chapitres 1 à 10

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chapitres 1 à 10
MISSION 1
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EN ENFER
CHAPITRES 1 À 10
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Publié en Grande-Bretagne par Hodder Children's Books, sous le titre : The Recruit
© Robert Muchamore 2004 pour le texte.
© Casterman 2007 pour l'édition française
Tous droits réservés. Toute reproduction, même partielle, de cet ouvrage est interdite.
Une copie ou reproduction par quelque procédé que ce soit, photographie, microfilm,
bande magnétique, disque ou autre, constitue une contrefaçon passible
des peines prévues par la loi du 11 mars 1957 sur la protection des droits d'auteur.
Traduit de l’anglais
par Antoine Pinchot
1. Un simple accident
James Choke détestait les cours de chimie. Avant d’entrer au
collège, il s’imaginait que cette discipline consistait à manier des
tubes à essai afin de provoquer des jets de gaz et des gerbes
d’étincelles. En réalité, il passait chaque leçon, assis sur un tabouret, à recopier les formules que Miss Voolt gribouillait sur le
tableau noir, quarante ans après l’invention de la photocopieuse.
C’était l’avant-dernier cours de la journée. Dehors, la pluie
tombait et le jour commençait à décliner. James somnolait. Le
laboratoire était surchauffé, et il avait passé une grande partie de
la nuit précédente à jouer à Grand Theft Auto.
Samantha Jennings était assise à ses côtés. Les professeurs
adoraient son caractère volontaire, son uniforme impeccable et
ses ongles vernis. Elle prenait ses notes avec trois stylos de couleurs différentes et couvrait ses cahiers pour les garder en bon
état. Mais dès qu’ils avaient le dos tourné, elle se comportait
comme une vraie peau de vache. James la haïssait. Elle ne cessait
de se moquer ouvertement de l’aspect physique de sa mère.
— La mère de James est si grosse qu’elle doit beurrer les bords
de sa baignoire pour ne pas rester coincée.
Les filles de sa bande éclatèrent de rire, comme à leur habitude.
À la vérité, la mère de James était énorme. Elle commandait ses
vêtements dans un catalogue de vente à distance réservé aux personnes souffrant d’obésité. Faire les courses en sa compagnie était
un véritable cauchemar. Les gens la montraient du doigt, ou la
dévisageaient avec insistance. Les enfants imitaient sa démarche
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maladroite. James l’aimait, mais il s’arrangeait toujours pour
trouver un moyen de ne pas se montrer en sa compagnie.
— Hier, j’ai fait un footing de huit kilomètres, dit Samantha.
Deux fois le tour de la mère de James.
Ce dernier leva la tête de son cahier d’exercices et plongea ses
yeux bleus dans ceux de la jeune fille.
— Cette vanne est à crever de rire, Samantha. Encore plus drôle
que les trois premières fois où tu nous l’as servie.
James était l’un des élèves les plus bagarreurs du collège. Si un
garçon s’était permis de dire quoi que ce soit sur sa mère, il lui
aurait flanqué une dérouillée mémorable. Mais comment devaitil réagir devant une fille ? Il prit la décision de s’asseoir aussi loin
que possible de cette vipère dès le cours suivant.
— Essaie de te mettre à notre place, James. Ta mère est un
monstre.
James était à bout de nerfs. Il se dressa d’un bond, si brutalement qu’il renversa son tabouret.
— C’est quoi ton problème, Samantha ? cria-t-il.
Un silence pesant régnait dans le laboratoire. Tous les regards
étaient braqués sur lui.
— Qu’est-ce qui ne va pas, James ? demanda Samantha, tout
sourire. Tu as perdu ton sens de l’humour ?
— Monsieur Choke, veuillez vous rasseoir et vous remettre au
travail immédiatement, ordonna Miss Voolt.
— Si tu ajoutes quoi que ce soit, Samantha, je te…
James n’avait jamais brillé par sa repartie.
— … je te jure que je…
Un gloussement stupide jaillit de la gorge de la jeune fille.
— Qu’est-ce que tu vas faire, James ? Rentrer à la maison pour
faire un gros câlin à maman baleine ?
James voulait voir ce sourire stupide disparaître du visage de
Samantha. Il la saisit par le col, la souleva de son tabouret, la
plaqua face contre le mur puis la fit pivoter pour lui dire droit dans
les yeux ce qu’il pensait de son attitude. Alors, il se figea. Un flot
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de sang ruisselait sur le visage de la jeune fille, jaillissant d’une
longue coupure à la joue. Puis il aperçut le clou rouillé qui dépassait du mur.
Terrorisé, il fit un pas en arrière. Samantha porta une main à sa
joue, puis se mit à hurler à pleins poumons.
— James Choke ! s’exclama Miss Voolt. Cette fois, tu as été trop
loin !
Les élèves présents dans la salle murmurèrent. James n’eut pas
le courage d’affronter l’acte qu’il venait de commettre. Personne
ne croirait qu’il s’agissait d’un accident. Il se précipita vers la
porte.
Miss Voolt le retint par le bras.
— Eh, où vas-tu, comme ça ?
— Poussez-vous ! cria James en lui administrant un violent
coup d’épaule.
Stupéfaite et choquée, la femme chancela vers l’arrière en
battant vainement des bras.
James détala dans le couloir. Les grilles du collège étaient
closes. Il les franchit d’un bond et quitta l’établissement par le
parking des professeurs.
