Redalyc. Valéry ou la conquête de la forme. Revista Colombiana de
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Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia Universidad El Bosque [email protected] ISSN (Versión impresa): 0124-4620 COLOMBIA 2007 Ciprian Valcan VALÉRY OU LA CONQUÊTE DE LA FORME Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia, año/vol. VIII, número 16-17 Universidad El Bosque Bogotá, Colombia pp. 71-82 Red de Revistas Científicas de América Latina y el Caribe, España y Portugal Universidad Autónoma del Estado de México http://redalyc.uaemex.mx Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia • Vol. VIII - Nos. 16 y 17 • 2007 • Págs. 71-82 Valéry ou la conquête de la forme Ciprian Valcan* Resumen Este artículo presenta una síntesis de los planteamientos de Paul Valéry que reivindican la importancia del intelecto, de la forma y de la creatividad en la representación de la realidad. Esta reivindicación, de acuerdo con el autor, constituye una respuesta a las propuestas que abogan por una representación pura y espontánea de esa realidad y que parecerían perder de vista que toda reconstrucción de la misma involucra la participación del espíritu. Palabras clave: Paul Valéry, percepción, representación, realidad, forma. Abstract This article presents a synthesis of Paul Valéry's analysis vindicating the importance of intellect, form, and creativity in the representation of reality. According to the author, this vindication is a response to the proposals that advocate for a pure and spontaneous representation of reality, and that seem to ignore the fact that all reconstructions of reality involve the participation of the spirit. Key Words: Paul Valéry, perception, representation, reality, form. * Filósofo de la Universidad del Oeste de Timisoara, Doctor en Filosofía de la Universidad Babes-Bolyai de Cluj-Napoca, Doctor en Filología de la Universidad del Oeste de Timisoara, Doctor en Historia Cultural de l'École Pratique des Hautes Etudes de Paris, Profesor de la Universidad del Oeste de Timisoara. 71 Valéry ou la conquête de la forme À Carlos Maldonado Castañeda De pair avec toute la tradition française du classicisme, de l'appréciation de la norme, de la convention, de la manière, au niveau social aussi bien qu'au niveau de la création artistique, Valéry essaie d'offrir par ses écrits une redoute contre l'assaut toujours plus fort des partisans d'une forme d'art qui se propose de présenter la réalité toute nue, la vérité sans travesti, le naturel pur, privilégiant à ce but l'effusion sentimentale, l'exaltation de l'authenticité, la célébration de la vie sous tous ses apects, quelque cruels et barbares qu'ils soient. Ainsi, il s'oppose à l'étrange mélange de romantisme, de naturalisme et de vitalisme qui avait réussi à imposer une méfiance croissante devant les productions de l'intelligence et l'entier contexte culturel du rationnalisme européen, essayant de démontrer qu'il n'y a pas de production supérieure de l'esprit dans l'absence du filtre indispensable de l'intellect. Ses arguments, divers et ingénieux, visent à mettre en évidence la naïveté théorique dont témoignent les adeptes de la transcription fidèle de la réalité, laquelle naïveté ressemble à celle des philosophes matérialistes qui, fascinés par leur vision sur l'indépendance du monde par rapport à l'esprit, perdent de vue le fait que la construction en question est toujors une construction de l'esprit, que l'accès direct aux choses implique, en fait, de façon nécessaire, le biais des facultés de connaissance de l'individu, que la palpation instantanée de la réalité est une simple illusion enfantine. Réagissant devant cette attitude toujours plus répandue à la fin du XIXe siècle et surtout au début du XXe siècle, Valéry concentre tous ses efforts sur une explication aussi complète que possible du véritable travail de l'esprit, s'efforçant de démontrer que la spontanéité, l'authenticité, le naturel n'existent qu'en tant que figures stylistiques particulières, générées suite à un proccessus aussi laborieux que celui de l'intelligence. Et puisque derrière ces attitudes il y a en général l'exigence de sincérité, de présentation de la vérité toute nue, il s'arrête dans de nombreux fragments sur la vision traditionnelle sur