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Les Soirées-Débat du GREP Midi-Pyrénées
Saison 2012-2013
Les hommes
entre sexe et genre.
Penser l’après…
Daniel WELZER-LANG
professeur de sociologie et d'études du genre
à l'Institut de sciences sociales Raymond-Ledrut
(département de sociologie de l'université Toulouse II-Le Mirail)
spécialiste de l'identité masculine
conférence-débat tenue à Toulouse
le 6 avril 2013
GREP Midi-Pyrénées 5, rue des Gestes BP 119 31013 Toulouse cedex 6
www.grep-mp.fr
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Les hommes entre sexe et genre.
Penser l’après…
Daniel WELZER-LANG
professeur de sociologie et d'études du genre
à l'Institut de sciences sociales Raymond-Ledrut
(département de sociologie de l'université Toulouse II-Le Mirail)
spécialiste de l'identité masculine
Je suis très content de votre invitation, car je reconnais le GREP pour son
immense travail intellectuel. Ca fait treize ans que je n’étais pas venu, et je me
rends compte qu’il y a une vraie rupture entre la génération présente dans cette salle
et les nouvelles générations. Et cette rupture, je ne suis pas vraiment sûr que vous
ayez les outils pour en saisir le sens. Aussi, comme je suis professeur, vais-je
essayer de vous donner les outils par lesquels on peut penser le masculin, parce que
je suis vraiment persuadé qu’on est construit, comme garçon ou comme fille, ou
comme autre (on verra plus tard ce qu’est cet autre), par une double rupture
épistémologique qu’on vient de vivre sans s’en rendre compte.
Je m’explique. C’est une évidence que le féminisme, le militantisme contre la
domination masculine, a produit des effets importants. J’ai fait une série de
conférences en Bretagne cette semaine, où une dame de cinquante ans m'a déclaré
qu’elle n’a jamais été féministe, mais depuis qu’elle avait vue les Femen à la
télévision, elle était devenue féministe. Autrement dit, il est normal, lorsqu’on est
une femme qui pense, de se battre contre la domination masculine. Et il est normal
pour les garçons d’accompagner cette question-là, même si la manière dont on
problématise la domination masculine est parfois bizarre. Pour parler des réseaux
sociaux, je vais prendre l’exemple de Meetic où il y a une question que les femmes
posent aux hommes : « Je ne suis pas disponible ce soir, je rentre tard, est-ce que tu
es capable de me faire une omelette ? » C’est une question absurde ! C’est-à-dire
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que la personne qui publie cette question se considère déjà comme une mère, une
épouse, une femme soumise au travail domestique. Je connais plein de mecs qui
vont la fuir : avec une maman traditionnelle, ils vont s’emmerder !
Il y a une révolution féministe, et cette première rupture épistémologique va nous
amener à penser les rapports sociaux de sexe. Après 68, les premières féministes
viennent du courant marxiste, qui était omniprésent dans les universités, que ce soit
maoïste ou marxiste traditionnel : et on a analysé les dominations sociales,
politiques avec les outils du marxisme, dont les rapports sociaux de sexe. Le terme
de « rapports sociaux de sexe » n’est pas très sexy, mais il a un avantage par rapport
à la simple « domination masculine ». On sait bien qu’aujourd’hui on a encore un
pays qui vit sous la domination masculine, il suffit de voir le peu de femmes
ministres ou députées, l’écart entre les salaires moyens… Il n’empêche que ça
évolue. On ne peut pas dire aujourd’hui qu’on vive la même chose qu’il y a trente
ans ou cinquante ans. Sans parler même de la contraception chimique, efficace,
réversible, il y a le fait de pouvoir choisir sa vie. Sur la question des violences,
quand j’ai sorti ma thèse en 90 sur les hommes violents, on m’a dit que je racontais
n’importe quoi et qu’il n’y avait plus de domination masculine, et donc, les
présupposés qui fondaient l’analyse de ma thèse, étaient faux : vingt ans après, qui
oserait écrire ça ? Donc, il y a une prise en compte de cette révolution féministe, de
cette contestation de la domination masculine. Dans mes amphis de première année
au Mirail, si je demande «quelles sont les filles qui vont arrêter de travailler quand
elles vont se mettre en couple? », aucune ne lève la main. Et « quels sont les mecs
qui ne feront jamais la vaisselle ou le ménage? » : aucun mec ne peut lever la main,
car sinon il ne draguera plus! Un mec qui dit « à priori, je ne ferai rien à la maison »
va rester tout seul. C’est une évidence que les représentations comme les pratiques
ont changé. J’expliquerai tout à l’heure les problèmes que pose la statistique làdessus.
En gros, qu’a fait le féminisme ? Il s’est battu contre l’androcentrisme.
L’androcentrisme est le fait de centrer ses analyses principalement sur les hommes,
et de traiter autrement ce que font, vivent, pensent, les femmes, comme un truc à
côté. Quand on dit « la France compte 10% de chômeurs, dont 70% de femmes »,
on nous dit qu’il y a un être dominant et que les femmes sont l’exception. Ca va
être légitimé par le sexisme du langage : quand neuf femmes et un homme partent
en bateau, si on dit « elles sont parties au loin», le mec va se sentir offusqué.
L’androcentrisme en sciences sociales, c’est Lévi-Strauss qui dit : « toute la tribu
est partie à la chasse, seules les femmes sont restées au village », Durkheim qui dit
que les femmes sont moins intelligentes, qu’elles ont moins de matière grise que les
hommes ! On part de loin, mais globalement, collectivement, dans nos sociétés on
est revenu à un regard qui essaie de s’éloigner des rapports traditionnels de
domination. C’est important parce qu’on va retrouver ce phénomène d’un groupe
dominant qui se pense normal par rapport à des gens qui seraient « autres » (une
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femme, c’est un cas particulier), on va retrouver ça dans la déconstruction des
sexualités et des nouveaux rapports de domination sur lesquels il y a des luttes qui
se mettent en place. Donc, la lutte contre l’androcentrisme a permis qu’il y ait des
études féministes, a permis le colloque en 1982 « sexe et genre » au Mirail, a
produit des connaissances importantes sur les femmes et le féminin que l’on n’avait
pas. Aujourd’hui, on doit obligatoirement «sexuer» les statistiques, l’INSEE
compte les hommes et les femmes, regarde les évolutions, les rapports de
domination en jeu.
La lutte contre l’androcentrisme a pourtant débouché sur un autre biais.
Maintenant, si on sait ce que pensent et font les femmes, on ne sait plus rien sur les
mecs. On n’a presque pas de travaux sur les hommes et le masculin. Quand on veut
réunir les spécialistes mondiaux des femmes, il faut trouver de multiples
amphithéâtres, mais quand on veut réunir des spécialistes mondiaux des hommes
(comme cela a été le cas au Québec l’an passé), on a quarante personnes. Pour la
pensée critique, c’est très mauvais. Si on ne peut pas débattre, si on ne peut pas
critiquer, si on ne peut pas élaborer collectivement, c’est mauvais. Avec en plus, le
fait que beaucoup de chercheurs-hommes qui travaillent sur le genre travaillent en
fait sur les femmes. Ce qui est une façon d’occulter les travaux sur les hommes : il
y a des chercheurs qui prétendent aujourd’hui que, si on travaille sur les hommes,
on est forcément réactionnaire. Toujours est-il que l’androcentrisme est passé du
niveau un au niveau deux, c’est-à-dire qu'après avoir occulté ce que faisaient les
femmes dans une première version, on va au contraire ne plus parler des hommes,
ne plus déconstruire la catégorie sociale des hommes, faire comme s'il y avait une
sorte de naturalisme : tout le monde aujourd’hui se réclame de près ou de loin du
féminisme, on a un discours sexiste, naturaliste (les mecs sont tous des cochons, les
mecs ne pensent qu’à ça, les mecs sont incapables de faire ceci ou cela…). Il y a
toute une littérature à cent balles qui renforce complètement ce discours. On a donc
besoin de travaux assez fins pour comprendre comment les jeunes garçons
évoluent, comment ils se réorganisent, quels sont leurs rapports avec les femmes…
Ca, c’est la première rupture épistémologique.
La seconde que l’on vit depuis dix ans, c’est la rupture du genre. Je suis sûr que,
quand je suis venu au GREP en 2002, il y a des gens qui se sont dit que j’étais un
mec bizarre! Qui osera dire aujourd’hui que le genre n’est pas central dans nos
sociétés, alors qu’on est en pleine manifestation pour ou contre le mariage pour tous
et toutes ? Alors que les cathos de tous genres voudraient nous faire interdire les
cours sur le genre au lycée parce que c’est prendre parti par rapport aux théories
traditionnelles? Le nouveau pape va être moderne sur la pauvreté, mais ne sera pas
moderne sur les mœurs. Le sociologue Norbert Elias a dit que le XX° siècle serait
le siècle des mœurs. On a des débats politiques aujourd’hui, autour de la querelle du
genre, mais en même temps, on ne prend pas toujours le temps de savoir ce qu’est
le genre.
