Le vent révolutionnaire qui nous vient de tunisie

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Le vent révolutionnaire qui nous vient de tunisie
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Le vent révolutionnaire qui nous vient de Tunisie
E
n quelques semaines, par leur
mobilisation crescendo, nos frères
et sœurs de Tunisie ont sacrément balayé sur leur passage. Exit Ben
Ali, dictateur féroce installé depuis 23
ans, chef d’un clan « bling-bling » qui
a bâti ses fortunes sur l’exploitation et
l’oppression forcenées. Exit l’arrogance
des nombreux amis de Ben Ali dans
le monde et en France, de Sarkozy à
Strauss-Kahn, en passant par AlliotMarie et Frédéric Mitterrand, sans
oublier les noms du capitalisme français qui font du fric là-bas. Quelquesuns bredouillent des regrets d’avoir
joui de leur villa à Carthage sans
entendre les voix d’opposants livrés
aux tortionnaires.
Mais Ben Ali, c’est fini. En quelques
semaines, la colère populaire a explosé contre un régime qui ne donnait ni
pain ni travail ni liberté et promettait
pire avec la crise, et n’a cessé de gran-
«
Jusqu’à présent, avec une conscience
et une audace qui forcent l’admiration
de tous les travailleurs et pauvres du
monde arabe mais aussi d’Europe, les
révoltés de Tunisie refusent les replâtrages et grosses ficelles du camp d’en
face. Leur révolution, ils l’ont faite mais
surtout ils la poursuivent et ne lâchent
pas leurs propres armes, leur propre
force mobilisée et organisée, dans la
rue, les quartiers et les entreprises..
La révolution, pas question
de se la faire confisquer !
B
en Ali parti ? Certes mais il en
reste d’autres ! A commencer par
ce « gouvernement provisoire d’union
nationale », loin d’être tout beau et
tout nouveau ! Il est formé d’anciens
ministres de Ben Ali aux postes clés,
avec le même premier ministre ! Sous
la pression populaire, trois bureaucrates de l’UGTT (syndicat unique
acoquiné au pouvoir sous Ben Ali) qui
s’étaient engouffrés au gouvernement
en sont ressortis. Sous la pression
populaire encore, le premier ministre
a démissionné du RCD (le parti unique
de Ben Ali), puis dissout le RCD.
Mais maintenant la rue exige la démission du gouvernement. Des milliers
de manifestants dont les rangs grossissent sous les fenêtres du Palais
gouvernemental à Tunis, venus de
tout le pays, bravent le couvre-feu et
demandent son départ.
Ce n’est pas tout. Dans les quartiers,
des comités de vigilance ou d’autodéfense se sont organisés, armes de
fortune à la main, pour se protéger
contre les exactions policières mais
aussi pour parer aux urgences alimentaires. Dans un nombre croissant
d’entreprises, dont des banques, des
grands journaux ou chaînes de télé,
des salariés se dressent ensemble, à
l’initiative ou pas de militants locaux
de l’UGTT, pour faire déguerpir les
PDG liés à Ben Ali. Les travailleurs et les
jeunes n’attendent pas que des droits
démocratiques leur soient octroyés. Ils
les prennent eux-mêmes. Ils installent
des jalons pour leur propre pouvoir.
C’est cela la révolution, venue de très
profond et donc très large. Et ce n’est
pas fini. Tandis que le gouvernement
appelle au retour à une « vie normale
», entre autres à la réouverture des
écoles, les enseignants du primaire
appellent à la grève !
Un petit événement symbolique : des
librairies de Tunis étalent des livres hier
interdits, devant des badauds ébahis.
Mais ils coûtent 10 % des quelque
150 euros d’un Smic tunisien. Comme
quoi les travailleurs et les jeunes, pour
profiter de cette nouvelle liberté qu’ils
viennent d’arracher, doivent imposer
toutes leurs revendications : non seulement démocratiques mais économiques, de survie face au chômage et
aux hausses de prix des carburants ou
produits alimentaires de base. Et pour
cela poursuivre dans la voie qu’ils ont
spectaculairement empruntée, d’action et d’organisation sur leur terrain
de classe. Souhaitons que les travailleurs de Tunisie qui ont derrière eux
une riche tradition de luttes, même
sous les pires dictatures, profitent de
la liberté gagnée pour mettre en avant
un programme d’urgence pour tous
les exploités et opprimés du pays, du
monde arabe voire de l’Europe, auxquels exploiteurs et affameurs mènent
la même guerre.
