Le bitcoin : une menace virtuelle
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Le bitcoin : une menace virtuelle
M archés M archés Anthony Baert, Economist ING Economic Research Le bitcoin : une menace virtuelle ? Depuis plusieurs années, les monnaies virtuelles ont le vent en poupe. La plus célèbre d’entre elles, le bitcoin, a d’ailleurs fait couler beaucoup d’encre ces derniers mois, même s’il ne s’agit que d’une série de bits sur un ordinateur. Qu’est-ce qui rend donc cette nouvelle technologie si attrayante ? Quels risques comporte-t-elle ? Le bitcoin, au même titre que les autres devises virtuelles, constitue-t-il une menace pour les monnaies conventionnelles telles que l’euro ? Une création cryptographique Les monnaies virtuelles se distinguent du dollar ou de l'euro en ceci qu’elles sont indissociablement liées à leur propre système de paiement décentralisé. Ainsi, tous les utilisateurs cryptent et vérifient leurs paiements au moyen d’une technologie de cryptage. C’est la raison pour laquelle il est question de « crypto-monnaies ». Comment le bitcoin fonctionne-t-il exactement ? Il repose sur ce que l’on appelle la « chaîne de blocs », c’est-à-dire un fichier journal reprenant toutes les transactions effectuées en bitcoins après vérification. Cette série de codes est accessible à tous les utilisateurs du bitcoin. Après avoir téléchargé le logiciel du bitcoin et la chaîne de blocs sur votre ordinateur – une opération gratuite – vous pouvez vérifier n’importe quel paiement réalisé en bitcoins. Ce contrôle est indispensable pour éviter qu’une même transaction ne soit exécutée plusieurs fois. À cet effet, vous devez permettre à votre ordinateur de résoudre des algorithmes complexes, un processus laborieux appelé « minage », en référence à l’extraction de l’or. Après avoir été vérifiés, les paiements sont regroupés dans un nouveau « bloc », lequel sera ajouté à la « chaîne » et partagé avec le réseau. En guise de récompense, les « mineurs » se voient offrir 25 bitcoins par bloc « miné ». Ce système rend le piratage informatique ardu et peu intéressant. Ardu d’une part, car chaque nouveau bloc intègre de l’information sur l’ensemble de la chaîne existante. En conséquence, ceux qui chercheraient à modifier une transaction dans le but, par exemple, de se transférer des bitcoins devraient pirater non seulement le bloc concerné, mais également tous les maillons ultérieurs de la chaîne. Bref, une mission presque impossible. Peu intéressant d’autre part, car il est plus simple de gagner de l’argent en mettant son ordinateur au service du système de paiement plutôt que de tenter de le pirater. La rémunération du « minage » de bitcoins constitue l’unique source de création monétaire, sans nécessiter l’intervention d’une banque centrale. Le logiciel a été conçu d’une manière telle qu’un nouveau 4 o u t l i n e / AVRIL 2014 bloc ne peut être ajouté à la chaîne – et 25 nouveaux bitcoins ne peuvent entrer en circulation – que toutes les 10 minutes. Il est inutile de se servir de plusieurs ordinateurs pour accélérer le processus de « minage », car le degré de complexité des algorithmes à résoudre augmenterait de façon exponentielle. Ainsi est assuré un flux indépendant et constant de bitcoins. Le programme prévoit cependant une baisse de la récompense attribuée pour les nouveaux blocs, jusqu’à ce que soit atteint le plafond de 21 millions de bitcoins… aux alentours de 2140. En ce moment, nous avons déjà dépassé la moitié de ce nombre. La création de bitcoins étant générée par la vérification des paiements effectués dans cette crypto-devise, il apparaît clairement que cette dernière ne peut être envisagée sans son système de paiement. Cela signifie qu’il est impossible de conserver ses bitcoins sur un compte bancaire ordinaire. Après leur création, vos bitcoins intègrent ainsi un portefeuille virtuel sur votre ordinateur, protégé à l'aide de codes. Au lieu de passer par le processus de « minage », vous pouvez également acheter des bitcoins existants sur des marchés virtuels à un taux de change déterminé. Anarcho-capitalistes et trafiquants Quels sont les avantages de ce système ? En lançant le bitcoin en 2009, le mystérieux programmeur Satoshi Nakamoto poursuivait un but précis : en finir avec le monopole monétaire et l’ingérence des États. Aussi son projet trouve-t-il un important écho auprès des libertaires et des anarcho-capitalistes, qui souhaitent limiter les pouvoirs de l’État, voire le supprimer entièrement. La gestion politique globale de la crise n’est pas non plus étrangère au succès rencontré par la devise virtuelle. Les libertaires reprochent par exemple aux banques centrales de mettre en péril la valeur de l’argent en injectant autant de liquidités dans le circuit monétaire. La technologie « pair à pair » qu’utilise le bitcoin est une manière de se soustraire au contrôle des États. Le bitcoin présente également l’avantage de l'anonymat. Certes, la « chaîne de blocs » contient l’ensemble des paiements effectués, mais tous les utilisateurs prennent des pseudonymes et toutes les transactions sont cryptées. Ce n’est donc pas un hasard si l’identité de l’énigmatique Satoshi a elle-même longtemps fait l’objet de nombreuses spéculations. Puisqu’il garantit l'anonymat, le bitcoin convient parfaitement à ceux qui souhaitent rester discrets sur leurs activités. C’est pourquoi jusqu’à récemment la devise virtuelle était utilisée abondamment sur les marchés noirs en ligne, pour le trafic de drogue et la pornographie ou encore à des fins de blanchiment d’argent. Ce n’est que lorsque la monnaie a culminé à 1.100 dollars à la fin de