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Je vais vous proposer une définition (qui vaut ce qu’elle vaut, il y a un minimum
de consensus entre les chercheurs et chercheuses qui travaillent là-dessus, mais on
n’a pas encore de définition très populaire à proposer). Pour moi le genre est défini
comme un système sociopolitique qui construit, organise et hiérarchise la pseudonaturalité des catégories sociales de sexe, dit biologique, en légitimant la
domination masculine hétéronormative. En ce sens, les rapports sociaux de sexe
analysent la domination masculine et ses évolutions, les positions sociales
respectives des hommes et des femmes. Les rapports sociaux de genre s’intéressent
à l’hétéronormalisation des positions des personnes définies comme homme ou
femme.
Concernant les hommes et le masculin, nous avons assisté, ces 40 dernières années,
à une double rupture épistémologique. Celle lancée par les femmes et le féminisme
qui après les années 1968 vont dénoncer la domination masculine et ses effets en
termes d’oppression des femmes, de violences masculines pour asseoir cette
domination. Puis, dès les années 90 sont apparus les débats sur le « genre ».
D’abord le genre fut présenté comme le « sexe social » en parallèle au sexe dit
biologique. Le genre correspondait alors au façonnage social crée par la domination
d’un sexe sur l’autre. Puis, de plus en plus de chercheur-e-s, de militant-e-s, mais
aussi de personnes se revendiquant des sexualités non hétéréonormatives (homo, bi,
trans..) vont s’approprier les questions de genre, souvent reliées aux mouvements et
théories queer, pour déconstruire l’autre soubassement de la domination
masculine : l’hétéronormalisation des corps, des espaces sociaux, des relations et
rapports sociaux…
Ainsi ici, je n’ai pas l’impression qu’il y ait beaucoup de gens qui m’aient vu tout
nu, et pourtant on m’appelle « Monsieur », ça vous semble une évidence. Dans la
théorie du genre il n’y aura plus d’évidence : habituez-vous à ça, il y aura de moins
en moins d’évidence. Autrement dit, on va dire que nos catégories biologiques, être
un homme ou une femme, sont des catégories sociales d’abord, mais qui prennent
un point du biologique en otage, et que s’il y a aujourd'hui deux catégories sociales
pour prendre en compte les hommes et les femmes, il va y en avoir d’autres. C’est
comme ça qu’on va définir les couples, dits ordinaires, comme des couples
hétéronormatifs, et qu’on va vous regarder et vous dire que vous êtes un public
largement cis genre. Autrement dit, les trans-genres ce sont les personnes qui
veulent vivre ou qui pensent vivre dans l’autre sexe, qui demandent (ou qui ne
demandent pas) à la chirurgie et à la justice de réparer l’erreur, et qui vont dire
« nous changeons de sexe ». Et il y a ceux pour qui il y a conformité entre leur
apparence et ce qu'ils pensent être leur catégorie sociale de sexe : ils sont cisgenres. L’intérêt de la distinction entre trans-genre et cis-genre, c’est d’arrêter,
(comme on l'a fait pour les hommes et les femmes), de dire qu’il aurait un groupe
normal et l’autre pas. Dans la théorie du genre, il n’y a plus de catégorie naturelle :
il n’y a que des catégories sociales.
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Il reste l’évidence que si je vis trente, cinquante années dans la peau d’un mec, ça
marque : j’aurais appris à me penser, à me comporter comme un homme. Judith
Butler dit que le genre, c’est un karaoké social : à force qu’on vous ait dit que vous
étiez un homme ou une femme, vous avez fini par le croire. L’intérêt de cette
deuxième révolution épistémologique, c’est de pouvoir, peut-être, penser l’après.
L’intérêt pour nous des transsexuels ou des transgenres c’est de remettre en cause
le binarisme du genre. Le problème, ce n’est pas la personne qui se présente avec
une paire de seins pour s’inscrire à l’université et qui a un numéro de sécurité
sociale qui commence par un, ce n’est pas le nombre de transsexuels qui vont
demander des opérations aux commissions d’experts (à Toulouse, il faut deux ans).
La vraie contradiction, c’est qu’on utilise les transsexuels pour déconstruire les
catégories sociales pour penser homme et femme, et que pourtant, une partie des
personnes qui nous servent à cette déconstruction sont extrêmement stéréotypées :
elles sont plus femmes que femmes, elles en redonnent une couche sur les signes
secondaires qu’on vient attacher à un homme ou une femme. Depuis quelques
années maintenant, un certains nombre de transsexuels ont adopté la théorie queer,
en disant « en définitive, je suis une femme ou un homme, ça ne regarde que moi et
je fais ce que je veux avec mon corps, je ne veux pas être opéré et je resterai
comme ça ». Ils/elles sont qualifié-e-s transgenre. Ils/elles se sont battu-e-s pour
pouvoir changer de sexe par déclaration à la mairie. Autrement dit, je pourrais,
demain aller à la mairie de Toulouse pour déclarer que, si j’ai vécu une partie de ma
vie comme homme, maintenant je veux être une femme. Et le surlendemain, je peux
revenir pour changer encore parce que je me suis trompé-e. C’est surprenant. Mais
quand on a commencé à parler du mariage gay, ça a été surprenant pour tout le
monde. Et d’ici vingt ou trente ans ça nous semblera normal. Parce qu’en définitive,
à qui appartient mon sexe ? Je suis à la Ligue des Droits de l’Homme à Toulouse :
on se bat pour les droits culturels, politiques, sexuels, économiques. Qui détient le
droit de dire que je suis un homme ou une femme ? Est-ce que je peux revendiquer
le fait que mon sexe m’appartient ? Que cela ne regarde pas l’État. Quelle
objection au fait que la mairie de Toulouse puisse, sur simple déclaration, changer
le sexe d’une personne ? On voit tout de suite que ça posera quelques problèmes de
représentation. Il va falloir quelques années pour s’y habituer. Mais je pense que
d’ici vingt ou trente ans, la question transgenre aura la même pertinence, la même
force que la question homo aujourd’hui. Regardez les Gays Pride, ou le
Mouvement LGBT (Lesbiennes Gays Bisexuels, Transgenre) qui s’inscrit comme
un mouvement social. Autrement dit, c’est « je m’en moque de ton avis, de savoir si
c’est bien ou pas bien ; moi ce qui m’intéresse c’est d’avoir les mêmes droits que
tout le monde ». Et dans ces droits communs, il y aurait l’appartenance de genre.
C’est un débat compliqué, qui n’est pas résolu au sein du mouvement « transidentitaire ». Pour les personnes que ça intéresse, je vous conseille d’aller sur le site
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de l’Observatoire des trans-identités à Bordeaux : il y a des textes brillantissimes,
des thèses sur le traitement psychiatrique du transsexualisme. C’est une thématique
qui évolue.
La question « trans » pose la question du masculin et du féminin, et de ce qui en
fait la différence. Mais il n’y a pas que ça : il y a aussi les inter-sexes. En France,
quatre naissances pour mille donnent un individu qui a les deux sexes en même
temps. Il y a sans doute des femmes, qui, dans cette salle ont pris des médicaments
pour éviter les poussées de poils, pour réguler le fait qu'elles ont des hormones
mâles plus importantes que certains hommes ! Il y a sans doute dans cette salle des
personnes qui ont XXY comme chromosomes. On ne le sait pas en général, on ne
fait pas son caryotype. Il y a sans doute dans cette salle des gens qui ont eu à la
naissance les deux sexes. Et le chirurgien a pris l’enfant et a décidé si vous étiez
une fille ou un garçon avec un coup de bistouri. Aux États-Unis, les inter-sexes ont
porté plainte contre les chirurgiens, et/ou contre leurs parents. Ils ont gagnés. A
Lausanne, il y a un groupe composé de chirurgiens, d’andrologues et d’urologues,
un groupe de chercheuses et un groupe d’activistes inter-sexes, qui ont signé un
protocole : on n’opère plus les inter-sexes à Lausanne.
Mais, les transgenres, les inter-sexes, et, on va le voir après, les hétéros
dits « ordinaires », prennent leur part de déconstruction. Ce qui veut dire tout
simplement qu’être un homme ou une femme est plus complexe qu’il n’y paraît.
Alors, oui, il y a des gens qui sont très typés masculin ou très typés féminin ; puis,
entre les deux, il y a plein de choses, du fait du biologique et du fait du social.
L’hypothèse que l’on peut faire dans ce cas là, c’est qu’on est en train de dépasser
les formes de domination par l’explosion de l’appareil catégoriel qui nous permet
de penser les catégories en interactions. Autrement dit, c’est en déconstruisant la
catégorie homme/femme, comme catégorie binaire, qu’on dépasse les dominations
de sexe et de genre. Et on a cinq mille ans derrière nous de domination patriarcale ;
ce n’est pas si facile quand même : le progrès qu’il y a eu en vingt ans est
considérable. Relisez la conférence que j’ai faite ici, il y a dix ans, vous verrez que
c’est complètement différent. Il y a dix ans, il fallait que je prouve qu’on pouvait
être un homme progressiste, qu’on pouvait poser des questions et faire des alliances
avec des femmes.