Pour l’heure en tout cas, la révolution tunisienne et sa contagion font
que la peur change de camp.
Tunisie : « Ils ont volé nos richesses, ils ne voleront pas notre révolution »
Ils ont volé nos richesses, ils ne
voleront pas notre révolution
», c’est l’un des slogans que les
marcheurs, venus des villes de province sur Tunis, criaient le dimanche 23
janvier sous les fenêtres du gouvernement de Mohamed Ghanouchi.
Le peuple tunisien semble toujours
bien décidé à ne pas se laisser usurper sa révolution. Ni les concessions
tardives de Ben Ali le 13 janvier (promesses de 300 000 emplois et de ne
pas faire un nouveau mandat), ni sa
chute le 14, ni la formation d’un gouvernement « d’union nationale » le 17,
incluant plusieurs ministres de l’opposition et de la centrale syndicale UGTT,
n’ont réussi à calmer la rue. Elle a
continué à manifester contre un gouvernement de mascarade, dirigé par
l’ancien premier ministre de Ben Ali, et
où son parti, le RCD, gardait tous les
postes clés.
Le nouveau gouvernement
provisoire… trop
vu trop connu !
L
e lundi 17 janvier, dès l’annonce de
la composition du nouveau gouvernement, l’un des cortèges de manifestants auquel « ont pris part beaucoup
de femmes et surtout des syndicalistes
» (selon le reportage du journal algérien El Watan) s’est dirigé vers le siège
de l’UGTT qui « se vide rapidement de
ses cadres qui semblent fuir de peur
d’affronter les militants de l’union ». Le
seul membre du bureau exécutif qui se
fait « coincer » s’empresse de s’excuser en affirmant que ce gouvernement
«est chargé juste d’assurer la transition
et préparer les élections ; par la suite
ce sera à celui qui a le plus de popularité de l’emporter».
Car si nombre de militants syndicaux
et responsables locaux ont joué un
rôle dans le développement du mouvement qui a renversé Ben Ali, la direction de l’UGTT a plutôt joué celui de
frein. Certes le syndicat unique tunisien n’a pas été tout au long de son
histoire inféodé au pouvoir politique,
Qui sommes-nous ?
C
dir et de s’enhardir, malgré 100 morts
et d’innombrables blessés sous les
balles.
e bulletin regroupe des militants pour qui communisme et
socialisme sont le seul avenir pour
l’humanité, menacée par les crises,
l’épuisement des matières premières et des milieux naturels, et
comme l’est l’UGTA en Algérie. Un de
ses fondateurs, Habib Achour, avait
même été condamné aux travaux forcés sous Bourguiba pour participation
aux émeutes de 1978. Mais la direction
d’aujourd’hui, qui avait appelé à voter
Ben Ali à l’élection présidentielle de
2009, l’a quasiment soutenu jusqu’au
bout. Le 12 janvier encore, en sortant
d’une rencontre avec Ben Ali, le secrétaire général déclarait avoir « trouvé
auprès du Président de la République
une vision profonde des principaux
problèmes et de leurs causes et une
volonté de les résoudre ».
Quant à la grève générale ou plutôt
aux journées de grèves générales dans
certaines villes ou régions, comme à
Sfax le 12 janvier où 40 000 personnes
ont envahi les rues, qui ont contribué
à la chute du régime, la centrale n’y
a pas franchement appelé : elle s’est
contentée de donner le feu vert aux
initiatives des instances locales ou
régionales. A Tunis même l’appel officiel à la « grève générale » n’était que
de 2 heures le 14 janvier.
Mais le mardi 18, devant l’hostilité de
la rue et de leurs propres militants, les
trois représentants de la centrale syndicale qui avaient accepté des postes
de ministres donnaient leur démission : « cette composition n’est pas en
harmonie avec les aspirations et les
attentes des travailleurs » découvrait
le secrétaire général de la confédération. Il était temps, les prestations de
serment des quatre ministres démissionnaires étaient déjà enregistrées,
mais pas encore passées à la télé.
