AVEC LA PEUR, ET AU DELÀ

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AVEC LA PEUR, ET AU DELÀ
AVEC LA PEUR, ET AU DELÀ
La « vie » dans cette société a quelque chose de terrifiant. Déjà, elle est terrifiante dans la mesure
où l’on est jeté­e au monde sans savoir comment ni pourquoi, et parce que non, nous ne naissons
pas « libres ». Cette vie a quelque chose d’épouvantable dans la mesure où tout­e petit­e déjà,
vont se succéder une série de violences pour nous acclimater à l’exploitation, nous dresser (déjà
en tant qu’enfants) à toutes formes d’oppressions et de dominations, à un point tel qu’on finit
parfois par ne plus les voir une fois à l’âge adulte, même lorsqu’on les subit.
Et cette vie est terrifiante aussi dans la mesure où toute sorte d’afflictions et de souffrances
semblent pouvoir nous arriver à tout instant. Dans la mesure aussi où ­même si nous voulons
tendre vers une vie débarrassée de toute forme de violence institutionnelle, coercitive ou
systémique­ il semble raisonnable de croire qu’aucune société, aucun type d’organisation sociale,
aucune expérience humaine ne pourra jamais garantir à tout le monde, ou même à quiconque la
« sécurité » absolue, le sens de la vie, la promesse de l’absence de maladies, l’absence de
souffrance, l’absence de conflits, etc. Mais ce n’est peut­être pas là l’essentiel.
Dès lors qu’on vient douloureusement au monde, rien ni personne ne peut nous promettre que la
vie sera un long fleuve tranquille. Et ceux qui prétendent le contraire et nous promettent des
merveilles, qu’ils soient religieux, politiciens ou même dealers ou petits marchands de bonheur
artificiel sont tous et toutes des charlatans et des escrocs sans exception, et qui n’ont rien à offrir,
mais seulement des projets à vendre.
Mais en outre, il est surtout vrai que ce monde, selon l’ordre des choses existant, est une véritable
jungle, même si cette « jungle » est finalement très bien ordonnée parfois en dépit des
apparences. Et il n’y a aucune raison pour qu’il en soit toujours ainsi, mais nous avons appris à
penser que rien ne changerai jamais radicalement. On nous a même appri­se­s à penser que dans
une certaine mesure, voir même de manière générale, c’était « tout naturel » : que « dans la
nature », il y avait « des dominants et des dominé­e­s, des gagnant­e­s et des perdant­e­s », etc..
Le darwinisme social est devenu une de ces « évidences » axiomatiques (aussi fausses que
douloureuses) avec lesquelles on nous bourre le crâne dès l’école, et qui nous font apparaitre
comme de dangereux/euses utopistes dès lors que nous les remettons radicalement en cause. Et
pourtant, la plupart des gens sont poussé­e­s à l’obsession de leur « sentiment d’insécurité » et
leur insatiable soif d’un « sentiment de sécurité » dans tous les domaines de leur vie (et non
seulement du strict aspect « sécuritaire » au sens politique et policier du terme). Et
malheureusement, pour une large partie de la société, même parmi les exploité­e­s, ce chantage
fonctionne.
Et c’est finalement compréhensible puisque ce « sentiment », qu’il soit fondé ou pas, est excité à
la fois par l’Existant, par la société telle qu’elle fonctionne, et surtout par ses défenseurs au
premier rang desquels on trouve les chiens de garde des médias de toutes sortes, qui relayent
souvent presque directement, et avec assez peu de fioritures, le discours du gouvernement, des
capitalistes et des patrons, ou celui ­plus pragmatiquement­ de la préfecture. C’est à dire le
discours de la police, défenseurs patentés de l’ordre par excellence.
Et ce monde nous semble être une jungle principalement lorsque que nous sommes dépossédé­e­
s de tout ce qui fait que nous pourrions nous sentir n’importe où ne serait­ce qu’un peu en
« sécurité » : de la possibilité de nous vêtir comme nous le souhaitons, nous loger
convenablement, nous nourrir à notre faim (ce qui suppose aussi la prétention de ce que nous
mangeons à la qualité d’aliment et non seulement « d’abat­faim »), et jusqu’aux moyens même
de notre autodéfense (c’est à dire de la possibilité de protéger notre intégrité physique et
mentale) à moins de posséder du Capital ou une quelconque forme de pouvoir. Et encore,
puisque l’Existant nous pousse toujours plus au cannibalisme social, et à la métaphore près, à
nous entre­dévorer. Ainsi le petit prédateur (qui possède un peu de pouvoir quelconque)
d’aujourd’hui est parfois la proie du lendemain, mangé par « plus gros » que lui. En fait, à moins
de nous retourner radicalement contre lui, l’ordre des choses nous accule cette situation
terrifiante qui nous encourage à reproduire entre nous sa logique mortifère.