la vérité, indiquant sa caducité et signalant la présence de l'artificiel, de la simulation et de la fasification dans le processus de production de la vérité. Pour lui, il est évident que la vérité n'est pas donnée tout simplement, mais elle est produite au bout d'un travail de filtration des éléments de la réalité extrêmement complexe, tout comme ce qui peut être connu manque d'immédiat, passant par la fabrication opérée par les catégories de l'intellect. Pour Valéry, connaître c'est fabriquer, enfermer le flux chaotique du vécu dans une série de formes qui peuvent être identifiées par la machinerie conceptuelle de l'individu, lui servant à la pacification et à la domination lucide du monde. Dans le monde de Valéry, l'un des axiomes fondamentaux prévoit que “chacun dissimule quelque chose à quelqu'un, et chacun, quelque chose à soi-même” 72 Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia • Vol. VIII - Nos. 16 y 17 • 2007 • Págs. 71-82 (1966c, p. 861), mais cela n'implique pas une condamnation de l'hypocrisie de l'homme, des vices attachés à sa nature corrompue, tel que c'était le cas de Pascal et des moralistes, mais uniquement la constatation nécessaire des véritables principes qui gouvernent les relations entre les individus, permettant le démontage de notions purement fictives dont se détache la fameuse sincérité. L'impossibilité de la sincérité est démontrée en tant que conséquence naturelle de l'énonciation dudit axiome, car, si la dissimulation fonctionne par rapport à elle-même aussi bien que par rapport aux autres, il y a, nécessairement, “deux versants de <sincérité>” (1966c, p. 861), la relativisation de celle-ci consignant son impossibilité et impliquant pratiquement sa dissolution. De plus, Valéry donne de nombreux exemples à l'appui de l'idée que la simulation est le propre des hommes, contribuant à leur insertion sociale, aussi bien qu'à la formation de la personnalité des individus. De cette perspective, elle apparaît comme un indice de la normalité, de la santé mentale, car “l'homme sain d'esprit est celui qui porte le fou à l'intérieur” (1966c, p. 848), celui qui est capable de contrôler la multitude de ses impulsions anarchiques, instincts désordonnés, désirs arbitraires, tout en gardant la démence diffuse présente dans chacun d'entre nous dans des proportions raisonnables, imperceptibles et, qui plus est, que l'on peut déguiser. Valéry est convaincu de ce que la différence entre la normalité et la folie est une question de degré et non de substance, les hommes ayant le même potentiel maladif, les mêmes réserves de manies, de délires ou bien de phobies. La différence entre ceux-ci est produite par l'inexplicable coagulation qui a lieu dans certains cas, rendant manifeste le pathologique latent jusqu'à ce moment-là et empêchant le camouflage de manifestations qu'avant auraient été considérées de simples bizarreries. Mais si l'individu n'éprouve pas le besoin de discipliner son comportement lorsqu'il est seul, la présence de l'autre agit telle une contrainte, l'obligeant à avoir recours à une série d'attitudes artificielles, essayant de correspondre aux attentes extérieures et estompant par là sa singularité (1966a, pp. 258-259). La société a besoin de la consistance des personnages que les hommes assument, elle ne peut tolérer une fluidité trop grande des manifestations et des caractères, privilégiant la stabilité et la convention, décourageant l'originalité, l'excès, l'incohérence: Il y a un mensonge et une simulation <physiologiques> qui définissent l'état normal et raisonnable. Le milieu social exerce une sorte de pression sur nos réactions immédiates, nous contraint à être et à demeurer un certain personnage identique à lui-même, dont on puisse prévoir les actions, sur lequel on puisse compter, qui se conservera assez intelligible […] (1966c, pp. 848-849). 