.:.
Il marchait sous la bruine comme un automate. Sa colère avait
peu à peu cédé la place à l’anxiété. Jamais il ne s’était fourré dans
une situation aussi dramatique.
Son douzième anniversaire approchait, et il se demandait s’il
vivrait assez longtemps pour le célébrer. Il allait être exclu du
collège, car ce qu’il avait commis était impardonnable. En outre,
il était certain que sa mère allait l’étrangler.
Lorsqu’il atteignit le petit parc de jeux situé près de chez lui, il
sentit la nausée le gagner. Il consulta sa montre. Il était trop tôt
pour rentrer à la maison sans risque d’éveiller les soupçons. Il
n’avait pas un sou en poche pour s’offrir un coca à l’épicerie du
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coin. Il n’avait d’autre solution que de se réfugier dans le parc et se
mettre à l’abri sous le tunnel en béton.
Celui-ci était plus étroit que dans ses souvenirs. Les parois
étaient recouvertes de tags, et il exhalait une révoltante odeur
d’urine canine. James s’en moquait. Il avait le sentiment de
mériter ce séjour dans une cachette glacée et malodorante. Il
frotta ses mains pour les réchauffer. Alors, des images du passé
lui revinrent en mémoire.
Il revit le visage de sa mère, mince, éclairé d’un sourire, apparaissant à l’extrémité du tunnel. Je vais te manger, James, grondaitelle. Les mots résonnaient sous la voûte de béton. C’était chouette.
— Je ne suis qu’un pauvre minable, murmura James.
Ses paroles résonnèrent en écho. Il remonta la fermeture Éclair
de son blouson et y enfouit son visage.
Une heure plus tard, James parvint à la conclusion que deux
possibilités s’offraient à lui : il devait se résoudre à croupir dans ce
tunnel jusqu’à la fin de ses jours, ou rentrer à la maison pour
affronter la fureur de sa mère.
.:.
Dans le vestibule, il jeta un œil au téléphone posé sur la
tablette.
12 appels en absence
À l’évidence, le directeur de l’école s’était acharné à joindre sa
mère. James se félicita qu’il n’y soit pas parvenu, mais il se
demandait pourquoi elle n’avait pas décroché. Puis il remarqua la
veste de l’oncle Ron suspendue au portemanteau.
Ce type avait surgi dans sa vie alors qu’il n’était encore qu’un
bébé. C’était un véritable boulet qui fumait, buvait et ne quittait
la maison que pour picoler au pub. Il avait eu un job, une fois,
mais s’était fait virer au bout de deux semaines.
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Si James avait toujours su que Ron était un bon à rien, sa mère
avait mis du temps à en prendre conscience et à se résoudre à le
mettre à la porte. Hélas, il avait eu le temps de l’épouser et de lui
faire un enfant. Pour quelque raison étrange, elle conservait de
l’affection pour lui et n’avait jamais demandé le divorce. Ron se
pointait une fois par semaine, sous prétexte de voir sa fille Lauren.
En réalité, il faisait son apparition lorsqu’elle se trouvait à l’école,
dans le seul but de soutirer quelques billets.
Sa mère, Gwen, était affalée sur le sofa du salon. Ses pieds
étaient posés sur un tabouret. Elle portait un bandage à la cheville
gauche. Ron, lui, était avachi dans un fauteuil, les talons sur la
table basse, les orteils saillant de ses chaussettes trouées. Ils
étaient tous deux ivres morts.
— Maman, tu sais bien que tu n’as pas le droit de boire, avec ton
traitement, protesta James, oubliant aussitôt tous ses problèmes.
Ron se redressa péniblement en tirant sur sa cigarette.
— Salut, mon petit, dit-il en exhibant ses dents déchaussées.
Papa est de retour à la maison,
James et Ron se jaugèrent en silence.
— Tu n’es pas mon père.
— Exact, fiston. Ton père a pris ses cliques et ses claques le jour
où il a aperçu ta sale petite face de rat.
James hésita à évoquer devant son beau-père l’incident qui
s’était produit au collège, mais sa faute était un poids trop lourd à
porter.
— Maman, il m’est arrivé un truc au bahut. C’était un accident.
— Tu as encore mouillé ton pantalon ? ricana Ron.
James resta sourd à cette provocation.
— Écoute, mon chéri, dit Gwen d’une voix pâteuse, nous
discuterons de tout ça plus tard. Pour le moment, va chercher ta
sœur à l’école. J’ai bu quelques verres de trop et je ne devrais pas
conduire dans cet état.
— Maman, c’est vraiment sérieux. Il faut qu’on en parle.
— Fais ce que je te demande, James. J’ai une migraine abominable.
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— Lauren est assez grande pour rentrer toute seule.
— Obéis, pour une fois ! aboya Ron. Gwen, si tu veux mon avis,
ce petit con a besoin d’un bon coup de pied où je pense.
— Maman, il t’a piqué combien, aujourd’hui ? demanda James
d’un ton acide.
Gwen secoua une main devant son visage. Elle détestait ces
disputes incessantes.
— Bon sang, est-ce que vous ne pouvez pas passer cinq minutes
dans la même pièce sans vous faire la guerre ? James, va voir dans
mon porte-monnaie. Achetez-vous quelque chose pour dîner en
rentrant. Je n’ai pas envie de cuisiner, ce soir.
— Mais…
— Débarrasse-nous le plancher avant que je perde patience,
gronda Ron.
