Marguerite Duras - L`amant Un jour, j`étais âgé déjà, un homme est

Transcription

Marguerite Duras - L`amant Un jour, j`étais âgé déjà, un homme est
Marguerite Duras - L'amant
Un jour, j'étais âgé déjà, un homme est venu vers moi et m'a dit :
" Je vous ai connu lorsque vous étiez petit, et je vous trouve toujours aussi mignon ".
Que répondre à ce genre de compliments ?
Il m'arrive souvent de penser à cette situation. Pourquoi ? Je ne sais pas.
Pourtant, à dix-huit ans, j'avais l'impression d'être déjà vieux,
Peut-être comme tout le monde. Cette impression de vieillissement
A été brutale, j'avais le regard triste des gens croisés dans mes lectures
Et cela ne m'inquiétait pas du tout, car je n'ai jamais trop aimé, ni mon enfance,
Ni mon adolescence. Aujourd'hui, j'ai un visage lacéré de rides, mais il a gardé
Les contours rappelant ma jeunesse. J'ai quinze ans et demi,
C'est le passage d'un bac, la traversée de la Touque, entre Trouville et Deauville,
Je rêve ne pas être là. J'ai quinze ans et demi et suis dans un pays imaginaire.
Il n'y a pas de saisons dans ce pays-là, il fait chaud, toujours chaud,
C'est monotone à la fin... Je suis dans une pension, et là je mange, et là je dors.
Ma mère est institutrice et moi, je suis son élève. Mon petit frère n'a pas pu faire
Des études comme moi, sauf la comptabilité, et ma mère en a beaucoup souffert.
Mon autre frère, l'ainé de la famille, pour faire les siennes, est parti, très loin de nous.
Il nous a quittés. On fit comme s'il n'existait plus, on l'oublia même lorsque
Maman acheta la concession. Nous mangions à notre faim, nous étions blancs.
Lorsque j'ai eu dix-huit ans, il m'est arrivé quelque chose. La nuit, c'était la nuit.
J'avais peur de tout et de moi aussi. Dans ma tête, ça se portait sur mon frère aîné,
Mes idées se perdaient dans des interdits inouïs.
Je voulais voir ma mère n'aimer que deux personnes : moi et mon petit frère.
L'histoire de ma vie n'est pas un long fleuve avec sur une rive des roseaux d'argent
Ou des amours dont tout le monde rêve, au point d'être prêt à payer une fortune
Pour tenter sa chance dans ces voyages à fuir l'ennui,
Qui est la pire chose pour beaucoup. Il n'y a eu jamais personne
Sauf cette écriture ne me lâchant pas d'une semelle. Je confonds le visage
De mes dix-huit ans à celui d'aujourd'hui, meurtris par la maladie,
Dont j'avais la prémonition dès le premier jour de ma naissance.
Heureusement ou malheureusement, je connus tôt la jouissance.
Je traverse la Touque, j'ai quinze ans et demi, c'est les vacances scolaires,
Alors je me suis installé dans notre petite maison, à Trouville-sur-Mer.
Ma mère n'est pas là, elle est restée là-bas avec les indigènes, elle s'inquiète
De me savoir loin d'elle. Elle craint pour moi qu'il m'arrive un accident, un viol
Ou je ne sais quoi d'autre... Qui pouvait se douter de ce qui allait advenir
À ce moment-là ? Et puis cette image qui n'a pas été prise. Pourtant,
Plus réelle en moi qu'elle n'existe pas. C'est donc pendant la traversée,
La marée était basse, elle avait rejeté les déchets, produits des humains, sur la rive.
Il fait presque nuit et j'ai très peur de vivre mes dernières heures.
Ce jour-là, la traversée fut marquante,
Mais aucune image n'est venue la fixer pour l'exorciser, pour m'en défaire,
M'en débarrasser, alors, j'en ai fait une oeuvre d'art.
Parfois je me demande pour quoi tout ça a été.
Je descends du car et regarde la beauté de ce qui m'entoure, les pécheurs, les bateaux,
Le marché et ses étals, le casino et puis ces restaurants à touristes ouverts toute l'année.
