L`Art de diriger

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L`Art de diriger
EXPERTISES
ORGANISATION
PAR
OLIVIER LAJOUS
CONSULTANT
L’Art de diriger ?
Être dirigeant aujourd’hui est plus que jamais une exigence éthique. Dans
une société vautrée dans la sinistrose, soumise à la mode du « bashing »,
enlisée dans la défiance, il faut savoir « refuser de suivre le monde
comme il va » et opposer aux cassandres des lendemains désenchantés
la force de l’espérance, de l’énergie créatrice, de l’esprit d’entreprise et
de la foi en l’être humain1.
S
XPARCOURS
Marin de l’État, il a navigué
pendant 38 ans et a participé
à la résolution de nombreux conflits
entre 1980 et 2003.
Conseiller militaire et maritime
Il sert au cabinet ministériel
de l’Outre-mer puis devient DRH
de la marine nationale.
Auteur du livre « L’Art
de diriger ? », publié aux
éditions l’Harmattan en avril 2013.
Président du « Club DéciDRH »,
club de rencontres et d’échanges
entre les décideurs de la fonction
Ressources Humaines mais
également président de la Mutuelle
nationale militaire.
i « le pessimisme est
d’humeur, l’optimisme lui est de
volonté »2, et seuls les dirigeants
volontaires pourront relever le
défi de l’incroyable mutation à
laquelle notre humanité est
invitée. En moins d’un demi
siècle – une nano seconde dans
l’histoire humaine – tous les
repères hérités de la révolution
industrielle, du monde tayloriste et des détestables théories
de l’économie libérale chères à
Milton Friedman sont bousculés par deux phénomènes majeurs : la mondialisation des
échanges et la digitalisation du
savoir, du commerce, des
sciences, etc.
D ’ u n m o n d e v iva n t a u
rythme des champs et des
usines, distinguant les heures
de travail des heures de repos,
la vie professionnelle de la vie
personnelle, nous sommes passés en quelques décennies à ce
que je nomme le temps de l’instantanéité plurielle, celui d’internet et des villes, du tout, tout de
suite, n’importe où et n’importe quand, distances et temps
étant comme abolis. Ce monde
que nous avons créé et qui
nous bouscule est remarquablement décrit dans l’ouvrage
Petite Poucette de Michel Serres,
ou encore dans celui de Gilles
Badinet intitulé l’Ère du numé-
rique, nouvel âge de l’humanité.
Pour relever le défi de ce
nouveau monde, il nous faut
réinventer notre rapport au
temps, aux autres, au travail,
aux loisirs, etc. Il nous faut
être en mouvement, en questionnement, comprendre et
aimer la diversité, refuser la
peur du lendemain et la tentation de se replier sur soi en
espérant préserver quelques
avantages acquis.
Dans le monde de l’instantanéité plurielle, la mobiquité numérique permet l’accès n’importe
où et n’importe quand à l’infinie masse d’informations circulant dans le Cloud. Ainsi, un
individu isolé peut en quelques
minutes en mobiliser des milliers d’autres. Citoyens discriminés, victimes d’une maladie
rare, clients floués, collectionneurs, mamans de soldats, etc.
peuvent avec un mobile ou un
ordinateur, se rassembler virtuellement pour agir ensemble,
créant ainsi de nombreuses
communautés qui perturbent
les organisations « régaliennes ».
Numérisation et mondialisation nous conduisent à percevoir un peu plus distinctement
combien la diversité et l’incertitude sont bien les deux principales caractéristiques de nos
existences.
Pierre Teilhard de Chardin,
théologien jésuite, écrivait en
1950 : « Que nous le voulions ou
non, l’humanité se collectivise,
elle se totalise sous l’influence de
forces physiques et spirituelles
d’ordre planétaire, d’où pour
l’homme le conflit moderne entre
l’élément toujours plus conscient
de sa valeur individuelle et des
liens sociaux toujours plus exigeants ». Et il ajoutait : « L’avenir
dépend du courage et du savoirfaire que les hommes montreront
à vaincre les forces d’isolement ou
même de répulsion qui semblent
les chasser loin les uns des autres
plutôt que de les rapprocher ; Ce
n’est pas d’un tête-à-tête, ni d’un
corps à corps dont nous avons
besoin…c’est d’un cœur à cœur ».
Et enfin : « C’est une chose terrible d’être né, c’est à dire de se
trouver irrévocablement emporté,
sans l’avoir voulu, dans un torrent d’énergie formidable qui paraît vouloir détruire tout ce qu’il
entraîne en lui ».
De son côté, le vice-amiral
d’escadre Guy Labouérie3 dit :
« Ce qui est le plus difficile aujourd’hui est non seulement d’accepter mais de dominer le mouvement per manent qui nous
emporte souvent à contrecœur,
contre nos habitudes, certitudes
et, suivant les pays, à l’encontre
des conforts de situations acquises
depuis plus ou moins longtemps ».