73 Valéry ou la conquête de la forme Imposant cette pression constante sur l'individu, la société contribue au dégagement de sa personnalité, dont la génèse n'est pas un processus naturel, un résultat perceptible tout de suite, mais représente la fin d'une démarche raffinée de décantation, de fixation laborieuse de traits relativement invariables pour l'imposition desquels il est nécessaire de surmonter toutes les caractéristiques accidentelles, le renoncement au chaos d'impressions, de gestes et de formes insuffisamment assimilées, le surmontage méthodique du fortuit au profit du tracement définitif de contours fermes et faciles à reconnaître, qui représentent la marque d'un comportement consolidé, devenu ainsi prévisible et facile à identifier, placé au dehors de toute fluctuation majeure. La simulation est le mécanisme responsable pour l'accomplissement de ce vaste projet indispensable à un bon fonctionnement de la société. Il s'agit d'un mécanisme spéculaire qui tend à harmoniser jusqu'à une superposition parfaite l'image du moi avec l'image que les autres se font sur le moi suite à un jeu subtil de réflexions dont la dynamique apparemment imprévisible conduit toujours au même résultat, l'estompement d'être au profit de paraître, la capture de l'être par l'apparence, sa vampirisation jusqu'au bord de la dissolution de sorte que l'artifice initial se transforme en nature, que le masque devienne la vraie et unique expression du visage. Tandis qu'au début du processus il y a un vrai abysse entre être et paraître, que les différences semblent irréconciliables, que la mise en scène est justement le résultat d'une réaction de l'individu contre sa propre nature, qu'il veut camoufler ou bien supprimer1, à la fin l'apparence canibalise l'être, étant la seule qui survive. Mais la dynamique de cette relation est beaucoup plus complexe que peut imaginer celui qui la déclenche croyant pouvoir contrôler complètement l'image qu'il projette, obtenir l'effet envisagé, réussissant à être perçu comme il le veut. En fait, le personnage créé s'échappe toujours au contrôle, car l'impression produite sur les autres ne peut être anticipée rigoureusement, et son apparence n'est pas identique à l'intention qui a présidé lors de son modelage, mais c'est bien le résultat des perceptions extérieures, c'est une somme des impressions des autres sur le moi, “un effet de l'effet qu'il produit sur un grand nombre d'inconnus” (1965b, p. 562). C'est ça l'apparence qui avale l'être, et pas sa simple projection initiale, le calcul de l'individu étant toujours contredit ou du moins modifié par l'expérience du contact avec les autres. L'homme est obligé à se conformer à l'image qu'il se fait, de se replier toujours plus devant le personnage, le laissant occuper toute la scène et devenant toujours plus dépendant de lui: “Dans toute carrière publique, une fois que le bruit qu'il fait 1 Voir Valéry, 1965a, p. 381: “Voici un homme qui se présente à vous comme rationaliste, froid, méthodique, etc. Nous allons supposer qu'il est tout le contraire, et que ce qu'il paraît est l'effet de sa réaction contre ce qu'il est”. 74 Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia • Vol. VIII - Nos. 16 y 17 • 2007 • Págs. 71-82 revient à son auteur et lui enseigne qui il paraît celui-ci joue son personnage ou plutôt son personnage le joue, et ne le lâche plus” (1965a, p. 392). Le processus ne se termine qu'après le contourage définitif des limites de l'individualité, qu'après la fixation de toutes les nuances de la personnalité homologuée de point de vue social, définitivant ainsi sa génèse compliquée: Même notre personne, en tant que nous en tenons compte, est une simulation. On finit par être plus soi qu'on ne l'a jamais été. On se voit d'un trait, dans un raccourci, et l'on prend pour soi-même l'effet des actions extérieures qui ont tiré de nous tous ces traits, qui nous font un portrait (1966b, p. 708). Selon Valéry, si, en général, le conflit entre être et paraître n'engendre pas de grandes convulsions, l'être étant obligé de s'incliner devant l'apparence, d'en emprunter les traits jusqu'à devenir identique à elle, pour ce qui est des grands esprits, ce conflit est violent, opposant ce qu'il appelle “deux instincts capitaux de l'intelligence” (1965b, p. 562), à savoir, d'un côté, le penchant vers la séduction, vers l'obtention de l'admiration des autres, de la gloire, et, d'autre côté, la volupté d'être seul, de se sentir unique, incomparable, de ne dépendre que de soi-même. Les auteurs qui succombent à la première tentation entrent dans un univers de l'exhibition, de comparaisons, d'évaluations réciproques qui les transforment en des marionnettes de l'opinion, du goût publique, devenant