FRANZ CUMONT ET LA NOTION DE « RELIGIONS ORIENTALES

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FRANZ CUMONT ET LA NOTION DE « RELIGIONS ORIENTALES
FRANZ CUMONT ET LA NOTION DE « RELIGIONS ORIENTALES »
Amélie LE BIHAN, Doctorante Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR 7041, Equipe
APOHR
Franz Cumont (1868-1947) a rédigé un ouvrage fondamental pour l’étude de l’histoire des
religions : Les religions orientales dans le paganisme romain. Paru pour la première fois en
1906, il rencontra immédiatement un vif succès. Rassemblant des conférences prononcées
l’année précédente au Collège de France et à Oxford, il s’adresse tant à un public cultivé
qu’aux spécialistes. Afin de comprendre l’intérêt d’une telle parution, il faut cerner la
catégorie des « religions orientales » dans le contexte épistémologique et culturel qui l’a vue
naître et s’imposer au début du XXe siècle, avant de préciser si cette catégorie est encore
valable dans la recherche actuelle.
Les études concernant Franz Cumont et ses travaux, plus particulièrement ceux sur les
« religions orientales », se sont multipliées ces dernières années sous l’impulsion de divers
programmes de recherche qui favorisent la réflexion sur les religions gréco-romaines et sur
l’existence même du concept de « religions orientales » 1 . Il est en effet très intéressant de se
pencher sur cette notion et de voir si elle peut encore être utilisée aujourd’hui par les
historiens des religions.
Dans un premier temps, nous établirons une biographie rapide de Franz Cumont, puis nous
analyserons son ouvrage consacré aux « religions orientales », avant de nous intéresser à la
notion même de « religions orientales ».
I/
FRANZ
CUMONT :
BIBLIOGRAPHIQUE
INTRODUCTION
BIOGRAPHIQUE
ET
1. Biographie
Franz-Valéry-Marie Cumont, né à Alost le 3 janvier 1868 et mort à Bruxelles le 25 août 1947,
était un historien, épigraphiste, archéologue et philologue belge 2 .
Après des études secondaires à l’Athénée royal de Bruxelles, il fut diplômé en philosophie et
lettres de l’Université de Gand en 1887, puis compléta ses études à Bonn, Berlin, Vienne,
1
Ces programmes de recherche ont donné lieu à diverses rencontres qui ont été publiées : BONNET C., MOTTE
A., Les syncrétismes religieux dans le monde méditerranéen antique. Actes du Colloque International en
l’honneur de Franz Cumont à l’occasion du cinquantième anniversaire de sa mort, Turnhout, Brepols, 1999 ;
ROUSSELLE A., « Franz Cumont et la science de son temps. Actes de la table ronde organisée à Paris, 5-6
décembre 1997 », Mélanges de l’Ecole française de Rome, Italie et Méditerranée, 111/2, 1999, p.501-666 ;
BENDLIN A., BONNET C., « Les « religions orientales » : approches historiographiques, Archiv für
Religionsgeschichte, 8, 2006, p.151-272 ; BONNET C., RÜPKE J., SCARPI P., Religions orientales-Culti
misterici : Neve Perspektiven-nouvelles perspectives-prospettive nuove, Stuttgart, Steiner, 2006 ; BONNET C.,
PIRENNE-DELFORGE V., PRAET D., Les religions orientales dans le monde grec et romain. Cent ans après
Cumont (1906-2006), Actes du colloque de Rome, 16-18 novembre 2006, Bruxelles/ Rome, Institut historique
belge de Rome, 2009
2
Pour une biographie complète de l’auteur, voir l’introduction « La vie et l’œuvre de Franz Cumont » dans
BONNET C., La correspondance scientifique de Franz Cumont conservée à l'Academia Belgica de Rome,
Bruxelles/Rome, Institut historique belge de Rome, 1997, p.1-67
1
Rome, Athènes et Paris 3 . Il fut professeur à l’Université de Gand de 1892 à 1910. En 1912, il
quitta la Belgique pour vivre en alternance entre Paris et Rome. En 1936, il reçut la plus haute
distinction scientifique belge, le prix Francqui. Il dirigea plusieurs expéditions archéologiques
en Turquie et en Syrie, notamment à Doura-Europos (1922-1923). Cette activité d’explorateur
et d’archéologue est importante car elle lui a permis de rassembler des matériaux nouveaux et
de se familiariser avec les lieux mêmes où se sont développées les religions auxquelles il a
consacré ses recherches.