Je rêve, je porte une robe en soie naturelle, je suis une fille, j'ai quinze ans et demi,
Je sors du car, je prends la barque. Je pense à Margueritte Duras, portant la robe
De sa mère sur ses épaules fluettes d'adolescente, pieds nus ou en sandales de toile,
Elle s'en souvient, c'est le premier jour, elle est devant cet homme
Qui allait devenir son amant. Ce jour-là,
Elle portait des talons hauts en lamé or, ils sont beaux, elle les portera toute sa vie.
Elle porte un chapeau avec un large ruban noir, un achat d'une enfant gâtée
Une envie d'aller se promener avec, dans la ville, pour se montrer. Elle, si chétive...
Un jour, elle retrouve la photographie de son fils, il a vingt ans, il est loin,
Loin d'elle, son air arrogant lui fait peur, il paraît si pauvre, si maigre aussi.
Elle pense au bac, à cette photo pas prise, elle a quinze ans et demi.
Si sa mère avait été avec elle, surement l'aurait-elle prise, elle, mais ce ne fut pas le cas.
Une image. C'est la cour d'une maison sur le Petit Lac, nous sommes ensemble
J'ai quatre ans et ma mère est au centre de la composition. Elle ne sourit pas,
Elle attend, les traits tirés, somnolentes par excès d'ennui. Cela lui arrivait de tomber,
Exténuée par le travail, alors pour nous ses enfants, tout allait à veau l’eau,
Elle nous oubliait. Ce grand découragement à vivre, elle le vivait chaque jour,
Parfois il durait, parfois il disparaissait.
Pourquoi perdait-elle confiance en elle comme cela ?
Nous n'en savions rien, nous subissions, ça oui, nous subissions.
Elle avait eu une pulsion : acheter cette maison que l'on voit sur la photo,
Ce fut un coup de tête ; nous n'en avions pas besoin et ce n'était pas le moment.
Avait-elle la prémonition d'une contamination, de cette maladie
Dont mon père ne put survivre ? Le bonheur n'avait pas sa place chez nous,
Elle lui avait fermé la porte à double tour. Souvent elle voulait dormir,
Souvent elle voulait mourir. Je devais survivre, alors je coiffais mes cheveux en arrière
Comme font les garçons, bien à plat pour moins les voir, moins les montrer.
Ils sont longs et vont jusqu'aux reins, ils sont ce qu'il y a de plus beau en toi,
Disait-on, est-ce à dire que le reste ne valait rien ? À vingt-trois ans
Je décide de faire un break avec ma chevelure, je les coupe, c'est à Paris,
Cinq ans jour pour jour après avoir quitté ma mère. Dans mon livre, " L'amant ".
J'écrivis mon ressenti lors de cette opération. À partir de ce moment-là
On ne me fit plus d'éloges sur mes cheveux et c'est mon intelligent regard et
Mon sourire à la Sagan qui prirent la relève.
Pour faire plus fille que je n'en ai l'air, je mets de la crème sur mon visage
Et un peu de poudre du poudrier à ma mère, offert par moi lors d'un anniversaire,
Du rouge à lèvres, couleur cerise, c'était la mode à l'époque avec l'eau de Cologne
Et le savon Palmolive, à l'huile d'olive.
Comme dans les films, je vois une grande limousine noire avec un chauffeur à l'intérieur
Et un homme très élégant, il me regarde... C'est normal,
On aime les petites filles blanches par ici.
Depuis quelque temps, on me regarde beaucoup, ce n'est pas tant pour ma beauté,
Mais pour autre chose... On m'a averti, je sais quelques choses sur la vie,
Mais ai-je bien tout compris, tout intégré ? C'est une question de femmes,
Alors je les regarde toutes dans la rue pour y déceler quelque chose d'essentiel
À mon éducation. Elles sont belles, elles se préparent à partir en vacances,
Visiter leurs maris, leurs amants ailleurs, à l'occasion de leurs congés de six mois
Qu'elles s'autorisent tous les trois ans. À la vérité, elles s'habillent pour rien,
Elles ont des robes à ne savoir qu'en faire, à en devenir folles.
Leur identité se perd dans le brouhaha du consensuel, elles attendent.
Elles ont toutes une histoire vide, plaquée, certaines même se tuent.
Leur dépendance à ces choses dont on m'avait parlé m'apparaissait les aliéner.
Pourquoi vouloir attirer sexuellement l'autre si le désir ne s'inscrit pas immédiatement
Dès le premier regard ? Et cela, je l'ai deviné tout de suite, avant cette expérience.