ainsi incapables de garder leur indépendance, et étant obligés de s'adapter finalement à l'image qu'ils ont générée: “L'homme connu tend à ne plus être qu'une émanation de ce nombre indistinct d'inconnus, c'est-à-dire, une créature de l'opinion, un monstre absurde et public auquel le vrai homme peu à peu le cède et se conforme” (1965b, p. 562). Les autres, qui misent sur leur irréductibilité radicale, qui ne reconnaissent aucun rapprochement entre eux et le reste de l'humanité, éprouvant une véritable horreur à la pensée qu'ils pourraient appartenir à une espèce composée d'exemplaires qui semblent se répéter presqu'à l'infini, essaient de conserver l'impression de leur singularité par l'invention d'une oeuvre censée les séparer des autres pour de bon, construisant par son intermédiaire une véritable redoute qui les tienne à l'écart de la grande masse des mortels. Derrière cette obsession il y aurait, selon Valéry, justement la crainte de la mort, l'impuissance d'accepter l'identité essentielle entre eux et les autre hommes, entre eux et ceux dont la disparition quotidienne rend compte de l'omnipotence de la mort: Refuser d'être semblable, refuser d'avoir des semblables, refuser l'être à ceux qui sont apparemment et raisonnablement nos semblables, c'est refuser d'être mortel, et vouloir aveuglement ne pas être de même essence que ces gens qui passent et fondent l'un après l'autre autour de nous (1965b, p. 563). 75 Valéry ou la conquête de la forme Toutefois, quelle que soit la direction que choisissent les grands esprits, quelle qu'en soit la motivation, le résultat est la création d'une oeuvre qui peut répondre soit à leur désir de gloire, de reconnaissance, soit à la volonté de séparation, de situation dans une zone de l'inaccessible et de l'incomparable, et cette oeuvre ne doit jamais être considérée une expression fidèle de leur nature, mais un produit de la simulation, une création nécessairement artificielle, qui n'a aucun rapport avec la vie, avec les accidents biographiques, avec la réalité de l'homme qui se trouve derrière. Pour Valéry, il est évident que l'oeuvre exprime non pas l'être de l'auteur, mais sa volonté de paraître, son art de soumettre le fortuit, d'éliminer l'accidentel, de construire obstinément une image sur sa propre pensée qui contredit visiblement sa vraie nature, toujours instable, inconstante, désordonnée, enclin au vague et à des jeux mentaux arbitraires. Se présentant aux autres, le créateur brûle les étapes, cache les difficultés, ravale les contradictions qui lui ont hanté l'esprit, masque les intuitions initiales imprécises, proposant un édifice censé frapper par sa solidité, par sa clarté et par sa cohérence, laissant l'impression d'une intelligence sans fissure, maîtresse sur ses moyens d'expression et possédant une facilité à résoudre les difficultés qui exclut toute hésitation possible. Pour cette raison, la tentative de reconstitution de la personnalité de grands penseurs ayant comme point de départ unique leurs écrits “conduit à l'invention des monstres” (1965b, p. 817), tout comme la tentative d'expliquer l'oeuvre à travers d'épisodes biographiques est absolument inutile, révélant seulement nombre de manies, de détails sordides, de faiblesses purement humaines, misant précisément sur les éléments que l'auteur avait essayé de surmonter: Mais le biographe les guette, qui se consacre à tirer cette grandeur qui les a signalés à son regard, de cette quantité de communes petitesses et de misères inévitables et universelles. Il compte les chaussettes, les maîtresses, les niaiseries de son sujet. Il fait, en somme, précisément l'inverse de ce qu'à voulu faire toute la vitalité de celui-ci, qui s'est dépensée contre ce que la vie impose de viles ou monotones similitudes à tous les organismes, et des diversions ou d'accidents improductifs à tous les esprits (1966c, p. 836). Dans sa tentative de décrire le mécanisme de la création, Valéry part de la constatation qu'elle implique une attitude à l'antipode même du comportement naturel, une orientation antinaturelle, mais une attitude pareille “implique l'effort, la conscience de l'effort, l'intention, et donc l'artifice” (1965b, pp. 570571). Pour arriver à l'excellence de la vision géniale, le créateur doit se détacher de la banalité du vécu