Membre de l’Académie royale des Arts de Belgique, Franz Cumont fut aussi membre associé
de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres de Paris, depuis 1913, membre associé de
l’Académie nationale des Lincei, à Rome, dès 1922, de l’Académie pontificale Romaine
d’Archéologie au Vatican, des Académies de Berlin, Londres, Vienne, Amsterdam et
Copenhague. Il jouit donc d’un réel prestige social et académique.
Il a acquis rapidement une solide réputation scientifique, surtout consacrée par deux ouvrages
fondamentaux pour l’histoire des religions, admirés pour la richesse de la documentation
étudiée, la qualité littéraire et l’intérêt de la synthèse historique : Textes et monuments figurés
relatifs aux Mystères de Mithra (1894-1900) et Les religions orientales dans le paganisme
romain (1906).
2. Quelques œuvres majeures de F. Cumont :
Ses recherches portèrent particulièrement sur la religion païenne antique et notamment sur le
culte de Mithra auquel il consacra diverses publications. Voici quelques uns de ses ouvrages
les plus importants pour l’étude des religions gréco-romaines.
Textes et monuments figurés relatifs aux Mystères de Mithra, Bruxelles, H. Lamertin, (18941899)
Les Mystères de Mithra, Bruxelles, Lamartin (1900)
Les religions orientales dans le paganisme romain, Paris, E. Leroux (1906)
Astrology and Religion among the Greeks ans Romans, New-York/Londres, G.P. Putnam's
sons (1911)
L’Egypte des astrologues, Bruxelles, Fondation égyptologique Reine Elisabeth (1937)
Lux Perpetua, Paris, P. Geuthner (1949)
Ce rappel de quelques titres célèbres illustre bien l’intérêt constant et prioritaire que le savant
belge a voué à l’étude des faits religieux. L’œuvre de Cumont constitue en effet une vaste
enquête sur la pensée religieuse, que l’on peut diviser en deux grandes phases : lors de la
première phase, Cumont étudie les « religions orientales » et la fin du paganisme romain ; au
cours de la seconde phase, à partir de 1912, il s’intéresse davantage à l’histoire des idées
religieuses au sujet des croyances et coutumes funéraires. Son champ d’étude est très vaste,
géographiquement, de l’Iran à l’Italie mais aussi chronologiquement, de l’époque archaïque
au IIIe siècle de notre ère.
En 1936, parurent deux volumes dédiés à l’auteur, Les Mélanges Franz Cumont 4 , offerts par
57 collaborateurs de divers pays. Dans cet ouvrage, on trouve une recension de ses
3
Sur les années de formation de Franz Cumont voir BONNET C., « La formation de Franz Cumont d’après sa
correspondance (1885-1892), Kernos, 11, 1998, p.245-264
4
Mélanges Franz Cumont, Bruxelles, Secrétariat de l’Institut, 1936, 2 vol., 1047p
2
publications, atteignant 546 titres à cette date. Au moment de sa mort (1947), on estime à un
millier le nombre de ses écrits. Auteur prolifique, il a mis en place une méthode de travail et
d’analyse nouvelle pour son époque.