D
Démocrates de service
ans la journée un autre ministre
suivait leur exemple : le président du Forum Démocratique pour le
Travail et la Liberté qui avait accepté
le ministère de la santé (le FDTL est
membre consultatif de l’Internationale
Socialiste, le RCD de Ben Ali en étant
jusqu’au 18 janvier le membre titulaire
). Ce Mustafa Ben Jaafar avait joué
la mauvaise carte : vu « l’ampleur du
les guerres dues à l’anarchie de la
société actuelle divisée en classes
sociales, qui repose sur la concurrence économique et l’égoïsme
individuel.
Nous sommes convaincus que les
travailleurs et les jeunes peuvent
rejet […] il faut un gouvernement de
rupture », se ravisa-t-il.
Le chef de file d’Ettajdid (ancien Parti
communiste tunisien rebaptisé «
Renouveau »), devenu ministre de l’enseignement supérieur, se contentait
de menacer de partir si « le Premier
ministre et le président par intérim
ne se retirent pas du parti de Ben Ali,
le Rassemblement constitutionnel
démocratique ». Qu’à cela ne tienne,
le président et tous les ministres ont
démissionné… du RCD.
Est resté sur son strapontin (de secrétaire d’Etat à la jeunesse et aux sports)
le petit roi du web, ce jeune codirigeant d’une petite société d’informatique qui aurait, dit-on, attisé de son
compte Twitter la révolution du jasmin, cyber-révolution du 21ème siècle.
Il en a tiré un poste et se sent bien au
milieu des anciens ministres de Ben
Ali : on a besoin d’eux, affirme-t-il, «
si vous voulez des gens qui ont du
métier… ».
Est resté aussi le fondateur du Parti
démocratique progressiste (PDP).
Présenté il y a peu comme le principal
parti tunisien d’opposition, il déclare
aujourd’hui que vouloir bannir le RCD
n’a pas de sens : « La rue peut réclamer ce qu’elle veut mais il ne faut pas
répondre à ses exigences si elle a tort.
»
Il n’y avait plus qu’à tenter de bannir la
rue. Jeudi 20, le premier acte du nouveau gouvernement a été de décréter
trois jours de deuil national en l’honneur des victimes de la répression.
Dans l’espoir de vider à cette occasion
la rue des manifestations qui s’y poursuivaient toujours.
P
Se charger du
nettoyage soi-même
endant que se tenait sa première
réunion, les manifestants envahissaient le siège du RCD, ce parti qui
réunissait jusque-là tous les dirigeants
petits ou grands du pays, des maires
de villages aux hommes d’affaires
remplacer le capitalisme par une
société libre, fraternelle et humaine,
car ils constituent la majorité de la
population, et n’ont aucun intérêt
personnel au maintien de l’actuelle
société. Pour cela, ils devront remplacer l’Etat de la bourgeoisie,
pour créer un régime où les masses
(ou mafieux) bien placés, et affichait
officiellement plus de 2 millions de
membres (sur 10 millions d’habitants).
Les manifestants bazardaient du toit
de l’immeuble l’emblème, que président et ministres avaient tout juste
eu le temps eux-mêmes de laisser
tomber.
Plus concrète fut la chasse faite non
seulement aux membres notoires du
clan Ben Ali mais aussi à nombre de
notables du régime, dont la presse cite
plusieurs exemples : des officiers de
police pourchassés, un maire destitué
par ses administrés, des PdG virés de
leurs postes…
Le vendredi 21 janvier, drapeaux en
bernes et versets du coran à la radio,
le deuil débutait. Sans paralyser tous
ceux qui estimaient avoir mieux à
faire. Des centaines de manifestants
défilaient à nouveau sur la principale
artère de Tunis en scandant leur refus
de ce gouvernement. 400 autres se
rassemblaient devant le siège de la
Compagnie des transports tunisiens
: elle « abrite des gens corrompus et
il est temps de reprendre nos droits…
On ne va pas se taire ».
Car on assiste aussi dans des entreprises à la chasse menée par des
salariés contre des patrons ou directeurs compromis avec le pouvoir. Les
assemblées générales se multiplient
pour discuter et contrôler ce qui se
passe. Et il y a de quoi faire, du Pdg
de la compagnie Tunisair, « dont le
nom figure dans un livre à charge sur
la famille Ben Ali » (selon le journal Le
Monde) et que ses employés ont pris
à partie, aux directeurs de la société de
télécommunications Orange-Tunisie,
détenue à part égale par FranceTélécom et une société tunisienne
appartenant à un gendre de Ben Ali.