nu, de son insignifiance manifeste, du véritable faux de la vie quotidienne, s'engageant dans un travail qui lui permet d'éliminer petit à petit la parasitation de l'anodin, arrivant à une image essentialisée, au 76 Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia • Vol. VIII - Nos. 16 y 17 • 2007 • Págs. 71-82 dégagement de la forme. L'atteinte du résultat, à savoir, la coagulation de l'oeuvre, a lieu uniquement après que l'auteur réussit à maîtriser l'impulsion initiale qui le pousse vers la création, la plaçant sous le contrôle de la raison qui est censée la corriger, la modérer et construire à partir d'elle, l'arrachant ainsi de son état brut et l'introduisant dans la machinerie du langage, la soumettant aux contraintes draconiennes de l'expression (1965c, p. 1205). Du point de vue de Valéry, il est hors de doute que “le vrai à l'état brut est plus faux que le faux” (1965c, p. 1203), que la vérité factuelle, obtenue par la simple agglutination d'impressions éphémères, par la combinaison fortuite de données filtrées de façon arbitraire par les sens, par la restitution mécanique d'épisodes juxtaposés, impose une image partielle, appauvrie et privée de toute nécessité, dont l'acceptation signifierait la capitulation devant le hasard dépourvu de sens. La vérité ne s'obtient pas par un enregistrement passif des faits, par un enregistrement las de gestes et de formules, mais justement par la transformatiom de l'avalanche brutale des événements, par le dégagement de leur noyau significatif, par l'imposition triomphale de la forme. La vérité n'est pas donnée tout simplement, elle est une construction laborieuse, elle n'est pas quelque chose de saisissable tout de suite, mais le résultat d'un travail de durée de l'esprit, de sorte que son obtention se réalise grâce à la simulation, grâce à cette intervention de l'intention qui se trouve derrière toute création nonfortuite. Pour pouvoir exister, la vérité a besoin du faux, mais ce n'est pas pour s'imposer à son détriment, pour se détacher par rapport à son contraire, mais pour l'intégrer dans sa composition, pour aller au-delà de la banalité informe de la vérité factuelle: “Le vrai que l'on favorise se change par là insensiblement sous la plume dans le vrai qui est fait pour paraître vrai. Vérité et volonté de vérité forment ensemble un instable mélange où fermente une contradiction et d'où ne manque jamais à sortir une production falsifiée” (1965b, p. 570). L'exemple le plus significatif selon Valéry est celui des auteurs de confessions ou bien de journaux, désireux d'impressionner leurs lecteurs par leur promesse de se présenter sans pitié sous le jour le plus conforme à la vérité de leur vie, par la création d'une attente de la révélation, du dévoilement des détails chocants ou bien exceptionnels. Mais puisqu'une personne réelle ne dispose d'une réserve trop significative de faits ou bien de gestes remarcables, car ses vécus sont, pour la plupart, anodins, ils sont en proie à la tension qu'ils ont suscitée et ils inventent un personnage conforme aux attentes du public, s'éloignant nécessairement de la platitude de la vérité: on sait bien qu'une personne réelle n'a pas grand'chose à nous apprendre sur ce qu'elle est. On écrit donc les aveux de quelque autre plus remarquable, plus pur, plus noir, plus vif, plus sensible, et même plus soi qu'il n'est permis, car le soi a des degrés. Qui se confesse ment, 77 Valéry ou la conquête de la forme et fuit le véritable vrai, lequel est nul, ou informe, et, en général, indistinct (1965b, p. 571). Valéry croit que le danger le plus important que doit affronter l'artiste est le danger de céder devant la pression des sentiments, de miser sur la transcription fidèle de ce qu'il éprouve, succombant ainsi fatalement devant une solution facile, tombant dans le piège de la banalité. Pour pouvoir proposer une oeuvre importante, il doit s'éloigner de tout ce qui n'est pas médié, il doit se servir de ses talents dans le but de travestir tout ce qu'il y a de naturel, surpassant les contraintes inexplicables des émotions et misant sur l'intercession de la raison. L'art est simulation, artifice, triomphe de l'intelligence contre l'insignifiance du quotidien, victoire de l'excentrique contre la réalité insipide du vécu ordinaire et c'est