Mes habits ont été confectionnés avec les restes des robes de ma mère
Par une bonne que nous avions à la maison , acceptant tout de notre famille
Même l'inacceptable. Formée chez les soeurs, on lui apprit à coudre à la main
Comme on ne coud plus maintenant. Comme elle sait faire des plis,
Elle en fit plein pour une robe, alors je la portais comme un sac, exprès pour lui déplaire,
Je n’aime pas ses plis, tout ça, c'est démodé, je ne suis plus une gamine pour porter
Ces volants brodés, imitant maladroitement ce qu'on appelait " couture ".
J'ai quinze ans et demi, je suis une fille et non un garçon, certes mon corps
Vous trompe un peu, il est mince et plat comme une limande, mais il vit bien
Et c'est tout ce qu'on lui demande. Je suis fagoté comme une nonne
Par la seule volonté de notre bonne, couturière à ses heures,
Et j'ai l'impression de perdre ma vie. Curieusement, un pressentiment
S'est installé dans mes entrailles, les yeux grands ouverts je le vois,
Il m'habite en permanence, et par les temps qui courent, c'est plutôt réconfortant.
Je veux écrire, ne passer mon temps qu'à ça, mais on me dérange tout le temps,
Je ne peux me retirer du monde extérieur, ma mère me demande de quoi
Il est question dans mes feuilles pleines de mots. Que lui répondre ?
Mentalement, je m'élève au plus haut rang dans la stature des écrivains éternels
Et je la regarde avec compassion comme je le fis plus tard dans l'amour.
Ma mère veut me voir continuer mes études de mathématiques avant tout,
Et puis écrivain, n'est-ce pas un métier pour les hommes ?
Les hommes, les femmes, pour ma mère c'est tout un poème, mais je me répète,
Je vous en ai déjà parlé un jour de grande tristesse, je m'en souviens très bien.
Pour elle écrire est un divertissement, un truc à faire après le travail,
Le dimanche par exemple, au lieu de tricoter ou de regarder la télé.
De toute façon elle me prend toujours pour une enfant, son enfant à elle,
Lui appartenant et dont elle disposerait jusqu'au dernier jour de sa vie.
Mais revenons au bac, je suis sur le pont, accoudée à la rambarde fragile,
Je porte un chapeau d'homme, dans mon idée il est rose,
Tout est rose à ce moment-là, ma tête tourne et les mots en moi se chevauchent
Pour former des phrases à écrire, à mémoriser impérativement,
C'est un fleuve de mots se déversant dans l'infini de l'horizon, là-bas, au loin.
Je prends conscience de la chaleur de mon sang, de mon corps,
Le silence s'impose dans ce décor en carton patte, décor pour un film à faire,
Un jour, plus tard, laissant les arbres en repos, pas de bruit, sauf celui de l'eau.
Puis le bateau vient avec son vieux moteur déglingué couvrant la parole
Des passagers, les aboiements des chiens, c'est la traversée de la Touque,
Ou d'ailleurs, qu'importe le lieu, seul compte la scène.
L'homme responsable de l'embarquement connait ma mère pour la voir
Passer de nuit, lorsqu'elle va à la concession...Le fleuve ne manque pas d'eau,
Les rizières s'en regorgent, alors nous ne manquerons pas de riz cette année,
Il sera enrichi de tous ces ingrédients apportés de si loin, et je rêve de ce loin-là,
je me transporte, me déporte dans une forêt cambodgienne et avec moi
Tous les déchets d'un monde fait de cadavres, ni exquis, ni poétiques,
C'est la résurgence de la nature dans ce qu'elle a de plus cru, de plus définitif,
Pour se dévider là-bas, vers la sortie, inexorablement.
Il fallait que ce soit bien clair entre elle et moi, je veux écrire, un point c'est tout,
Le reste, je m'en fou, et lorsque je disais cela à ma pauvre mère,
Je sentais bien sa jalousie se frotter à mon nez de jeune adolescente, mais moi,
J'avais un impératif, devenir Margueritte Duras, l'écrivain
Que tout le monde connait maintenant. Quand je lui disais mes intentions,
Elle ne disait rien, me regardait brièvement comme si j'étais folle,
Et s'éveillait alors son tic préféré, elle haussait les épaules plusieurs fois sans raison.
