Mon témoignage porte sur une expérience personnelle de création

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Mon témoignage porte sur une expérience personnelle de création
Mon témoignage porte sur une expérience personnelle de création chorégraphique : il
s'agit du spectacle GAP-spettacolo multiplo (GAP-spectacle multiple) mis en scène pour la
première fois les 13 et 14 mai 2000 dans le cadre du Festival Teatri90 dans l’enceinte du
Théâtre Franco Parenti à Milan 1 . Ce spectacle a été le commencement d’un parcours de
« réappropriation des moyens et des temps de la danse 2 » que j’ai poursuivi tout au long de
ma recherche chorégraphique encore inachevée. Les quatorze années passées depuis cette
expérience me permettent de porter un nouveau regard sur cette aventure et d'émettre
quelques conclusions quant à l'apport des danseurs amateurs au sein d'un projet
chorégraphique fonctionnant professionnellement. En effet cette création a été le terrain de
confrontation de plusieurs qualités corporelles 3 : celles de danseurs, d’acteurs et d’amateurs.
Une brève digression sur ma recherche chorégraphique sera utile pour mieux comprendre les
raisons qui m’ont conduit à choisir un parcours de création avec des amateurs en danse.
La pratique chorégraphique développée lors de mon parcours de création élabore une
recherche rythmique et dynamique sur le corps et entre les corps et les espaces jamais close.
En d’autres termes, il s’agit d’une écriture chorégraphique 4 qui élude les techniques du
mouvement acquises par les danseurs pour construire à partir de la chorétique 5 propre au
chorégraphe une nouvelle grammaire corporelle et un style inédit dans la façon de travailler et
1
Ce spectacle dont j’ai signé la chorégraphie, a bénéficié de la collaboration de Fabrizio Arcuri pour la mise en scène. Les 3
danseuses étaient : moi-même, Antonella Sini (ma sœur) et Paola De Rossi ; les acteurs : Elio Castellana et Paola
Cannizzaro ; les performeurs : Tiziana Petrangeli et Francesca Sassi (qui a signé avec moi les costumes et les accessoires). La
musique a été composée par le groupe de musique électronique Surya Lab (Mattew Mountford et Jo Casagrande) et la
conception lumière assurée par Luca Febbraro. Ce spectacle n’a plus été présenté au public dans cette formation et ce format.
D’autres versions et d’autres interprètes se sont succédé au cours des années.
2
Alessansdra SINI A., in Teatri90, Danza. Cantiere della nuova coreografia italiana, catalogue du Festival, Milan,
Teatri90/edizioni, 2000, p. 64.
3
Ce projet chorégraphique partait de l’exigence de travailler sur les spécificités des corps différemment formés ou non
formés, à la scène. Pour cela j’avais besoin de mettre côte-à-côte et expérimenter en studio les qualités des corps de danseurs,
d’acteurs et, pour aller plus loin, des corps de non-danseurs/non -acteurs. Il me semble évident qu’un apprentissage en danse
ou en théâtre comporte différents parcours de formation ainsi que l’incorporation de différentes compétences. Chacune de ces
qualités corporelles a nourri cette création, y compris celles des corps indisciplinés, étrangers à la scène avec leurs
singularités non codifiées.
4
L’écriture chorégraphique ne renvoie pas ici à la phase de la notation graphique de la danse en amont ou après la création.
Elle se déploie à travers les dynamiques des corps, parmi les relations qu’ils instaurent avec l’espace dans le moment même
du partage avec le public. En danse contemporaine, écriture chorégraphique et mise en scène sont deux temps indissociables
de la création. « L’écriture chorégraphique commence avec le véritable développement conscient des processus de
composition en danse, la saisie par les danseurs de leur spécificité. Cette scène moderne où s’élaborent de nouvelles
grammaires consiste essentiellement en la quête d’un langage en soi que le corps travaille à l’intérieur du mouvement même,
et dont il redécouvre les ressorts. […] Le pré-requis d’une vision chorégraphique singulière porte en effet, à partir de la
naissance de la danse moderne, autant sur le choix d’un matériau que sur sa distribution. Sur les textures d’un imaginaire
corporel tout autant que sur leur articulation syntaxique » (Laurence Louppe, « Écriture littéraire, écriture chorégraphique au
XXe siècle : une double révolution », Littérature, n. 112/1998, La littérature et la danse, p. 88-99, ici p. 89). L’écriture
chorégraphique est une notion créée et utilisée pendant le XXe siècle, fortement répandue dans le domaine des études en
danse contemporaine. Voir aussi Marcelle Michel & Isabelle Ginot (éd.), La danse au XXe siècle, Bordas, 1995.