James était impatient d’être de taille à flanquer une raclée à son
beau-père et de débarrasser une bonne fois pour toutes sa mère
de ce parasite.
Il se retira dans la cuisine et inspecta le contenu du portemonnaie. Un billet de dix livres aurait largement fait l’affaire,
mais il en prit quatre. Ron avait la désagréable habitude de
dérober tout l’argent qui passait à sa portée, et il savait qu’il ne
serait pas soupçonné. Il fourra les quarante livres dans une poche
arrière de son pantalon. Gwen ne se faisait aucune illusion sur les
espèces qu’elle laissait traîner. Elle gardait ses économies dans
un coffre, à l’étage.
2. Lauren
La plupart des enfants se contentent d’une seule console de
jeux. James Choke, lui, possédait toutes les machines disponibles
sur le marché, tous les jeux et tous les accessoires imaginables.
Un PC, un lecteur MP3, un Nokia, une télé 16/9 et un graveur de
DVD. Il n’en prenait aucun soin. Lorsqu’un appareil rendait
l’âme, il s’en procurait un autre, tout simplement. Huit paires de
Nike. Un skateboard dernier cri. Un vélo à six cents livres. Des
centaines de jouets sophistiqués. Quand sa chambre était en
désordre, c’était comme si une bombe venait d’exploser dans un
magasin Toys’R’Us.
Si James possédait tout cela, c’est parce que Gwen Choke vivait
d’escroqueries. Depuis son salon, tout en se gavant de pizzas
devant les séries télé de l’après-midi, elle dirigeait un réseau de
voleurs qui pillaient les grands magasins. Elle ne prenait jamais
part à ces méfaits. Elle se contentait de noter des commandes et de
communiquer des ordres à ses complices. Elle surveillait ses
arrières. Elle se tenait à l’écart des stocks de matériel volé et
changeait fréquemment de mobile pour éviter que la police ne
trace ses appels.
.:.
James n’était pas retourné à l’école primaire depuis la fin du
CM2, avant les vacances d’été. Quelques mères de famille bavardaient devant le portail.
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— Comment va ta mère ? demanda l’une d’elles.
— Elle cuve, répondit-il d’un ton amer.
Elle venait de le chasser de la maison, et il n’avait aucune envie
de la ménager. Les femmes échangèrent des regards entendus.
— Je cherche le dernier Call of Duty pour PlayStation 2. Elle
peut me trouver ça ?
Il haussa les épaules.
— Évidemment. Cinquante pour cent du prix public, en
liquide.
— Tu t’en souviendras ?
— Non. Notez-moi ça sur un bout de papier, avec votre nom et
votre numéro de téléphone. Je ferai passer la commande.
Les mères de famille s’exécutèrent en jacassant. Des baskets,
des bijoux, des voitures radiocommandées.
— Il me faut ça pour mardi, exigea l’une d’elles.
James n’était pas d’humeur.
— Si vous avez des précisions à apporter, mettez-les par écrit.
Je ne peux pas me souvenir de tout.
Lorsque la cloche sonna, un flot d’enfants déferla hors de
l’école. Lauren, neuf ans, fut la dernière à quitter l’établissement.
Elle était blonde, comme James, mais elle était parvenue à
persuader sa mère de la laisser se teindre les cheveux en noir. Elle
gardait les mains enfoncées dans les poches de son bomber. Son
jean était taché de boue. Elle avait passé l’heure du déjeuner à
jouer au football avec les garçons.
Elle ne vivait pas sur la même planète que les autres filles de
son âge. Elle ne possédait pas une seule robe. Elle avait passé ses
Barbie au micro-ondes à l’âge de cinq ans et, lorsque deux possibilités s’offraient à elle, elle choisissait toujours la troisième.
— Je hais cette vieille chouette, lâcha-t-elle en se plantant
devant James.
— Qui ça ?
— Miss Reed. Elle nous a collé une interro de maths. J’ai fini
toutes les opérations en deux minutes, mais elle m’a forcée à
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rester assise, à me tourner les pouces, en attendant que les autres
débiles terminent leurs additions. Elle ne m’a même pas autorisée à aller chercher mon bouquin aux vestiaires.
James se souvint que Miss Reed se comportait de la même
manière lorsqu’il était dans sa classe, trois années plus tôt. Elle
lui donnait l’impression d’infliger des punitions aux élèves qui se
montraient trop brillants.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda Lauren.
— Maman est encore bourrée.
— Mais elle n’a pas droit de boire à cause de son opération.
— Je sais. Qu’est-ce qu’on peut faire ?
— Et toi, tu n’es pas au collège ?
— Je me suis battu. Ils m’ont renvoyé.
Lauren secoua la tête, mais ne parvint pas à réprimer un
sourire.
— Et une bagarre de plus. Ça fait trois ce trimestre, si mes
souvenirs sont bons.
James préféra ne pas s’attarder sur le sujet.
— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. Par quoi je
commence ?
Lauren haussa les épaules.
— Je m’en fous. Allez, vide ton sac.
— La mauvaise, c’est que ton père est à la maison. La bonne,
c’est que maman m’a filé du fric pour acheter à dîner. Il devrait
s’être barré avant notre retour.
.:.
Au fast-food, James s’offrit un menu double cheeseburger.