On comprend que de peur de passer
lui aussi à la casserole, le directeur de
la branche tunisienne de la société de
restauration Sodexo s’empresse de
montrer qu’il ne mange désormais plus
de ce pain-là. Président du Centre des
populaires exerceront elles-mêmes
le pouvoir en assurant un contrôle
démocratique sur tous les rouages
du pouvoir économique et politique. Nous disons aussi que les
travailleurs n’ont pas de patrie, et
qu’un peuple qui en opprime un
autre ne peut être un peuple libre.
jeunes dirigeants (CJD), il demande au
nom de son organisation de jeunes
patrons la démission du président de
l’UTICA, le Medef tunisien, « afin de
permettre à l’organisation patronale
de jouer son rôle dans la crise actuelle
». Chose faite mercredi 19 janvier.
Il est plus difficile de savoir, au travers des seuls reportages de la presse,
ce que représentent réellement les
comités de vigilance ou comités
d’auto-défense qui (selon Le Monde
du 18 janvier) « ont poussé comme
des champignons… dans les villes et
villages ». Ils sont probablement de
toutes sortes, allant de ceux qui se
sont organisés spontanément pour
protéger leurs quartiers des pillages
ou des exactions de groupes armés
fortement soupçonnés d’être liés à la
police, à ceux qui ont décidé de ne
faire confiance qu’à eux-mêmes, à
leurs voisins ou camarades de travail
pour faire la police et contrôler tout ce
qui se passe, y compris aux postes de
police ou dans les comptes de la mairie. En passant par ceux qui, comme
cet étudiant cité par Le Monde du 18
janvier, pensent que « les soldats ne
sont pas assez nombreux, il faut les
aider ».
Mais c’est bien en s’organisant ellemême, en contrôlant elle-même voire
en s’armant elle-même, que la population se donne les moyens de ne pas se
laisser usurper sa première et spectaculaire victoire. Pas en s’en remettant
à un gouvernement de rechange ou à
des généraux.
Le mythe de l’armée populaire
U
ne armée tunisienne qui, à la différence d’une police incontrôlable et
corrompue, serait du côté du peuple
et l’aurait protégé, est un mythe. Son
rôle ces dernières semaines a certes
créé des illusions. Médias et monde
politique, y compris d’opposition, les
ont largement cultivées. Oubliant de
rappeler que Ben Ali était général,
avait été placé par Bourguiba à la tête
de la sécurité nationale à la suite des
Les militants qui animent ce bulletin s’affirment trotskystes, du nom
du compagnon et continuateur de
Lénine, qui a combattu le stalinisme
dès son origine, et a péri assassiné
pour n’avoir jamais cédé.
sanglantes émeutes du pain de 1984,
avant de devenir ministre de l’Intérieur, puis d’évincer trois ans plus tard
le vieux président grâce à son poids
dans l’armée.
Si l’armée tunisienne n’est pas intervenue dans la répression, c’est que l’Etat
major a finalement fait le choix de
lâcher Ben Ali. Les pressions des EtatsUnis (évidemment pas de Sarkozy ni
d’Alliot-Marie) pour trouver une «
solution pacifique » parce que « nous
sommes inquiets quant aux troubles
et à l’instabilité », selon les termes de
la Secrétaire d’Etat Hillary Clinton, n’y
sont pas pour rien. L’armée est donc
restée en marge, son chef d’Etatmajor, le général Rachid Ammar s’illustrant par son refus de faire tirer sur les
manifestants.
Mais il ne faudrait pas s’y laisser
prendre. Blanchie ainsi, l’armée est
en meilleure position pour assurer la
stabilité de l’Etat, des banques et des
affaires. Tout simplement. Et en meilleure position aussi pour éventuellement trancher entre les concurrents
au pouvoir, ou assurer le pouvoir ellemême, si les professionnels de la poli-
L
Les partis en lice ne rêvent
que de ramener aux urnes
C
ertains des partis d’oppositions, se
voulant plus radicaux, mettent en
avant l’idée d’une « constituante » qui
romprait vraiment avec le régime Ben
Ali. C’est y compris ce que défend le
Parti communiste des ouvriers (PCOT,
ex-maoïste) dont le dirigeant Hamma
Hammami, jusque là contraint à la
clandestinité, avait été arrêté au début
des évènements et qui critique non
seulement la participation de partis
d’opposition à ce gouvernement mais
aussi l’attitude générale des dirigeants
de l’UGTT. Arguant que la constitution
avait été « maintes fois amendée à
son profit », il estime qu’« il nous faut
donc un nouveau texte » et que « pour
préparer l’assemblée constituante,
nous avons besoin d’un gouvernement formé d’hommes et de femmes
sans liens avec l’ancien régime » afin
de « jeter les bases d’une démocratie
en Tunisie, dans un délai de trois à six
mois, si le climat politique le permet
». Tout comme, suivant le train de
tous les autres partis, il se félicite du
rôle joué par l’armée qui « s’est donné
pour mission de protéger les populations civiles et les biens publics et privés. Son rôle a été positif ». Même s’il
souligne qu’une prolongation de l’Etat
d’urgence constituerait « également
une menace pour le processus démocratique » et demande « que l’armée
rentre dans les casernes le plus tôt
possible, dès que l’ordre sera rétabli ».