Je voulais partir, m'en aller je ne sais où, fuir, la fuir, mais je devais patienter,
Attendre de devenir plus grande pour la laisser vivre seule.
Je serai la première à la quitter, ainsi elle me perdra, puis ce sera le tour
Des garçons, ses garçons, ses fils, à moins qu'ils me devancent.
Elle le savait et ne disait rien, j'étais trop intelligente pour rester,
Elle aurait préféré voir ses males être aussi brillants, mais ce ne fut pas le cas,
J'avais absorbé le meilleur de toute la famille, j'étais première à l'école.
Perverse elle aurait bien voulu me voir à sa traine, nulle à tous les échelons,
Des mathématiques au reste, mais pas de chance, j'avais la plume alerte déjà,
Et mon intention n'était pas de baisser l'échine. Maman tait toi,
C'est moi qui décide ma vie... Une fois dit ça, ma voie était libre, mais elle,
Portant sa dégaine de folle et ses bas de coton reprisés à faire pitié de honte,
Avec cette chaleur porter des trucs pareils c'est à se demander de quoi elle est faite
Cette mère, directrice de l'école, ses robes lamentables, qu'elle se croit encore
Dans cette France minable de la ferme de sa famille, à tout vouloir user à la corde
Avant de les remplacer par des vêtements plus récents, mais toujours d'occasions.
Tu vois le genre, ma mère, pas facile à supporter, j'te jure, elle me fait honte,
J'en ai ras-le-bol... Faut souffrir au travail pour mériter "d'avoir" ma petite,
Rien ne tombe tout cru dans la bouche, faut le gagner à la sueur de son front, etc.
Si vous voyez ses souliers, elle marche avec un mal de chien, elle boite,
Je la vois, le matin, enrouler ses cheveux, en faire un chignon minable,
Minable est le mot lui convenant le plus, pas seulement pour son chignon,
Mais pour tout le reste, tout absolument tout. Elle n'a aucun sens de la féminité,
C'est pénible de vivre avec ça, franchement c'est lourdingue.
Tu la vois débouler au lycée comme un zombie, la tête la première
À regarder personne autour d'elle, ni voir comment on l'observe, rien à foutte...
Ma mère, au fond, c'est une tueuse.
Elle veut me voir partir de là où nous sommes, mais
Est-ce pour mon bien ou se débarrasser de moi ? Ça, je ne le saurai jamais.
Je dois prendre de la distance et ne pas la haïr, car elle connait trop le désespoir,
Pas tout le temps, souvent, parfois. Elle découvre le chapeau d'homme
Que j'ai acheté pour moi. C'est quoi ? Je dis que c'est rien, elle aime cet objet,
Il lui rappelle de bons vieux souvenirs, des hommes à elle, jadis, il y a longtemps,
Des hommes avec des chapeaux sur la tête...
Quant elle va bien, ma mère aime me regarder, cela m'encourage à me faire belle
Et porter le chapeau d'homme et les lamés d'or, offerts par elle un jour bienheureux
Où elle aurait offert tout ce qu'elle avait par pulsion de vie probablement.
Où les as-tu achetés ? je réponds rue Catinas c'était en solde, t'en souviens-tu ?
Je ne sais où se balade son esprit à ce moment-là, un sourire vient la dévoiler un peu,
Elle trouve mon accoutrement plutôt amusant, sa fille en garçon,
Voilà peut-être un rêve à elle caché bien au fond de son âme
De femme ayant eu à affronter la vie avec plus de pantalons que de robes à la mode.
Au fond probablement se reconnait-elle dans cette image que je lui donne de moi.
Seulement je ne suis pas un homme et ne rapporte aucun argent à la maison.
Lorsqu'elle désespère, tout va mal, ses fils ne feront rien de bon,
La terre ne donnera plus rien, la fin est imminente.
Malgré cela, elle garde un petit espoir sur sa fille lui ressemblant
Et peut-être réussira-t-elle dans un domaine bien à elle.
Alors elle me laissait sortir à n'importe quelle heure et même fréquenter
Ces ruelles pleines d'enfants se prostituant, je savais
Combien gagner de l'argent était important dans la vie d'un être humain.
Tout m'était permis, ma mère me voulait libre d'agir comme bon me semblait.
