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Pet Milk
ujourd’hui, je me suis préparé un café soluble
avec du Pet Milk 1 que j’ai regardé se répandre
comme de la neige. Ce n’est pas que j’apprécie
particulièrement son goût mais j’aime le voir tourbillonner dans le café. En réalité, ce que je préfère c’est utiliser
l’ouvre-boîtes. L’aspect de la boîte de Pet Milk ne laisse
aucun doute quant à sa fonction — compacte, sans
rebord, sa forme même suggère qu’elle pourrait condenser
le lait sans difficulté. L’ouvre-boîtes mord nettement la
partie supérieure, et un liquide épais, d’une apparence et
d’une viscosité différentes de celles du lait, s’échappe de
l’empreinte triangulaire. Le Pet Milk n’est pas du vrai lait.
Pour commencer, sa couleur n’est pas la même. Elle a
quelque chose qui rappelle le passé comme le vieil ivoire.
Ma grand-mère en versait toujours dans son café. Quand
des camarades passaient à la maison pour s’asseoir autour
de la table de la cuisine, elle leur demandait toujours :
« Prenez-vous le café avec de la crème et du sucre ? » La
crème, c’était du Pet Milk.
Sur cette même table se trouvait un poste de radio en
A
1. Marque américaine de lait concentré.
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plastique jaune que ma grand-mère réglait habituellement
sur une station qui diffusait des polkas, bien qu’il lui
arrivât parfois de manquer de peu la bonne fréquence et
d’écouter une station grecque, espagnole ou encore ukrainienne. A Chicago où nous vivions, tous les pays incompatibles d’Europe se trouvaient compressés à l’extrémité
droite du cadran. Elle semblait ne pas s’en apercevoir tant
qu’elle n’entendait pas parler anglais. La radio fonctionnait continuellement, réglée à bas volume. La partie supérieure du poste était gauchie et sa couleur tournait à l’ambre
du côté où se trouvaient les lampes. Je me rappelle le son
de cette radio les après-midi d’hiver après l’école quand,
assis à la table de ma grand-mère, j’observais le Pet Milk
tourbillonner en nuages dans le café fumant, tout en apercevant, par la fenêtre, le ciel faire la même chose au-dessus
du dépôt de chemin de fer, de l’autre côté de la rue.
Je me souviens aussi avoir revu, beaucoup plus tard, le
même ciel tourbillonnant dans de minuscules verres à
liqueur remplis d’un cocktail dénommé King Alphonse :
les volutes de la crème de cacao, montant par explosions
successives, y faisaient fleurir des nuages comme sortis
d’un kaléidoscope à travers les couches d’une crème
épaisse. C’était au Pilsen, un petit restaurant tchèque dans
lequel Kate, ma petite amie, et moi nous rendions parfois
le soir. C’était notre première année après la sortie de
l’Université et nous étions encore stupéfaits d’avoir
déniché de vrais emplois — autre chose que serveur ou
pompiste comme quand nous étions étudiants. J’étais
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chargé, dans une banque, de vérifier les références des
emprunteurs. Kate occupait un poste d’un niveau légèrement supérieur à celui de dactylographe chez Hornblower & Weeks, une société d’investissement bien
connue. Les films destinés à la formation du personnel de
ma banque insistaient sur l’importance de l’apparence
vestimentaire, d’une présentation nette et soignée, même
pour des employés qui, comme moi, travaillaient au téléphone dans les bureaux du sous-sol. La firme de Kate
donnait aussi des directives similaires — les jupes, par
exemple, devaient couvrir les genoux. Elle avait des
genoux charmants.
Kate et moi nous retrouvions parfois au Pilsen après le
travail, habillés comme nous l’étions au bureau, chacun
ayant une certaine conscience de son élégance, comme
si nous étions des imposteurs vêtus d’un déguisement.
La salle du restaurant était meublée de petites tables
rondes en chêne et nous avions l’habitude de nous asseoir
dans un coin, sous un tableau intitulé « Musiciens des
rues à Prague » et d’y parler de nos plans d’avenir comme
s’il s’agissait d’issues de secours. Elle envisageait d’aller
enseigner dans une école primaire en Europe et je voulais
présenter ma candidature aux Peace Corps. Évoquer nos
projets nous faisait rire et nous rapprochait mais, d’une
façon ou d’une autre, nous empêchait aussi d’accorder à
notre relation une importance autre que temporaire.
C’était vraiment la première fois qu’il m’arrivait d’éprouver
l’absence de quelqu’un dont j’étais encore si proche.