Ainsi, alors que l’on entend
partout que le monde actuel
serait en crise et plus incertain
qu’avant, cette vision est
fausse, tout simplement parce
que l’incertitude est la base
même de notre vie humaine.
Qui sait combien de temps
durera sa vie et de quoi elle sera
faite, de combien de bonheurs,
de combien de malheurs ?
FINANCE & GESTION NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2014
LE CHANGEMENT
EST PERMANENT
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EXPERTISES
FINANCE & GESTION NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2014
ORGANISATION
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Que dire de nos ancêtres
confrontés à la Renaissance,
mot si fort de sens, à cet incroyable bouleversement des
croyances, des ar ts, des
sciences et des représentations
de l’univers, mouvement qui a
tout emporté de leur monde
ancien ? Comment ignorer qu’il
suffit d’une infime oscillation
de l’axe de rotation de la terre
sur son orbite pour repasser en
période glaciaire ?
Enfin, l’anomalie du monde
binaire de la guerre froide, qui
s’est terminée il y a un quart de
siècle après avoir duré moins
d’un demi-siècle, ne doit pas
brouiller notre jugement sur la
réalité d’un monde qui est par
nature multipolaire, empires et
alliances se réinventant au fil
des siècles.
Le changement n’est en auc u n c a s u n é vé n e m e n t
unique, soudain, localisé dans
le temps et dans l’espace. Il
ignore le temps et l’espace et,
dans le monde de l’instantanéité plurielle, il a de plus en
plus souvent l’apparence des
grandes houles océaniques
dont les épisodes se succèdent
ir régulièrement mais fréquemment, atteignant tous
les rivages. Comme ces houles,
le changement est vivant et
permanent, potentiellement
puissant et déstabilisant. Il
nous invite à être en permanence en mouvement et questionnement, en nous gardant
de croire qu’il s’arrêtera un
jour. Ce qu’il le distingue aujourd’hui, c’est sans doute
qu’il s’accélère.
Dans un monde multiple,
fluide, rapide, complexe, il faut
pouvoir dessiner des projets,
mobiliser des volontés et des
talents, communiquer, dialoguer, rassurer tout en ne dissimulant ni les risques, ni les
opportunités, changer nos
habitudes et nous adapter. Là
est le défi éthique posé aux
dirigeants.
LES ATTITUDES
ATTENDUES
D’UN DIRIGEANT
Dans mon ouvrage intitulé
L’Art de diriger ?4, il est proposé
une navigation de bouée en
bouée, comme dans un chenal
balisé, en donnant à chacune
d’elle un nom qualifiant les
attitudes attendues d’un dirigeant, notamment le bonheur,
la confiance, le courage, la discipline, l’engagement et l’humour.
Le bonheur ?
Si, comme le dit Jean Anouilh
dans la pièce La Sauvage, «
C’est plein de disputes un bonheur », c’est bien parce que ce
n’est pas si simple le bonheur.
Au travail comme à la maison,
on ne peut ni le décréter ni
l’imposer, seulement le favoriser en ayant une éthique de vie
et de travail clairement exprimée et partagée. Il n’y a pas de
recette miracle pour le bonheur, si ce n’est la volonté de
chacun d’entre nous d’être
heureux et de vouloir le bonheur de l’autre, à égalité du
sien. C’est ce à quoi nous invite
le philosophe Alain en écrivant
Réinventer notre rapport
au temps, aux autres,
au travail, aux loisirs, etc.
: « Il y a plus de volonté qu’on ne
le croit dans le bonheur ».
La confiance ?
Cette formule, de l’amiral
Albert Joire Noulens, chef
d’état-major de la marine de
1974 à 1976, est particulièrement intéressante : « Il y a deux
attitudes quant à la confiance à
accorder à ses subordonnés : la
leur donner a priori, quitte à leur
ôter s’ils ne s’en montrent pas
dignes, ou bien attendre de les
connaître pour la leur accorder.
Cette dernière est mauvaise car la
défiance engendre la défiance, et
vous ne sortirez pas de ce cercle
vicieux ».
Le courage ?
Le courage est un rendezvous proposé à tout être humain, quel que soit son rôle
dans la société. Ce rendez-vous
est fort bien résumé par Marguerite Yourcenar dans Alexis
ou le traité du vain combat :
« Tous nous serions transformés
si nous avions le courage d’être ce
que nous sommes. » et le Mahatma Gandhi lorsqu’il déclare : « À l’instant où l’esclave
décide qu’il ne sera plus esclave,
ses chaînes tombent ».
J’ajoute que la patience est la
forme supérieure du courage,
car il y a un lien étroit entre
l’impatience et la violence. La
colère vient vite quand on est
impatient, que le temps semble
nous manquer, et la colère est
violente. Maîtriser son temps,
donc sa colère versus sa violence, demande du courage !
La discipline ?