pourquoi il ne se retrouve pas dans les émotions nues, qui sont “aussi faibles que les hommes tout nus” (1966b, p. 546). Puisque notre âme est le pire penseur (1966b, p. 500), puisque “l'âme n'a pas d'esprit” (1965a, p. 377), le créateur est obligé de s'éloigner de ses enfants informes, de ses progénitures anostes, soit en les éliminant pour en éviter les éventuelles turbulences, soit en les contredisant et en les transformant conformément aux usages de l'intellect. Privilégiant, dans la description du processus de la création, le modèle de la construction, du travail patient et lucide, Valéry tient à infirmer la thèse selon laquelle, pour produire une oeuvre impor tante, il faudrait nombre d'expériences spectaculaires qui produisent à leur tour de fortes impressions: “Je ne pense pas que les esprits puissants aient besoin de l'intensité des impressions. Elle leur est plutôt funeste, étant ceux qui de rien font quelque chose” (1966b, p. 497). Incapable de croire à la force du délire, aux vertus bénéfiques de l'absurde ou bien de l'incohérence, il est aussi un adversaire acharné de la notion d'inspiration, contre laquelle il lance des attaques dévastatrices, employant toute la virtuosité de son esprit caustique. Son argumentation suit, en gros, deux directions. Conformément à la première, l'acceptation de l'idée commune sur l'inspiration, selon laquelle l'oeuvre en entier pourrait être dictée à l'auteur par les caprices d'une divinité, mènerait à la conclusion qu'il est parfaitement possible que “l'inspiré” écrive dans une langue qu'il ne connaît point et sans tenir compte du contexte culturel du moment, des goûts littéraires de l'époque et des oeuvres de ses prédecesseurs. Mais, puisque cela n'arrive jamais, Valéry observe avec ironie que l'inspiration s'avère une force “si déliée, si articulée, si sagace, si informée et si claculatrice, qu'on ne saurait pourquoi ne pas l'appeler Intelligence et connaissance” (1966b, p. 628). La deuxième direction d'argumentation se concentre sur la constatation que, d'entre les innombrables impulsions de l'inspiration, un nombre extrêmement réduit d'impulsions peuvent être considérées importantes, la plupart étant de simpls déchets mentaux que l'on peut ignorer tout de suite, des rebouts arrivés par hasard à la lisière de la conscience, dépourvus de toute importance et de 78 Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia • Vol. VIII - Nos. 16 y 17 • 2007 • Págs. 71-82 toute finalité. Toutefois, même celles qui s'avèrent fécondes ne deviennent valeureuses que suite à la transformation, qu'après qu'il s'est exercé dessus l'activité laborieuse de l'intelligence: l'esprit nous souffle sans vergogne un million de sottises pour une belle idée qu'il nous abandonne; et cette chance même ne vaudra finalmente quelque chose que par le traitement qui l'accommode à notre fin. C'est ainsi que les minerais, inappréciables dans leur gîtes et dans leurs filons, prennent leur importance au soleil, et par les travaux de la surface (1965c, p. 1208). Pour Valéry, la distinction la plus importante entre un individu commun et un créateur peut être observée au niveau de leur activité mentale. Alors que le premier n'est pas capable et ne se préoccupe même point pour contrôler le désordre naturel de sa propre pensée, lui laissant la liberté du vagabondage intellectuel le plus complet, lui permettant de se consacrer au hasard aux divagations ou bien aux obsessions les plus étranges, opérant avec des bouts d'idées toujours à l'état de début, jamais continués ou bien systématisés, juxtaposés de façon alléatoire et dépourvus de coordination, incapables de s'agencer dans une vision globale cohérente, le second violente de façon programmatique les rythmes naturels de l'esprit, lui imposant de force nombre de règles et de contraintes qui limitent drastiquement sa liberté, l'obligeant à tendre vers l'ordre, en développant sa capacité considérée extrêmement rare “de coordonnner, d'harmoniser, d'orchestrer un grand nombre de parties” (1966a, p. 261). Le résultat de cette difficile opération disciplinaire est l'obtention, par un effort systématique, veillé grâce à une concentration intense, d'une configuration mentale favorable à une construction intelligible, à une mise ensemble des idées en fonction de leurs