5
Cette notion de coretica créée par Alessandro Pontremoli sur le modèle du terme poetica, poétique, comprend l’ensemble
des modalités de travail, des résultats sur scène et des implications poétiques ; elle se situe au niveau des idées et de la
pratique qui dénonce les particularités de l’écriture chorégraphique de chaque chorégraphe. Alessandro Pontremoli,
Drammaturgia della danza, Milan, Euresis, 1997, p. 17, note 8.
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de présenter la création. La recherche chorégraphique est un domaine où le processus de
travail en studio prend beaucoup d’importance et les expérimentations restent ouvertes dans le
moment même de la présentation publique du travail. En effet le moment du spectacle fait
partie du processus créateur car l’attitude des corps change en présence du public et l’espace
où l’écriture chorégraphique va se dérouler oblige presque toujours à des réécritures. Ma
recherche chorégraphique s’appuie principalement sur les notions d’espace et de matière
corporelle6. Le corps est une matière qui se met en relation avec l’espace. Ce dernier est une
matière lui aussi, à connaître et à conquérir ; la qualité corporelle de chaque danseur émerge
dans la relation entre ces deux matières, corps et espace. Le danseur aiguise son attention pour
recueillir l’expérience vive de ces « spatialités corporelles » comme Julie Perrin7 les nomme à
juste titre, et en même temps il s’occupe de s’approprier et de nuancer l’espace qu’il habite.
Mon travail s’occupe des particularités des corps, de leurs aptitudes, des propositions
qui viennent de la personnalité et du vécu du danseur. En déconstruisant d’abord les
automatismes acquis par le dressage dispensé par les techniques formalisées de la danse,
j’essaie de conduire le corps vers une perception élargie, vers les sensations intimes et vers la
conscience des qualités de la présence du corps en relation avec les autres corps et avec
l’espace. Le danseur est poussé à se mettre en condition de se percevoir, de percevoir ses
actions dans le moment où elles se réalisent, de choisir les dynamiques de la matière
corporelle, de réagir aisément et sans hésitation face à l’imprévu. Ce qui est aussi propre à
mon travail est l’utilisation de stratégies d’apprentissage autres que l’imitation, l’émulation et
la répétition. L’improvisation guidée joue un rôle décisif, en effet elle me permet de mettre à
l’épreuve les outils posturaux et dynamiques et de favoriser la conscience de la proprioception
comme les facteurs créatifs plus personnels des danseurs. La construction d’un lexique
commun à moi-même, chorégraphe, et aux danseurs de ma compagnie, évolue pendant les
différentes créations et contribue à l’identification de mon écriture chorégraphique.
C’est pourquoi dans GAP-spettacolo multiplo j’ai voulu réunir sur scène trois danseuses
professionnelles (le noyau de ma compagnie en activité continue depuis 1994, moi comprise),
deux acteurs professionnels et deux jeunes filles (aujourd’hui je pourrais dire deux
performeuses : Tiziana et Francesca) qui n’étaient jamais montées sur scène auparavant et qui
avaient approché la danse dans un cours pour amateur que je menais dans un club de gym.
Elles avaient suivi mon cours pendant toute l’année précédente et elles avaient commencé à y
trouver leur propre manière de danser. Le parcours de ces deux personnes et leur manière de
s'approprier les outils que je leur proposais me semblaient intéressants. En les observant
évoluer de façon différente et originale par rapport à mes sollicitations, j’ai finalement été
portée à penser : « dans ces corps il y a de la danse » ; plus exactement, j’avais vu apparaître
leurs danses.
À travers une expérience pratique, personnelle et partagée à la fois, je voulais mettre à
l’épreuve ma conviction selon laquelle la danse n’est pas un acquis du corps mais une urgence
intime qui trouve dans le corps, prêt à se rendre disponible, la possibilité d’émerger et de se
6
L’utilisation de cette notion se développe dans les pratiques de la danse post-moderne, en lien avec les pratiques de contact
improvisation et du théâtre physique, mais elle émane des théories labaniennes à propos du rapport entre le poids et l’espace.
7
« L’attention pour la structure du corps et les caractéristiques du geste conduit à faire surgir des spatialités propres, que j e
nommerai spatialités corporelles. Elles dépendent de l’amplitude du geste et de la forme du mouvement. Et leur nature varie
en fonction de l’intensité dynamique, du rythme et de la vitesse de l’engagement corporel », J. Perrin, « L'espace en
question » in Repères, cahier de danse, 2006/2 n° 18, p. 3-6, ici p. 5.