L’ordre qui défendrait les intérêts de
pauvres, c’est celui que peuvent imposer les travailleurs qui contrôlent les
rues, les quartiers et les entreprises.
Rien de ce qui a changé si rapidement
en Tunisie n’est venu du gouvernement ou des institutions. Tout est venu
de la mobilisation elle-même, parce
qu’elle n’a pas faibli et au contraire
s’est approfondie. Un des pièges bien
connu des classes dominantes dans
pareille révolution est de faire abandonner aux classes populaires leur
propre intervention sur leur terrain de
classe, pour les ramener sur le seul terrain des urnes.
Dans ce contexte, la revendication
d’une assemblée constituante par certains partis d’opposition ressemble
davantage à l’envie d’un rapide replâtrage, d’une tentative d’aiguillage du
mouvement sur un terrain institutionnel (fût-il « constituant ») qui changerait peut-être les règles du jeu entre les
partis candidats au pouvoir, mais pas
le jeu de dupes pour les travailleurs et
les couches pauvres qui s’y laisseraient
prendre.
P
La force de la
mobilisation populaire
our préserver la liberté qu’elle
vient d’acquérir, pour faire avancer ses revendications économiques,
un emploi, un meilleur salaire, une
vie décente, pour se débarrasser non
seulement du pillage exercé par la
famille Ben Ali, mais de l’exploitation
en général, celle des patrons tunisiens
et des trusts mondiaux, et pour imposer le maximum de libertés démocratiques, la population ne peut compter
que sur ses propres forces. On voit la
mobilisation à l’œuvre au jour le jour,
et son efficacité. La classe ouvrière
tunisienne, dont sa jeunesse, y joue
un rôle, elle qui a un riche passé de
luttes. Et les évènements des semaines
passées ont montré que pourrait venir
à la rescousse la révolte des travailleurs et classes populaires d’Algérie, et
d’ailleurs.
La grève de Gafsa en 2008… une expérience encore fraîche dans les mémoires
e samedi 22 janvier, 300 manifestants partaient de la ville de
Menzel Bouziane, à 280 km au
sud de Tunis, pour une marche vers la
capitale, demandant la démission du
gouvernement. Via Regueb où plusieurs centaines d’autres manifestants
les attendaient, alors que d’autres
marches partaient le même jour de
Thala et Kasserine, trois villes où les 8
et 9 janvier la police a tiré sur la foule
faisant au mois 14 morts. Une autre
marche est partie de Gafsa, un peu
plus au sud, le centre du bassin minier
où a eu lieu, il y a un peu plus de deux
ans, l’une des plus grandes grèves
qu’ait connues le pays.
Cette grève des mines de potasse de
Gafsa avait débuté le 5 janvier 2008.
L
e 18 janvier, à la Bourse du travail
d’Alger, le secrétaire général du
syndicat officiel, l’UGTA, réunissait quelque 1 000 syndicalistes de la
région. Il les appelait à maintenir un
« climat sain et serein dans le milieu
professionnel » et les mettait en garde
« contre tout dérapage », car, ajoutaitil, « quelles que soient les difficultés et
les problèmes auxquels nous sommes
confrontés, aucune personne n’a le
droit de perturber le pays ». Et Sidi
Saïd de dénoncer les médias étrangers qui dénigrent l’Algérie ainsi que «
la mondialisation dangereuse » qui est
« une tentative de recolonisation sous
une autre forme, notamment celle de
pousser le peuple à l’émeute sous le
beau slogan de la démocratie. Il est
immoral d’appeler à la révolte».
