Livre-échange ou protectionnisme : un faux - Jean

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Livre-échange ou protectionnisme : un faux - Jean
Livre-échange ou protectionnisme : un faux dilemme ?
Jean-Marie Harribey1
Le Monde libertaire, Hors série, n° 54, mars-avril 2014
La controverse sur le libre-échange et le protectionnisme est née avec le développement
de l’économie capitaliste, immédiatement avide d’élargissement des marchés, au détriment
des structures traditionnelles bousculées par la dynamique de l’accumulation du capital. Le
libre-échange reçut ses lettres d’accréditation au début du XIXe siècle avec la théorie des
coûts comparatifs de Ricardo, stipulant que l’échange international profitait à tous les pays si
les facteurs de production étaient immobiles. Mais, dès lors que les capitaux se mirent à
circuler grandement dans le monde, la théorie fut démentie. D’où la nécessité d’un
« protectionnisme éducateur », selon la formule de List, le temps que les industries naissantes
puissent résister à la concurrence étrangère. La formule très dialectique de Marx résume bien
le dilemme : « le protectionnisme est conservateur et le libre-échange est destructeur ».
Aussi, chaque grande phase de l’expansion capitaliste est-elle marquée par la
réactivation de cette controverse. C’est le cas de la phase néolibérale actuelle qui a vu les
frontières s’ouvrir aux marchandises de toutes sortes, au fur et à mesure que la liberté totale
de circuler les capitaux approfondissait la division internationale du travail, multipliait les
maillons de la « chaîne de valeur » et profitait des énormes différences de coût de la maind’œuvre. La première conséquence fut la restauration, dès les années 1980, du taux de
rentabilité du capital, avec son corollaire la baisse de la part des revenus des travailleurs dans
le monde entier. La montée du chômage, la précarisation du salariat, la restriction des droits et
plusieurs vagues de délocalisations industrielles s’en suivirent.
Le premier mouvement est alors d’imputer la dégradation sociale à la concurrence des
pays émergents. Les partisans d’une telle démarche prônent donc la restauration de droits de
douane et autres restrictions que les accords du GATT puis l’OMC avaient abolis. Souvent,
ils poussent cette logique jusqu’à proposer que la France ou d’autres pays confrontés à la
même situation quittent la zone euro, voire l’Union européenne.
Protectionnisme : l’envers du décor
Cette vision a le mérite de souligner la gravité des problèmes sociaux posés par la
mondialisation. Cependant, elle n’est pas exempte de contradictions ou d’erreurs de
perspective. Les délocalisations, lorsqu’elles portent sur l’activité principale d’une région,
brisent l’équilibre de celle-ci. C’est donc très grave puisque 20 % des zones d’emplois en
France sont monospécialisées dans des secteurs concurrencés par les entreprises produisant
dans des pays à bas salaire. Mais les délocalisations n’expliquent qu’une toute partie des
destructions d’emplois. L’écrasante majorité de ces dernières sont le fait de la rationalisation
du travail selon les critères de la rentabilité.
Des droits de douane imposés aux frontières nationales ou européenne de 10 %, 20 %
ou plus ne compenseraient pas des écarts de coûts de production allant de 1 à 5 ou 10 dans le
monde. La sortie de l’euro accompagnée d’une dévaluation de la monnaie nationale retrouvée
verrait la dette extérieure libellée en euros augmenter si elle n’était pas annulée, les
importations renchérir, conduisant à dévaluer périodiquement la monnaie. Un contrôle strict
1
Derniers ouvrages : La richesse, la valeur et l’inestimable, Fondements d’une critique socio-écologique de
l’économie capitaliste, LLL, 2013 ; Les feuilles mortes du capitalisme, Chroniques de fin de cycle, Le Bord de
l’eau, 2014.
des capitaux permettrait d’empêcher la fuite massive des capitaux mais pas d’obliger les
capitaux étrangers à financer une dette qui subsisterait. Alors, la menace d’une spéculation
qui se déchaînerait contre la nouvelle monnaie obligerait à s’enfermer dans une spirale de
dévaluations et d’inflation, dont le point final est toujours l’austérité imposée aux salariés,
c’est-à-dire la déflation salariale. Certes, si on ne dévalue pas la monnaie, la spéculation peut
se déclencher sur le taux d’intérêt au lieu du taux de change. Mais, pour empêcher la montée
des taux d’intérêt exigés par les marchés financiers, il suffirait de ne plus financer les déficits
publics sur ces marchés et de réformer profondément en amont la fiscalité.
Comment un État dont les recettes fiscales ont été sciemment diminuées pour alléger les
impôts sur les riches, et qui est trop fragilisé par la crise et la spéculation, peut-il retrouver des
marges de manœuvre puisque son appartenance à la zone euro le prive de la possibilité de
dévaluer ? On ne peut pas bâtir une régulation économique sur la répétition annuelle de
dévaluations. Et, de toute façon, une dévaluation ne produit des effets en termes de
compétitivité extérieure que si elle n’est pas imitée par les autres pays. Cette solution relève
donc d’une stratégie unilatérale, qui n’est pas généralisable sans devenir inefficace, ou bien
sans faire dégénérer un conflit de classes en un conflit entre nations. Et elle a peu de chances
de résoudre des problèmes sociaux qui ne procèdent pas principalement de la concurrence de
pays étrangers mais de l’âpreté des rapports sociaux imposés en interne. La sous-évaluation
du yuan chinois ne doit pas cacher la responsabilité des politiques néolibérales depuis le
renforcement du pouvoir des actionnaires.
Quelle conception du développement transparaît derrière la fermeture des frontières ?