3. La « méthode » de Franz Cumont
Cinquante ans après sa mort, Cumont se révèle être à la fois un scientifique, un littéraire et un
humaniste 5 . Immense par la quantité, son travail est mis en valeur par une méthode rigoureuse
et un esprit de synthèse. Il a mis ses compétences multiples au service des recherches
concernant l’histoire des religions. Philologue et épigraphiste : il a édité des textes littéraires
ainsi que des inscriptions ; archéologue : il a dirigé d’importantes fouilles et s’est intéressé à
l’étude des monuments figurés. Ses publications ont été des références tout au long du XXe
siècle. On souligne surtout la nouveauté de sa méthode : il confronte les sources littéraires,
épigraphiques, archéologiques et l’iconographie. Il met en place une perspective résolument
pluridisciplinaire. Cumont pose alors les bases de l’étude scientifique et philologique en
histoire des religions.
Parmi les œuvres majeures de cet auteur, nous allons plus particulièrement nous intéresser à
son ouvrage Les religions orientales dans le paganisme romain, dans lequel il a « canonisé »
la catégorie des « religions orientales » 6 .
II/ L’OUVRAGE : LES RELIGIONS ORIENTALES DANS LE PAGANISME ROMAIN
1. Le contexte de création de l’ouvrage
Lorsqu’en 1905, le Collège de France l’invite à donner un cycle de conférences dans le cadre
de la fondation Michonis, Cumont choisit comme sujet « Les religions orientales dans le
paganisme romain », s’inscrivant ainsi dans la lignée de ses travaux antérieurs. En 1906, après
ses conférences parisiennes, Franz Cumont est invité à Oxford, dans le cadre des Hibbert
Lectures 7 , où il propose le même sujet. Ses conférences sont destinées à toucher un public
plus vaste que celui des chercheurs spécialisés. C’est à partir de ces conférences qu’il a écrit
son ouvrage, il y conserve le style discursif et vulgarisateur de l’exposé oral. Il destine plus
particulièrement les très nombreuses notes de son livre aux spécialistes. Cet ouvrage de Franz
Cumont parut pour la première fois en 1906.
2. La réception de l’œuvre et les différentes éditions
Très vite ce livre s’impose comme une référence. Il remporte un vif succès auprès du public
cultivé ainsi que des spécialistes. Il suscite des louanges mais aussi des critiques plus ou
moins virulentes que l’on connaît grâce aux très nombreux comptes rendus qui lui sont
consacrés 8 . Cependant, la majorité de ces comptes rendus, parfois même quand ils
5
ROCHETTE B., (1999), « Pour en revenir à Cumont… L’œuvre scientifique de Franz Cumont cinquante ans
après », in BONNET, C., MOTTE, A. Les syncrétismes religieux…, p.59
6
BONNET C., RUPKE J., « Les « religions orientales » dans le monde grec et romain. Introduction », Trivium,
4, 2009, §3
7
Cette fondation organise à partir de 1878, des conférences non confessionnelles sur l’histoire des religions.
8
Dans VAN HAEPEREN F., « La réception des Religions orientales de Fr. Cumont : l’apport des comptes
rendus, Anabases, 6, 2007, p.159-185 : l’auteur recense 107 comptes-rendus toutes éditions confondues, dans
des revues allemandes, américaines, françaises, italiennes, belges et britanniques.
3
contiennent des remarques négatives, sont favorables voire élogieux. Cet ouvrage remporte un
franc succès, malgré quelques contestations et critiques.
Plusieurs éditions et traductions de ce livre voient le jour entre 1906 et 1931. La 1ère édition
française paraît chez l’éditeur Leroux, dans la collection des Annales du Musée Guimet,
Bibliothèque de vulgarisation, la 2e édition française chez le même éditeur en 1909. Il est
plusieurs fois traduit avant la première guerre mondiale : en allemand chez Teubner en 1910,
suivi d’une réédition en 1914, en anglais en 1911 et en italien en 1913. Entre ces différentes
éditions parues de 1906 à 1914, le texte ne subit que des modifications mineures, mais les
notes sont mises à jour régulièrement (modifications, adjonctions de références
bibliographiques). En 1929, une 3e et 4e édition française contenant un appendice sur « les
mystères de Bacchus à Rome » sont éditées. En 1931, une 3e édition allemande est publiée sur
le modèle de la 4e édition française. La réédition de l’ouvrage en anglais en 1956, la
réimpression de la 4e édition française en 1963 et la réédition en 1967 de la traduction
italienne montrent qu’au cours de la seconde moitié du XXe siècle, l’ouvrage et ses
traductions continuent à susciter l’intérêt du public. Ainsi, l’ouvrage de Cumont est considéré
pendant plusieurs décennies comme une référence incontournable dans le domaine de
l’histoire des religions.