La révolte, qui semble l’inquiéter
autant qu’elle inquiète Bouteflika, avait
déjà explosé deux semaines plus tôt,
les 4 et 5 janvier à Oran et Alger avant
de s’étendre pendant plusieurs jours
dans tout le pays. Sans aucun appel.
Encouragée seulement par la révolte
de la jeunesse tunisienne.
C
tique n’arrivaient pas à trouver entre
eux une combinaison capable de gouverner. C’est le souci primordial d’assurer l’ordre contre les pauvres et la stabilité pour les affaires, qui amène les
partis politiques à encenser l’armée.
C’est vrai de tous les partis politiques,
d’opposition ou pas, qui se sont mis
sur le devant de la scène, qu’ils aient
accepté ou refusé de tremper dans ce
premier gouvernement de coalition.
D’autant qu’en Tunisie l’autre pilier du
pouvoir, la police, est pour l’instant
déconsidérée. Même si elle tente ses
derniers jours de se réhabiliter : responsables mis à l’arrière plan, confessions publiques et demande des policiers de base à l’UGTT de se syndiquer,
et même manifestations de policiers
en quelque sorte défroqués dans la
rue. Mais il est certain que le principal rempart du pouvoir des classes
riches et du monde des banques, touroperators ou industriels implantés en
Tunisie reste cette armée.
La goutte d’eau
’est probablement une nouvelle
hausse brutale des prix des produits de première nécessité : des augmentations de 20 % pour l’huile, 80 %
pour le sucre en quelques semaines, les
portant respectivement à 180 dinars
le litre, 140 dinars le kg, soit en gros
1,4 € et 1,8 €, pratiquement les même
prix qu’ici, alors que le Smic algérien
est à 1 500 dinars soit 150 €. Il en est
de même pour la farine, la semoule,
la viande, les légumes et fruits. La
répression des forces de l’ordre qui a
fait 3 morts, des centaines de blessés
et des milliers d’arrestations au cours
de ces cinq à six jours d’émeutes, a
encore attisé la colère, sans intimider
pour autant les manifestants. Plus
de 1 300 personnes arrêtées lors des
évènements sont maintenant passées
en justice dans des procès expéditifs.
Mais le mécontentement social et le
sentiment d’injustice est profond, que
ne pourront enrayer ni les incarcéra-
Après
plusieurs
restructurations
les effectifs de la Compagnie des
Phosphates de Gafsa (CPG), principale
activité de toute la région, avaient été
réduits de 14 000 à 5 000. Il fallait réussir un concours d’embauche pour faire
partie des heureux qui y trouvaient un
emploi. Et c’est la publication ce jourlà des résultats visiblement frauduleux
de ce concours qui a fait exploser la
colère. La grève allait durer près de 6
mois, touchant tout le bassin minier.
La direction centrale de l’UGTT n’était
pas là pour soutenir les grévistes : elle
commençait la nouvelle campagne
électorale de Ben Ali. Mais pas plus
la direction régionale, devenue (selon
les termes d’un reportage du Monde
Diplomatique) « le centre d’une oli-
garchie qui ne fait plus bénéficier que
ses amis et parents des miettes de
la rente phosphatière ». Ces miettes
consistent en la distribution des
emplois, des fonds de reconversion
et primes de bénéfices cogérés par la
direction de la CPG et la petite coterie
qui dirige l’UGTT.
Qu’à cela ne tienne, les grévistes
allaient s’en passer. A Redeyef, l’autre
grande ville du bassin minier, près
de la frontière algérienne, les grévistes occupèrent de force le local de
l’UGTT de la ville et, malgré des tentatives d’expulsion, en firent le QG de la
grève. Ils étaient épaulés par nombre
de militants syndicaux de base, non
seulement des mines, mais des autres
secteurs, certains aussitôt exclus ou «
suspendus » par la direction de leurs
syndicats, comme l’enseignant Adnane
Hajji, l’un des leaders du mouvement.
Plagiant les affiches de la campagne
électorale présidentielle « Ben Ali 2009
», des affichettes « Ben Ali 2080 » ou
« Ben Ali 2500 » fleurirent sur les murs
du bassin minier. Finalement, Ben Ali
n’aura dépassé 2010 que de quelques
jours !
