pdf s - Martine Noel

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pdf s - Martine Noel
Pur hasard
Un roman de
Martine NOEL-MAUMY
Je souhaiterais dédier ce second livre à tous ceux qui ont aimé le premier et qui, par
leurs témoignages chaleureux, m’ont encouragée à me lancer une nouvelle fois dans
l’aventure. Etait-ce bien raisonnable d’en écrire un deuxième ? La réponse m’a été
donnée par Oscar Wilde :
« Il faut toujours viser la lune, car même en cas d’échec, on atterrit dans les étoiles. »
Merci encore à tous.
« Le hasard, c'est Dieu qui se promène incognito. »
(Albert Einstein/1879-1955)
Chapitre 1
Il est des matins où en ouvrant les yeux, nous n’imaginons pas une seule
seconde que notre vie va basculer. Tels des milliards d’atomes dans l’univers, nos
destins se frôlent, se croisent et parfois se rencontrent. De ces collisions
métapsychiques vont naître ou s’éteindre des destinées. C’est ce que l’on nomme
communément : le hasard.
Il a commencé à pleuvoir à l’aube et c’est le crépitement de l’averse sur son abri
de fortune, qui a réveillé l’homme. Il y a des semaines, maintenant, qu’il n’est pas
tombé une seule goutte et voilà qu’avec la nuit, il n’a pas vu venir le changement de
météo.
Il n’est pas de la région, sinon il aurait remarqué depuis la veille que le marin
s’était levé et il aurait su qu’il est précurseur de pluie. Il s’est précipité au-dehors
pour rassembler les quelques affaires qui traînaient autour de sa tente.
Il a établi son campement provisoire, depuis quelques jours, juste à la sortie de
la ville, tout près des premiers champs de cultures. Il a proposé ses services aux
agriculteurs du coin, mais ils l’ont seulement autorisé à prélever des légumes pour
faire sa soupe. Pourtant, il aurait bien préféré gagner un peu d’argent par son
travail. Il ne demande pas la charité, il n’aime pas ça. Mais c’est souvent ainsi, les
gens le regardent de travers et détournent le regard.
Oh, c’est vrai qu’il ne peut pas vraiment leur en vouloir. Avec ses longs cheveux
poivre et sel attachés en catogan et sa barbe, il n’a pas l’aspect de monsieur tout-lemonde, cependant il met un point d’honneur à rester propre et ce n’est pas
toujours facile. Qui pourrait deviner derrière ce personnage un peu pittoresque,
qu’autrefois il était cadre dans une entreprise prospère ?
Il suffit d’un rien, parfois pour basculer de l’autre côté et pour se retrouver dans
la rue. Pour lui, il a fallu qu’il soit licencié après une vive altercation avec un de ses
supérieurs. Encore un sale tour que lui a joué son fichu caractère, mais même
maintenant, il ne regrette pas son geste !
Certains ont pensé de lui qu’il était orgueilleux, trop fier pour s’excuser. Ils
avaient peut-être raison. Il n’a jamais supporté l’humiliation. Ah, tous ces gens
riraient bien s’ils le voyaient aujourd’hui !
De plus, il était certain de retrouver très vite du travail : il était diplômé,
expérimenté et il avait seulement quarante ans.
Mais rien ne s’était passé comme il l’avait envisagé.
Une fois désœuvré, les choses n’ont fait qu’empirer et sa femme, lassée de ses
sautes d’humeur et des nouvelles difficultés, l’a tout simplement quitté ! Au début, il
n’a pas voulu y croire : elle allait revenir ! Elle n’allait pas le laisser comme ça ! Pas
dans un moment pareil !
Quand il repense à ces évènements aujourd’hui, il réalise que là encore c’était
son orgueil qui l’avait emporté sur ses sentiments. Il avait éprouvé de la colère, car
il s’était senti trahi.
Après, il y avait eu l’alcool pour oublier, et les amis qui ont fini, eux aussi, par se
détourner. Il ne leur en veut pas, il n’a rien fait pour éviter ça. Jusqu’à sa propre
dignité qui a fichu le camp !
Pour ce qui est du travail, qui aurait eu envie d’embaucher quelqu’un puisque
lui-même ne croyait plus en lui ? Alors il a cédé devant les
dettes, la solitude et il s’est retrouvé sans toit, avec un sac à dos pour tout bagage.
C’était il y a bientôt trois ans maintenant et il a bien changé depuis. Qui
reconnaîtrait le responsable un peu arrogant, toujours vêtu en costume et cravate,
dans cette silhouette filiforme et rendue presque juvénile par le jean effrangé et le
sweet informe ?
La couleur des yeux est la même, mais le regard est différent. C’est sa longue
quête qui l’a modifié. Et puis il ne boit plus depuis qu’une nuit, il a été agressé par
une bande de voyous dans un couloir de métro désert. Il a été conduit aux urgences
le lendemain matin et il a réalisé brusquement qu’il avait failli perdre la vie.
L’instinct de survie a fait le reste et il n’a plus touché une bouteille d’alcool depuis.
