’épuiser au travail, au détriment
de toute autre responsabilité familiale ou associative, avant d’être "poussés" à la retraite. Une
solidarité où les seniors ne soient pas réduits à "tirer la consommation" ou à jouer les
supplétifs d’un Etat providence défaillant, dans une société livrée aux seules lois du marché.
Une solidarité où les plus âgés, devenus dépendants, ne soient pas tributaires de l’idée que
"les autres" se font de leur "dignité". Bref : une solidarité ou simultanément le droit et le
devoir de se former, de travailler, d’aider les siens, d’avoir une vie sociale et d’être utile aux
autres ne soient pas arbitrairement cantonnés à tel ou tel âge de la vie.
"Cinquième risque" ou "cinquième branche de la Sécurité sociale" ?
Si la perte d’autonomie comme fait de société majeur, doit être examinée dans toute son
ampleur et donc dans la "longue durée", c’est qu’une telle approche impacte directement la
question majeure de son financement. Or la tentation est forte, dans ce type de dossier, de
circonscrire la problématique aux capacités de financement du moment. Une chose est
d’avancer, par étapes, vers un objectif lointain mais clairement défini ; une autre d’apporter
des réponses ponctuelles, plus ou moins bien ajustées, à des questions évolutives, comme cela
a constamment été le cas par le passé.
Il est probable que si le phénomène de dépendance avait revêtu l’ampleur qu’on lui connaît
aujourd’hui, au lendemain de la Seconde guerre mondiale, les pères fondateurs de la Sécurité
sociale en auraient fait une "cinquième branche" de notre protection sociale au côté de : la
maladie, l’invalidité, la maternité et la vieillesse. D’ou l’irruption, depuis des années, dans le
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discours public, puis dans la campagne pour l’élection présidentielle de 2007, de la notion de
"cinquième risque" qui semble, désormais, faire consensus.
La gestion de la protection sociale dédiée à la dépendance sur le modèle des autres branches
de la Sécurité sociale – gestion paritaire par les partenaires sociaux – a, bien sûr ses partisans,
notamment parmi les organisations syndicales. Cependant, le monde associatif et les conseils
généraux considèrent que ce modèle n’est pas adapté aux enjeux actuels de la dépendance ;
ils soutiennent l’idée d’une gestion de ce " cinquième risque " sur le modèle de l’actuelle Caisse
nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) qui implique outre les partenaires sociaux et
l’Etat, les conseils généraux et les associations. Il s’agit notamment de faire valoir l’équité
territoriale, l’évaluation de la qualité des services, la proximité…
En outre, le système de Sécurité sociale se heurte aujourd’hui à des obstacles qui paraissent
insurmontables. La marge de manœuvre est étroite au regard : du niveau actuel des
prélèvements obligatoires, de la permanence des déficits publics, du "trou" de la Sécurité
sociale, du poids cumulé de la dette et de l’étendue des besoins de financement dans de
nombreux domaines : enseignement, recherche et formation, sécurité, justice, santé,
indemnisation du chômage, protection sociale... Certes, augmenter la fiscalité et les
prélèvements obligatoires procède d’un "choix de société" qui pourrait être à nouveau débattu
dans la perspective de l’élection présidentielle de 2012. Mais ce n’est, pour l’heure, ni la voie
privilégiée par le gouvernement, ni la solution qui semble avoir la préférence des Français,
telle qu’exprimée dans les sondages. Par ailleurs d’ores et déjà, les différents risques couverts
par les branches de la sécurité sociale donnent lieu à des financements complémentaires ne
relevant pas de la solidarité nationale (retraites complémentaires, mutuelles de santé…).
Responsabilité personnelle et solidarité.
Conçue à l’intérieur d’un "cinquième risque", la prise en charge de la dépendance, suggère
donc un nécessaire arbitrage entre responsabilité individuelle et solidarité. La réponse serait à
chercher dans un équilibre subtil entre une prise en charge de base, financée par la solidarité
nationale et un complément d’assurance, individuel, souscrit par les intéressés auprès des
mutuelles, organismes de prévoyance ou compagnies d’assurance. Le principe peut sembler
raisonnable et de bon sens mais se heurte à bien des interrogations. A quel niveau se situera
cette "prise en charge de base" ? S’agira-t-il d’une APA renforcée ou d’une autre forme d’aide ?