C’est dans cette même ville de
Redeyef, encerclée par la police, que
le 7 mai 2008 des femmes décidaient
de faire leurs bagages et partir toutes
ensemble avec leurs familles : « Ils
veulent cette ville, on la leur laisse ».
dans la petite ville de Tagzout (près de
Bouira à 120 km au sud-est d’Alger),
les enseignants des collèges, les instituteurs et les conducteurs de bus
se mettaient en grève pour soutenir
deux pères de famille en grève de la
faim pour avoir été exclus de la liste
des relogements. Pour citer quelques
exemples récents.
Les mille raisons de la colère
Et partout le problème essentiel, le
chômage : officiellement de 10 %, il
touche en réalité 60 % de la population
active de moins de 30 ans. Sans parler
des femmes qui sont pratiquement
absentes des statistiques, puisque seul
un million d’entre elles, sur une population de 35 millions, sont comptabilisées dans la « population active »
L
a nouvelle flambée des prix n’a été
que la goutte de trop. Il ne se passe
pas une semaine en Algérie sans que,
ici ou là, on assiste à un rassemblement devant une sous-préfecture ou
une mairie, un blocage de carrefour
ou de route nationale pour des raisons aussi multiples qu’une coupure
de courant, le manque d’eau ou les
critères totalement occultes, voire la
corruption claire et nette, dans la distribution des logements sociaux.
L’un des Algériens qui a tenté ces derniers jours de s’immoler, à l’exemple
du jeune chômeur, le 12 janvier à Bordj
Menaiel (70 km à l’est d’Alger), était un
employé territorial, père de 6 enfants,
désespéré de se voir refuser une nouvelle fois un logement. Heureusement
il n’y a pas que le désespoir. Mardi
28 décembre, une semaine avant les
émeutes généralisées qui ont marqué
l’actualité, des centaines de jeunes
bloquaient une grande route et affrontaient les forces de l’ordre à Baraki,
une des banlieues pauvres d’Alger,
pour réclamer les logements décents
qu’on leur promet depuis des années.
Une émeute « ordinaire » en quelque
sorte. Elle avait été précédée la veille
par des protestations semblables dans
d’autres quartiers pauvres, à Laquiba,
et à Rouiba dans la zone des « chalets », ces baraquements provisoires
installés pour reloger les victimes du
séisme de 2003 qui sont encore là sept
ans après, totalement délabrés. A la
mi-décembre un rassemblement d’habitants de la ville de Yellel (dans l’ouest
du pays) devant le siège de la « daïra
» (équivalent de nos sous-préfectures)
réclamait l’affichage public des attributions de logements. Fin novembre,
L
Manne pétrolière et
creusement des inégalités
es années 1991-2000 de la guerre
entre armée et groupes islamistes,
par la pression qu’elle exerçait sur
l’ensemble le la population, la terreur
qu’elle faisait régner, sans oublier les
militants syndicaux assassinés (dont
bien malin celui qui pouvait dire si
c’était par des islamistes ou par l’armée), ont facilité bien des attaques
contre les travailleurs, notamment le
démantèlement d’une bonne partie
des entreprises d’Etat, confiées ensuite
au privé avec des fournées de licenciements à la clé.
Quant aux recettes engrangées par
l’Etat algérien grâce au cours élevé
du pétrole au cours des années 2000,
elles n’ont rien apporté à la population
pauvre. Elles ont bénéficié à une petite
minorité d’affairistes de la haute société algérienne et surtout aux banques
occidentales auxquelles l’Etat algérien à reversé quelque 40 milliards de
dollars (sans parler des intérêts versés
annuellement) pour réduire sa dette et
« gagner la confiance » d’investisseurs
qu’il cherchait à attirer dans le pays.
La politique de grands travaux de ces
dernières années ou la construction de
quelques grands hôtels pour hommes
d’affaires, ce n’était pas pour les plus
démunis. Pas plus que le programme
de construction de logements confié
La classe ouvrière tunisienne ne
manque ni de détermination ni
d’expérience.
Menacées par les autorités d’être
considérées comme « traîtres » si elles
Algérie Pour que la révolte porte enfin ses fruits
tions, ni les vagues promesses que
vient de faire le gouvernement de faire
baisser les prix (en commençant par
baisser les taxes aux grossistes dans
l’espoir qu’ils veuillent bien le répercuter, comme ici la baisse de la TVA
sur les restaurants !), ni les appels au
calme ou les ridicules dénonciations
de la main de l’étranger.
s’approchaient de la frontière algérienne, elles finirent par revenir après
leur coup d’éclat reprendre le cours
de la lutte. Une résistance de près de
6 mois qui s’est terminée, outre deux
morts, par l’arrestation en juin 2008
d’une quarantaine de militants syndicaux animateurs du mouvement,
condamnés en décembre à des peines
allant de 1 à 10 ans de prison – mais
libérés plus tôt grâce aux campagnes
de protestation.