Sa décision a été facilitée par son comportement de solitaire. Fuyant ses
semblables, ne voulant pas se reconnaître dans leur déchéance, il préférait rester
seul.
Enfin, pas tout à fait seul, car depuis quelques mois, il a Le Chat comme
compagnon d’infortune. Un laissé pour compte comme lui, trouvé au bord de la
route, il ne sait même plus où.
Au fait, à propos de chat, où se cache-t-il celui-là ? Il a dû partir chasser et se
retrouver sous l’averse. Il ne tardera pas à rentrer.
L’homme allume son camping-gaz et pose une casserole sur la flamme. Le café
du matin ! Un moment qui lui en rappelle d’autres, de sa vie d’avant. Il n’aime pas y
penser d’habitude, mais depuis quelque temps il ne peut s’empêcher de revoir des
images. Des images de confort, de bien-être et il se dit que tout ça lui manque et lui
insuffle parfois l’envie de se battre à nouveau. Il en a assez, par moments, d’errer
sur les routes sans but véritable, mais comment sortir de cette vie là ? Il a encore de
la famille à qui il n’a plus donné aucune nouvelle. Il est hors de question d’aller leur
demander une aide quelconque. Jamais ils ne devront savoir !
La journée traîne en longueur aujourd’hui, sans pouvoir bouger de son abri. Il
ne veut pas tremper ses habits, car il n’a qu’un seul autre tee-shirt de sec.
Heureusement, il a de la lecture. Un livre d’un auteur russe, récupéré dans une
poubelle. Il l’a déjà lu autrefois, mais c’est bon de s’évader encore. Jusqu’à hier il
avait aussi son transistor pour lui tenir compagnie, mais les piles l’ont lâché. Il devra
attendre de toucher son aide sociale pour en acheter d'autres, car ce n’est pas
l’essentiel. Plus que trois jours à patienter, trois jours à compter les quelques euros
qu’il a en poche.
La nuit va bientôt tomber et Le Chat n’est toujours pas rentré. L’homme a
profité de quelques éclaircies pour aller marcher dans les champs cultivés et glaner
quelques pommes de terre. Il a bien appelé, mais aucun miaulement ne lui a
répondu.
Il commence à s’inquiéter. Il s’est attaché à cet animal, car il ne perçoit aucun
jugement dans son regard. Il lui arrive même de lui parler par moments, lui qui ne
parle plus à personne.
Demain, il veut reprendre la route et il n’a pas envie de repartir sans lui.
Malgré la pluie qui a redoublé, l’homme se décide à agir. Il retire quelques
vêtements chauds rangés dans un grand sac en plastique et saisit son couteau. Il en
coupe les côtés, fait un passage pour la tête puis, s’en servant de poncho afin de se
protéger un peu, il part à nouveau à la recherche de son compagnon.
Cette fois-ci, ses pas le mènent le long de la route nationale. Ses années de galère
ne l’ont pas complètement endurci et il craint de trouver le petit corps, sans vie,
dans quelque fossé.
Bien que sa voix soit presque étouffée par les voitures qui circulent, il continue
de crier en vain son nom : « le Chat ! le Chat ! ».
La route n’est pas encore très passante à cette heure, mais les automobilistes
roulent vite. Son cœur s’accélère soudain en apercevant une tache sombre sur le
bord de la chaussée. Il hâte le pas tout en redoutant ce qu’il va trouver.
Non, ce n’est pas Le Chat ! Il s’agit seulement d’un vieux lainage mouillé.
L’homme est soulagé et reprend sa marche. Tout en avançant, il essaie de se
raisonner :
— Il n’a pas pu aller si loin ! pense-t-il. Je ne devrais pas continuer à me
tremper les pieds. Je ferais mieux de rentrer ! Il est moins bête que moi, il s’est mis
au sec, lui ! Il va revenir ! Allez, demi-tour !
Au moment de rebrousser chemin, son regard scrute le tournant à une centaine
de mètres devant lui. Il hésite :
—
Je vais jusque-là et je reviens ?
Le temps d’une fraction de seconde, avant même de l’avoir dans son champ de
vision, il entend le moteur. Une voiture arrive précisément dans le virage. Elle va
manifestement trop vite. Le conducteur s’en est apparemment rendu compte lui
aussi et a tenté de ralentir.
Les freins crissent vainement sur le sol détrempé, mais la Golf noire semble
échapper à tout contrôle et zigzague sur l’asphalte luisant.
L’homme, immobile, la voit arriver vers lui. Tout va très vite. Après avoir heurté
une borne qui la dévie de sa trajectoire, elle glisse le long du talus dans une gerbe de
terre et d’herbe mêlées et termine enfin sa course contre un arbre, dans un fracas de
tôles et de verre brisé.
Un court instant, l’homme reste comme paralysé par l’effroi et par la vision
d’apocalypse qu’il a sous les yeux, puis très vite il reprend son sang-froid, traverse la
route en courant, cherchant vainement de l’aide autour de lui. Il est seul.