La discipline, terme trop souvent caricaturé et improprement limité au domaine militaire, alors même qu’il désigne
un ensemble de règles permettant de promouvoir l’action
commune et de garantir la sécurité d’un groupe, est aussi,
on l’oublie souvent, l’obéissance à des règles précises, tant
dans le domaine des sciences
que dans celui des arts ou du
sport. Dans l’exercice de chacune des activités scientifiques,
artistiques ou sportives, l’application de règles est seule garante de la performance.
Il serait également intéressant
de méditer cette pensée bouddhique extraite d’un recueil de
Koan zen : « Recherchez la liberté
et vous deviendrez esclave de vos
désirs. Recherchez la discipline et
vous trouverez la liberté ». La discipline, loin d’être une aliénation, est en effet une libération,
car elle permet de se réaliser et
de progresser au sein d’une
communauté en lui apportant
sa compétence et son talent.
Elle permet le vivre, l’agir et le
grandir ensemble.
L’engagement ?
Jean-Paul Delevoye, ancien
ministre de la fonction publique
et actuel président du Centre
économique social et environnemental (CESE), déclarait lors
d’une réunion de l’association
nationale des DRH en 2012 : «
Le sable des émotions a remplacé
le béton des convictions ». Il y a là
un message fort. Si certaines
convictions peuvent conduire à
des formes d’aliénations, l’absence de conviction, elle, pousse
au désengagement et au repli
émotif sur soi. Tout n’est plus
alors que quête d’un bien-être
personnel et refuge dans un
relativisme égoïste et démobilisateur.
Cette tendance individualiste
souvent dénoncée ne doit pas
être exagérée, mais elle mérite
débat. Quels sont les éléments
fédérateurs de notre agir ensemble ? Quelles valeurs nous
poussent à nous engager.
Nietsche dit : « Quand on a un
pourquoi vivre, on supporte n’importe quel comment vivre ».
À vrai dire, tout est ambivalent dans l’engagement dès lors
qu’il n’est pas raisonné, réfléchi, débattu, partagé. Acte
ultime par lequel on se lance
dans l’action, au contact de soi
comme des autres, de leurs
idées, de leurs croyances, de
EXPERTISES
ORGANISATION
L’humour ?
Le plus grand défi, que nous
sommes toutes et tous appelés
à relever, semble être celui de
l’humour, subtile conjugaison
d’humilité et d’amour qui doit
nous conduire humblement à
aimer les autres comme nous
même, à rejeter la haine et la
violence, le racisme et toute
forme de mépris de l’autre, à
nous reconnaître dans certaines valeurs en acceptant
qu’elles ne sont pas universellement partagées, mais qu’en
étant nôtres, elles nous guident
dans notre humanité, nous
permettant d’exister un parmi
les autres, ni plus grand ni plus
petit, tout simplement égal aux
autres dans une volonté de
bien-être.
Dès lors que l’on admet
qu’aucun de nous n’a le droit
de se sentir supérieur ou inférieur à un autre humain au
prétexte d’origines ethniques,
de sexes, d’aptitudes physiques et mentales, d’âges ou
de croyances différentes, mais
simplement égaux en humanité, la diversité et la mixité
deviennent naturelles et
fondent l’unité et la performance d’un groupe, qui tire
profit de toutes les différences
et de tous les talents en les
conjuguant plutôt qu’en les
opposant ou les hiérarchisant.
Seul existe l’humain, être
vivant et pensant doté d’une
conscience et d’une mémoire,
d’un esprit, d’un cœur et d’un
corps. Il faut rappeler à ceux
qui s’interrogent sur les ressorts de la nature humaine
que l’humain est émotion, pas
équation, et que les émotions
n’ont ni sexe, ni âge, ni origine
ethnique. Le vieillard de Papouasie est-il forcément moins
émotif que la jeune fille de
Californie ? Qui peut le dire ?
Pour conclure cette navigation, il semble important de
rappeler que s’il est une certitude dans l’incertitude, c’est
que l’humain est la seule et
juste mesure de toute organisation. Le professeur irlandais
Charles Handy, reconnu comme
l’un des cinquante membres les
plus éminents au monde en
matière de gestion des entreprises et de management des
équipes, écrit : « En ne poursuivant que des objectifs de croissance économique et d’efficience,
nous risquons d’oublier que c’est
nous, hommes et femmes pris individuellement, qui devrions être
la mesure de toute chose et non pas
servir à mesurer autre chose ».
Osons croire en l’humanité,
cessons d’avoir peur du futur. ●
1. Jean Guéhenno, écrivain dans
Caliban parle, Grasset, 1928
2. Emile Chartier, dit Alain, philosophe
dans Propos sur le bonheur, Gallimard,
1928.
3. Ancien directeur de l’école
supérieure de guerre navale.
4. L’Art de diriger, Olivier Lajous,
L’Harmattan, avril 2013
FINANCE & GESTION NOVEMBRE-DÉCEMBRE 2014
leurs volontés comme des
siennes, il peut à tout instant
devenir aliénant et nous faire
oublier la réalité qui nous entoure. Il peut nous conduire à
notre perte, comme à notre
réalisation, au profit ou au détriment des autres.
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