Lauren n’avait pas très faim. Elle commanda des oignons frits et
un coca, puis s’empara d’une poignée de sachets de ketchup et de
mayonnaise. Tandis que son frère engloutissait son dîner, elle les
déchira et en vida le contenu sur la table.
— Pourquoi tu fais ça ? demanda-t-il.
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— En fait, répondit-elle, l’air absent, en mélangeant les deux
ingrédients avec les doigts, je dois dessiner un smiley. Il en va de
la survie du monde libre.
— Tu réalises que quelqu’un va devoir nettoyer tout ça ?
— M’en fous, répliqua-t-elle, le visage fermé.
James avala la dernière bouchée de son cheeseburger puis, ne
se sentant pas rassasié, lorgna vers les oignons de sa sœur.
— Tu les finis pas ?
— Prends-les si tu veux. Ils sont froids de toute façon.
— Il n’y a rien à manger à la maison, Lauren. Tu ferais mieux
d’en profiter.
— Je n’ai pas faim, dit Lauren. Je me ferai des sandwichs, plus
tard.
James adorait les sandwichs de Lauren. Ils étaient démentiels.
Nutella, miel, sucre glace, sirop d’érable, pépites de chocolat. Peu
importaient les ingrédients, pourvu qu’ils soient sucrés, en
quantité industrielle, que le pain soit croustillant, la garniture
chaude, collante et épaisse. Ces spécialités valaient la peine de se
brûler les doigts.
— D’accord, mais t’auras intérêt à nettoyer la cuisine. La
dernière fois, maman a failli devenir cinglée.
.:.
Il faisait nuit lorsqu’ils tournèrent au coin de la rue où ils
vivaient. À peine s’y étaient-ils engagés que deux garçons bondirent au-dessus d’une clôture. L’un d’eux plaqua James face à un
mur, puis lui tordit le bras derrière le dos.
— Salut mon pote, murmura-t-il, la bouche collée à son oreille.
Je t’attendais avec impatience.
L’autre garçon ceintura Lauren, puis colla une main sur sa
bouche pour étouffer ses cris.
James s’en voulait d’avoir été aussi stupide. Il s’était inquiété
de la réaction de sa mère, du directeur du collège et de la police,
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mais il avait oublié que Samantha Jennings avait un frère de seize
ans.
Greg Jennings était le chef d’une bande de voyous qui régnait
par la terreur sur le quartier de James. Ils cassaient des voitures,
détroussaient les passants et n’hésitaient pas à faire usage de leurs
poings. Il valait mieux baisser les yeux sur leur passage. Ceux qui
avaient affaire à eux pouvaient s’estimer heureux de s’en tirer avec
une paire de gifles et quelques pièces de moins dans leur portemonnaie. Aux yeux des membres de ce gang, il n’y avait pas pire
offense que de s’en prendre à l’une de leurs sœurs.
Greg Jennings écrasa le visage de James contre la brique.
— Prépare-toi à souffrir à ton tour.
James sentit le sang couler le long de sa joue. Toute résistance
était inutile. Greg aurait pu le briser comme une brindille.
— Tu as peur ?
James resta muet, mais ses tremblements étaient éloquents.
— File-moi ton fric.
Il lui tendit ce qui restait de ses quarante livres.
— Ne fais pas de mal à ma sœur, je t’en supplie.
Le garçon tira de sa poche un couteau.
— La mienne est rentrée à la maison avec huit points de suture
au visage, dit Greg. Heureusement pour vous, charcuter les petites
filles ne m’amuse pas.
Il trancha la cravate de James, coupa les boutons de sa chemise
et déchira ses jambes de pantalon de haut en bas.
— Prépare-toi à vivre des jours difficiles. On va se revoir
souvent, toi et moi.
Sur ces mots, il le frappa à l’estomac puis disparut dans
l’obscurité en compagnie de son complice. James s’était déjà fait
corriger par Ron, mais jamais il n’avait reçu un coup aussi violent.
Il s’effondra sur le trottoir.
Lauren s’accroupit à ses côtés et, sans manifester la moindre
pitié, lui demanda :
— Tu t’es battu avec Samantha Jennings ?
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Il leva les yeux vers sa sœur. La honte était plus forte que la
douleur.
— C’était un accident. Je voulais juste lui faire peur.
Lauren se redressa, tourna les talons et se dirigea vers la
maison.
— Aide-moi à me relever. Je ne peux pas marcher.
— Tu n’as qu’à ramper, fumier.
Mais au bout de quelques mètres, elle réalisa qu’elle ne pouvait
se résoudre à abandonner son frère, même si c’était un parfait
crétin. Elle rebroussa chemin puis, tant bien que mal, l’aida à se
traîner jusqu’à la maison.
3. Rouge sang
James tituba dans l’entrée, une main plaquée sur l’estomac. Il
inspecta l’écran du mobile :
48 appels en absence
4 SMS
Il éteignit l’appareil puis risqua un œil dans le salon. La pièce
était plongée dans la pénombre, mais la télé était restée allumée.
Sa mère dormait sur le canapé. Ron avait quitté la maison.
— Il est parti, chuchota-t-il.
— Ouf, soupira Lauren. Je n’aurai pas à supporter ses baisers
baveux et son haleine de poney.
Elle se baissa pour ramasser une enveloppe glissée sous le
paillasson.
— Tiens, ça vient du collège.
Elle déchiffra laborieusement la note manuscrite :
— Chère Mrs Choke, veuillez avoir l’obligeance de me contacter au
plus vite au numéro figurant ci-dessous, con… « con » quelque
chose.