Sera-t-elle habilitée à compenser une partie du "reste à charge" aujourd’hui exclu du champ
de l’APA mais considéré comme une priorité ? Enfin, le renvoi à l’assurance individuelle
complémentaire n’équivaut-il pas déjà à rendre la situation sans issue pour celles et ceux qui
n’auront pas les moyens de souscrire un tel contrat ? (14)
Quelques points de vigilance...
On le voit, il peut y avoir loin des déclarations d’intention initiales aux modalités pratiques
envisagées en fonction des "possibilités financières de l’heure". Pourtant l’exigence demeure
de s’engager résolument dans une réforme profonde et pérenne de la prise en charge de la
perte d’autonomie. Fut-ce, nous l’avons dit, en ménageant des étapes. Comment, dès-lors,
discerner, demain, parmi les conclusions des quatre "groupes d’experts" puis parmi les
orientations gouvernementales, celles qui seraient réellement à la hauteur des enjeux ? Peutêtre en mettant l’accent sur quelques points de vigilance que nous pourrions considérer
comme autant d’impératifs, au regard des enjeux, des critères d’efficacité attendus de la
réforme, mais également de justice et de solidarité.
1° Le droit universel à compensation de perte d’autonomie, mis en place, doit être
reconnu sans condition d’âge, donc s’adresser aux personnes âgées et aux handicapés,
convergence prévue par la loi du 11 février 2005.
6
2° Il doit être d’un montant suffisant pour permettre de diminuer le "reste à charge",
notamment pour les personnes en institution et pour les dépendances lourdes de type
Alzheimer.
3° Il doit être modulé en fonction du degré de perte d’autonomie de la personne,
sans exclure les dépendances de niveau GIR 4, afin de prévenir l’aggravation des
dépendances légères dans le cadre d’une politique générale de prévention de la dépendance.
4° Il doit être calculé en tenant compte des ressources de la personne, mais en
excluant tout dispositif de minoration volontaire de l’aide, susceptible de compromettre
l’efficacité de l’aide dans la lutte contre la perte d’autonomie.
5° Ce droit nouveau doit être financé, dans la plus large mesure possible, par un
socle de protection sociale pris en charge par la solidarité nationale. Seule cette
couverture universelle est à même de pallier les réticences actuelles des citoyens à souscrire
une assurance personnelle, face à un risque jugé incertain et lointain, de dégager la ressource
nécessaire à la pérennisation de la compensation, de consolider un secteur économique
fortement créateur d’emplois, d’enclencher un processus de qualification des personnels. On
peut imaginer en complément, pour responsabiliser les personnes et alléger le "reste à
charge", recourir à une démarche de type assurantielle. Soit par le bais d’une assurance
obligatoire à partir de 50 ans, soit en intégrant une couverture dépendance aux contrats des
complémentaires santé.
6° Le dispositif doit permettre une aide aux personnes de revenus modestes, non
couvertes par une assurance complémentaire, comme pour la couverture médicale
universelle complémentaire.
7° L’effort public consenti doit être financé par des recettes nouvelles intégrant un
alignement des contributions des retraités et un prélèvement sur les droits de succession.
8° La mise en œuvre de ce droit doit reconnaître le rôle moteur des départements,
tout en ménageant une égalité des prestations au niveau du territoire national et une forme de
péréquation de nature à compenser les déséquilibres démographiques et économiques.
9° Toute mise en place d’un droit à compensation doit se faire dans le respect de la
liberté de choix des personnes à vivre chez elles ou en institution.
10° La mise en œuvre d’une telle réforme suppose la reconnaissance des droits de la
personne en perte d’autonomie, notamment celui de rester en lien avec le autres, ce qui
suppose une mobilisation autour de la lutte contre la solitude des plus âgés.
RENE POUJOL
----(1)
Etude réalisée pour la Banque Postale Prévoyance et la Tribune. La tribune.fr du 8
février 2011.
(2)
Rapport annuel 2007 du CNSA. WWW.cnsa.fr
(3)
Bernard Ennuyer dans : La dépendance des personnes âgées : quelle réforme ?
Regards sur l’actualité n°366, décembre 2010. p.26. La Documentation Française.
(4)
Chiffres extraits du rapport parlementaire de Mme Valérie Rosso-Debord, 13 juillet
2010.