3. La structure de l’ouvrage
La structure du livre reflète celle des conférences, avec des unités thématiques,
essentiellement géographiques, complétées par deux chapitres introductifs sur les sources et
les causes du phénomène des « religions orientales ». L’auteur débute par une préface dans
laquelle il explique ses intentions. Dans une première partie, Cumont illustre l’influence
significative de l’Orient sur Rome à travers les sources. Le chapitre II est consacré aux causes
de la propagation des cultes orientaux. Dans les chapitres III, IV, V et VI, il analyse
successivement les cultes provenant d’Asie Mineure (Ch.III), d’Egypte (Ch.IV), de Syrie
(Ch.V) et de Perse (Ch.VI). Il met en avant les caractères propres de chacun de ces cultes en
expliquant son origine, sa diffusion dans la partie occidentale de l’Empire, les transformations
qu’il a subi et son déclin. Cumont présente donc une vision « génétique » des cultes, qui
naissent, se développent, se répandent, puis déclinent et meurent 9 . Au terme de chacun de ces
chapitres, il évoque les rapports du culte envisagé avec le christianisme. Le chapitre VII est
consacré à « l’astrologie et la magie ». Enfin le chapitre VIII « La transformation du
paganisme » synthétise les apports des cultes orientaux et leur rapport avec le christianisme. A
partir de la 3e édition française en 1929, il ajoute à ce plan un appendice consacré aux
« mystères de Bacchus à Rome » 10 .
4. Les principales idées exposées dans l’ouvrage
La problématique qui sous-tend le livre de Cumont est celle de la transition entre paganisme
et christianisme. Cette idée avait déjà intéressé les chercheurs allemands et français 11 . On peut
citer en exemple Ernest Renan et son ouvrage Histoire des origines du christianisme, Marc9
BONNET C., VAN HAEPEREN F., « Introduction historiographique », in CUMONT, F., Les religions
orientales dans le paganisme romain, 5e éd., Turin, 2006, p.XI-LXXIV
10
Au sujet de cette étude sur les mystères de Bacchus, voir PAILLER J.-M., « Les religions orientales selon
Franz Cumont. Une création continuée », Mélanges de l’Ecole française de Rome, Italie et Méditerranée, 111/2,
1999, p.635-646
11
BONNET C., « Les « Religions Orientales » au Laboratoire de L’Hellénisme », Archiv für
Religionsgeschichte, 8, 2006, p.181-205
4
Aurèle et la fin de l’Antiquité, paru en 1882. Le but, implicite plus qu’explicite, de la
publication de Cumont est d’expliquer le « triomphe du christianisme », selon la terminologie
de l’époque, qui suppose donc la « mort du paganisme ». Selon lui, l’Orient constitue la
charnière, le passeur entre paganisme et christianisme 12 . Ainsi, il démontre que les « religions
orientales », assimilées aux « cultes à mystères » ont répandu dans le monde romain des
conceptions religieuses plus élevées que celles du paganisme romain, en particulier la quête
du salut et la purification morale. Ce sont ces conceptions qui ont préparé le terrain pour le
« triomphe du christianisme ». Il propose donc une vision évolutionniste de l’histoire des
religions et le plan de l’ouvrage est destiné à faire apparaître clairement cette évolution 13 .
L’originalité de Cumont consiste donc à mettre l’accent sur les « religions orientales » comme
moteur de cette dynamique du passage entre religions polythéistes et monothéisme chrétien.