— Concernant, devina James.
— … concernant le comportement de votre fils. Michael Rook,
directeur.
Lauren suivit James jusqu’à la cuisine. Il se versa un verre d’eau
puis se laissa tomber sur une chaise. Elle s’assit en face de lui et
ôta ses baskets.
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— Maman va te massacrer, dit-elle avec un sourire radieux.
À ses yeux, son frère méritait d’en baver.
— Tu ne peux pas la fermer ? J’essaye de ne pas y penser.
.:.
James s’enferma dans la salle de bains. Son reflet dans le
miroir le fit sursauter. La partie gauche de son visage et ses
cheveux blonds étaient barbouillés de sang. Il vida ses poches et
fourra ses vêtements déchirés dans la poubelle. Il devait s’en
débarrasser avant que sa mère ne les découvre.
Les questions se bousculaient dans son esprit. Il ignorait ce qui
le poussait à se mettre dans de telles situations. Il passait son
temps à se battre. Il était intelligent, mais ne travaillait jamais et
récoltait des notes catastrophiques. Ses professeurs lui répétaient
sans cesse qu’il gâchait son potentiel et qu’il finirait par mal
tourner. Il commençait à partager leur avis et il les détestait plus
que jamais.
Il se glissa dans la cabine de douche et tourna le robinet.
Aussitôt, ses douleurs s’estompèrent. Il regarda un tourbillon
rougeâtre se former à ses pieds.
James doutait de l’existence de Dieu, mais ce qui lui arrivait
ressemblait à une punition céleste. Il se demanda s’il était permis
de prier tout nu sous la douche, jugea que ça n’avait aucune
importance et joignit les mains.
— Salut, Dieu. Je sais, je ne me comporte pas toujours comme
je le devrais. Jamais, en fait. S’il te plaît, aide-moi à être bon, ou
juste un peu meilleur. Et ne laisse pas Greg Jennings m’envoyer
au cimetière. Amen. À plus.
Il contempla ses mains, mal à l’aise, peu convaincu de l’utilité
du rituel qu’il venait d’accomplir. Il sortit de la douche et dévissa
le bouchon du flacon d’antiseptique.
.:.
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James enfila ses vêtements favoris : un maillot d’Arsenal et un
pantalon de jogging Nike usé jusqu’à la corde. Il les cachait au fond
d’un placard, car sa mère fichait à la poubelle tout ce qui n’avait
pas l’air d’avoir été volé la veille. Elle n’avait jamais compris à quel
point il était agréable de porter des vieilles fringues rien qu’à soi.
Il avala un verre de lait et les deux sandwichs que Lauren lui
avait préparés, puis il joua une demi-heure à GT4 sous la couette.
Il se sentait mieux, mais son ventre lui faisait un mal de chien
chaque fois qu’il faisait un mouvement brusque.
La voiture de James s’écrasa dans un rail de sécurité. Aussitôt,
six bolides le doublèrent, et il se retrouva en dernière position. Il
envoya valser la manette. Il n’arrivait jamais à négocier ce virage.
Les bagnoles dirigées par la console tournaient comme sur des
rails. Il avait la conviction que le jeu trichait. Et puis il en avait
assez de jouer seul. Lauren détestait les jeux vidéo. Elle n’aimait
que le foot et le dessin.
Il s’empara de son portable et composa le numéro de son
copain Sam, qui habitait la maison voisine.
— Bonsoir, Mrs Smith. C’est James Choke. Est-ce que je peux
parler à Sam ?
Le garçon décrocha le téléphone dans sa chambre. Il semblait
surexcité.
— Salut, pauvre cinglé, dit-il en riant. Eh bien, tu t’es foutu
dans une sacrée galère !
James ne s’attendait pas à une telle entrée en matière.
— Qu’est-ce qui s’est passé quand je suis parti ?
— Un truc de dingue, mec. Samantha avait du sang partout. Une
ambulance est venue la chercher. Miss Voolt a complètement
perdu les pédales. Elle a dit que c’était la goutte qui faisait déborder le vase, et qu’elle allait prendre sa retraite anticipée. Le directeur en personne est venu remettre de l’ordre. Il a collé trois jours
d’exclusion à Miles, juste parce qu’il a rigolé.
James n’en croyait pas ses oreilles.
— Trois jours d’exclusion pour avoir rigolé ?
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— Il était fou de rage. Ah, au fait, tu es renvoyé définitivement.
— Arrête de délirer.
— Je parle sérieusement. Tu n’as même pas terminé le premier
trimestre. Je crois que c’est un record. J’imagine que ta mère t’a
fait la tête au carré.
— Elle n’est pas encore au courant. Elle roupille.
Sam éclata de rire.
— Elle dort ? Tu ne crois pas que tu devrais la réveiller pour lui
apprendre la bonne nouvelle ?
— Elle n’en a rien à cirer, mentit James, d’un ton faussement
détaché. Tu veux passer pour jouer à la PlayStation ?
Son ami se fit plus sérieux.
— Désolé, mon vieux. J’ai des devoirs à finir.
James pouffa.
— Tu ne fais jamais tes devoirs.
— J’ai été obligé de m’y mettre. Mes parents m’ont collé la
pression. Mes cadeaux d’anniversaire sont en jeu.
James savait que son camarade mentait mais il ignorait les
motifs qui le poussaient à le rejeter. D’habitude, sa mère le laissait
faire tout ce qu’il voulait.
