Le Salaire du zappeur

Transcription

Le Salaire du zappeur
Serge Daney
Le Salaire du zappeur
P.O.L
33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e
LA RENTRÉE DES CASSES
Où le zappeur sent déjà qu’en cette fin 1987 il ne
sera pas de feuilleton plus palpitant que celui dont
certain PAF est le héros.
Nous serions naïfs de penser que la rentrée 1987 a été
celle des classes. Nous serions idiots de croire que quelque
chose comme une « rentrée cinéma » s’est produite La rentrée 1987 est celle de la télé, c’est-à-dire une rentrée des
casses et de la casse. Jamais la curiosité n’a été à ce point
générale, jamais le mépris n’a été aussi prégnant. Les aventures de nos six chaînes généralistes au pays du PAF sont
d’ores et déjà le must des mois à venir et le vrai feuilleton de
l’automne. L’idée que plus d’un, du patron multimédia à la
star bocalisée, risque de mal se tenir provoque une espèce de
rage joyeuse et d’iconoclastie rigolarde. Ce ne sont plus
quelques intellos en mal de mythologies populaires qui
s’amusent à relever de-ci de-là les lapsus de ce gros inconscient à ciel ouvert qu’est la télévision (Barthes est mort),
c’est l’ensemble des téléspectateurs qui va arbitrer les combats les plus douteux, rigoler aux ratages les plus nuls, faire
semblant de s’indigner, lever les yeux au ciel, slalomer entre
le cloné et le clownesque. On ne privatise pas la consommation des images sans reconnaître au consommateur le droit
au caprice et à l’irresponsabilité.
Ces derniers temps, il suffisait de prêter l’oreille pour
entendre un chant de sirènes moqueuses : « Je ne sais pas ce
qui m’arrive, dit l’un, mais je n’allume presque plus la
télé ! » « J’ai un peu zappé hier soir, dit l’autre, et j’ai tout
trouvé in-re-gar-da-ble. » « Finalement, s’étonne un troisième, on peut parfaitement vivre sans elle. » Le paradoxe,
c’est que ce sont souvent les mêmes qui suivent à la une des
journaux le détail de l’hystérie communicante, les histoires
de gros sous et de gâteaux partagés, les promesses de grille
et les mouvements de personnel. On peut très bien s’amuser
à la guerre que se livrent Bouygues et Hersant sans regarder
une seule de leurs émissions. On peut enfin jouir d’un total
manque d’illusions quant à la télé, à ses pouvoirs et à sa
fonction sociale. Nous ne sommes plus les témoins d’une
aventure, mais les complices goguenards d’une rencontre de
catch à six. Compter les points et – qui sait ? – les morts peut
devenir un sport national.
Est-ce si nouveau? De tout temps, il a existé un étrange
plaisir à dire que la télé était nulle. Une façon de sousentendre que d’une télé meilleure nous ne saurions pas trop
quoi faire. Qu’il n’y a pas de raison pour que, médium du
quotidien, elle l’emporte en intérêt sur le quotidien de nos
vies. Que la télé, c’est toujours mieux ailleurs (en Angleterre, par exemple) et que, de toute façon, on n’ira pas y voir
de plus près. La télé est mauvaise comme la météo peut être
mauvaise, c’est-à-dire naturellement, comme un environnement météorologique de plus.
Quelque chose change pourtant. Il se passe que la
France, bien après la plupart des grands pays d’Europe, pri-
vatise, c’est-à-dire américanise sa télévision. Il se passe
qu’elle le fait selon des rites purement français, rites où le
pathétique et le théâtral l’emportent et où un peuple entier
communie dans le psychodrame hyperpolitisé où l’« ancien »
et le « nouveau », le « commercial » et le « culturel », l’« élitiste » et le « populaire » reprennent du service pour une
pièce dont l’issue est d’avance connue. Il y a gros à parier
pour que les gags de Polac au cours de son premier « Droit
de réponse » interrompu par la pub ne soient drôles qu’une
fois, comme un baroud d’honneur avant les nouvelles habitudes. La télé n’était pas assez aimée pour que sa déchéance
provoque autre chose que d’hypocrites lamentations. Toujours est-il que, pour quelque temps (d’où cette chronique
provisoire), rien ne va être plus divertissant que le spectacle
emballé, papal et racoleur des six chaînes emPAFfées et de
leurs grilles rivales.
De cet affolement, les signes ne manquent pas. Le plus
significatif porte sur le vieux (et naïf) contrat qui, semble-t-il
liait ceux qui « montrent » et ceux qui « regardent ». Le but
des gens de télévision n’est plus de montrer (et de faire partager ce qu’ils ont vu) mais de voir le téléspectateur. L’affaire
Médiamétrie (le soupçon sur les indices d’écoute est une des
choses les plus gaies qu’on puisse imaginer) et ce qu’on sait
sur les techniques à venir du contrôle du téléspectateur vont
toutes dans le même sens : l’écran du téléviseur n’est plus
une frontière qui – comme tout écran – sépare et réunit des
êtres anonymes mais un miroir dans lequel, idéalement,
l’émetteur et le récepteur se comptent et se voient. Effet du
« village global » dont parlait MacLuhan : on fait une émission pour voir ceux grâce à qui elle marche. Pour les voir et
pour les compter. On ne va plus voir quelque chose. on y va
« pour voir ».
Du côté des décideurs, c’est la même chose. L’inflation
et la surenchère dans les contrats (droits de passages de films
et du sport) s’apparente plutôt à un jeu de poker où l’on peut
se ruiner rien que pour voir ce que l’autre a dans son jeu,
quitte à découvrir qu’il n’y avait rien (commence l’ère du
bluff).
Du côté du téléspectateur enfin, une curiosité d’autant
plus intense qu’elle est tout à fait surjouée et qu’elle ne correspond à aucune demande ou à aucun besoin réel, se donne
libre cours. On va allumer la télévision pour voir les nouvelles émissions, les nouveaux dispositifs, les nouveaux
habillages, mais on va le faire comme on essaie un vêtement,
quitte à le jeter ensuite, par pur caprice.
Une autre conséquence (qui touche de plein fouet l’auteur
de ces lignes), c’est que le zapping lui-même, à peine intronisé mot gadget de l’année, change de sens. Zapper, il y a
encore un an, c’était réintroduire un peu d’oxygène au cœur
de l’asphyxie, c’était multiplier le même par le même pour
obtenir le fantôme de quelque chose d’autre, d’un réel perdu,
d’une rencontre toujours possible. Zapper, c’était venir après
le monteur et avant le mot fin. Zapper pouvait devenir un art,
exactement comme aux États-Unis où les débuts du video art
(vingt ans, déjà !) ont consisté, comme l’exigeait Borroughs,
à déprogrammer la télévision. Zapper, enfin était la réponse
la plus simple à la tyrannie bête des indices d’écoute. C’était
hier, c’était le bon temps (c’était potache aussi).
Aujourd’hui que les chaînes offrent les mêmes types de
programmes aux mêmes heures, le zappeur risque de tomber
de Charybde en Scylla, d’un jeu à un autre, d’un Flushing
Meadow à un autre, d’un ciné-club à un autre. Il risque
d’avoir à arbitrer une compétition fastidieuse en traquant la
petite différence à l’intérieur des mêmes créneaux. Ce qui
était son plaisir pervers va devenir un moyen de tester la
concurrence entre le même et l’identique. L’horreur des
choix binaires obligés fond sur lui et sur son pouce endolori.
À lui de trouver, au jour le jour, de nouvelles lignes de fuite.
En écrivant par exemple.
(14 septembre 1987)