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Les serveurs du Pilsen portaient une courte veste noire
sur un long tablier blanc. C’étaient des hommes âgés
venus du Pays. Nous étions des clients assez réguliers pour
avoir notre serveur attitré, Rudi, un nom qu’il prononçait
en roulant le « R ». Rudi ôtait les arêtes de nos truites,
assaisonnait nos salades et, à la fin du repas, apportait du
bar la bouteille de crème de cacao avec deux verres à
liqueur et une petite cruche de crème épaisse afin de
préparer les King Alphonse à notre table. Nous l’observions remplir à moitié nos verres de liqueur brune et sirupeuse, puis tenter de déposer soigneusement par-dessus
une couche de crème. S’il ne parvenait pas à faire flotter
la crème, nous n’avions pas à payer le cocktail.
« A propos, Rudi, qui était King Alphonse ? » lui demandais-je parfois, tâchant de le déconcentrer et, si cela ne
marchait pas, j’imprimais du pied un tremblement à notre
table, de façon à faire remuer imperceptiblement le verre
pendant qu’il versait la crème. Nous parvenions généralement à boire un verre sur le compte de la maison. Rudi
savait ce que je faisais. C’est même lui qui avait eu l’idée
de servir les King Alphonse à notre table et suggéré le truc
de la faire vibrer. Je pense que cela lui faisait plaisir bien
qu’il semblât préoccupé par la façon dont j’écarquillais les
yeux pour mieux observer les formes à l’intérieur du verre
à liqueur. « Ce n’est pas un microscope, disait-il, buvez ! »
Il nous aimait bien et nous lui laissions un pourboire.
C’était bon d’être là et de pouvoir nous offrir un repas.
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Kate et moi avions convenu de nous retrouver au Pilsen
pour un dîner célébrant mon vingt-deuxième anniversaire.
C’était en mai et il faisait anormalement chaud. J’avais
desserré mon nœud de cravate. Avant même d’avoir
consulté le menu, nous avions commandé une bouteille
de Mumm’s et une douzaine d’huîtres chacun. Rudi nous
fit une remarque malicieuse en nous servant les huîtres sur
des plateaux garnis d’un lit de glace. Elles venaient juste
d’être ouvertes et l’on pouvait respirer leur effluve marin.
J’avais déjà entendu des blagues sur les vertus aphrodisiaques des huîtres mais considérais cela comme un mythe
— le genre d’idée qu’ils ont encore au Pays.
Nous avons pressé nos citrons et ajouté de petits morceaux
de raifort, puis avons fait glisser les huîtres dans nos
bouches avant de rincer les coquilles avec du champagne
pour en boire le jus frais et salé. Assis à la table voisine, un
couple rougeaud nous observait avec la répugnance qu’inspirent souvent les mangeurs d’huîtres dans le Midwest.
Nous avons fini de les engloutir en riant. J’étais déjà un
peu éméché, ayant bu trop vite, et commençais à me sentir
empli d’une énergie euphorique et lancinante. Kate leva
une coquille pleine à ras bord pour porter un toast :
— Aux Peace Corps !
— A l’Europe ! répondis-je, et nous fîmes tinter nos
coquilles.
Elle toucha mon verre avec le sien en murmurant :
— Joyeux anniversaire ! et soudainement, se pencha pardessus la table pour m’embrasser.
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Elle était toute rouge quand elle se rassit. J’aperçus alors
son visage se refléter dans la vitre qui protégeait
« Musiciens des rues à Prague ». J’avais toujours aimé la
contempler ainsi par le biais de miroirs ou de fenêtres.
Les reflets de sa beauté m’avaient toujours surpris. Je lui
avais avoué cela un jour, et elle avait semblé éluder le
compliment en me disant : « C’est parce que tu sais t’y
prendre pour trouver ce que tu cherches », comme si
c’était un secret sur lequel j’avais trébuché. Mais cette fois,
voir son image voltiger comme un fantôme sur une
Prague imaginaire, c’était contempler un futur d’où elle
aurait disparu. Je savais ne devoir jamais en rencontrer
une autre qui me soit plus belle.
Nous avions réglé son compte à la bouteille de champagne
et restions assis, les doigts entrelacés au-dessus de la table.
Je transpirais. Je pouvais ressentir sa propre chaleur à
travers sa jupe, sous la table où nos jambes se touchaient.
Nous n’avions pas encore commandé le dîner. J’ai laissé
de l’argent sur la table et nous nous sommes dirigés vers
la sortie d’un pas mal assuré, appuyés l’un contre l’autre.