l'année dernière pour ensuite connaître de violentes fluctuations que les autorités de surveillance ont commencé à s’y intéresser de plus près. Elles se sont d’abord attaquées aux marchés noirs, ce qui a donné lieu à plusieurs arrestations dans différents pays. Peu de temps après, la banque centrale chinoise a interdit à ses institutions financières d’avoir recours au bitcoin. L’Occident, quant à lui, privilégie la piste de la régulation à celle de l'interdiction. Benjamin Lawsky, le régulateur financier de l’État de New York, a ainsi déclaré récemment que les avantages potentiels de la crypto-monnaie l’emportaient sur les risques. Malgré la régulation accrue du bitcoin, il semble toutefois que le défi majeur qu’il doit relever vient de l’intérieur. En effet, vu que cette devise n’est pas couverte par une autorité centrale, sa crédibilité est intimement liée à celle de son système de paiement. Et ces dernières semaines n’ont pas été de tout repos. En février, la principale bourse virtuelle de bitcoins MtGox a fait faillite en raison de problèmes techniques, entraînant la disparition de plusieurs millions de bitcoins. Une semaine plus tard, la plate-forme Flexcoin a dû fermer ses portes à la suite d’une attaque informatique. Bien entendu, il n’existe aucune forme d’indemnisation pour l’argent perdu ou volé. Il ne reste plus aux victimes que leurs yeux pour pleurer. Bulbes de tulipe En réalité, ces problèmes techniques et l’exploitation du bitcoin à des fins criminelles ne constituent pas un obstacle majeur à l’utilisation de devises virtuelles. Il s’agit là de maladies de jeunesse qu’il est possible de combattre grâce aux améliorations technologiques et à des mesures de surveillance. Les vrais problèmes sont plutôt d’ordre économique, en tant que devise et en tant que produit d’investissement. L’argent remplit plusieurs fonctions : c’est un moyen d'échange, une unité de compte et une réserve de valeur. Or, pour remplir ces fonctions comme il se doit, il faut que l’argent soit accepté partout. C’est pourquoi il est essentiel pour une devise que l’on ait confiance en elle. Par le passé, cette confiance reposait sur un arrimage à l’or ou à un autre bien possédant une valeur utilitaire intrinsèque. À l’heure actuelle, les garanties d’État ont pris la place de cette valeur intrinsèque. Une devise est déclarée moyen de paiement légal, ce qui vous garantit qu’elle sera acceptée partout, et une banque centrale se charge de protéger la valeur de cette devise à travers sa politique monétaire et ses réserves de change. Comme précisé ci-avant, le bitcoin ne jouit pas de cette couverture. La décision d’accepter ou non cette monnaie dépend dès lors du degré de confiance envers les États ou envers un système de paiement virtuel. Étant donné l’état douteux dans lequel se trouve ce dernier, nous ne pensons pas que monsieur tout-le-monde soit disposé pour l’instant à adopter massivement le bitcoin comme moyen d’échange. En conséquence, il demeure entre les mains des spéculateurs, son cours reste particulièrement volatil et il n’est pas en mesure de remplir ses fonctions de monnaie. À présent que la crise économique semble s’estomper lentement, tout indique que le bitcoin n’est pas près de sortir de cet équilibre précaire. Imaginons toutefois que le bitcoin soit accepté partout comme moyen de paiement. La devise n’en aurait pas moins du plomb dans l’aile, car la masse monétaire qu’il constitue est limitée. D’une part, il faut savoir que les actifs dont l’offre est peu flexible sont particulièrement sensibles aux bulles spéculatives. Il suffit de songer au marché de l’immobilier, ou à la « tulipomanie » aux Pays-Bas au 17ème siècle. Lorsque les cours de ce type d’actifs montent en flèche, les investisseurs se ruent dessus pour les revendre plus tard à un prix supérieur, ce qui les rend inadéquats comme moyen d’échange. C’est également le sort que devrait connaître le bitcoin, à ceci près qu’à l’issue d’un krach « ordinaire », personne ne perdra sa maison ou ses bulbes de tulipe. D’autre part, en raison de son manque de flexibilité, le bitcoin ne pourrait pas suivre l’évolution de l’activité économique. En période de croissance économique, il faudrait financer de plus en plus de transactions tout en conservant une masse monétaire fixe : le bitcoin serait alors voué à être en déflation permanente. L’écueil économique du bitcoin (et des autres crypto-monnaies) est qu’il ignore totalement le rôle d’une politique monétaire. Or, celle-ci a pour mission de viser la croissance de la masse monétaire afin de stimuler l’activité économique tout en maîtrisant l’inflation. Pour ce faire, il est essentiel d’analyser la situation économique et d’influencer les attentes des acteurs du marché – et aucun programme informatique ne peut remplacer l’homme dans cette entreprise. Mieux vaut dès lors que le bitcoin ne serve pas de nouvelle monnaie de réserve internationale. Cela étant, Benjamin Lawsky a raison d’affirmer qu’il ne faut pas pour autant interdire le bitcoin et les autres monnaies virtuelles. Si d’un point de vue strictement économique, elles sont vouées à l’échec, au niveau technologique, elles semblent toutefois promises à un bel avenir. En effet, utiliser des systèmes de paiement décentralisés sans frais de transaction constitue un véritable défi pour des entreprises spécialisées dans le traitement de paiements internationaux, telles que Western Union. La technologie de cryptage employée dans la base de données ouvre également un champ de possibilités qui paraît infini. Gardons-nous donc de jeter le bébé avec l’eau du bain. ◾ o u t l i n e / AVRIL 2014 5