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manifester. En d’autres termes, je voulais voir l’origine d’un mouvement dansé, sans le filtre
des compétences du métier de danseur. En tant que danseuse professionnelle je ne pouvais pas
libérer mon corps des débris des formes de danse que j’avais beaucoup étudiées.
L’apprentissage des techniques de danse avait imprimé sur mon corps une empreinte pour
ainsi dire esthétisante. Le corps du professionnel, construit par l’exercice absorbé au cours des
années, perd son caractère naturel et singulier, et je cherchais, en tant que chorégraphe, à
appuyer mon attention sur une nouvelle naïveté porteuse de différences : les corps de deux
amatrices. Dans les actions de ces deux performeuses émergeait la motivation primaire,
l’origine du mouvement, car elles n’avaient d’autre possibilité que de me suivre et de
correspondre à mes attentes en présentant leur mouvement tel qu’il arrivait.
Mon exigence d’honnêteté dans la recherche imposait d’entrer dans le feu du
mouvement8 sans recourir aux solutions automatiques que l’apprentissage préalable propose.
Pendant la création (c'est-à-dire le moment le plus ouvert et riche pour les échanges et
l’évolution des corps en mouvement et de la pensée), j'étais intéressée par ces corps libres de
toute superstructure technique et esthétique liée à la professionnalisation de la danse ; grâce à
eux je travaillais dans une dimension d’ingénuité 9 vis-à-vis des solutions créatives à trouver.
Dans la salle de répétition, danseuses et performeuses, en travaillant dans le même but, mais
chacune avec ses propres compétences, laissaient apparaître une danse autonome ; la danse se
manifestait suivant leur éducation corporelle. Cet aspect était évident lorsque les danseuses et
les performeuses partageaient un même espace.
Pour cette raison, la partition chorégraphique était complexe, pour garantir souvent cette
occasion de cohabitation : je voulais montrer aux spectateurs que la danse passe autrement
que par les codes acquis et les styles connus, que, sans faire appel à une capacité technique et
à un fort entraînement, la danse peut se manifester. Ce spectacle avait l’ambition naïve de
suggérer au public italien de l'époque qu’il lui fallait changer de regard par rapport au
spectacle de danse ; il voulait imposer l’évidence d’un regard autre. Il était nécessaire que le
regard du public évolue par rapport aux changements en cours dans les pratiques d’écriture
chorégraphique. En effet les chorégraphes de l’époque, la génération des années 1990 10 ,
sentaient que le public n’aurait pas eu la possibilité de se rapprocher de ces nouveaux
processus de recherche chorégraphique, s’il n’était pas prêt à s’immerger sans préjugé dans
les nouvelles propositions de spectacle et à abandonner les paramètres esthétiques habituels.
La création de ce spectacle a été provoquée par la nécessité d’interroger le regard porté sur le
corps qui danse, sur le format spectaculaire en danse, et sur les attentes du public de la
danse11. Le groupe rassemblé pour l’occasion (corps d’amateurs, corps d’acteurs, à vrai dire
8
Mon travail en studio utilise souvent l’improvisation guidée pour déclencher des dynamiques singulières. Mes indications
orientent l’improvisation du danseur qui met en œuvre une recherche autonome des matières et des dynamiques rythmiques,
en essayant de renouveler sa danse, de la détourner des habitudes. Il libère son imaginaire et transforme son corps, il « entre »
dans son mouvement, il révèle son « surcorps », il s’en approprie pour pouvoir s’en réapproprier dans le moment successif et
partagé de l’écriture. Pour la notion de « surcorps », voir Catherine Kintzler, « L’improvisation et les paradoxes du vide », in
A. Boissière & C. Kintzler (éds.), Approche philosophique du geste dansé. De l’improvisation à la performance, Villeneuve
d’Asq, Presses Universitaires du Septentrion, 2006, p. 39, note 8. Voir aussi, ibid., p. 26 : « […] nous pensons surtout [à une]
improvisation à découvert qui, à la recherche d’un moment constituant, procède non pas par prolifération mais par
déverrouillage. Il s’agit alors non pas de broder sur des formes ou d’après des cadres préalablement constitués mais de se
mettre en état de trouver des éléments qui pourront alimenter la constitution de formes. »
9
Ingénuité : du latin ingenuĭtas -atis, dérivé de ingenŭus ‘inné, simple’ (sec. XVI). Dans la Rome antique le terme ingénuité
définissait l’état juridique de l’homme né libre. J’utilise ce terme sans sa nuance moderne de simplicité excessive, de naïve té
ou de crédulité pour indiquer quelque chose d’honnête, d’évident dans sa simplicité, quelque chose qui ramène à une
limpidité (transparence, pureté) totale.