Maintenant je vais vous parler du mouvement Queer. Le mouvement Queer est
issu de la nouvelle génération homosexuelle et bisexuelle, aux États-Unis postquatre-vingt-dix. Les gens qui vont se réclamer du Queer veulent se distinguer de la
génération précédente, celle qui a commencé la bataille de libération politicosexuelle. Ils/elles pensent qu’il faut articuler toutes les dominations existant dans la
société (les hétéros sur les homos, les blancs sur les noirs…). Les queers sont un
mouvement très activiste : ils/elles n’hésitent pas à faire de la provocation dans les
supermarchés pour montrer comment nos espaces sont hétéro-normés, ce qui
produit des problèmes par à rapport à la socialisation des jeunes qui se sentent
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différents du modèle ordinaire; et pour montrer que, de fait, nous sous-estimons les
groupes dits minoritaires dont l’homosexualité. Le courant queer est présent dans
les universités avec la queer-théorie, qui va utiliser les travaux de Derrida, de
Foucault, pour déconstruire les systèmes catégoriels qui nous servent à penser le
sexe et le genre, ce que j’ai un peu fait devant vous, tout à l’heure. Ces deux
mouvements vont s’exporter en France. On a commencé à parler du genre en
France en 90 dans un colloque du CNRS, avec de nombreuses réactions de la
génération des féministes issues de la première rupture épistémologique qui ne
voient pas pourquoi on parle du genre : parler du genre est conçu comme un
antiféminisme pour cette ancienne génération. Il est plus facile de se penser victime
que de réaliser que l’on est tous dans des rapports de dominants/dominés.
Autrement dit, je suis femme, dominée par les hommes, mais je suis blanche et
hétéro. Donc je vais reproduire dans mes pratiques, mes représentations, ce que je
sais des formes de domination (c’est inconscient), mais je préfère me présenter
comme victime. On a comme ça un cartel de vieilles collègues qui sont ascerbes
avec les études du genre, qui pensent que ça ne sert à rien si ce n’est de les
enquiquiner, elles. Au niveau de l’attitude intellectuelle, il vaut mieux rester dans le
féminisme stricto sensu. Pour moi qui bosse dans le transgenre, il y a des moments
où je n’y comprends rien parce qu’on est dans un processus qui est en train de se
faire. Il y a eu un week-end « trans » à Toulouse, la semaine dernière, avec une
centaine de trans. Les personnes présentes se réclament du courant « Trans-PédéGouines », plus radical, plus proche des punks, des squatters et de l’extrême gauche
que le courant « LGBT », qui est le courant traditionnel des gays et lesbiennes. Le
courant « Trans-Pédé-Gouines un courant extrêmement riche au niveau de la
déconstruction, de l’analyse de terrain. Mais comme toute théorie en élaboration,
parfois on regarde et on ne comprend pas : c’est en pleine évolution. Du coup, on
est dans des dominations multiples, et l’analyse queer se veut d’articuler les
évolutions avec les différents rapports sociaux qui construisent ces dominations.
Là, je vais faire une parenthèse pour parler des courants de pensées qui
déconstruisent le masculin.
Il y a dix ans, il y avait quelques intellectuels hommes qui déconstruisaient la
domination masculine. On se connaissait de près ou de loin. Certaines avaient
participé à un livre collectif sur « Nouvelles approches du genre et du masculin »,
ou à d’autres publications similaires. Mais la masse critique des chercheur-e-s qui
travaillaient autour du sexisme chez les hommes n’était pas assez importante pour
pouvoir le structurer en courant de pensée. Ca commence à se structurer. Dans les
années 70-80, il y a eu, en France, des groupes d’hommes proches des féministes,
militants pour certains, qui ont publié pour certains la revue « Paroles d’hommes »,
d’autres ont fait de l’expérimentation avec la pilule contraceptive pour homme...
Ces courants ont perduré jusqu’aux années 90, avec un discours s’opposant à la
domination masculine, et cependant entendant vivre comme un individu à part
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entière : les féministes n’ayant pas raison sur tout, sauf sur les modes de domination
dénoncés. Et ces groupes ont disparu. Aujourd’hui, face à la nébuleuse des
mouvements et groupes qui travaillent sur les hommes, il y a un mouvement de
pensée de radicaux pro-féministes qui soutiennent que, dès qu’un homme parle
d’un homme, c’est réactionnaire. Nous, les hommes, pour être progressistes nous
devons soutenir les femmes, et le meilleur moyen de soutenir les femmes est « de la
fermer ». On aura dans les prochaines semaines la publication d’un livre de John
Stoltenberg « Ne pas être un homme » qui propose de refuser de se penser comme
individu masculin. Et je suis parfois attaqué par des hommes de ce courant de
pensée parce que je parle des violences masculines, des hommes violents. Oui, je
pense qu’il faut éradiquer la violence faite aux femmes, mais je pense qu’il faut
aussi accueillir les hommes violents. Si, pour une partie des garçons qui se sont
construits comme «homme violent» on ne leurs permet pas de réfléchir pour
changer, ils n’évolueront pas. Pire que ça, j’ai peur de voir un nouveau mouvement
fascisant autour de ça. Quand on écoute un type comme Zemmour, c’est un retour
en arrière, une résistance politique, réactionnaire qui peut être dangereuse. Aux
États-Unis, on a vu des mouvements de pères réactionnaires, avec des positions
extrêmement régressives vis-vis des mères qui se battaient pour leurs droits. Je
pense qu’il ne faut pas laisser les hommes sur le palier de l’égalité. Si on veut
avancer, il faut aussi accepté que l’on puisse être éduqué d’une certaine façon et
que l’on peut changer. Le courant pro-féministe radical dit que je suis réactionnaire
parce que je parle de la souffrance des hommes, et que si on parle de la souffrance
des hommes c’est que l’on attaque les femmes. Pour évoquer parfois les
« souffrances » des hommes, y compris des hommes qui exercent des violences
contre les femmes, je me suis vu caractérisé de « faux ami des féministes » par des
garçons qui par ailleurs, comme antispécistes dissertent sur les souffrances des …
moules et des huîtres [Ont-elles un système nerveux ? Souffrent-elles ? Peut-on les
manger ? Courant plus idéologique que réellement ancré dans la recherche, ce
courant de pensée en niant le sujet développe, je le pense sincèrement, une pensée
totalitaire. Et puis, une confidence toute personnelle dans ce lieu où les hommes
sont appelés à parler d’eux. Je pense — ainsi va la vanité masculine — que je vaux
autant (et j’aime espérer plus) qu’une moule !
Donc il y a un pôle pro-féministe radical, et un pôle réactionnaire que l’on
qualifie depuis le film de Patrick Jean de « masculiniste ». C’est compliqué, parce
qu’on a utilisé ce terme il y a vingt ans pour parler des hommes qui se posent des
questions ; aujourd’hui, « masculiniste », c’est réactionnaire, et on voudrait vous
faire croire que tous les hommes qui essaient de changer les relations
hommes/femmes sont « masculinistes ». Ce n’est pas vrai ! Autant Zemmour l’est,
autant il est important que les hommes puissent réfléchir, discuter, et dire leurs
doutes. On a tellement construit les mecs avec une carapace de certitudes où, au
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contraire des femmes, on ne parle pas de l’intime qu'il est important de dédier des
espaces aux hommes pour qu’ils puissent exprimer leurs doutes. Je pense que c’est
aussi un des moyens pour ne pas tomber sur des problèmes de violences.
Enfin, il y a pour parler du masculin un courant assez fédérateur, que l’on va
qualifier de « masculinités ». Ce courant va essayer de mêler dans son analyse la
question de la domination des hommes sur les femmes, la question de la domination
des hommes gays et l’aliénation des hommes par la domination masculine ellemême. Autrement dit, articuler la question du masculin mais dans l’ensemble des
espaces, pour ne pas aboutir, avec la question de la sexualité, à un isolat qui serait
impensable. C’est ce courant-là qui se définit «pro-féministe libéral pour
l’évolution des hommes et du masculin ». Il faut voir que l’homophobie est un
puissant vecteur de transformation des hommes. On explique aux hommes qu’il
faut être à tout prix un « mec », et il y a une injonction à être un mec, une injonction
sous menace : si tu ne veux pas être un mec, tu vas être une femme, ou un
homosexuel (l’équivalent symbolique des femmes chez les hommes, et on va te
traiter comme tel. Les violences que subissent certains gays, dans la rue, sont une
menace collective pour l’ensemble des hommes qui ne veulent pas ressembler au
schéma viril.
Cela évolue, mais cela permet d’avoir un regard global sur le masculin. Quand je
fais la typologie des hommes qui déconstruisent le masculin, j’y inclus les gays. Je
pense qu’il n’y a aucune raison de penser que les hommes sur lesquels portent nos
travaux sont forcément hétérosexuels. Je pense que l’élaboration du mode de vie
gay est aussi une des formes de déconstruction du masculin. Sans compter que
parfois, dans certains secteurs, on n’a pas trop le choix ; je pense au secteur de la
mode où ce sont les gays qui donnent la tendance. On sait que les produits de
beauté pour hommes augmentent de 10% par an, et 50% des acheteurs sont gays.
Donc, comment faire pour que les mecs s’achètent des produits de beauté et qu’ils
ne se pensent pas efféminés? Il y a un enjeu économique très important.