Sans m'imposer le trottoir pour arriver à me fins, avoir des piastres,
Beaucoup de piastres pour aller vivre à Paris, pas ailleurs,
Mais enfin, si je le faisais et malgré ma jeunesse,
Elle aurait accepté cette situation car quel autre choix avions-nous,
Qui aurait le culot de nous faire la morale ?
Non, l'argent est capital pour vivre et j'en gagnerai beaucoup,
Quels que soient les chemins troubles et non troubles qu'il faudrait traverser.
Depuis ces années-là, j'ai beaucoup écrit et je ne sais plus trop bien
Si j'ai déjà dit tout l'amour mais aussi la haine nous habitant tous.
Dans notre famille, cette haine prenait la forme d'une violence terrible,
Dévastatrice, elle ravageait tout sur son passage.
D'où venait cette rage à faire à ce point tant de mal aux siens et
Comment comprendre l'incompréhensible même avec le soutien
D'un psy, d'une plume ou d'un alcool ?
C'est là, à cet endroit, en ce lieu précis que commença le silence,
Ce silence me poursuivra toute ma vie, malgré les mots,
Tous ces mots, dans mes livres, dans mes films, dans le sexe. Voilà,
C'est là le secret de mon histoire personnelle, silence vécu par cette enfant là-bas,
Que de ma tête, jamais ne cherchera à tuer, au contraire,
Elle me constituera telle que je suis, telle que je suis devenue.
Il m'en aura fallu de la distance pour voir un peu plus clair
Dans ce magma de mon enfance où comme je l'ai déjà dit, l'amour et la haine
Se confondaient non seulement en moi mais surtout au sein de toute ma famille.
Encore aujourd'hui, je ne sais ce qui a été du domaine du vécu ou de l'imaginaire,
D'ailleurs, sans cet imaginaire, que serais-je devenu ?
Sans me lasser jamais, j'éprouve besoin d'y revenir mille fois sur ce bac, là-bas,
Entre le Mékong et la Touque, entre cet homme à la limousine
Et ma mère, sa concession du barrage, Trouville.
On y va souvent, après, après ce qui s'est passé, je ne sais pas pourquoi,
C'est la nuit, on y reste plusieurs jours, on regarde le paysage inlassablement.
Et puis on repart, elle n'a plus d'occupation ici, heureusement,
Nous sommes auprès d'elle, mon frère et moi, émus tous deux d'être utiles
À cette femme dépressive. Mais dans ce cadre, si on ne reste pas trop longtemps,
Son humeur la laisse tranquille, elle peut vivre normalement, comme tout le monde.
Jadis, dans cette nature, nous avions mille occupations si proches de notre animalité,
Fougeuse mais aussi inconsciente car nous étions en dehors
De ces conventions normatives qui nous dévorent tous de l'intérieur.
Maintenant tout a changé, rien n'est plus comme avant, certes nous avons grandi,
Mais pas seulement, notre joie n'est plus au beau fixe.
Je crains de sentir en mon propre corps la contamination, les malheurs de ma mère,
Elle, si bien installée dans son mal-être au quotidien, en est tellement imbibé
Que cela nous atteint profondément.
Pourquoi sommes-nous là, pourquoi y venons-nous encore ?
Elle est toujours propriétaire des lieux, les terres du bas ne servent plus à rien,
Celles du haut ont nos domestiques pour les cultiver, du coup ils ne réclament pas
De salaire puisqu'ils ont la terre et la cabane du fond de la propriété.
Je ne crois pas me tromper en avançant que ces gens-là nous aiment bien,
Parfois j'ai l'impression de faire partie de leur famille, avec leur pauvreté,
Leur minimum vital partout, de la cuisine au potager, leur petite vie au quotidien.
J'avais pensé l'avoir rencontré autre part, dans une cantine, du moins c'est ainsi
Que je l'avais écrit un jour, mais il n'en est rien, non,
L'homme riche à la limousine noire, c'est après l'abandon de la concession,
Plusieurs années après, sur le bac, un bac, ce n'est plus très clair maintenant,
Il faisait chaud, ça je m'en souviens très bien, et puis lui, il me revient en image.
Après notre rencontre, ma mère veut partir, elle veut tout quitter, tout vendre,
Rentrer en France avec nous, elle ne pense qu'à ça, alors on part, on s'en va.
Une dernière fois, elle se retourne sur le barrage...