— Arrête ton cinéma, tu veux ? Qu’est-ce qui se passe ? Tu es
fâché contre moi ?
— C’est pas ça, James, mais…
— Mais quoi, Sam ?
— Essaie de te mettre à ma place, bordel.
— Je ne comprends pas.
— Tu es un pote, mais je crois qu’on ne pourra pas se voir
pendant un moment, le temps que les choses se calment un peu.
— Pourquoi, Sam ?
— Parce que Greg Jennings a juré d’avoir ta peau. Je préfère
qu’on ne me voie pas traîner avec toi.
— À deux, on pourrait se défendre.
Sam n’avait jamais rien entendu d’aussi drôle.
— Tu m’as bien regardé, James ? Je suis taillé comme une
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crevette. Que veux-tu que je fasse contre ces types ? Je t’aime bien,
mon vieux. Vraiment. Mais il ne fait pas bon être ton copain, par
les temps qui courent.
— Merci de ton soutien, Sam.
— Tu aurais dû réfléchir avant de planter la sœur de ce malade
à un clou rouillé.
— Je ne l’ai pas fait exprès. C’était un accident.
— Rappelle-moi quand tu seras arrivé à faire avaler ça à Greg
Jennings.
— J’arrive pas à croire que tu me fasses ça.
— Tu ferais comme moi si tu étais à ma place. Et tu le sais très
bien.
— OK. Alors, comme ça, je suis en quarantaine.
— Ne rends pas les choses plus difficiles, James. Je suis désolé.
— Ouais, ouais, c’est ça.
— On peut toujours se téléphoner, tu sais. On reste amis.
— Merci encore, Sam.
— Il faut que je te laisse, là.
— Éclate-toi bien avec tes devoirs, espèce de salaud.
James raccrocha et se demanda s’il devait prier de nouveau.
.:.
Il s’endormit devant un talk-show débile. Il rêva que Greg
Jennings piétinait ses boyaux et se réveilla en sursaut.
Son ventre était si douloureux qu’il parvint à peine à se traîner
jusqu’aux toilettes. Il lâcha une goutte d’urine écarlate. Il n’en
croyait pas ses yeux. Rouge vif. Du sang. Une fois sa vessie vidée,
la douleur se dissipa. Mais il crevait de trouille.
Il fallait qu’il avertisse sa mère.
Dans le salon, la télé était restée allumée, le volume à fond. Il
l’éteignit.
— Maman, murmura-t-il.
Quelque chose clochait. Sa mère était étrangement calme. Trop
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calme. Il toucha son bras. Il était glacé. Il passa une main devant
son visage. Elle ne respirait pas. Pas de pouls. Plus rien.
.:.
À l’arrière de l’ambulance, James serrait Lauren dans ses bras.
Le corps de leur mère, dissimulé sous une couverture grise, reposait sur un brancard à moins d’un mètre d’eux. Il se sentait perdu,
mais il s’efforçait de garder une contenance devant sa petite sœur
éplorée.
Le véhicule s’immobilisa devant l’hôpital. James regarda sa
mère pour la dernière fois. Il réalisa avec amertume qu’il garderait d’elle le souvenir d’une masse informe illuminée par la
lumière bleutée des gyrophares.
Il descendit de l’ambulance. Lauren restait agrippée à son bras,
et rien au monde n’aurait pu lui faire lâcher prise. Elle avait cessé
de pleurer, mais elle haletait comme un animal blessé.
Ils marchèrent comme des robots jusqu’au guichet d’accueil.
Une infirmière les conduisit jusqu’à une salle d’examen où les
attendait une jeune femme brune vêtue d’une blouse blanche.
— Je suis le docteur May. Vous devez être James et Lauren.
Il caressa doucement l’épaule de sa sœur.
— Lauren, peux-tu lâcher ton frère ? Il faut que nous parlions.
La petite fille resta sans réaction.
— On dirait qu’elle est sourde et muette, dit James.
— Elle est en état de choc. Je vais lui administrer un calmant,
pour la soulager un peu.
Le docteur May saisit une seringue sur un chariot puis releva la
manche de Lauren.
— Tiens-la, s’il te plaît.
Elle planta l’aiguille au creux de son bras. Aussitôt, la petite fille
se détendit. James l’aida à s’allonger sur une couchette. La femme
posa une couverture sur ses jambes.
— Merci, murmura James d’une voix étranglée.
22
— Tu as dit à l’ambulancier que tu avais du sang dans tes
urines.
— Oui.
— Tu as reçu un coup à l’estomac ?
— Je me suis battu. C’est grave ?
— Tu saignes à l’intérieur. En principe, ce n’est pas plus grave
qu’une coupure externe. Ça devrait passer tout seul. Reviens me
voir si rien n’a changé d’ici demain soir.
— Qu’est-ce qu’on va faire de nous ?
— Une assistante sociale va contacter les membres de ta
famille.
— Je n’ai personne. Ma grand-mère est morte l’année dernière
et je ne sais même pas qui est mon père.
4. Seuls au monde
Le lendemain matin, James se réveilla entre des draps qui
empestaient le désinfectant. Il ignorait où il se trouvait. La dernière chose dont il se souvenait, c’était d’avoir avalé un somnifère
avant de monter à bord d’une voiture, la tête lourde.
Il avait dormi tout habillé. Ses baskets traînaient sur le sol.