10
« Génération 1990 » était le nom donné aux sections 3 et 4 du catalogue du Festival Teatri90 (op. cit.) qui comprenait seize
autres chorégraphes avec moi.
11
La génération des années 1990 à laquelle j’appartiens est celle qui a essayé entre 1995 et 2010 de changer la perception du
corps et du mouvement en problématisant les questions esthétiques : quels styles utiliser ou quelles recherches activer pour
l’écriture ; comment se situer par rapport à la question de la prétendue non-danse ; habiller ou déshabiller le corps ; comment
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préparés à un théâtre plutôt physique où la présence était plus importante que la parole, et
danseuses professionnelles) a travaillé ensemble pendant six mois en construisant au fur et à
mesure le lexique, c’est-à-dire les mots de référence, la corporéité et la gestuelle communes
de ce spectacle. Les danseuses professionnelles et moi-même avons partagé des expériences
très fortes avec ces personnes non éduquées à la danse et à sa discipline ni aux exigences
d’une création. Pourtant l’ouverture à d’autres personnes du groupe constitué a fait vaciller
l’équilibre interne et a bouleversé les rapports jusqu'alors instaurés.
Mon approche de la création n’a pas subi de modifications, ni mon approche du travail
avec mes collaborateurs : la concentration demandée a été totale, de façon à travailler avec les
amateurs comme s’ils étaient professionnels. Par contre, la façon d’introduire dans ce groupe
hétérogène mes pratiques chorégraphiques, c'est-à-dire la façon de proposer l’échauffement,
de rechercher des dynamiques et des qualités corporelles particulières ainsi que la mise en
perspective des matériaux pour arriver à l’écriture chorégraphique, a subi une transformation
évidente. Une manière nouvelle de parler s’est construite petit à petit et j’ai porté une plus
grande attention à l’urgence interne de l’action12. La nécessité de l’action a acquis pour moi
plus d’importance que sa forme, et j’ai insisté sur la notion de « ré-émersion » 13 , pour
atteindre l’état corporel originel et laisser revenir au corps l’action choisie. Ce terme de « réémersion » est récurrent dans ma pratique en studio : il met en lumière le retour à la surface,
le fait de pouvoir vivre à nouveau la surprise et le choix de l’action, l’émotion de sa genèse.
La plus grande difficulté a été celle d’obtenir les actions sélectionnées d’un commun accord
pendant les sessions d’improvisation. Une des différences majeures entre un professionnel et
un amateur dans l’approche de la création réside, selon mon expérience, dans la possibilité
que l’on a ou non de s’emparer d’une action choisie au point de pouvoir la re-proposer à
nouveau. Si le danseur professionnel assume la responsabilité de sa propre danse, en élaborant
des stratégies pour travailler cette ré-émersion des actions et pour respecter par cela la nature
de l’écriture chorégraphique, l’amateur, lui, se laisse conduire, il s’offre aux possibles états de
corps, il se surprend à découvrir en lui-même quelque chose qu’il ne soupçonnait pas, il se
met à la disposition de l’action, mais il ne va pas plus loin. C’est au chorégraphe dans ce cas
de construire un terrain de travail favorable et de fournir les outils et les expériences
utiliser les savoir-faire de la danse contemporaine ; quelle tradition reconnaître, etc., ainsi que les pratiques de la création, les
formats spectaculaires - en eux-mêmes et par rapport au regard du public (danse urbaine, performance, partition, partition
d’improvisation, installation performée) -, ou encore les rapports avec le public, la critique, les institutions et la pensée en
danse. Pour cette génération, qui suivait celle de la nuova danza (nouvelle danse) emblématique des années 1980, l’effort
d’individuation a été important, dans le contexte du développement du contemporain en danse en Italie.
12
Le terme action est utilisé ici parce qu’il correspond mieux aux références de ma formation et de mon parcours
professionnel en Italie (postmodern dance, contact improvisation, avant-garde théâtrale, théâtre pauvre, expérimentation
intercode, intercodice en italien). Après mes recherches en danse en France, je pourrais dire que la signification que je donne
au mot « action » est celle attribuée au terme « geste » dans le système de la corporéité élaboré par Michel Bernard et selon
les modalités de lecture/analyse du mouvement proposées par Hubert Godard et intégrées dans les pratiques dites somatiques
et soma-esthétiques. L’action, dans mes pratiques de recherche, est synonyme de « geste ».