C’est cette idée directrice du livre qui lui a valu le plus de critiques, en particulier provenant
des catholiques qui n’appréciaient pas les rapprochements entre « cultes orientaux » et
christianisme. Il faut rappeler que les idées de Cumont lui coûtèrent son poste de professeur à
l’Université de Gand en 1910.
Un autre opposant majeur réside en la personne de Jules Toutain qui n’adhère pas à l’idée
d’une large diffusion des cultes orientaux en Occident et plus particulièrement à l’idée d’un
affaiblissement de la religion romaine traditionnelle en faveur des « religions orientales ». J.
Toutain limite dans son ouvrage Les cultes païens dans l’Empire romain, Tome II, Les cultes
orientaux, l’impact et la diffusion des « religions orientales » dans le monde romain et
s’appuie pour justifier sa thèse sur l’épigraphie 14 . Selon lui, les « cultes orientaux » sont
entrés en contact avec les cultes romains, ont dialogué avec eux, ont été intégrés, romanisés,
sans du tout générer le déclin de ces derniers.
III/ LA NOTION DE « RELIGIONS ORIENTALES »
1. Le contexte épistémologique et culturel : « la redécouverte de l’Orient »
Lors de la « redécouverte » du Proche-Orient, à fin du XVIIIe et dans le courant du XIXe
siècle, les spécialistes des civilisations classiques ont pris conscience du rôle important des
cultures de l’Orient dans le développement des civilisations de l’Occident. On disposait
désormais de toute une série de témoignages directs littéraires, épigraphiques et
iconographiques relatifs aux « cultes orientaux » (Anatolie, Syrie, Egypte, Phénicie…). La
découverte de l’Orient obligea donc les spécialistes du monde classique à repenser la genèse
de la culture classique. Un riche courant historiographique s’est alors développé pour mettre
en évidence l’apport de l’Orient dans divers domaines, notamment religieux 15 . La découverte
de ces nouvelles informations permet aux savants de se pencher sur la question de la transition
entre le paganisme et le christianisme. Cette problématique, comme nous l’avons démontré,
trouve son expression la plus achevée dans l’ouvrage de Franz Cumont.
12
BONNET C., VAN HAEPEREN F., « Introduction historiographique … », XIII
VAN HAEPEREN F., « La réception des Religions orientales …», p.160
14
TOUTAIN J., Les cultes païens dans l’Empire romain, Tome II. Les cultes orientaux, Paris, Leroux, 1911, p.9
15
BONNET C., « Repenser les religions orientales : un chantier interdisciplinaire et international », in
BONNET, C., RÜPKE, J., SCARPI, P., Religions orientales-Culti misterici …, 2006, p.7
13
5
Cet ouvrage est tributaire d’une vision christianocentrique de l’histoire des religions et d’une
vision « colonialiste » de l’Orient 16 . En effet, au début du XXe siècle, les savants se focalisent
sur une opposition entre Orient et Occident. Opposition qui n’est pas présente dans la pensée
antique.
2. Les apports de Cumont aux « religions orientales »
Cumont canonise la catégorie des « religions orientales » dans son ouvrage, en soulignant les
caractères communs de ces religions : les mystères, les rites spectaculaires, le rôle du clergé…
En effet, dans son œuvre, Cumont ne s’est pas limité à la collecte et à l’interprétation de
données mais il s’est efforcé de définir les concepts fondamentaux de ses recherches comme
la notion de « religions orientales » qui est alors nouvelle à son époque 17 . Cette notion était
certes déjà présente chez d’autres savants comme Ernest Renan, Victor Duruy, Gaston
Boissier mais Cumont en donne une définition et une délimitation beaucoup plus précises 18 .