affinités d'ordre interne, de sorte que ces idées s'organisent et s'imposent à la conscience, qu'elles deviennent perceptibles en tant que formations psychiques qui ont acquis leur indépendance par rapport aux accidents spirituels “perdus dans les statistiques de la vie locale du cerveau” (1965c, p. 1208). Même s'il est parfaitement conscient du caractère imprévisible de la naissance des idées, même s'il reconnaît que penser ressemble le plus souvent à une tentative de consultation des esprits2 et que l'intelligence peut être comparée à un jeu de la fortune3, Valéry insiste sur la prépondérence du 2 Valéry, 1966c, p. 795 : “Je réfléchis… Est-ce là chose bien différente de cette pratique qui consistait (et consiste toujours) à consulter les <esprits>? Attendre devant une table, un jeu de cartes, une idole, ou une dormante et gémissante pythie, ou bien devant ce qu'on nomme <soi-même>…”. 3 Valéry, 1966c, p. 870: “L'intelligence.. c'est d'avoir la chance dans le jeu des associations et des souvenirs àpropos. Un homme d'esprit, (lato et stricto senso), est un homme qui a de bonnes séries. Gagne souvent. On ne sait porquoi. Il ne sait pourquoi”. 79 Valéry ou la conquête de la forme travail conscient, discipliné, lucide dans la configuration d'une oeuvre. Sans nier qu'il y ait des jours “avec des idées”, des jours où les idées “tout à coup naissent des moindres occasions, c'est-à-dire de RIEN” (1965a, p. 313), il met l'accent sur la réceptivité de l'esprit devant celles-ci, sur les opérations complexes à la suite desquelles il échaffaude tout un engrenage qui reprend le germe de l'impulsion reçue, lui assurant les conditions de développement, créant le milieu propice à la véritable éclosion de la pensée, à la réalisation des connexions qui permettent sa mise en valeur. Mais, à la différence des partisans de l'inspiration, à la différence de ceux qui célébrent le moment où naît l'idée, Valéry privilégie la fin du processus, l'apparition de la pensée nette, précise, inscrite dans une constellation productive, capable de générer d'autres idées et de nourrir une vision systématique. Pour lui, à la limite, toute perception peut être utile, toute impulsion extérieure peut être valorifiée, l'essentiel étant la mise en marche de la machinerie de l'esprit, le saisissement de cette excitation fortuite et sa transformation en quelque chose d'utile grâce à la capacité de transformation de l'intellect, grâce à son immense capacité de planification et de calcul, grâce à sa dimension d'ingénieur (1965c, p. 1205). C'est pourquoi il est tout à fait légitime d'utiliser l'oeuvre d'autres écrivains comme appui du développement de sa propre vision, l'utilisation de l'inspiration qu'une pensée étrangère peut offrir, car la matière brute obtenue au bout d'une telle fréquentation est passée par le filtre de l'esprit, pour nourrir l'apparition de la pensée même, pour en faciliter la mise en évidence. À l'égal des sensations, des perceptions et des bouts d'idées sur lesquels s'exerce l'action de l'esprit, les influences d'autres créateurs servent uniquement de point de départ, de facteur déclenchant le déroulement du travail de l'intelligence, épargnant une série d'énergies qui pourront être utilisées ainsi dans l'étape finale de la construction. Selon Valéry, il y a une série de livres qui me sont des aliments dont la substance se changera dans la mienne. Ma nature propre y puisera des formes de parler ou de penser ; ou bien des ressources définies et des réponses toutes faites: il faut bien emprunter les résultats des expériences des autres et nous accroître de ce qu'ils ont vu et que nous n'avons pas vu (1966b, p. 483). La métaphore de la digestion semble à Valéry la plus propre pour décrire la manière dont un auteur reçoit l'influence d'autres esprits. Convaincu de ce que l'exigence de l'originalité est un simple préjugé, une question de mode, l'obsession de gens qui font ainsi la preuve de leur esprit mimétique par rapport a ceux qui leur ont fait croire à une telle idée4, que “Ce qui ne ressemble à rien 4 Valéry, 1966c, p. 631 : “Il est des gens, j'en ai connu, qui veulent préserver leur <originalité>. Ils imitent par là. Ils obéissent à ceux qui les ont fait croire à la valeur de <l'originalité>”. 