à des entreprises chinoises amenant
leurs ouvriers encore moins payés
qu’un ouvrier algérien. Il ne s’agissait pour l’essentiel pas de logements
sociaux, mais de logements mis en
location-vente, avec des aides de
l’Etat, pour cibler la petite bourgeoisie
du pays. Cette petite bourgeoisie qui a
pu aussi bénéficier en partie des multiples aides à la création d’entreprises
accordées par le gouvernement. Soit
dit en passant, bien des cadres islamistes, qui se sont recyclés sous les
auspices de la réconciliation nationale
décidée par Bouteflika, ont profité de
cette manne pour se faire une place
au soleil.
Quoi d’étonnant que lors des journées
d’émeutes de ce début janvier, les
jeunes ne s’en soient pas seulement
pris à ce qui à leurs yeux représente
l’Etat, sous-préfectures, gendarmeries,
bâtiments publics ou cabines téléphoniques, mais aussi aux vitrines rutilantes d’une agence Renault ou d’un
marchand de téléviseurs Samsung à
écrans plats.
I
La contestation ouvrière
l y a un an, presque jour pour jour, le
12 janvier 2010, le secrétaire général
de l’UGTA déclarait déjà que les travailleurs « doivent intégrer la sagesse
et la civilité dans leur action». Il s’agissait de prêcher la reprise du travail
aux deux plus gros centres industriels
du pays. Les 7 000 ouvriers du complexe sidérurgique d’El Hadjar, près
d’Anaba, ancienne entreprise publique
devenue en 2001 propriété du groupe
Arcelor-Mital, était en grève contre la
menace de fermeture d’un des ateliers, la cockerie, et le licenciement
de 350 salariés. Sourds aux appels à
la sagesse, ils ont eu gain de cause.
Simultanément, l’usine automobile
de Rouiba (dans la banlieue d’Alger),
une entreprise toujours publique de
5 000 travailleurs, qui produit bus et
camions, était en grève contre l’accord
salarial « tripartite » que venaient de
passer patronat, gouvernent et UGTA,
portant le salaire minimum de 12 000
dinars à sa valeur actuelle de 15 000
dinars. Cette augmentation paraissait
dérisoire aux ouvriers au regard de
la hausse du coût de la vie. Que dire
aujourd’hui après les hausses vertigineuses de prix de l’année ! Les ouvriers
de la SNVI avaient entraîné avec eux
quelque 5 000 autres travailleurs des
entreprises voisines de la zone industrielle de Rouiba.
Toute l’année 2010 a été ponctuée
en Algérie de grèves dans de nombreux secteurs, enseignants, forestiers,
ouvriers d’une cimenterie Lafarge,
cheminots…, animées par des militants locaux de l’UGTA passant outre
les appels au calme ou propositions
de médiation de la direction nationale, ou dans le milieu enseignant
par des militants des syndicats autonomes plus indépendants du gouvernement. Jusqu’au déclenchement en
ce début janvier, au moment même
des émeutes, d’une grève de plusieurs
centaines de dockers d’Alger contre
des suppressions de postes, cette fois
en butte aussi à l’accord passé entre
la direction et des responsables syndicaux locaux.
Elle est bien là la force qui pourrait
donner des perspectives à la jeunesse
en révolte : unifier toutes les luttes
éparses sur les logements, les conditions de vie, le mépris des autorités et
la corruption. Si des travailleurs prenaient le chemin de la révolte et rendaient leurs luttes aussi rapidement
contagieuses que l’ont été les émeutes
de la jeunesse. Car octobre 1988 est
encore dans les mémoires, rappelant comment un mouvement, celui
qui a fini par avoir la peau du régime
de Chadli, peut être escamoté par
quelques politiciens démocrates, avant
de tourner au cauchemar lorsque des
démagogues réactionnaires et religieux apparaissent finalement comme
les seuls opposants radicaux, faute de
militants proposant une politique de
classe aux opprimés.

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