Conséquemment, le propre de la citoyenneté – en particulier pour les pauvres et les dépossédé­e­
s – consiste surtout être tenu dans un état de stupeur et de vulnérabilité permanentes, laissant à
l’Etat la tâche et le soin de veiller sur ses sujets. La citoyenneté est infantilisation par définition.
L’argument d’autorité suprême est que les « gens » n’ont pas la capacité de vivre ensemble sans
médiations. Voilà pourquoi « l’opinion publique » (c’est­à­dire ceux qui la fabriquent) s’inquiète
tant de l’autorité symbolique du père et l’importance de la structure familiale. Parce que chaque
famille est –selon le modèle dominant­ un Etat modèle réduit avec le père dans le rôle du chef,
au moins symboliquement. Et il en va de même pour l’Entreprise et son chef d’entreprise, ou
encore au chef de l’Etat, d’ailleurs tous si souvent comparés à un « chef de famille », etc.
Mais quiconque a subit la coercition et la violence de l’autorité familiale sait que rien ne nous en
protège. Cette vérité est d’une réalité plus douloureuse encore en ce qui concerne l’Etat : rien ni
personne ne peut nous protéger de ses privations, de son essence arbitraire, violente, morbide et
coercitive par définition. Rien sinon nous­même, rien ni personne sinon l’horizon d’un monde
débarrassé de sa tutelle étouffante, paternaliste, sclérosante et faussement bienveillante.
Mais en définitive, ce n’est tant pas ce constat qui est terrifiant en lui­même que l’indolence
vindicative avec laquelle la plupart d’entre nous, nous satisfaisons et accommodons, bon an mal
an, d’un monde qui ne nous convient pas. La plupart des gens passent leur temps à se plaindre, à
vociférer contre tel élu, tel journaliste, tel flic, tel président, tel parti, tel chef, telle institution,
telle administration, telle loi, etc. Quitte même à changer d’opinion dès qu’une élection, une
réforme, ou un changement de ligne éditoriale dans telle presse ou de la ligne politique de tel
parti se fait sentir : pourvu que rien ne change.
Pourvu que l’Etat demeure, et que personne ne remette en cause la propriété, la hiérarchie
sociale et l’autorité. Pourvu, en bref, que les structures de base de la société restent intactes.
Qu’on s’inquiète de tout, qu’on soit absolument terrifié­e­s, sauf de ce que l’Etat et son ombre
soit partout et en tout. Qu’on critique tout, sauf son imposante inanité, son écrasante
obsolescence.
En répétant sans cesses le mensonge selon lequel notre survie, ou même notre vie dépendent de
leurs existences, l’Etat et le Capital n’éprouvent que peu de difficultés à nous faire partager leurs
peurs, leurs angoisses, leurs obsessions : « sécurité des biens et des personnes » (puisque dans
cette logique, il s’agit en définitive de la même chose), « sécurité intérieure », « ennemi
intérieur », « flux d’immigration », « menace sur le territoire », « intégration », « terrorisme »,
etc.
En bref, il n’éprouve en ces circonstances que peu de difficulté à nous faire adhérer à la terreur
qu’il implique, et qu’implique son existence.
Bien entendu, tout ne repose pas sur la peur. Dans bien des cas (la plupart sans doutes), nous
sommes poussé­e­s dos au mur par des circonstances particulières, par l’isolement, atomisé­e­s
par nos conditions sociales oppressives, par la dépossession, la pauvreté, ou par une période où
les luttes sociales et les révoltes ont été particulièrement pacifiées, ou réprimées.
Mais la peur est le ciment de ce néant.
La peur, véritable enjeu de pouvoir, est un produit politique à haute valeur ajoutée. Refuser de
l’analyser ou tenter de le comprendre, c’est passer à coté de ce qui nous empêche la plupart du
temps d’agir, et de nous révolter. Soit par manque d’honnêteté, soit par fierté mal placée, on se
trouve toujours des raisons de se masquer sa peur lorsqu’elle nous renvoie à nos propres
responsabilités. Et on ne manque d’autant moins de l’exprimer lorsqu’on ne risque rien, sur des
choses qui ne nous concernent pas directement.
Pourtant, nous ne sommes pas responsables de cette peur, de cette terreur, puisqu’elle nous a été
imposée et apprise, comme le reste. Mais nous nous pensons individuellement responsables
devant elle. La peur nous torture, provoque une honte, une gêne, et on s’échine à accuser le sort
et les conditions pour ne pas avoir à affronter les sentiments qu’elle engendre. On tente de se
dire, comme l’enfant réfugié sous sa couette, qu’il n’y a pas de raison de paniquer, en tentant
d’ignorer le monstre qui pourrait bien encore être sous le lit.
Et un des meilleurs argument pour continuer de paniquer, très répandu d’ailleurs, est celui qui
consiste à dire que plus on parle de « la peur », plus on la génère. Un peu comme toute la prose
mystico­pacifiste avec « le cercle vicieux de la violence ».