13
La « Ré-émersion » est le fait d’actualiser l’action, de la produire au lieu de la reproduire, et de la présenter au lieu de la
représenter. Pour l’« émergence » voir Joëlle Vellet, Contribution à l'étude des discours en situation dans la transmission de
la danse. Discours et gestes dansés dans le travail d'Odile Duboc, thèse de Doctorat en Esthétique, Sciences et Technologie
des Arts, Université Paris 8, novembre 2003, p. 25, note 8 : « [Émergence] est un terme que nous allons continuer
d'employer. Il nous semble répondre à l'importance que nous accordons à l'idée d'apparition de quelque chose de nouveau,
comme à celle d'apparition soudaine au milieu d'une série d'évènements, c'est encore selon le Petit Robert la sortie d'un
milieu après l'avoir traversé, autant d'analogies qui nous semblent pouvoir parler du geste qui naît : aboutissement, travers ée,
hasard […] »
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nécessaires pour assurer l’émersion d’une action pleinement consciente, autant que sa réémersion.
Afin d’arriver à construire ce terrain favorable, il m’a fallu organiser un double travail :
le travail physique, musculaire et postural des performeuses et en même temps un travail sur
l’imaginaire. Ce dernier a emmené les performeuses sur un territoire nouveau : elles ont
commencé à gérer de façon consciente la perception d'elles-mêmes dans l’action dansée. Cela
a fortifié leur indépendance créative, qui d'habitude tend à s’affaiblir lors du rapport au
groupe et au chorégraphe, pendant le travail de création. D’autre part, il fallait leur fournir des
éléments issus de l’imaginaire de référence du spectacle, des éléments contextuels qui
pouvaient éclairer les intentions et intuitions chorégraphiques. Une fois adopté, ce processus
se rapproche de ce que Joëlle Vellet nomme la « transmission matricielle »14 , à savoir les
stratégies sélectionnées par le chorégraphe pour parvenir à transmettre la matrice du geste
propre à sa signature chorégraphique. La transmission matricielle fait écho à ce que j’ai
appelé la « ré-émersion » de l’action. Vellet écrit à propos du travail d’Odile Duboc :
« Ces façons de nourrir le mouvement, par une recherche de sensation et par la sollicitation de
l'imaginaire, permettent d'inscrire toutes les modulations toniques et posturales propres à chaque interprète, tout
en garantissant une recherche sensible que la chorégraphe oriente. Les pratiques discursives permettent
d'atteindre une dimension sensible et profonde, élément de construction et de transformation d'un savoir
dansant. »15
Pour accéder au cœur de la recherche chorégraphique avec ces deux amatrices, une
simplification était nécessaire et ma méthodologie de travail a évolué. D’une part j’ai enrichi
mon rapport aux pratiques du corps de nouvelles propositions de recherche : exercices,
structures d’entraînement, idées pour l’improvisation. Ces éléments ont été testés par rapport
à la réponse que j’attendais du danseur ou de l’étudiant/amateur. D’autre part je me suis mise
en jeu par rapport à ma manière de communiquer et de réagir pendant les répétitions ; la
parole a pris plus de signification, car j’ai dû améliorer mes explications, mon langage, devant
des personnes qui n’avaient pas le même passé de compagnonnage 16 que les danseuses : il
m’a fallu expliciter tout ce qui était sous-entendu. Effectivement, si avec des danseuses qui
suivaient mon parcours de recherche depuis longtemps, un regard, un geste ou un seul mot
étaient suffisants pour orienter la recherche, avec les performeuses je devais trouver des
exemples concrets, allant des plus pratiques aux plus généraux, en construisant mon discours
en situation17.
Ces deux performeuses ont accru la variété des matières corporelles présentes sur scène
et elles ont apporté leurs propres personnalités et leurs spécificités dynamiques et posturales :
14
Joëlle Vellet, « Transmission de la danse contemporaine : comprendre la construction d'une professionnalité. »,
Laboratoire d'Anthropologie des Pratiques Corporelles LAPRACOR / SOI (EA3690) UBP Clermont-Ferrand, UFR STAPS
Clermont-Ferrand,
(Cons.
le
23
septembre
2013).
Accessible
sur
http://www.univparis1.fr/fileadmin/laboratoire_georges_friedmann /Vellet.pdf.