Lauren dormait à ses côtés, dans un lit de métal identique à celui
qu’il occupait. Elle suçait son pouce, une habitude abandonnée
depuis sa petite enfance. Ce n’était pas bon signe.
Il se leva, l’esprit confus et les mâchoires raides. Il avait une
migraine épouvantable. Il fit coulisser une porte et découvrit un
cabinet de toilette. Il constata avec soulagement que sa vessie
fonctionnait normalement. Il s’aspergea le visage. Il avait
conscience qu’il aurait dû être anéanti par la mort de sa mère,
mais il ne ressentait absolument rien. Tout lui semblait irréel. Il
avait l’impression de se regarder agir de l’extérieur, comme s’il
était assis devant un poste de télévision.
Il écarta un rideau, jeta un coup d’œil par la fenêtre et aperçut
des enfants qui couraient en tous sens. Sa mère l’avait fréquemment menacé de l’envoyer en pension. À l’évidence, son vœu avait
enfin été exaucé.
Au moment où il quitta la chambre, une alarme discrète retentit dans le couloir. Aussitôt, une jeune femme aux cheveux violets
vint à sa rencontre.
— Bienvenue au centre Nebraska, James. Je m’appelle Rachel.
Comment te sens-tu ?
24
Il haussa les épaules.
— Je suis vraiment désolée pour ce qui est arrivé à ta mère.
— Merci, mademoiselle.
Elle sourit.
— Ici, on me donne toutes sortes de surnoms grossiers, mais
on ne m’appelle jamais mademoiselle.
— Excusez-moi.
— Je vais commencer par te faire visiter le centre. Ensuite, tu
prendras ton petit déjeuner. Est-ce que tu as faim ?
— Un peu.
— Je vais être franche. Ce centre est une vraie poubelle. Ce
n’est pas l’endroit rêvé pour se reconstruire après le drame que
tu as vécu, mais sache que toute l’équipe est là pour t’aider.
— Entendu.
— Voici notre piscine olympique.
Derrière une fenêtre, James aperçut une pataugeoire où
stagnait un mélange brunâtre d’eau de pluie et de mégots de
cigarette. Il esquissa un sourire. Rachel avait l’air sympa, même
si elle servait sans doute le même sketch à tous les naufragés qui
atterrissaient dans son établissement.
— Notre complexe sportif. Son accès est rigoureusement interdit aux pensionnaires qui n’ont pas fait leurs devoirs.
Un jeu de fléchettes fixé à un mur jauni. Deux tables de billard
aux tapis raccommodés avec du papier adhésif. Un porteparapluies où étaient rangées des queues ébréchées.
— Les chambres sont au-dessus. Les vôtres au premier étage,
celles des filles au second. Les baignoires et les douches
sont à l’entresol. On a souvent du mal à vous y traîner, vous, les
garçons.
— J’ai une douche dans ma chambre.
— Tu n’y passeras qu’une nuit, James. Elle est réservée aux
nouveaux arrivants.
D’autres pensionnaires vêtus d’uniformes scolaires étaient
rassemblés dans le réfectoire.
25
— Les couverts sont ici, les céréales et les jus de fruits là, les
plats chauds au self-service. Vas-y, fais comme chez toi.
— Super.
Il se sentait mal à l’aise, intimidé de se trouver en présence
d’inconnus.
— Rejoins-moi dans mon bureau quand tu auras terminé.
— Et ma sœur ?
— Tu pourras la voir dès qu’elle sera réveillée.
James se servit une assiette de Frosties et s’assit à une table
inoccupée. Les autres pensionnaires l’ignorèrent. L’arrivée d’un
nouveau n’avait apparemment rien d’exceptionnel à leurs yeux.
.:.
Rachel était pendue au téléphone. Son bureau était couvert de
dossiers et de classeurs. Une cigarette se consumait dans le
cendrier. Elle raccrocha et tira une bouffée. Elle vit le regard de
James se poser sur le panneau Interdit de fumer.
— Ils ne peuvent pas me mettre à la porte, dit-elle. Nous
sommes déjà en sous-effectif. Tu en veux une ?
James était scandalisé qu’un adulte lui fasse une telle
proposition.
— Je ne fume pas.
— C’est bien. Ces trucs-là filent le cancer, mais je préfère vous
en offrir que de vous voir voler dans les magasins. Trouve-toi un
endroit où t’asseoir. Mets-toi à l’aise.
James ôta la haute pile de papiers posée sur une chaise et
s’installa.
— Alors, comment te sens-tu ?
— Je crois que le somnifère qu’ils m’ont donné m’a un peu
assommé.
— Ça, ça va passer. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Comment
te sens-tu par rapport à ce qui est arrivé à ta mère ?
Il haussa les épaules.
26
— Pas très bien.
— L’important, c’est de ne pas ruminer d’idées noires. Un psy
va te recevoir, mais tu peux parler à tous les membres de l’équipe.
Même à trois heures du matin.
— Comment est-elle morte ?
— D’après ce que je sais, ta mère prenait des analgésiques. Elle
souffrait d’un ulcère à la jambe.
— Elle n’était pas censée boire. Ça a quelque chose à voir avec
ça, n’est-ce pas ?
— Le mélange a plongé ta mère dans un profond sommeil, et
son cœur a flanché. Sache qu’elle n’a pas souffert, si ça peut te
consoler.
— Qu’est-ce qu’on va faire de nous ?