(5)
Rapport d’étape de la Misssion d’information du Sénat, par Alain Vasselle, 8 juillet 2008.
(6)
Rapport Rosso-Debord.
(7)
La Croix du 6 avril 2011, p.17.
(8)
Les Français et le grand âge. TNS-sofres pour la Fédération hospitalière de France. 16
mai 2011.
(9)
Déclaration de Mme Valérie Létard, secrétaire d’Etat à la solidarité. Les Echos, 12
février 2008.
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7
(10)
Marie-Eve Joël, professeur du Legos, citée par Jean Riondet : Positionnement de la
question de la dépendance.
(11)
La dépendance est d’abord une affaire de prévention. Alain Grand, Bruno Vellas,
Françoise Forette. Le Monde.fr, 7 janvier 2011.
(12)
Jean-François Serres, Secrétaire général des Petits frères des pauvres : "Les bénévoles
prennent la parole dans le débat sur la dépendance", 9 février 2011.
(13)
Mireile Elbaum, professeur au CNAM : Les réformes en matière de handicap et de
dépendance : peut-on parler ce "cinquième risque" ? Droit Social n°11, novembre 2008, p.
1091.
(14)
Sur la notion d’assurance dépendance obligatoire, lire Pierre-Yves Géoffard. Libération
du 2 mars 2010 p.19.
ENCADRE
Définir l’utilité sociale des "seniors"
L’augmentation du nombre de personnes âgées en situation de perte d’autonomie est, nous
l’avons dit, l’envers de la médaille de ce qu’il est convenu d’appeler la "révolution de la
longévité". Elle a marqué la seconde moitié du XXè siècle et contribué à faire passer de 5 à 25
ans l’espérance de vie moyenne à la retraite. Au point qu’une "génération supplémentaire",
parfois désignée sous le vocable marchand de "seniors", est venue s’intercaler entre les
"jeunes" et les "adultes" en activité, d’une part, et les "vieux" d’autre part. Dans leur majorité,
les 60-75 ans, ces nouveaux seniors, disposent tout à la fois de temps libéré, d’un niveau de
vie enviable, d’un patrimoine, d’une bonne santé, et dans bien des cas de la présence de leur
conjoint. Au point d’apparaître, parfois, comme une génération "privilégiée" que l’on serait
tenté d’opposer à la "génération sacrifiée" des 18-30 ans ! Celle de leurs petits-enfants.
Que cette description flatteuse du sort des retraités comporte des exceptions, dues aux
disparités de situations, ne suffit pas à la rendre globalement non pertinente. Or, la question
de l’utilité sociale des seniors n’a jamais été débattue dans notre société. Ce qui ne signifie
nullement qu’on puisse les assimiler à de simples jouisseurs, se satisfaisant de bénéficier à
plein de la société de consommation. Les seniors constituent aujourd’hui une large part de la
"génération pivot" qui, à partir de 50 ans, assume, au sein des familles, des solidarités fortes,
financières ou de services, vis à vis des enfants et petits-enfants comme des vieux parents.
Sur cette tranche d’âge, 10,7% des femmes et 6,7% des hommes seraient, notamment,
investis au quotidien auprès de leurs proches en situation de dépendance.
Les mêmes, fournissent une large part des bénévoles engagés dans tous les secteurs de la vie
communales, paroissiale ou associative. Selon Eurobaromètre, 34% des retraités européens
seraient engagés dans des actions bénévoles et 73% des futurs retraités se déclareraient prêts
à s’investir dans de telles actions, une fois quittée la vie professionnelle.* Mais il y a loin,
encore, entre ces solidarités de fait, liées à des choix individuels, et une vraie réflexion sur le
"statut des retraités" mis en œuvre au sein d’un pacte social réactualisé. Trop souvent, dans
notre inconscient collectif, la "retraite" reste perçue, tous âges confondus, comme ce repos
bien mérité, après une vie de travail, qui justifierait tous les droits, tous les avantages, au
point de mettre l’individu en "congé" de ses responsabilités citoyennes.
C’est pourquoi, la mise en œuvre d’une politique liée à la perte d’autonomie, passe par la prise
en compte de cette réalité nouvelle et de la capacité de ces "seniors" à assumer, au sein de la
famille, du monde associatif, ou par le biais de la solidarité nationale, leur juste part de cet
effort collectif.
(*) Flash Eurobaromètre n°247. Octobre 2008.
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