Une croissance économique extravagante au regard de la crise écologique et une
réindustrialisation de nos pays sans se demander quel type d’industrie développer. En
cherchant une solution à la crise par la reconquête des marchés perdus, les partisans de ladite
démondialisation restent prisonniers d’un schéma concurrentiel non coopératif et
productiviste. Une stratégie néo-mercantiliste fondée sur les exportations ne peut pas
compenser (sauf pour un seul pays, par exemple l’Allemagne) les failles du régime
d’accumulation financière. Et l’Allemagne n’aurait pas plus de raisons d’accepter les
dévaluations opérées par ses voisins qu’un mécanisme de solidarité financière à travers des
euro-obligations.
Dans le cadre des politiques néolibérales, l’expérience de la monnaie unique, entre des
pays aux développements très différents, est un échec. Peut-on se replier aujourd’hui sur une
monnaie commune pour la convertibilité extérieure, avec des déclinaisons nationales pour
l’usage interne à chaque pays et une convertibilité entre elles à taux fixes auprès de la Banque
centrale européenne ? Cela pourrait être une solution, à condition de ne pas établir une
discrimination entre pays habilités à entrer dans cette zone nouvelle manière et ceux qui ne le
seraient pas.
Quelques points de ruptures alternatifs
On peut donc envisager des points de rupture qui ne seraient pas consécutifs à une sortie
de l’euro ou à un dispositif protectionniste unilatéral, mais qui débuteraient un processus
visant le cœur de la logique du profit :
- rupture dans la répartition primaire des revenus entre capital et travail parce qu’elle est
au cœur du conflit de classes à l’origine de la crise : cette rupture-là porte sur le niveau des
salaires, mais aussi sur la fixation d’un revenu maximum et sur la réduction du temps de
travail qui conditionne la résorption du chômage ;
- rupture dans la fiscalité avec une réforme radicale pour la rendre très progressive à la
fois sur le revenu et sur le patrimoine ;
- rupture dans les structures financières : socialisation des banques, avec une banque
centrale qui puisse prêter aux États ;
- rupture dans la gestion de la dette : audit citoyen et annulation de la part illégitime des
dettes publiques ;
- rupture avec la course après la croissance sans contenu soutenable, afin d’amorcer une
véritable transition écologique.
Ces points de rupture peuvent être amorcés au niveau national et en aucun cas ils ne
constitueraient une déclaration de guerre économique aux pays étrangers ; au contraire, ils
peuvent être étendus ailleurs.
Autrement dit, le refus du protectionnisme en tant que système, par définition toujours
non coopératif, ne signifie pas le refus de toute protection. Mais les protections doivent être
envisagées de manière sélective et surtout en changeant de nature. Par exemple, pour
reterritorialiser ou relocaliser certaines activités, une taxe au kilomètre de marchandise
parcouru, applicable sur les importations et sur les exportations, est préférable à un droit de
douane unilatéral. Autre exemple, au libre-échange de l’OMC ou au protectionnisme des
partisans de la démondialisation, on pourrait opposer un système d’échanges internationaux
bâti sur des écluses asymétriques des pays pauvres vers les pays riches, la plus forte
conditionnalité étant imposée aux riches, notamment en matière agricole pour que la
souveraineté alimentaire des pays du Sud soit reconstruite et protégée.
Au total, cette discussion est fondamentalement de nature politique car il s’agit de
savoir quelle est la cible principale que doivent atteindre les mouvements sociaux dans le
monde : la logique capitaliste, exacerbée par la finance, et non pas l’étranger.
Quelle régulation mondiale ?
Devant l’incapacité des marchés financiers à s’auto-réguler, les réunions du G20 ont vu
les gouvernements affirmer leur volonté d’encadrer la finance internationale. Mais peu de
résultats ont suivi les intentions affichées. C’est que le problème de la régulation prend une
autre dimension lorsque son objet relève d’emblée du niveau mondial.
Ainsi en est-il de la lutte contre le réchauffement climatique : les États les plus puissants
restent prisonniers de leur allégeance aux exigences des lobbies multinationaux et de leur
croyance aux vertus de la régulation marchande.
C’est également le cas de l’agriculture qui est aujourd’hui caractérisée par la
déréglementation des échanges agricoles, avec pour conséquences, dans les pays du Sud,
l’affectation des meilleures terres aux cultures d’exportation au détriment des cultures
vivrières, la baisse de la demande solvable alors que les besoins s’accroissent, et l’extrême
volatilité des prix de base mondiaux. Les marchés agricoles devraient être rigoureusement
encadrés à l’échelle mondiale pour sortir les denrées agricoles et toutes les matières premières
de l’emprise de la spéculation et des aléas du marché.
Le climat et l’agriculture sont révélateurs de la nécessité de transformer profondément
le modèle de développement sous-jacent à la mondialisation capitaliste. Cet aspect est le plus
souvent laissé de côté par les partisans de la démondialisation, dont la référence principale
reste le modèle fordiste national, certes mieux régulé que le modèle néolibéral, mais qui a
engendré un productivisme dévastateur.
La question qui ne trouve encore de réponse ni chez les adeptes libéraux de la
mondialisation, ni chez les partisans de la démondialisation, ni chez les altermondialistes
sceptiques vis-à-vis de la démondialisation, est de savoir comment on peut stopper le
processus de désindustrialisation des anciens pays industrialisés, tout en reconsidérant le type
de développement industriel. La relocalisation de certaines activités est indispensable, mais on
ne recrée pas facilement des secteurs industriels disparus depuis plusieurs décennies, et on ne
peut envisager une nouvelle division internationale du travail sans un cadre de négociation
susceptible de prendre en compte simultanément les impératifs sociaux et environnementaux
dans une optique plus coopérative que concurrentielle.