Il conçoit son enquête plus comme une contribution au problème des causes du succès du
christianisme dans l’Empire romain que comme une étude sur l’influence des religions
orientales sur le monde gréco-romain. De nouvelles découvertes sont venues compléter ou
nuancer les vues de l’historien, mais sa démarche intellectuelle reste un modèle : sa méthode
tout d’abord qui consiste à rassembler les sources et les confronter mais aussi son esprit de
synthèse. Pour la première fois, l’histoire des religions n’est plus seulement l’histoire des
cultes, des mythes et des rites mais l’histoire de l’homme, de sa foi, de sa religiosité.
Cet ouvrage a eu le mérite de fonder une problématique (celle de l’acculturation) et d’attirer
l’attention des historiens des religions sur l’impact des « cultes orientaux » à Rome. Mais le
grand défaut de l’œuvre de Cumont est de négliger l’étape grecque et plus particulièrement
l’hellénisation subie par la partie orientale de la Méditerranée.
Les différentes recherches menées ces dernières années sur Franz Cumont et la notion de
« religions orientales » ont montré que, si aujourd’hui la catégorie des « religions orientales »
est inadéquate, elle a pourtant constitué dans le contexte qui l’a vu naître, un instrument
opératoire d’enquête et de connaissance 19 . La réflexion de Cumont sur les « religions
orientales » a permis de mettre en place toute une série de questionnements sur les rapports
entre Orient et Occident, polythéisme/ monothéisme et surtout sur la diversité des cultes à
l’époque romaine.
3. La catégorie des « religions orientales » : une remise en question
La notion même de « religions orientales » est consacrée par la suite dans une collection
inaugurée en 1961 : les Etudes préliminaires aux religions orientales dans l’Empire romain
(EPRO) 20 . C’est à partir des années 1980 que le monde scientifique commence à remettre en
cause l’ouvrage et les idées de Cumont, en particulier, Ramsay MacMullen dans sa synthèse
sur le paganisme romain, publiée en 1987 21 . A la fin des années 1980, plusieurs chercheurs
français se questionnent aussi sur la notion de « religions orientales ». Robert Turcan leur
16
BONNET C., « Repenser les religions… », p.8
ROCHETTE B, « Pour en revenir… », p.64
18
Sur la genèse du concept de « religions orientales » voir BENDLIN A., BONNET C., « Les religions
orientales… », p.151-272
19
BONNET C., VAN HAEPEREN F., « Introduction historiographique … », LXXIV
20
Cette série a depuis été renommée Religions in the Graeco-Roman World
21
MACMULLEN, R., Le paganisme dans l’Empire romain, Paris, PUF, 1987
17
6
consacre un ouvrage 22 et s’interroge dans son introduction, sur la définition de « cultes
orientaux ». Il montre aussi que ces cultes ont subi une hellénisation avant leur introduction
dans le monde occidental romain. Il insiste donc sur l’importance du relais grec dans la
propagation de ces cultes d’origine orientale 23 . Jean-Marie Pailler propose quant à lui une
esquisse historiographique sur les « religions orientales » et des perspectives de recherches
plus larges 24 . Enfin, Aline Rousselle s’interroge sur le concept même de « religions
orientales » et le rejette clairement 25 .
Ainsi, l’histoire des religions de ces dernières décennies a remis en question la validité même
du concept de « religions orientales » et corollairement de « religions à mystères », qui
constituent pratiquement, dans la pensée de Cumont, des synonymes.
Le terme de « religions orientales » est à présent presque toujours évoqué avec des guillemets,
ce qui montre le malaise des chercheurs face à cette notion. Certains préconisent d’ailleurs
l’abandon de ce terme développé par Franz Cumont, et préfèrent utiliser des formules comme
« cultes étrangers », « cultes d’origine orientale », « cultes d’origine étrangère ».
L’expression de « religions orientales » présente en effet quelques ambiguïtés. Tout d’abord,
elle laisse supposer que ces religions ont été importées telles quelles et qu’elles sont restées
purement orientales en milieu occidental. D’autre part, cette terminologie globale laisse
supposer qu’il s’agit d’une catégorie plus ou moins homogène 26 . Cependant, nous savons que
ces cultes dits orientaux regroupent des réalités très différentes, tant au niveau du personnel de
culte, de la liturgie que des dieux honorés et de leurs représentations.