Je pense qu’après avoir dressé ces différentes formes de dominations, maintenant,
il faut à nouveau distinguer deux choses. Par rapport à la domination des femmes,
on a bien balisé le phénomène, sauf une chose qui fait problème, « la chaussette qui
traîne», dans les couples hétéro-normatifs. J’en parlais déjà, il y a dix ans. Quand
j’étudiais chez les hommes comment ils faisaient le ménage, comment ils
s’organisaient avec leur espace domestique, on s’était rendu compte qu’il y a une
espèce de « double standard asymétrique » dans la manière dont les personnes
socialisées en femmes ou en hommes se comportent par rapport au « propre » et au
« rangé ». En gros, les femmes sont préventives : elles nettoient avant que ce soit
trop sale, le samedi matin, de manière régulière. Alors que les hommes, pour ceux
qui nettoient (ce ne sont pas tous les mecs), sont curatifs : ils nettoient quand ils
voient que c’est sale, chacun ayant son propre degré de tolérance. C’est le problème
du pur et de l’impur exposé par Mary Douglas. Le problème, c’est que j’ai beau
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savoir que c’est symbolique, culturel, si je pense que c’est impur c’est donc sale. Il
y a quelques années, j'ai pris des vacances avec mon fils dans un groupe sous les
tipis, et au dîner, il y avait une grosse gamelle de riz qu’on se partageait, en
mangeant avec les doigts. Devant moi, il y avait un homme avec la main toute sale
qu’il a plongée dans le riz ; et je n’ai pas pu continuer ! J’ai beau être
anthropologue… C’est comme le rapport à la merde. Il y a un bouquin qui s’appelle
« Je bande, donc je suis », qui décrit les rencontres annuelles scatophiles des
motards à la frontière suisse. Il faut s’accrocher ! C’est toujours intéressant pour
nous sociologues d’être choqués, parce que ça nous remet les choses en place.
Et bien, la chaussette qui traîne, c’est pareil. Chez un couple d’hétéro-normatifs,
on va partager le travail domestique. Moi, je suis toujours admiratif quand les
femmes plient le linge : je ne sais pas le faire comme ça, aussi proprement. Quand
c’est le tour de la compagne, pas de problème. Quand c’est au tour du mec de faire,
les femmes se paient une double charge mentale : elles ont la leur et en plus, elles
veulent à tout prix penser ce que le mec doit faire. Lui, n’a pas encore vu qu’il
devait faire. Comment un mec change-t-il de vêtement ? Il renifle : si ça sent
mauvais, c’est sale! Alors bien souvent on le fait à sa place, et il est tranquille. Le
problème, c’est la manière dont, symboliquement, on associe les femmes et les
hommes au propre et au sale. Quelque part, chez les femmes, si c’est sale chez elle,
c’est sale en elle. Une femme chez qui il y a du désordre, on va dire que c’est sale
chez elle parce qu’il y a là quelque chose qui n’est pas conforme à l’ordre du genre
normal, l’ordre qui est attendu d’une femme honnête et responsable. Moi, je suis
seul, j’ai des tas de bouquins et de papiers qui traînent, mais je suis un garçon: on
ne dira pas que c’est sale, et on n’ira surtout pas penser que si c’est sale chez moi,
c’est en désordre dans ma tête. Non, je suis un « poète ». On n’a pas les mêmes
représentations, et du coup, les relations de couple homme/femme sont
compliquées. Le double standard, si vous lisez ce que j’ai écrit, c’est la même chose
pour la sexualité, l’érotisme, la communication ou la violence.
N’empêche que ça évolue et que notre génération ne durera pas tout le temps : les
jeunes générations vont arriver. Je connais un jeune couple de vingt-deux ou vingttrois ans qui s’est mis ensemble il y a un an, et la première chose que la fille a dite
au mec, c’est qu’elle ne savait pas faire à manger ni faire la vaisselle, et qu’elle
n’avait pas envie d’apprendre. Comment on fait ? Pour les générations d’avant,
c’était une évidence pour les femmes que c’étaient elles qui devaient faire, et que le
mec pouvait/devait aider. Aujourd’hui, quand les mecs font un tiers du travail
domestique, les femmes pensent qu'il faudrait l’égalité absolue.
Autre chose sur les chiffres qui concernent l’égalité hommes/femmes: on a
calculé qu'il y a 2h24' d'écart, pour un couple hétéro-normatif dont les deux
travaillent et qui a deux enfants, en travail domestique (hors du temps
professionnel) au détriment de la femme bien sûr: mais là, on n’interroge que les
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couples hétéros. On ne sait rien de ce qui se passe pour les couples de femmes, ou
d’hommes. Et il y a plein de gens qui vivent seuls : à Toulouse, un appartement sur
deux est occupé par une personne seule.
En plus, est-ce que le travail domestique que font les femmes est toujours utile ?
J’habite un vieil immeuble, et la dame qui, avant, habitait au-dessus, passait la
paille de fer et cirait le parquet régulièrement. Moi, j’ai vitrifié ; c’est plus simple.
Quand j’habitais à Lyon, il y avait une dame qui faisait les carreaux tous les jours.
Est-ce qu’un homme progressiste doit faire les carreaux tous les jours ? Autrement
dit, est-ce qu’on doit prendre ce que font les femmes dans le travail domestique
comme quelque chose de forcément utile, ou est-ce qu’on ne pourrait pas le
regarder comme une sorte de soumission des femmes à un modèle de genre. On
peut être étonné du nombre d’heures que vous passez, mesdames, à nettoyer chez
vous. Il reste que le contenu du travail domestique est très peu interrogé. Je pense
que dans le cadre du chantier de l’égalité, on n’aura pas le choix.
Et maintenant, on a les papas perchés. On vient de vivre à Nantes la révolte de
ces hommes, pères divorcés, qui montent sur une grue pour dire qu’ils en ont ras-lebol de ne pas voir leurs enfants. Les médias s’en emparent. Le premier Ministre
impose à deux féministes de recevoir l’association de pères divorcés, le monsieur
descend de la grue, commence à insulter les femmes, à dire qu’elles sont un
ramassis de féministes, qu’elles sont au gouvernement et que les hommes sont mal
compris. Plein de gens sont contents de ces déclarations, car ça prouve bien que les
mecs qui posent le problème de la parentalité égalitaire sont des réactionnaires:
alors, il n’y a pas de débat à avoir! Il est vrai que certains mouvements de pères
divorcés sont particulièrement réactionnaires. Il y a eu un mouvement pour la
condition masculine qui revendiquait que les hommes puissent donner leur
autorisation à leur compagne pour prendre la pilule! Ils n’intègrent pas les droits
qu’ont obtenus les femmes de haute lutte. N’empêche qu’il y a un vrai problème sur
la parentalité. Mais il ne faut pas oublier que la majorité des séparations n’est pas
problématique et ne passe pas forcément par un débat contradictoire, avec deux
avocats différents, au tribunal. Le nombre de divorce avec un fort conflit est très
minoritaire (c’est de l’ordre de 5 à 10%). Et lorsque ce type de divorce passe au
tribunal, il est vrai qu’une partie importante des hommes ne pensent même pas à
demander le droit de garde, le droit d’hébergement : le droit de visite leur semble
suffisant. Il est vrai aussi qu’un certain nombre de mecs, dans un couple
traditionnel, après un divorce, changent et ont envie de passer du temps avec leur
môme. Ils se sentent capable de les élever ; et pourquoi pas ? Ce n’est pas parce
qu’un homme n’a rien fait pendant un nombre x d’année quand il était en couple,
qu’il ne changera pas d’attitude avec ses mômes quelques années après. J’ai vu des
hommes partir à cinq cents kilomètre pour semer leur ex-conjoint et s’occuper des
enfants. Pour éviter le regard des femmes, leurs commentaires: « Ce n’est pas
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comme ça qu'on fait! Fais attention au danger ! Etc. » c’est parfois lourd à
supporter! Et je pense que l’égalité passera par la mise de ces choses là à plat, donc
ne pas les nier, c’est leur donner la place réelle en termes de problèmes politiques
que ça pose. J’ai un copain gay à Lyon. Sa femme le quitte parce qu’il est
homosexuel. La seule association qui accepte de le défendre, c’est le mouvement de
la condition masculine. Du coup, il a un discours assez réactionnaire sur le rapport
des genres hommes/femmes. Il y a des enjeux pour que le débat évolue.
Le troisième point que je vais évoquer est : comment les choses se passent-elles
pour les hétéro-normatifs ? Il y a deux débats qui m’ont intéressé dernièrement, à
propos du livre de Marcella Iacub sur DSK (que j’aime beaucoup - le livre !), et le
livre « Cinquante nuances de Grey » qui est cette trilogie vendue à trois millions
d’exemplaire et qui arrive en France. C'est un « Arlequin » de luxe, sauf que dans
un Arlequin on se donne un baiser entre la page 30 et la page 100, et on n'a le droit
de faire l'amour qu'après la page 150. Dans Cinquante nuances de Grey, le garçon
est SM, il a des fouets, des martinets, des pinces, et il y a des scènes un peu
torrides. Ca signifie qu’il y a des millions de femmes qui lisent ce roman là et qui
érotisent la domination. Naturellement, il y a une morale, et on va savoir dans le
tome deux pourquoi il aime ça. Le fait qu’on intègre dans nos jeux érotiques les
menottes, les baillons, les fouets, les fessées… montre qu’il y a eu une grande
évolution : on est dans la déconstruction en actes de l’hétérosexualité. J’ai écrit sur
mon blog « l’hétérosexualité n’existe pas ». On appelle hétérosexualité l’hétéronormativité. Autrement dit, on a naturalisé, avec l’hétérosexualité, des pratiques,
des positions, des postures sexuelles qui reflètent la domination masculine des
hommes sur les femmes, et la domination du masculin actif sur le masculin passif.