Et la « vie » dans ce monde a véritablement quelque chose de terrifiant, et notamment sa
capacité à se reproduire sans cesse et à se perpétuer en misant sur notre résignation plus ou
moins avouée, et nos peurs : celle de l’enfermement, de la violence oppressive ou répressive, du
jugement, du rejet, et peut être même de l’erreur, ou encore d’avoir en quelque sorte « souffert
en vain ».
Mais ce n’est pas tant la peur qui est absurde que les objets que nous cultivons pour la nourrir, et
la fausse naïveté avec laquelle nous prétendons bien souvent qu’elle ne nous atteint pas. La peur,
qu’elle concerne ce que nous risquons à vivre dans un monde tel que celui­là (surtout en ne
respectant pas ses règles), que ce soit celle de mourir, ou celle de subir le joug de l’autorité, nous
traverse toutes et tous à des degrés divers, à un moment donné.
La plupart du temps, ce ne sont pas seulement les circonstances, et moins encore les « grandes
idées » qui font que les révoltes éclatent (même si bien entendu, elles y participent et c’est tant
mieux), ou qu’une lutte prend les allures d’une situation insurrectionnelle, ou qu’une époque se
met à ressembler à un bouillonnement révolutionnaire. C’est un ensemble de critères et de
« données » qui ne sont en définitive ­à part pour quelques Cassandres et autres prophètes de
l’idéologie­ ni prévisibles, ni quantifiables. On peut sentir parfois venir ce type d’instants, mais la
plupart du temps : on ne les voit pas venir. Et c’est dans ce genre de moment que, du fait de
l’engouement général, pour un instant ou pour une longue période, la terreur du quotidien est
brisée, et plus facilement que d’habitude peut être avec lui, les petites peurs individuelles qu’il
génère.
Bien entendu, ce quotidien n’est jamais entièrement pacifié : il est chargé de tensions, émaillé de
luttes et révoltes en tous genres, mais souvent vite rattrapé par l’isolement, et donc à nouveau la
peur la plus paralysante sous ses diverses formes, et simplement ce qu’on pourrait appeler le
cours normal des évènements. Il est pacifié par l’habitude. C’est­à­dire ce que la société a sans
doute de plus violent, à savoir la force de nous faire croire à l’évidence des choses comme elles
vont : même et surtout à l’inacceptable.
Le plus dur est de trouver la force ou les moyens de conjurer cette peur même lorsque les
conditions ne semblent pas réunies ou en dehors de tout mouvement social « de masse ». Et déjà
parce que tout mouvement démarre par l’action isolée d’une minorité : et c’est là la première des
conditions. Parce que l’attentisme participe aussi de cette peur et en est partiellement un effet.
Elle est le produit d’un certain confort qui consiste à toujours prendre le train en marche, sans
jamais tenter d’être à l’initiative. Et c’est sans doutes unes des choses qui nous manquent le plus.
Pour plusieurs raisons, et bien évidemment pas que du fait de la peur ou d’un manque de
volonté. Parce que des maux nous accablent, parce que la vie suit son cours (pour le meilleur et
surtout pour le pire) ou qu’elle s’arrête subitement, parce que nous sommes dispersé­e­s, parce
que nous ne rencontrons pas qui nous voudrions, ou parce que nous n’arrivons pas à approfondir
nos liens ou nos affinités, ou les deux.
Mais nous pouvons avoir peur, et il n’y a en réalité pas de honte à cela. Et ce n’est pas forcément
« grave ». C’est parfois une autre peur qui vient chasser les autres : celle d’avoir été lâche, ou
celle d’être ensevelit sous les regrets. Celle de ne pas oser. Celle de ne pas être compris­e. Celle
d’inspirer l’indifférence ou de la cultiver soi­même, etc… Mais la peur n’est généralement pas
bonne conseillère non plus, et on finit par agir non plus en dépit d’elle mais sous sa pression et
donc dans la confusion.
Quoi qu’il en soit, nous continuerons sans aucun doutes à être terrifié­e­s par le monde tel qu’il
va et à avoir peur, déjà parce qu’il ne peut pas nous laisser indifférent­e­s et que nous n’aspirons
pas à être des « guerrier­e­s sans peur », ou à la catharsis méditative. D’ailleurs, les délires
« zen » et mystiques de certains néo­hippies, ou « pacifistes » d’une part, et d’autre part
l’attitude de « guerrier solitaire » cultivée par certains ne sont jamais que les deux facettes d’une
même tentative de s’anesthésier. De la même façon qu’avec un certain usage des drogues, une
manière de se rendre absent­e au monde et à soi­même.
Peut­être bien que quoi qu’il arrive, et particulièrement si nous voulons « être au monde »
(compris de manière générale cette fois) et aux prises avec la réalité, nous continuerons
nécessairement à avoir peur, mais que c’est en dépit de tout cela que nous pouvons sortir de la
torpeur, nous révolter, lutter, agir, attaquer, et rencontrer d’autres complices, compagnon­e­s,
camarades, et même des ami­e­s.
Avec cette peur, et contre elle.
Le Cri Du Dodo ­ Octobre 2013