4. Les nouvelles problématiques et la création de nouveaux concepts concernant la
question des « religions orientales »
Aujourd’hui, on ne considère plus « les religions orientales » comme une catégorie unitaire et
cohérente et il apparaît d’autres classifications, typologies que celles qui divisent les mondes
occidental et oriental 27 . La perception de Cumont des phénomènes d’acculturation est
représentative d’une époque où le modèle colonialiste imposait une vision de domination, de
victoire ou de défaite, plutôt qu’une idée de transferts ou d’interférences culturelles.
La catégorie des « religions orientales » ne correspond plus à notre manière de questionner les
sources, d’approcher le fonctionnement des polythéismes et de saisir les cultures du monde
hellénistique et romain ainsi que les phénomènes d’acculturation. Aujourd’hui on s’interroge
davantage en termes d’intégration et d’interaction que de diffusion des cultes. La question de
l’interpretatio implique de nouveaux axes de recherche qui nécessitent de comparer, de
comprendre et d’établir des passerelles entre les différents cultes du monde gréco-romain.
Comment se mêlent les cultes étrangers et la religion romaine traditionnelle ?
L’intégration des cultes étrangers constitue une caractéristique de Rome. En effet, la pratique
d’honorer des dieux étrangers en plus des dieux romains traditionnels ou de les intégrer dans
22
TURCAN R., Les cultes orientaux…
Idée qui est très peu développée dans l’ouvrage de Franz Cumont.
24
PAILLER J.-M., « Les religions orientales… », p.635-646
25
ROUSSELLE A., « La transmission décalée. Nouveaux objets ou nouveaux concepts ? », Annales :
économies, sociétés, civilisations, 44/1, 1989, p.161-171
26
TOUTAIN J., Les cultes païens…, p.9
27
BENDLIN A., BONNET C., « Les religions orientales … », p.151
23
7
la religion d’Etat, malgré leurs singularités et leur exotisme formel, est très ancienne dans le
monde romain. On ne parle désormais plus de « religions orientales » mais de cultes d’origine
étrangère. Ces sacra peregrina sont introduits à diverses époques à Rome et dans les villes du
monde romain 28 . Il faut étudier les points de contact entre la religion officielle et ces cultes
étrangers afin de mettre en évidence la manière dont ils ont été intégrés et adoptés par la
population locale. Il faut donc souligner la vitalité des polythéismes, leur capacité
d’adaptation et d’intégration : les éléments d’origine étrangères et les caractéristiques
proprement romaines s’entrelacent dans ces sacra peregrina, qu’ils soient pratiqués à Rome,
en Italie ou dans les provinces romaines 29 .
Quel degré d’intégration/ de pénétration des cultes venus d’Orient ?
Pour étudier ces « cultes d’origine étrangère », il semblerait plus fructueux pour l’analyse de
distinguer, parmi ces divinités venues d’Orient, deux catégories : celles qui sont entrées dans
les sacra publica, comme Cybèle, Magna Mater ou les divinités égyptiennes et qui ont été
diffusées par des voies officielles, par décisions d’autorité politique, et celles qui, bien que
restées à l’extérieur de la religion d’Etat, étaient contrôlées par le pouvoir par le biais de la
législation religieuse, et qui se diffusèrent par des voies privées (militaires, marchands…) 30 .
Certains de ces cultes ont donc été intégrés à la religion romaine traditionnelle et cela
démontre que les influences orientales ne se sont pas répandues dans le monde méditerranéen
des premiers siècles de notre ère à la manière dont s’écoulaient les eaux de l’Oronte 31 . Ainsi,
il faut se demander de quelle manière et à quel degré les « religions orientales » se sont
diffusées et intégrées aux autres flux religieux du monde romain.
Quelles sont les images et les pratiques de ces cultes dans le monde romain?