On a appris aux hommes qu’avec notre tête on érotise notre sexe, avec une cravate
entre les deux. On a appris aux femmes qu'il y a des zones à érotiser et pas
d’autres ; je vous conseille de lire Béatrice Préciado, une philosophe queer qui a
écrit différents bouquins sur la sexualité par rapport au modèle industriel, par
rapport aux laboratoires pharmaceutiques, et qui dans « Le contrat sexuel » a un
paragraphe sur l'érotisme du « travail du cul » et qui dit « Pourquoi on ne devrait
érotiser que les organes de la différence ? » Pourquoi, moi, homme, je dois érotiser
le vagin d’une femme et ses seins ? Pourquoi moi, je ne devrais érotiser que mon
pénis ? Elle dit qu’on a tous et toutes un anus : pourquoi ne jouerait-on pas avec ?
En même temps ça nous permettrait de débattre autrement si on disait comment on
joue sexuellement. J’ai parlé du bouquin que je suis en train d’écrire avec une callgirl de luxe en essayant de décortiquer les strates de services qu’elle vend. Pourquoi
paye-t-on trois mille euros pour une nuit avec une femme ? Qu’est-ce qu’elle donne
de plus ? Non seulement elle sait faire : vous n’aurez pas d’angoisses sur votre
virilité, elle vous prendra en charge totalement, elle saura vous soigner, vous
masser si vous êtes trop stressé ; si vous avez des problèmes avec l’argent, elle vous
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parlera de l’Inde, une philosophie très pro-libérale mais matinée d’un peu
d’indouisme. Mais en même temps elle mettra des mots en baisant avec vous, et des
mots qu’on n’a pas l’habitude d’entendre. Ce n’est pas de la pornographie, la
pornographie, c’est très stéréotypé. C’est autre chose. Dans la sexualité et
l’érotisme, il y a cette strate du langage, car on n’a pas été habitué à mettre des
mots là-dessus. Et bien, les bouquins qui sortent actuellement proposent une
vulgarisation de ce vocabulaire.
Donc, pour le dire rapidement, je pense qu’il y a une queerisation de
l’hétérosexualité. Autrement dit, les catégorisations pour penser les hommes et les
femmes sont en train d’être interrogées. Quand je regarde un « chat » de drague sur
le net, je vois des catégories « homme soumis », « couple SM », « couple libertin »,
« femme dominante », « homme bi actif », « femme bi passive », etc. C'est-à-dire
que c'est un chat hétéro avec plein de gens qui ont des micro manières de se
présenter, qui créent des micros identités socio-sexuelles pour draguer. S’ils veulent
draguer comme ça, c’est que ça marche bien dans leur érotisme. On est en train de
voir l’hétérosexualité éclater dans une myriade de catégories. Oui, il y a le SM, le
fétichisme, les bisexualité, et puis, on commence à voir l’interrogation centrale qui
enquiquine les cathos aujourd’hui : la contestation du deux. Pourquoi, forcément,
doit-on vivre à deux ? C’est quoi ce couple homme/femme ? Je vous renvoie au
bouquin de Louis Georges Tin sur l’invention de la culture hétérosexuelle entre le
XIIe et le XVIe siècles. Avant c’étaient les hommes qui érotisaient les rapports
entre eux, ils se battaient et ils baisaient. Dans les chansons de geste on criait son
amour au preux chevalier. Quatre siècles pour que ça passe, et aujourd’hui on
considère l'hétérosexualité à deux comme une forme instituée et normale,
« naturelle ». Est-ce que c’est vraiment la forme la plus pertinente ? Combien de
temps aura duré le modèle du deux, exclusif et normatif ? Pourquoi il y a tant de
divorces ? Dans la première version du PACS proposée par son créateur Gérard
Bach-Ignasse, (un ami, mort aujourd’hui), on pouvait se pacser à trois, quatre,
cinq ; on pouvait se pacser entre frères et sœurs. Autrement dit, c’était l’idée que le
couple ordinaire perdant de sa prégnance, il faut penser des formes de solidarités
civiles, entre nous, dissociées de la sexualité dans nos manières de vivre. C’est ce
que font les gays. On peut être gays, se marier et avoir un contrat de nonexclusivité. Les saunas et les sex-clubs sont faits pour ça. On voit arriver chez les
hétéros cette dissociation entre sexualité et vie sociale. Quand j’ai travaillé sur
l’échangisme, il y a quinze ans, c’était très patriarcal : les mecs échangeaient des
femmes à capital esthétique et revenu équivalents. Aujourd’hui, à Toulouse, il y a
un site qui s’appelle « amieZ.org » avec des groupes de discussions internes, des
groupes de libertins ou bisexuels: ils se donnent rendez-vous à l’entrée des saunas :
St Aubain ou le Privé (avenue de la gloire), se répartissent entre hommes et femmes
pour payer moins cher et entrent. On n’est plus dans l’échangisme… Et, comme par
hasard, ce sont ces mêmes personnes qui manifestent pour le mariage pour tous, ce
sont ces mêmes hétéros qui manifestent dans les Gay Pride et qui commencent à
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revendiquer d’être hétéro sans être réactionnaire ou hétéro-bof. Ils commencent à
s’intéresser à l’historicité du libertinage. Quand on appelait les philosophes des
libertins. C’est en 1789 qu’on a commencé à appeler les libertins qui pensaient des
philosophes. Autrement dit, il y a une logique sociale : on est en train de voir
devant nous la déconstruction de la dernière catégorie qui n’avait pas été interrogée,
à savoir l’hétérosexualité. Et cette déconstruction passe par la remise en cause la
domination des hommes sur les femmes, du masculin sur le féminin. Mais elle
passe aussi par nos représentations dites « ordinaires » d’une sexualité qui serait
plus normale que les autres.
Débat
Un participant - Vous décrivez une évolution, et en comparaison de ce qui se
passe aux États-Unis, on peut avoir l’impression d’être en avance, mais est-ce que
c’est vraiment un progrès, ou une évolution négative de la civilisation ?
Daniel Welzer-Lang - C’est une transformation. Après, je ne suis pas moraliste :
ce n’est pas mon rôle de dire si c’est bien ou mal. Nous vivons ce que François de
Singly appelle la seconde révolution individualiste. Aujourd’hui, nos droits
individuels priment sur tous les autres droits, qu’ils soient familiaux, conjugaux, de
clans, etc. C’est comme ça ! Et on est en train de déconstruire les évidences
individuelles. Et des gens le vivent bien, ceux qui étaient obliger de se cacher parce
qu’ils étaient homosexuels, ceux qui souffraient parce qu’ils étaient transgenres, les
femmes victimes de violences... Donc, on est à une charnière, et c’est compliqué de
dire si c’est bien ou pas. Mais on ne pense plus que toute évolution est
nécessairement progressiste !
Une participante - Je reviens à cette idée d’évolution. Vous dites que le monde
évolue et c’est vrai que, maintenant, chacun fait ce qu’il veut. Il me semble que
vous avez souvent décrit des situations de comportements qui relèvent, de mon
point de vue, de la sphère intime et non de la sphère sociale. Et il me semble que
cette évolution pose le problème de notre seuil de tolérance. On n’est plus dans le
« qui se ressemble s’assemble », mais on côtoie plutôt le « qui on accepte » dans
son champ de tolérance. Et ce qui me gène, c’est que je me demande si on ne crée
pas des communautarismes (s’ajoutant à ceux qui existent déjà), comme les
transgenres, du fait d’une tolérance sociale assez limitée, qui crée un repli sur soi et
ce qui est comme soi, ce qui est à l’opposé de ce qu’on entend par le vivre
ensemble. Ce qui me gène aussi, et qui est lié à votre profession, c’est cette idée de
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catégories : alors que l’homme ou la femme peuvent, dans leur vie, parcourir tous
ces champs que vous avez décrits, pourquoi les réduire à des catégories ? Pour moi,
il y a des comportements, des situations, des rencontres.
Daniel Welzer-Lang - Oui, tout à fait. Pour moi, les catégories sont poreuses,
plastiques, et surtout pas naturelles. Mais je suis sociologue et non pas
psychologue. Avec Chantal Zaouche, au Mirail, on conduit un séminaire de
troisième cycle depuis six ou sept ans sur le thème : entre sociologues et
psychologues, pour analyser le genre, (en particulier les hommes et le masculin),
comment se forger des méthodes communes, un vocabulaire commun ? Ca marche
bien, Chantal est psychologue et moi sociologue, mais on est tous uniques. Si on
interroge neuf cents personnes, on peut dire qu’on a l’avis de la France. Mais on a
beau être tous et toutes différents, on se ressemble un peu tous. Donc, on peut faire
des catégories.
Concernant le communautarisme, je me pose les questions : qui suis-je ? D’où
est-ce que je parle ? Donc, quand j’appartiens à un groupe dominé, je suis content
de retrouver des gens comme moi, de pouvoir me battre, de reprendre de l’estime
de moi. Je crois qu’on appartient tous à des communautés –j’ai dit tout à l’heure
que j’étais juif- et ce sont les communautés des autres qui nous enquiquinent ; les
nôtres ne sont jamais remises en cause. Tous les ans, il y a un repas national de la
communauté juive à Paris, où le Président de la République vient. Par contre s'il
allait à une manifestation équivalente chez des Musulmans, ça poserait problème..