15
Ibid., p. 6.
16
Cf. Joëlle Vellet, Ibid., p. 5. Les pratiques de création en danse contemporaine relèvent à juste titre du compagnonnage, si
on arrive à les assimiler aux pratiques utiles à l’apprentissage d’un métier. Pour les danseurs, il s’agit de partager des
expériences dans la même compagnie, de travailler ensemble dans un projet et de construire un corps collectif pour l’écriture
chorégraphique en question, d’apprendre et créer en même temps, d’approfondir des savoir-faire et de les mettre en jeu,
d’intégrer un apport personnel au travail collectif et d’incorporer le lexique du chorégraphe. Le compagnonnage français,
reconnu en tant que pratique de formation pour des métiers de la tradition (métiers : de la pierre, du bois, du métal, du cuir et
du textile, de bouche), a été inscrit au patrimoine immatériel de l’humanité en 2010.
17
Pour les propriétés et les systèmes d’analyse du discours en situation, voir Joëlle Vellet, « Les discours tissent avec les
gestes les trames de la mémoire », Recherches en danse [En ligne], 2 | 2014, p. 3. Accessible sur http://danse.revues.org/353.
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c’est ce que Guillemette Bolens synthétise dans l’expression de « style kinésique de la
personne »18, ce « je-ne-sais-quoi » qui m’a incitée à partager ce parcours de création avec
elles. En effet, c’est leur singularité qui m’avait captivée pendant le cours et que j’ai essayé de
laisser émerger, pour qu’elles en prennent conscience et convoquent leur imaginaire par
rapport à la matière corporelle qui m’intéressait.
Étant donné que mon processus chorégraphique s’alimente des présences à l’œuvre
dans l’écriture et qu’il est en continuelle recherche, je dois souligner que le spectacle présenté
à Milan n’a jamais été repris suivant la même construction temporelle. Le sous-titre
« spectacle multiple » se réfère en effet non seulement à la multiplicité des corporéités
présentées, mais aussi de l’environnement des danses – qu’il s’agisse de l’environnement
sonore (une musique électronique originale), des différents costumes, des objets grotesques19
et de la lumière, vive. Le spectacle se réfère de plus à la structure multicellulaire de l’écriture
chorégraphique : chacune des différentes cellules était une partition autonome faisant plus ou
moins appel à l’improvisation et pouvait être déplacée ; parmi elles, deux cellules pouvaient
être éliminées. L'ordre des cellules pouvait ainsi être modifié et le spectacle pouvait être
régénéré à chaque nouvelle occasion de re-présentation. La réponse à la question : « qu’est-ce
qu’elles ont apporté à Gap spettacolo multiplo ? » est donc évidente : si elles n'avaient pas
partagé le processus de création au sein de la compagnie, le spectacle aurait été tout autre. Le
travail d’improvisation que nous avons partagé m’a aidée à mieux connaître les imaginaires et
les possibilités de chacun, il a orienté mon parcours de recherche lorsque je cherchais à rendre
visibles mes intuitions et mon imaginaire. La structure pluricellulaire du spectacle s’est
nourrie de certaines matières corporelles et de certaines relations entre les différentes
gestuelles que finalement j’ai dessinées en cellules unitaires pour constituer le déploiement de
cette écriture chorégraphique : unitaire dans sa multiplicité, grâce à la multiplicité dont elle
est constituée.
Le facteur le plus important, déjà mentionné, a été le renouvellement de ma
méthodologie de transmission/création, que ce soit au niveau des pratiques corporelles et de la
communication verbale. La transmission recèle tout ce que je peux transmettre au danseur,
mes savoirs, mes pratiques en danse, mes visions et mon imaginaire ; la création implique la
découverte, un champ ouvert à l’interprétation et à la prise de risque de la part du danseur qui
s’engage entièrement pour partager avec moi la réalisation d’une écriture où les spécificités
des corps concernés sont irremplaçables 21.
18
Guillemette Bolens, « Les styles kinésiques. De Quintilien à Proust en passant par Tati », in Laurent Jenny, Le Style en
acte. Vers une pragmatique du style. Genève, Métis Presses, 2011. p. 59-85. Accessible sur: http://archiveouverte.unige.ch/unige:17418 « Quelle est la nature de ces particularités incommunicables, de ces propriétés qui ne peuvent
pas être transférées, transmises, qui sont radicalement singulières à la personne ? Ces propriétés ne sont pas à confondre avec
les actions et les gestes eux-mêmes. Ce n'est pas le geste en soi qui fait la différence mais bien sa dynamique particulière
dans l'économie globale du style kinésique de la personne. » p. 62
19
La dernière partie du spectacle se déroulait devant et autour de deux fantoches anthropomorphiques roulants en papiermâché, construits exprès par Francesca Sassi et moi même et jamais plus utilisés.