Quel que soit leur statut, officiel ou non, les « cultes orientaux » ne présentent pas
majoritairement la forme exotique sous laquelle la tradition historiographique y compris les
auteurs de l’Antiquité et les auteurs chrétiens ont aimé les décrire. En effet, il faut noter que
les cultes originaires d’Orient ne se diffusèrent pas nécessairement selon leur aspect oriental
d’origine, qui avait lui-même subi dans la plupart des cas l’empreinte grecque 32 . On les
retrouve aussi parfois dans les provinces occidentales sous une forme romanisée, qui montre
l’interpretatio de ces cultes en dehors de leurs zones d’origine 33 . Il semble donc intéressant de
se questionner sur la diversité des représentations du divin, sur l’assimilation d’attributs
propres à des dieux grecs ou romains ou au contraire sur l’existence d’images proprement
« orientales ».
28
A ce sujet, voir VAN ANDRINGA W., VAN HAEPEREN F., « Le Romain et l’étranger : formes
d’intégration des cultes étrangers dans les cités de l’Empire romain », in BONNET C., PIRENNE-DELFORGE
V., PRAET D., Les religions orientales dans le monde grec et romain…, p.23-42
29
Sur le phénomène de propagation des « religions orientales » dans le monde romain voir AUFFARTH C.,
« Religio Migrans : les « religions orientales » dans le contexte religieux antique. Un modèle théorique »,
Trivium, 4, 2009
30
BELAYCHE N., « Deae Syriae Sacrum. La romanité des cultes « orientaux », Revue Historique, 615, 2000,
p.589
31
Juvénal a fait de l’Oronte le symbole de l’Orient dans une de ses satires qui dénonce les dérives du
syncrétisme romain. Juvénal, Satire III, v.62-64 : « Il y a longtemps que de Syrie, l’Oronte est venu se jeter dans
le Tibre ; c’est la langue et les mœurs de là-bas, c’est la harpe aux cordes obliques, ce sont les flûtes et les
tambourins barbares que ce fleuve charrie dans ses flots ».
32
BELAYCHE N., « Deae Syriae Sacrum… », p.588
33
BELAYCHE N., « Deae Syriae Sacrum… », p.577
8
Une nouvelle vision de la vie religieuse ?
Cumont a mis l’accent dans son ouvrage sur la religiosité, donc sur la religion dite « interne »,
plutôt que sur les pratiques et sur les aspects institutionnels. De nos jours, les chercheurs
s’intéressent davantage aux cultes 34 , c’est-à-dire les pratiques, les cérémonies, le clergé mais
aussi au fonctionnement des communautés religieuses. Le champ d’investigation de l’étude
des religions « orientales » et gréco-romaines s’est donc considérablement élargi depuis le
début du XXe siècle et les questionnements ont été totalement revus. On s’interroge sur la
cohabitation, l’interaction entre les diverses pratiques religieuses au sein de la société
romaine.
Ainsi, la vie religieuse des peuples de la Méditerranée antique était faite d’interactions, de très
nombreux contacts et échanges. La réflexion sur les « religions orientales » fait partie
intégrante d’une réflexion d’ensemble sur la manière dont nous pouvons appréhender les
systèmes religieux de la Méditerranée antique dans leur complexité et leur évolution 35 . On ne
fonctionne donc plus sur un système d’opposition, de confrontation, mais sur des
comparaisons, des dialogues entre les différents systèmes religieux. Cumont considérait un
flux unilatéral, de l’Orient vers l’Occident, on voit désormais des échanges continus tout au
long de l’Antiquité. Cependant, malgré ses nuances il faut souligner l’apport fondamental de
Cumont dans le domaine de l’histoire des religions dans la mesure où il a permis de lancer
toute une réflexion sur les « religions orientales ».
34
C’est le cas par exemple de Robert TURCAN dans son ouvrage Les cultes orientaux dans le monde romain,
Paris, Les Belles Lettres, 1989
35
BONNET C., PIRENNE-DELFORGE V., PRAET D., Les religions orientales…, p.12
9

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