Aujourd’hui il y a un débat sur le communautarisme, mais il vise ce qui n’est pas
blanc. Je pense qu’en France nous avons un problème avec notre mémoire
coloniale, et ça commence à se décanter, parce qu’il y a de moins en moins de
personnalités politiques au pouvoir qui aient fait la guerre d’Algérie. On commence
à pourvoir parler de certaines choses autrement. Il est clair que quand on a été
combattant en Algérie, on a du mal à avoir un regard objectif. Je suis juif mais pas
croyant, je suis juif parce que mon grand-père à été dans un camp de concentration.
J’ai des copains musulmans qui ne sont pas croyants, mais à force qu’on leur dise
qu’ils ne sont pas musulmans, ils finissent par crier très fort qu’ils sont musulmans.
Et puis, quand on regarde le nombre de lieux où on peut se faire enterrer à
Toulouse, quand on regarde les mosquées, quand on regarde comment on considère
globalement les gens qui viennent d’ailleurs, on peut comprendre que des gens se
regroupent. Mais ce ne sont pas vraiment des communautés, ce sont des groupes de
lutte. Il faut lire Saïd Bouamama. Si on ne fait rien, ça peut devenir plus violent que
ça.
Une participante - Je suis bien d’accord sur cette question de la catégorisation
avec cette tendance à dire qu’il y a le masculin et puis le féminin, mais pourtant,
entre les deux, il y a plusieurs choses. Comment sortir de cette difficulté qui fait
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que partout, il y a un masculin et un féminin. Comment peut-on entrer dans une
interaction avec l’autre sans tenir compte de cette catégorisation ? La première
question que l’on pose quand on rencontre quelqu’un avec un très jeune enfant,
c’est «est-ce un garçon ou une fille?». Quelle est cette nécessité impérative de
savoir si la personne que j’ai en face de moi est un homme ou une femme ?
Daniel Welzer-Lang - Je crois qu’il y a un problème d’évidence. Quand, dans
une salle de cours, vous avez deux personnes transsexuelles qui vous disent « je
suis transgenre », forcément vous l’intégrez dans le discours. Au fur et à mesure
qu’il y aura une reconnaissance de droits pour les personnes qui ne veulent être ni
homme ni femme, on changera de façon de parler. Je crois que c’est comme ça
qu’on va dépasser la domination masculine. On n'atteindra l’égalité que si les
catégories n’ont plus d’importance. Mais ce qui veut dire aussi qu'on va définir ses
choix sexuels autrement. On est dans une révolution anthropologique. On ne sait
pas comment ça évoluera, mais on sait que les certitudes catégorielles issues de la
Révolution Industrielle sont en train de fondre. Concernant le mariage pour tous, le
ministre Vincent Peillon a dit qu’il n’y avait pas de débat à l’école, que tout le
monde était d’accord, que toute l’école laïque était pour le mariage gay et lesbien,
que toute l’école laïque est d’accord pour que l’on fasse de l’éducation à
l’homophobie, qu'il y a une démultiplication des demandes pour faire de
l’éducation contre l’homophobie. Je pense qu'il exagère, je n’ai pas l’impression
que tout le monde soit prêt, aujourd’hui, à dire qu’il n’y a plus de différence. Mais,
c’est un processus. Je n’ai pas de proposition à faire, mais je peux remarquer le
retard de l’école sur le sexisme. J’ai une étudiante qui fait une thèse là-dessus, et on
voit que même les références anti-sexisme sont très stéréotypées sur le masculin.
Un participant - Je voudrais revenir sur le mariage gay, qui montre qu'une autre
institutions est en crise, le mariage en tant que tel. On voit très bien que la question
de la filiation, qui pose tant de problèmes dans le mariage gay, est un problème qui
se pose aussi dans les mariages hétéros, c’est-à-dire que maintenant on peut avoir
un père et un beau-père ou une mère et une belle-mère.
Ma question : quelle est la violence symbolique sur les inter-sexes, au sens où
Bourdieu l’a définie ? Et si on déconstruit le masculin et le féminin, est-ce qu’il y a
symétrie dans la déconstruction du masculin et du féminin ? Est-ce qu’il n’y a pas
un rapport dissymétrique, du fait qu’on reste dans un courant balisé en tant
qu’homme? Et en tant que femme, n’y a-t-il pas une difficulté supplémentaire à
déconstruire un modèle qui a été celui du dominé ? Il est toujours plus facile de
déconstruire lorsque l’on appartient au groupe dominant.
Et enfin, toute cette évolution dont vous parlez est toujours liée aux rapports de
production : Marx disait qu’une société évolue par rapport aux facteurs de
production. Vous parliez des queers aux Etats-Unis, et on voit comment le ressenti
individuel peut être mis en connection à travers le monde avec beaucoup de
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personnes. On voit comment les groupes de pensée essaiment beaucoup plus vite de
nos jours, et là ce n’est pas le fait de webmasters, mais c’est parti de la base où des
gens voulaient redéfinir leur identité comme plurielle. Donc, à quel point cette
révolution épistémologique tient-elle aux changements de modes de production où
la force humaine, la force masculine, n’est plus aussi déterminante qu’avant, où
l’interconnexion de l’individu est plus importante qu’avant et où la lutte des
femmes n’est plus en analogie avec les autres luttes des dominés, comme c’était le
cas dans les années 70.
Pouvez-vous nous donner des indications sur cette révolution qui commence,
mais avec des issues différentes.
Daniel Welzer-Lang - Merci pour cette question. Vous avez raison, il n’y a
jamais de symétrie entre la déconstruction des dominants et des dominés, et même
temps, il y a un positionnement à avoir en tant que dominant ou dominé, mais on ne
le choisit pas. Autrement dit, on naît avec une certaine morphologie qui va nous
assigner à un sexe ou à l’autre : donc la déconstruction va prendre des voies
particulières selon que l’on est dominant ou dominée.
Sur la question du travail et des luttes professionnelles, je n’ai pas fait de
développement, alors qu’il y a des évolutions consubstantielles sur la question du
masculin liées aux changements dans le monde du travail avec le chômage,
l’omniprésence des femmes et la féminisation des métiers – ce qui n’était pas le cas
il y a vingt ans.
Concernant les transgenres et les inter-sexes, il est évident qu’il y a une violence
symbolique. Et c’est compliqué, parce que plus les groupes se structurent et se
reconnaissent comme groupe inter-sexe ou transgenre, plus ils s’identifient : plein
d’inter-sexes se sont découverts inter-sexe par la lecture. Pour l’instant, on n’a pas
fait de problématisation centrale sur cette question là ; il y a peu de gens qui font
des recherches par dosages hormonaux ou caryotype pour vérifier l’éventualité
d’une inter-sexualité. Actuellement, on ouvre la question avec des anthropologues
qui nous montrent qu’en fonction des cultures de nos sociétés, les modèles de
parentalités, de conjugalités, de sexualités sont d’une grande diversité. Je vous
conseille de lire Maurice Godelier là-dessus. Le social se transforme en
permanence, les sociétés créent des modèles anthropologiques en permanence, et
nous-mêmes sommes peut-être en train de créer un nouveau modèle. Le vivre
ensemble c’est aussi d’innover au niveau des formes fondamentales du lien social.
Un participant - Vous avez dit que, depuis 15 ou 20 ans le regard porté sur
toutes ces problématiques a beaucoup évolué. D’abord, au niveau du savoir, on sait
des choses que d’immenses catégories sociales ignoraient. La tendance (lente)
semblait être l’acceptation, et pourtant, on vit aujourd'hui un mouvement
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politiquement organisé, structuré, armé, financé, pour mettre un terme au débat sur
le mariage pour tous, qui correspond à une espèce d’effervescence de rejet qu’on
n’aurait pas imaginée il y a cinq ans ou dix ans. Ne pensez-vous pas que ce qui fait
ce rejet dépasse, et de loin, le simple fait de la non-acceptation de certaines mœurs,
comme on dit, différentes de celles des hétéro-normés ? Au début de l’exposé, vous
avez évoqué la place de la théorie queer, et vous avez bien dit qu’une des
caractéristiques de ce courant là, très structuré aux Etats-Unis et presque ignoré
chez nous, c’est bien de fédérer toutes les dominations, ce qui les associe au
racisme, à l’islamophobie, à l’intolérance, à toutes les formes de phobies sociales
existantes, ce qui en fait un acteur naturel du débat social. Et c’est bien parce qu’il y
a une fédération de toutes ces dominations que Judith Butler insiste sur la place
centrale de la norme, dans la société, qui crée des intolérances : la norme étant ce
qui est accepté, valorisé, et le reste étant hostile, voire condamnable. On est dans un
débat de fond sur le plan social, avec des replis identitaires à l'échelle de catégories
sociales et parfois communautaires, mais aussi à l'échelle nationale ou continentale.
Le choc des civilisations est une forme de repli identitaire à l'échelle de
civilisations. Donc, ce qui se joue dans le rejet des mouvements d’émancipation ou
d’acquisition de droits qui paraissent légitimes, c’est un enjeu de pouvoir et
d’équilibre des pouvoirs. Ce qui est en jeu, ce sont les différentes formes de
servitudes ou d’aliénation qui passent par la norme, en dépassant simplement le
domaine des mœurs. Est-ce que vous ne pensez pas que l’enjeu est aussi large que
ça ?