20
Le terme de « transmission/création » indique de façon synthétique mes modalités d’échange entre chorégraphe et danseur
pendant le processus de création en studio.
21
Ce rapport de réciprocité entre chorégraphe et danseur est spécifique de la danse en recherche. Depuis les années quatrevingt-dix en Italie, le danseur n’est plus seulement un interprète, mais il assume son rôle de co-créateur. Les matières
corporelles lui appartiennent, ses caractéristiques dynamiques sont mises en valeur dans l’écriture chorégraphique. Un
danseur devient irremplaçable, faute de quoi le spectacle subit une réécriture.
Corps (In)croyables, 2014.
Mon expérimentation avec les amateurs s’est prolongée pendant trois ans, jusqu’en
2003 : j’ai créé deux autres spectacles avec un ensemble de professionnels et d’amateurs,
ainsi qu’une brève pièce pour des amateurs et un seul professionnel 22. J’ai collaboré avec les
mêmes performeurs à chaque création, ce qui les a finalement conduits à une sorte de
professionnalisation. Des transformations importantes sont intervenues dans leurs corps. Ils
ont acquis une sensibilité corporelle plus importante, une gestion plus immédiate des
dynamiques proposées et improvisées, la mise à disposition d’un « répertoire » personnel
d’actions et une capacité directe à choisir dans l’instant la solution adaptée aux contraintes de
la partition chorégraphique lorsqu’elle était improvisée. Finalement ils ont atteint un niveau
remarquable quant aux savoir-faire propres aux pratiques de la danse contemporaine. Leur
accompagnement dans ce parcours intense et long m’a permis de développer mes
compétences dans l’enseignement de la danse et d’améliorer ma capacité à repérer plus
facilement le potentiel créatif et corporel de mes élèves. J’ai amélioré mes compétences à
entrer en relation avec ces personnes et à déceler les occasions qui pouvaient les pousser à
mieux solliciter ce potentiel. Ainsi j’ai acquis des outils pour instaurer un rapport de
confiance avec les danseurs et me permettre grâce à cela d’aborder l’évolution ou la
transformation23 de leurs corporéités et de leurs gestuelles à travers l’aspect plus émotionnel
du mouvement, dicté par l’urgence intime et profonde, tout à fait personnelle, de l’action.
En 2000, la rencontre avec ces deux amatrices a été pour moi l’occasion d’alimenter ma
démarche créative pendant une période de changement professionnel où je voulais incorporer
à mon parcours de recherche une intelligence du corps différente. La gestuelle de ces deux
amatrices m’avait impressionnée, leurs styles kinésiques m’ont parlé et ont sollicité ma
créativité. Cela a été un défi, utile pour briser mes habitudes à une période où je cherchais une
rupture dans mes pratiques chorégraphiques pour affiner un nouveau langage, plus direct,
moins sélectif, étranger aux schémas forgés par mon apprentissage et mes expériences de
danseuse. Dans le cas de ce spectacle, j’ai voulu changer l’orientation du regard sur le corps
qui danse, la mienne comme celle d’autrui, du public. Ma vision a sans doute changé : j’ai
perdu les résidus esthétiques du code de lecture et d’analyse du corps de ma formation et j’ai
acquis un regard plus autonome que je pourrais dire en recherche. Cependant ce spectacle n’a
pas eu l’impact souhaité quant à la modification du regard du public et en particulier du public
spécialisé. En effet l’insertion d’amateurs sur scène parmi des professionnels, danseurs et
acteurs, a entraîné des critiques, notamment en ce qui concernait la préparation
professionnelle des « danseuses » : les trois professionnelles et les deux amateurs. La
différence dans les corps non cultivés à la danse ne concernait que le niveau postural et
technique, non la spécificité d’une matière corporelle porteuse de singularité. Néanmoins le
spectacle a été bien accueilli en tant que nouvelle proposition 24 présentée par une jeune
22
Le spectacle Itinere.e en 2001 avec quatre danseuses et trois amatrices, Transisters (quatre danseuses et trois amatrices) et
Hapax (une danseuse et trois amatrices) en 2003 (informations sur www.sistemidinamici.it).