— Rudi comprendra, dis-je.
Dans la rue, la lumière était aveuglante. Un soleil
rougeoyant aux rayons obliques rasait la cime des plus
hauts buildings. J’enlevai ma veste pour la jeter par-dessus
mon épaule. Nous nous arrêtâmes dans l’embrasure de la
porte d’un magasin de chaussures pour nous embrasser.
— Allons quelque part, dit-elle.
Ma chambre était la plus proche mais le camarade avec
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qui je la partageais devait déjà être rentré. Kate habitait
Evanston, dans le nord. Cela nous sembla bien loin.
Nous coupâmes par une rue latérale, passant devant une
caserne de pompiers pour aboutir à un petit parc dont le
portail était déjà fermé. J’ai serré Kate dans mes bras
contre la haute grille en fer. Nous pouvions sentir l’odeur
des lilas provenant d’un buisson juste derrière la clôture.
Alors que je sautai pour saisir la branche qui nous
surplombait, la manche de ma chemise se déchira à une
pointe de la grille, et une pluie de pétales tomba sur nous
quand je relâchai le rameau.
Nos pas nous conduisirent vers le métro. La période de
pointe s’achevait ; nous avons dû sauter dans le dernier
express se dirigeant vers Evanston. Après s’être élevé du
tunnel jusqu’au sommet de la voie aérienne, le train roulerait sans arrêt jusqu’à Howard, terminus de la ligne. Tous
les sièges côte à côte étant occupés, nous nous tenions
debout, chancelants, à l’avant du wagon, à côté d’une
cabine de service vide. Nous forçâmes la serrure pour nous
y introduire et je fis claquer la porte derrière moi.
Poursuivant sa route vers le nord dans un bruit de
ferraille, le train se balançait et cahotait. Nos corps s’efforçaient d’en suivre le rythme pendant que nous nous
embrassions. Le soleil avait cuivré les vitres du côté du
train où nous nous trouvions. J’avais relevé sa jupe audessus des genoux, l’avais remontée encore plus haut
pour que le soleil illumine entièrement ses cuisses, et
l’avait enfin enroulée autour de sa taille. Elle ne cessait de
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m’embrasser, jouant des hanches pour nous faire épouser
chaque secousse du train.
Nous passions à toute vitesse devant des murs de briques
roussies, des fenêtres grises, des appentis dont le soleil
soulignait la silhouette à l’arrière des immeubles, des toits
et des cimes d’arbres — le paysage du El tel que je l’avais
mémorisé à travers les vitres du métro pendant toute une
vie d’aller et retour : l’enseigne en forme de pied du pédicure devant Fillerton ; les banderoles resplendissantes de
Wrigley Field à Addison ; les sigles TRANSIENT WEL COME sur les murs écaillés d’anciens hôtels ; des affiches
déchirées et souillées de graffiti ; le vieux cimetière juste
devant l’Avenue Wilson. Sans même regarder, je savais
presque exactement où nous nous trouvions. A l’intérieur
de la cabine, nos souffles courts couvraient le fracas des
roues sur les rails. J’essayais de ralentir, de prolonger tout
cela, et quand elle me couvrit la bouche de sa main, j’ai
tourné la tête pour regarder par la fenêtre.
L’express était en train de freiner légèrement, diminuant
un peu sa vitesse comme chaque fois qu’il traversait une
station. Je pouvais voir le long du quai en bois des visages
flous nous regarder passer — hommes d’affaire levant la
tête de leurs journaux pliés, femmes agrippant leur sac à
main ou à provisions. Je pouvais lire l’expression de
chaque visage, comme figée quand nous apparaissions
l’espace d’un éclair. Un lycéen en manches de chemise,
seize ans peut-être, des livres serrés sous le bras et fumant
une cigarette, nous aperçut et, juste avant que son visage
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ne s’efface, un large sourire lui découvrit les dents alors
qu’il ébauchait un signe de la main dans notre direction.
Quand il eut disparu, je me tournai vers Kate, oubliant
tout — les stations traversées, le ciel incandescent et même
la sensation qu’elle puisse me manquer — mais je ne
pouvais me défaire de la vision du gamin. C’était comme
si je me tenais debout sur ce quai, avec mes livres d’école
et une clope au bec, au cours de l’un de ces innombrables
et interminables après-midi après les cours, quand je me
trouvais pour ainsi dire hors du temps, attendant tout
simplement un train, et il me revint combien j’aurais alors
aimé voir des gens comme nous filer sous mes yeux.