Le capot a littéralement explosé sous le choc et des flammes commencent à
sortir de l’amas de tôles. L’homme est arrivé devant la voiture. Le conducteur a le
visage replié sur le menton et semble inconscient, coincé par son air-bag qui s’est
déclenché dans la collision. Le pare-brise a aussi volé en éclats et des objets ont été
projetés à plusieurs mètres, dans l’herbe alentour.
—
Il faut absolument que je le sorte de là !
Il essaie d’ouvrir la portière, mais il a beau tirer de toutes ses forces, celle-ci
résiste et refuse de céder. Il fait le tour pour découvrir que l’autre est également
bloquée. Les flammes dégagent une chaleur terrible. L’homme arrache son ciré
improvisé et sa transpiration se mêle à la pluie. Il faut faire vite, car, dans quelques
minutes il sera trop tard.
Pour la première fois depuis bien longtemps, l’homme lance, à sa façon, une
prière au ciel :
—
Bon Dieu, aide-moi ! On va pas le laisser cramer là-dedans !
Il s’arc-boute contre la portière et, coup de chance ou intervention divine, elle
cède enfin. Ses doigts tremblent et il faut encore détacher la ceinture de sécurité
qui, heureusement, n’oppose aucune résistance. A genoux sur le siège du passager,
ne prenant pas garde aux morceaux de vitre brisée qui lui entament la peau, il prend
le blessé par les épaules et le tire vers lui. La chaleur est devenue insupportable dans
l’habitacle. Il s’adresse au blessé comme si celui-ci pouvait l’entendre :
— Désolé mon vieux, je vais peut-être te faire mal, mais j’ai pas d’autre
choix pour te sortir de là !
Soudain, tout près de lui, des mains l’aident à maintenir la tête du blessé pendant
qu’il continue à l’extraire du brasier. Il n’est plus seul ! Il ne prend même pas le
temps de regarder celui à qui il s’adresse :
—
—
Vous pouvez appeler les secours ? Faites vite… s’il vous plait !
Ils arrivent ! Ils vont pas tarder !
Tout va vite à présent. Deux automobilistes essaient d’éteindre l’incendie avec
leurs extincteurs de voitures pendant que l’inconnu et lui allongent le corps meurtri
loin des flammes.
Des gestes que l’homme croyait oubliés lui reviennent : bouche à bouche,
massage cardiaque. Il n’entend pas les sirènes qui se rapprochent. Il ne voit rien
d’autre que ce corps ensanglanté où plus rien ne palpite. Quand des mains fermes
l’ont écarté doucement, il n’a même pas encore réalisé que c’était un corps de
femme qu’il tentait de ranimer.
— S’il vous plait, éloignez-vous monsieur ? On va s’en occuper à présent.
Mettez-vous à l’abri. Vous avez fait du bon travail. Ça va aller !
Il se redresse et se recule, tremblant et bouleversé. Les pompiers l’ont déjà
remplacé auprès de l’inconnue. Une main calleuse lui prend le bras et l’entraine un
peu à l’écart.
— Chapeau, mon gars ! Heureusement que vous étiez là ! C’est moi qui
vous ai aidé à la sortir, mais j’aurais pas su faire tous les gestes que vous avez faits
après ! Je m’appelle Serge Trigout. Je travaille à côté. Je rentrais chez moi avec
l’estafette là-bas. Et vous, lui dit-il en tendant la main, c’est quoi votre nom ?
L’homme hésite, soudain intimidé par cette main tendue et, la voix enrouée par
de trop longs silences, il répond :
—
Gilles Delbos. Je m’appelle Gilles Delbos.
Une voiture, à moitié calcinée, fume encore contre un arbre brisé et noirci, alors
que des pompiers s’affairent autour d’un corps inanimé. Une ambulance vient
d’arriver dans un vacarme presque indécent et tandis que des portières s’ouvrent,
des blouses blanches courent déjà, les bras chargés de matériel. Les gendarmes,
appelés quelques instants plus tôt, font la circulation pour écarter les curieux et
éviter un nouvel accident.
Une estafette grise ainsi qu’un autre véhicule sont garés à quelques mètres de là,
sur le bas-côté de la route nationale et des hommes discutent avec un motard de la
police. Des bribes de phrases hachées par les sirènes, parviennent à dominer le
chuintement des voitures sur l’asphalte mouillé : « … trop vite… dérapé… »
Les gyrophares balaient par flashs réguliers ce crépuscule de juillet, éclairant les
secouristes qui, sous une pluie impitoyable, tentent désespérément de ranimer ce
corps désarticulé et meurtri par la violence du choc.
Elle, elle sait qu’il n’y a plus rien à faire. Elle voudrait leur dire, mais personne
ne l’entend. Elle a l’impression de flotter au-dessus d’une bulle d’air qui renferme
tous ceux qui luttent encore pour la sauver.
Si elle n’éprouvait toutes ces pensées urgentes à communiquer à ceux qu’elle
aime, elle serait presque bien. Elle ne souffre pas, elle ne ressent rien, juste une
espèce de curiosité pour ce qui lui arrive.
Est-ce que c’est ça, mourir ?