Daniel Welzer-Lang - Oui, tout à fait ! Mais l’enjeu, c’est que ça vous a obligé,
tous et toutes, à soutenir les pédés et les lesbiennes. Imaginez qu'en 81, quand
Gaston Deferre décide de supprimer le fichier des renseignements généraux pour
les homosexuels, il y a eu une levée de bouclier pour que les gays et les lesbiennes
aient les mêmes droits que tout le monde. Quand on a créé le PACS, tout le monde
était content. Alors, le choc avec l’Eglise catholique romaine et les autres religions,
c’est qu’une partie des intellectuels progressistes ont été obligés de s’intéresser à la
question LGBT, alors qu’auparavant, elle semblait secondaire. Or là on remet au
centre de la scène et du débat des questions liées à l’intimité alors que, justement,
on ne parlait pas beaucoup de l’intimité. On préfère largement les luttes sociales sur
le travail, l’égalité salariale ; l’intimité, c’est embêtant parce que, consciemment ou
inconsciemment, on se rend bien compte que ces nouveaux modèles émergeants
vont nous poser questions ; peut-être pas quand on a soixante ou soixante-dix ans et
que l’on a une longue expérience, mais pour nos enfants et nos petits-enfants
certainement. Depuis 1994, (date à laquelle on a sorti un livre sur ce thème), on a
beaucoup de témoignages sur l’homophobie. Aujourd’hui, on a affaire aux parents
inquiets sur l’avenir de leur enfant homosexuel. Il y a une transformation
fondamentale sur la façon de poser ces questions-là et comment les intégrer dans
l’analyse générale. Et puis l’Eglise catholique a voulu marquer un grand coup. Elle
a perdu, en Amérique Centrale, en Espagne. Donc, là, ils nous font croire qu’ils
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peuvent gagner, mais en même temps les églises se vident. Certes il y a un repli sur
le religieux et le mysticisme, mais par rapport à la France catholique de De Gaulle,
il y a une différence. Sur dix dernières années, on a vécu une transformation
profonde de ce rapport-là.
Un participant - Je voudrais revenir sur la définition sur le genre car ça a été
vraiment trop vite et je n’ai pas pu suivre. Ensuite, à partir de là, j’entends une sorte
de paradoxe au niveau du discours : le genre est défini comme construction sociale
et même temps, il y a constamment des références au biologique et ça me pose
question. Est-ce que c’est une stratégie pour faire passer un message, ou est-ce que
l’analyse est comme ça ? C’est mon premier point.
Deuxièmement, est-ce que penser autrement une identité ce n’est pas penser une
altérité de l’identité ? Vous dites aussi « je suis homme, je n’existe pas comme
sujet ». Comment penser l’individu et le sujet dans ce contexte là ? Je m’intéresse à
la pensée chinoise, avec le Yin et le Yang qui sont des identités relatives, et je me
demandais si ce n’était pas une manière de penser ces identités.
Daniel Welzer-Lang - Je ne répondrai pas sur la philosophie chinoise, que je
connais mal. Dans le travail qu’on a fait avec Chantal Zaouche, on a montré qu’il
avait un certains nombre de théories sur le genre où le sujet n’existait plus (et en
particulier sur les hommes). Il y avait des discours totalitaires qui donnaient des
pistes de changement, qui essayer d’imposer aux hommes différentes formes de
changement, sans que les hommes puissent être sujets de leur propre histoire. Et les
théories qui disent que dans un rapport dominants/dominés, les dominants n’ont pas
à parler mais juste à écouter les dominés, et les dominés ont forcément raison parce
qu’ils sont dominés, sont des théories totalitaires, parce qu’on n’est pas que
dominés. Quand il y a un rapport dominant/dominé, il y a une dialectique, et le
dépassement de la domination ne peut se faire que par le dépassement des
catégories créées par la domination. Bourdieu le disait : la libération gay est
contradictoire, la libération ce serait de dépasser le vocable même d’homosexuel. Et
pour avoir ce moment-là, il faut faire exister une communauté, montrer très fort la
différence pour avoir un vrai rapport à l’altérité : l’altérité, c’est fondamental. Il
faut penser l’autre sans penser la hiérarchie. Le problème, c’est quand on a des
couples d’oppositions homme/femme, homo/hétéro, transgenre/cis-genre, des
couples d’oppositions binaires qui hiérarchisent les catégories sociales.
Et ma définition du genre, c’est de dire qu’au contraire, le genre biologique
masculin ou féminin n’existent pas, ce n’est construit que sur des catégories
sociales avec le biologique au centre. Mais il peut y avoir d’autres catégories : on
pourrait faire une catégorie de gens qui ont les yeux bleus par rapport à ceux qui ont
les yeux marrons. Et on dirait que les yeux bleus c’est un peu mieux, et qu'avoir les
yeux bleus et les cheveux blonds c’est mieux qu'avoir les yeux bruns, et les
cheveux noirs… Comment faire exister des couples binaires sans hiérarchisation ?
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Or nos systèmes catégoriels naturalisés décrivent des formes de domination, sinon
ils n’existent plus. Je pense que le biologique existe mais de manière très
différente ; je pense que le biologique décrit des personnes que l’on pourrait
qualifier principalement d’hommes ou de femmes, mais ce n’est qu’une
qualification sociale qui peut bouger, et en même temps, il y a un continuum dans
lequel il y a des gens qui ont un caractère plus masculin ou plus féminin, que ce soit
au niveau du physique ou des choix de vie. Ca révolutionne la théorie des identités.
Je vous signale que Claude Dubar, le sociologue de l’identité classique, vient de
sortir un livre sur la crise des identités où, à partir de l’analyse du genre, il dit qu’il
s’est trompé, qu’on peut changer, parce que ce ne sont que des catégories sociales.
Un participant - Moi, je suis d’une génération qui a vécu des variations sur le
sexe rapides et difficiles à comprendre. Je suis né dans un village paumé dans la
platitude de la Beauce, avec des traditions chrétiennes très puissantes, où la cheville
d’une femme avait encore une valeur érotique. Depuis, il s’est passé beaucoup de
choses auxquelles je n'ai rien compris. Mais depuis que je vous ai écouté, je suis
complètement paumé. Dans notre société qui est dirigée par des valeurs
économiques et financières, en vous écoutant, je me suis demandé quelles sont les
représentations commerciales qui vont me faire penser que le monsieur qui est en
face de moi à raison. Tout est un marché, aujourd’hui, alors est-ce qu’il y a des
marqueurs commerciaux, économiques qui vont m’aider à comprendre tout ce que
vous nous dites ? Quand je regarde autour de moi les affiches qui ont un lien direct
avec le sexe, je vois essentiellement des femmes déshabillées, et pas vraiment autre
chose. Alors, est-ce que ça n’est pas été suffisamment loin pour qu’il y ait des
représentations commerciales qui à ce moment là auront un impact tel que ça
s’intègrera d’une manière beaucoup plus claire dans la pensée sociale.
Daniel Welzer-Lang - Regardez un peu la place des travestis dans les médias.
Voyez ce programme court qui passait avant vingt heures, Samantha, cette histoire
de travesti qui vivait avec un garçon : ça a tenu plusieurs saisons ! Regardez
Almodovar ! Il y a certaines représentations qui évoluent. Maintenant, je ne suis pas
venu pour vous vendre la vérité. Ce qui est logique, c’est que quand on commence
à entendre ces discours-là on se pose des questions. C’est bien de se dire qu’on ne
comprend plus rien. Il y a des gens qui changent de vie, qui transforment le monde,
qui font des propositions ; et il y a quelque chose qu’on ne veut plus, c’est la
domination masculine, c’est la violence faite aux femmes, c’est la misère, les
guerres…Comment fait-on pour y arriver ? C’est compliqué. Je suis là pour vous
poser des questions, pas pour vous donner des réponses. L’intérêt, c’est que ça entre
dans votre sphère de questionnement.
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Un participant - Merci : c’est tout à fait réjouissant de pouvoir déconstruire mes
présupposés. J’ai entendu des réserves quant à l’acceptation et l’accompagnement
de cette évolution, et ça me mène directement à une question : l’accompagnement
actif de cette évolution des catégories ne nourrit-elle pas en nous l’acceptation
bienveillante de la différence, et de toutes les différences ?
Daniel Welzer-Lang - Oui, tout à fait, en sachant qu’il existe aujourd’hui des
dispositifs pour les personnes qui ont des troubles avec la sexualité ; il y a un
espace magnifique ici, rue d’Aubuisson, que Pierre Cohen a inauguré. Il y a des
associations qui accueillent les jeunes victimes d’homophobie. Il y a des
associations qui accueillent les femmes victimes de violence, elles sont
accompagnées jusqu’au tribunal. Mais on n’a rien encore pour les hétéros hommes
ordinaires ! En Allemagne, en Espagne, ça existe. Je fais partie des gens qui ont
monté un centre pour hommes violents à Lyon, il y a quelques années, mais ça a
fermé faute de subventions. On fera le bilan plus tard de savoir pourquoi il y a des
blocages en France qu’il n’y a pas dans d’autres pays européens. Je pense que
l’accompagnement social, il va falloir le retravailler. Et on n’aura pas trop le choix.