80 Revista Colombiana de Filosofía de la Ciencia • Vol. VIII - Nos. 16 y 17 • 2007 • Págs. 71-82 n'existe pas” (1966c, p. 878), il affirme que la différence entre un plagiaire et un créateur ne peut pas être constatée en partant de leurs sources, qui peuvent être identiques assez souvent, mais à travers l'analyse des résultats auxquels ils aboutissent, par l'examen de leur manière de laisser leur empreinte sur les matériels empruntés, les rendant tels quels, ou bien, au contraire, les incorporant de façon organique dans leur propre vision et les rendant ainsi inconnaissables: Plagiaire est celui qui a mal digéré la substance des autres: il en rend les morceaux reconnaissables. L'originalité, affaire d'estomac. Il n'y a pas d'écrivains originaux, car ceux qui mériteraient ce nom sont inconnus; et même inconnaissables. Mais il en est qui font figure de l'être (1966c, p. 677). L'atteinte de la perfection est une opération laborieuse, un épisode privilégié de l'épopée quasi-infinie de la simulation, qui implique le placement à distance égale par rapport à la spontanéité pure, à l'arbitraire insignifiant, sur lequel doivent se pencher les facultés constructives de l'esprit, s'adonnant à un travesti heureux de l'impulsion initiale, aussi bien que par rapport à la production complètement volontaire, sans charme, encore empreinte des difficultés du travail, laquelle production est vouée à un remaniement profond qui est censé éloigner tous les signes visibles de l'effort, éliminer les indices visibles du calcul, du projet, du conscient, faisant qu'il ait l'air naturel (1966b, p. 591). La réussite d'une telle entreprise dépend en grande partie d'un traitement juste appliqué aux mots, de leur examen rigoureux, de leur pesée attentive, de leur emploi selon les exigences d'une lucidité sans concessions aux habitudes du sens commun ou bien à toute forme d'inertie mentale, car beaucoup d'entre eux, banalisés et vidés de tout contenu, sont contreindiqués: “Nous les avons appris ; nous les répétons, nous croyons qu'ils ont un sens… utilisable; mais ce sont des créations statistiques; et par conséquent, des éléments qui ne peuvent entrer sans contrôle dans une construction ou opération exacte de l'esprit, qu'ils ne la rendent vaine ou illusoire” (1966a, p. 238). Tout comme dans le cas de la cristallistaion de la personnalité des individus, qui a lieu au bout d'un long processus de simulation, de dissimulation et d'intégration des traits validés par les mécanismes d'enregistrement de la société, dans le cas de la création il faut une certaine constance de la manière de procéder du créateur, de façon à aboutir à la construction d'une oeuvre, à ce que Valéry considère “une entreprise contre la mobilité, l'inconstance de l'esprit, de la vigueur et de l'humeur” (1966b, p. 632). Or, pour réussir dans cette tentative, l'artiste doit savoir s'imiter lui-même, assurer la continuité de son style, utiliser comme modèle ses productions les plus remarcables, s'efforçant de prolonger 81 Valéry ou la conquête de la forme leur éclat et d'assurer leur intégration dans une vision systématique, éliminant tout doute lié à leur possible naissance accidentelle, à leur apparition grâce au hasard, imposant l'impression d'une démarche consciente et contrôlée avec virtuosité jusqu'au bout (1966b, pp. 633-634), contribuant ainsi décissivement au triomphe absolu de son désir de paraître au détriment de l'être. Observant l'existence d'une tendance toujours plus forte d'obtenir par l'intermédiaire de l'oeuvre non nécessairement un certain effet esthétique, mais surtout la reconnaissance envers son auteur, Valéry observe avec malitie: “Si une loi de l'État obligeait à l'anonymat et que rien ne pût paraître sous un nom, la littérature en serait toute changée, - en supposant qu'elle y survécût” (1966c, p. 805). Bibliographie Valéry, P. (1966a). L'idée fixe in P. Valéry Oeuvres, II, Paris: Gallimard. Valéry, P. (1966b). Tel quel in P. Valéry Oeuvres, II, Paris: Gallimard. Valéry, P. (1966c). Mauvaises pensées et autres in P. Valéry Oeuvres, II, Paris: Gallimard. Valéry, P. (1965a). Mélange in P. Valéry Oeuvres, I, Paris: Gallimard. Valéry, P. (1965b). Variété in P. Valéry Oeuvres, I, Paris: Gallimard. Valéry, P. (1965c), Introduction à la Méthode de Léonard de Vinci in P. Valéry Oeuvres, I, Paris: Gallimard. 82