23
Je parle ici de transformation puisque les pratiques que j’exerce opèrent des modifications sur la posture du corps, sur son
rapport avec le centre gravitaire et l’espace et sur le tonus et l’ampleur des mouvements des périphériques (bras/mains,
jambes/pieds), en ce qui concerne le plan physique.
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Voici quelques extraits de la critique spécialisée : « [GAP] est une œuvre marquée par la passion abstraite pour l’espace,
elle est très riche grâce à sa gestuelle sensible aux rapports entre corps et environnement. C’est une danse qui, dans une
théorie de suspensions, torsions, densités, reflète la conscience d’une intense relation. » (Francesca Pedroni, « Riflessioni
sulla coreografia contemporanea italiana », Danza & Danza, juillet-aout 2000, p. 19) ; « Alessandra Sini est une auteur à la
griffe émotive-abstraite et à la gestuelle virtuose ; le registre chorégraphique est décidément sans récit ; le travail avec des
non-danseurs nous a rendus curieux. » (Francesca Pedroni, « Sdai di Alessandra Sini », Danza & Danza, novembre 2000) ;
« […l’] usage du temps fragmenté, interrompu par des hasards mimiques bien arrangés, […] nous révèle une irrévérence
chorégraphique subtile et tranchante qui nous conduit au regard inconséquent des interprètes quand ils se déplacent selon des
Corps (In)croyables, 2014.
chorégraphe lors de sa première apparition dans un festival important, portant sur les
expressions les plus actuelles de la danse en Italie.
Aujourd’hui, avec quatorze ans de recul, je me rends compte que, fascinée par ces deux
amatrices, attirée par leur danse si singulière, j’ai trop travaillé pour les insérer dans le
contexte spécialisé du spectacle. Effectivement elles ont perdu de leur spontanéité, mais elles
n’ont pas complètement acquis non plus les outils du danseur professionnel. L’une des deux a
continué à faire partie de notre groupe de recherche jusqu’en 2004, l’autre s’est arrêtée
l’année suivant ce spectacle. Cette expérience professionnelle de la danse a été une parenthèse
plus ou moins longue dans leurs vies, mais elles ne se sont jamais projetées en tant que
professionnelles, bien que cette expérience ait été profonde et bien vécue. Elles n’ont pas
choisi la danse comme champ d’intérêt principal dans leurs vies, car l’engagement de la
professionnalisation était trop exigeant pour elles. Le danseur professionnel est celui qui
opère un choix, celui qui se construit par rapport à la danse, qu’il ait une formation
traditionnelle depuis l’enfance, donc une corporéité constituée par l’entraînement, ou qu’il ait
une vocation tardive.
Après 2003, mon travail avec des amateurs plus ou moins expérimentés a continué
seulement dans le contexte performatif de l’atelier chorégraphique où j’ai toujours pratiqué
l’expérience inverse, c'est-à-dire l’introduction de quelqu’un de ma compagnie dans le groupe
des amateurs. En effet, certains styles kinésiques de ce corps non formé à la danse me
fascinent particulièrement et parlent à ma recherche créative. Mon approche avec les amateurs
reste professionnelle, ainsi ils donnent un coup de pouce aux professionnels lors des cours
grâce à leur ouverture créative et ils instaurent un climat fructueux et fécond pour une
recherche « hors-schéma ». Je n’ai pourtant plus intégré d’amateurs au sein de mes spectacles,
car les pratiques et expériences à mettre en œuvre avec la compagnie pour les incorporer
prenaient beaucoup de temps et ralentissaient le projet créatif. C’était plutôt ma méthode
créative et la perception du spectacle de la part du public qui ont focalisé mon intérêt et
conduit ma démarche ; l’expérience avec les amateurs était conclue. Pourtant j’ai ensuite
travaillé25 avec des non-danseurs, des performeurs ou acteurs forts d’expérience de la scène
comme d’une préparation corporelle au mouvement dansé.
Alessandra SINI
Université de Nice Sophia-Antipolis
trajets parallèles et perpendiculaires opposés. Un parcours montant […] pour une partition physique […] comblée de
symboles obsessifs. Ils feuillettent les chambres baroques dont le récit est constitué […] » ; Paolo Ruffini, « Linguaggi vecchi
e nuovi per ogni generazione » Primafila, juillet 2000, p. 85. Les traductions sont personnelles.
25
Je pense à l’installation performative Esatto (2005) ou au solo Praticamente assente (2004). Pour information, voir
www.sistemidinamici.it.
Corps (In)croyables, 2014.