Un participant - Il y a une chose dont vous n’avez pas parlé ce soir qui est la
procréation. Jusqu’à un passé assez récent, c’était un des derniers domaines où le
genre était bien défini : la femme qui portait les enfants, l’homme qui apportait la
semence, et il fallait bien les deux sexes pour réaliser la venue d’un enfant. Or, il y
a eu des évolutions scientifiques extraordinaires. Est-ce que la violence des
réactions sur le mariage pour tous, (qui parle pourtant très peu de la procréation,
alors que c’est sur ce problème là que les réactions sont les plus vives), n’est pas
une réaction à l’effondrement du dernier domaine où les choses restaient claires ?
Ce qui explique ces réactions qu’on aurait pu penser d’arrière garde.
Autre point, quand on a parlé de ces sujets là à François Hollande, il a répondu
qu’il allait y avoir une commission de bioéthique pour réfléchir à la question, et
qu’il se rangerait à son avis. Vous, en tant que sociologue, pensez-vous que cette
commission de bioéthique ait ici une justification, soit capable de dire la norme, et
de fournir une réponse adaptée à la société actuelle ?
Daniel Welzer-Lang - Je pense que François Hollande, comme d’autres gens de
sa génération, est mal à l’aise avec ce problème. Il est clair que le renvoi à cette
commission lui permet de se débarrasser de cette question. Par contre quand les
cathos sont dans la rue, ils sont obligés de dire que ce n’est pas contre
l’homosexualité, qu’ils ne sont pas contre le mariage gay. En plus, il est clair que
là, se sont les gays et les lesbiennes qui veulent singer les hétéros avec le mariage.
Ce qui est contradictoire, c’est qu’une partie des gens qui étaient contre le mariage
descendent dans la rue. En même temps, ça donne une évolution de ce qui est
pensable ou pas pour les intégristes chrétiens. Ils ne peuvent plus dire aujourd’hui
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qu’ils sont contre l’homosexualité, donc il reste la procréation. En même temps, on
sait qu'on peut prendre sa voiture et aller à Barcelone, ou à Bruxelles. Donc, c’est
un débat absurde.
Un participant - Dans le monde sportif, il y a une question qui se pose depuis
trente ans : qu’est-ce qu’une femme ? Dans la compétition, les hommes (qui sont
censés être plus forts que les femmes) et les femmes ne concourent pas ensemble.
Mais apparemment, en trente ans de recherche, on n’a pas encore trouvé ce qui était
spécifique aux femmes, car ça pose toujours des problèmes.
Daniel Welzer-Lang - Je botte en touche et je renvoie aux travaux de Christine
Menneson, qui est sociologue à l’UT1, et spécialiste du sport. Mais c’est une vraie
question. La question est aussi de savoir pourquoi les sports ne sont pas mixtes ?
Des travaux d’Américaines ont montré que, si on faisait courir les hommes et les
femmes quinze mille mètres, et non cinq mille ou dix mille, les femmes seraient
plus douées ! Mais c’est un vrai débat.
le 6 avril 2013
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titulaire d’un doctorat de sociologie, de
sciences sociales et d’une habilitation à diriger des recherches, est
professeur de sociologie et d'études du genre, à l'Institut de sciences
sociales Raymond-Ledrut (département de sociologie à l'université
Toulouse II-Le Mirail). Il est également membre du Centre d'études des
rationalités et des savoirs (CIRUS, UMR 51932 du CNRS, de
l'université de Toulouse-le Mirail) depuis 2003. Ses travaux reprennent
les avancées des théories féministes sur le patriarcat, l'oppression des
femmes, la domination masculine. Mais la spécificité de ses travaux est
qu'ils sont centrés sur les hommes et le masculin. Avec Chantal
Zaouche (professeure de psychologie, spécialiste de la psychologie du
développement), il coordonne depuis 2005 un séminaire
pluridisciplinaire des écoles doctorales de l’université Toulouse LeMirail sur « les hommes et la masculinité »
Daniel Welzer-Lang est cofondateur en 2010 du « réseau international
des recherches sur les hommes et les masculinités », dont le secrétariat
est assuré par l’Equipe « Masculinités et Société» (Centre de recherche
interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux
femmes – CRI-VIFF, Québec). En 2011 il crée un master professionnel
centré sur les questions de migration, de genre et de solidarité (master
MISS). En 2011, il crée aussi l’Université Populaire du Mirail qui créée
des liens entre l’Université Le-Mirail et les quartiers populaires qui
l’entourent.
Daniel Welzer-Lang,
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Daniel Welzer-Lang
est l'auteur de
•1988 : Le Viol au Masculin, Paris, l'Harmattan.
•1991 : Les Hommes violents, Paris, Lierre et Coudrier.
Réédition en 1996 par les éditions Côté femmes, Paris.
3ème réédition 2005, Petite collection Payot, Paris
•1992 : Arrête, tu me fais mal…, Montréal, Paris, éditions Le Jour,
VLB. 2ème réédition 2005, Petite collection Payot, Paris.
(Traduit en espagnol : 2007 : La violencia domestica a
traves de 60 preguntas y 59 respuestas, Madrid, El libro de
bolsillo, Alianza Editorial.)
•1993 : Les Hommes à la conquête de l'espace domestique, Montréal,
Paris, Le Jour, VLB (avec Jean-Paul Filiod).
•1994 : Prostitution, les uns, les unes et les autres, Paris, Anne-Marie
Métaillé (avec Lilian Mathieu et Odette Barbosa).
•1996 : Sexualités et Violences en prison, ces abus qu'on dit sexuels
en milieu carcéral, Observatoire International des Prisons,
Lyon, éditions Aléas (avec Lilian Mathieu et Michaël Faure).
•1998 : Violence et masculinité, Montpellier, éditions Scrupules (avec
David Jackson).
•2000 : Un mouvement gai dans la lutte contre le sida : les Sœurs de
la Perpétuelle Indulgence, Paris, l'Harmattan, coll. « logiques
sociales » (avec Jean-Yves Le Talec et Sylvie Tomolillo).
•2004 : Les hommes aussi changent, Paris, Payot.
(Traduit en italien en 2006 : Maschi E altri maschi, Gli uomini e
la sessualità, Torino (Italie), Giulio Einaudi editore.)
•2005 : La planète échangiste : les sexualités collectives en France,
Paris, Payot .
•2007 : Utopies conjugales, Paris, Payot.
•2008 : Les hommes et le masculin, manuel de cours, Paris, Petite
collection, Payot.
•2009 : Nous les mecs, essai sur le trouble actuel des hommes, Paris,
Payot.
•2013 : Propos sur le sexe, Paris, Payot.
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Ouvrages dirigés
•1992 : Des Hommes et du Masculin (avec Jean-Paul Filiod), Aix-en-Provence,
université de Provence - CREA, université Lumière Lyon 2, CEFUP, Presses
Universitaires de Lyon, (Bulletin d'informations et d'études féminines, n.s.).
•1994 : La Peur de l'autre en soi, du sexisme à l'homophobie, Montréal, VLB
(ouvrage collectif coordonné avec Pierre Dutey et Michel Dorais).
•1996 : Les Faits du logis : épistémologie et socio-analyse de la condition de
l'opérateur, Lyon, éditions Aléas (avec Laurette Wittner).
•1999 : Prostitution et santé communautaire, essai critique sur la parité, Lyon,
éditions Le Dragon Lune (avec Martine Schutz Sanson).
•2000 : Nouvelles approches des hommes et du masculin, Toulouse, Presses
Universitaires du Mirail, coll. « féminin & masculin ».
•2003 : Genre et sexualités, Paris, L’Harmattan, (avec Gérard Ignasse).
•2005 : Les hommes : entre résistances et changements, Lyon, éditions Aléas
(avec Yannick Le Quentrec, Martine Corbière, Anastasia Meidani).
•2005 : Welzer-Lang D., Le Quentrec Y. Corbiere M., Meidani A., Pioro S., Les
hommes en changements, actes du séminaire européen sur les résistances
masculines aux changements, février 2004, Université Toulouse Le Mirail.
•2011 : MasculinitéS : état des lieux, Toulouse, Eres (Avec Chantal Zaouche).
•2012 : Comparutions immédiates : quelle Justice ? Regards citoyens sur une
justice du quotidien, Ligue des droits de l’Homme de Toulouse, Toulouse,
Eres (coord. avec Patrick Castex).
Actes de colloques, de séminaires
•1998 : Entre commerce du sexe et utopies : l'échangisme, Actes du premier
séminaire européen sur l'échangisme, Toulouse, Mars 1998, université
Toulouse-Le Mirail, département de Sociologie (Université de Barcelone),
département d'Anthropologie sociale et Philosophie, Universitat Rovira i
Virgili (Tarragone).
•2005 : Les hommes en changements, Actes du séminaire européen sur les
résistances masculines aux changements (Toulouse, les 20-21 février 2004),
Université Toulouse Le-Mirail, Département de sociologie, Aléas (avec
Yannick Le Quentrec, Martine Corbière, Anastasia Meidani, Sophie Piorro)..
•2007 : Des hommes et du masculin, Etudes et travaux de l’Ecole doctorale
TECS, Université Toulouse Le Mirail (avec Chantal Zaouche-Gaudron).
•2009 : Des hommes et du masculin II , Etudes et travaux de l’Ecole doctorale
TECS, Université Toulouse Le Mirail (avec Chantal Zaouche-Gaudron).
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