— Je crois que vous n’avez pas de famille.
— Juste mon beau-père. Je l’appelle oncle Ron.
— La police l’a contacté la nuit dernière.
— J’espère qu’ils l’ont jeté en prison.
Rachel sourit.
— Nous avons échangé quelques mots. Si je comprends bien,
ce n’est pas le grand amour entre vous. Tu t’entends bien avec
Lauren ?
— Pas mal. On se dispute dix fois par jour, mais je crois qu’on
ne peut pas se passer l’un de l’autre.
— Aux yeux de la loi, ta mère et ton beau-père étaient toujours
mariés, même s’ils vivaient séparés. Ron est le père de Lauren. Il
obtiendra automatiquement sa garde s’il en fait la demande.
— Nous ne pouvons pas vivre avec lui. C’est une espèce de
clochard.
— Il ne souhaite pas que Lauren soit placée dans une institution. Légalement, nous n’avons pas de recours, sauf en cas de
maltraitance. James, il y a une chose qu’il faut que je te dise…
Il comprit aussitôt de quoi il retournait.
— Il ne veut pas de moi, c’est ça ?
— Je suis navrée.
27
Il fixa le sol et s’efforça de ne pas s’abandonner à la colère.
Si finir dans un orphelinat était un sort peu enviable, être
confié à la garde de Ron était bien pire encore.
Rachel fit le tour du bureau et serra James dans ses bras.
— Je suis vraiment désolée.
Il se demandait pourquoi son beau-père tenait tant à obtenir
la garde de sa demi-sœur.
— Combien de temps il nous reste avant d’être séparés ?
— Ron viendra la chercher en fin de matinée.
— On ne peut vraiment pas passer quelques jours ensemble ?
— Ça peut être difficile à avaler, James, mais différer cette
séparation ne ferait que rendre les choses plus difficiles. Vous
aurez toujours la possibilité de vous rendre visite.
— Il est incapable de s’occuper d’elle. Maman faisait tout à la
maison. Lauren a peur du noir. Elle ne peut pas aller à l’école toute
seule. Ron ne s’en sortira pas. C’est un minable.
— Ne t’inquiète pas, James. Nous effectuerons des contrôles
pour nous assurer qu’elle est bien traitée. Si ce n’est pas le cas,
nous prendrons les mesures qui s’imposeront.
— Et moi ? Je vais rester ici ?
— Oui, jusqu’à ce que nous te trouvions une famille d’accueil.
Des gens qui ont l’habitude de recevoir des jeunes gens comme
toi pour des périodes de quelques mois. Il est même possible
qu’un couple s’attache à toi et décide de t’adopter.
— Combien de temps ça prendra ?
— Nous manquons de familles d’accueil en ce moment.
Quelques mois, au minimum. Tu devrais passer un peu de temps
avec ta sœur avant l’arrivée de Ron.
James regagna sa chambre et secoua gentiment Lauren. Elle
s’éveilla, se frotta les yeux puis se redressa lentement.
— Où est-ce qu’on est ? demanda-t-elle. À l’hôpital ?
— Non. À l’orphelinat.
— J’ai mal à la tête. J’ai mal au cœur.
— Tu te rappelles ce qui s’est passé cette nuit ?
28
— Je me souviens que tu m’as dit que maman était morte, et
puis on a attendu l’ambulance. Après, je crois que je me suis
endormie.
— On t’a fait une piqûre. Le médecin a dit que tu te sentirais
un peu bizarre à ton réveil.
— C’est ici qu’on va vivre, maintenant ?
— Ron va venir te chercher un peu plus tard.
— Juste moi ?
— Oui, juste toi.
— Je crois que je vais vomir.
Elle posa une main sur sa bouche. Il recula.
— C’est par là, dit-il en désignant la porte coulissante.
Lauren se rua vers les toilettes. James entendit des sons
écœurants. Elle toussa un peu, puis actionna la chasse d’eau. Au
bout d’une minute, il frappa à la porte.
— Tout va bien ?
La petite fille ne répondit pas. Il entra. Elle sanglotait en
silence, accroupie sur le carrelage.
— À quoi va ressembler ma vie avec papa ?
James la serra dans ses bras. Elle avait toujours été à ses côtés,
et il réalisait à quel point elle allait lui manquer.
Ayant retrouvé son calme, elle prit une douche puis, comme
elle était incapable d’avaler quoi que ce soit, ils s’assirent dans la
salle de jeux. Le centre était désert. Les autres pensionnaires
étaient partis pour l’école.
Ces dernières minutes passées ensemble furent douloureuses.
James chercha vainement des paroles propres à soutenir le moral
de Lauren et à rendre la séparation plus facile. Mais elle gardait
les yeux rivés au sol, martelant les pieds de sa chaise du talon de
ses Reebok.
Ron fit irruption dans la pièce, un cornet de glace à la main.
Lauren prétendit qu’elle n’avait pas faim, mais finit par l’accepter.
Sa gorge était serrée. James, lui, faisait des efforts démesurés pour
ne pas fondre en larmes devant son beau-père.
29
— Tiens, dit Ron en lui tendant un morceau de papier. C’est
mon numéro, au cas où tu voudrais revoir Lauren. Il faut que je
vide la maison. L’assistante sociale m’a dit qu’ils vont t’emmener
là-bas. T’as intérêt à ramasser toutes tes affaires. Tout ce qui sera
encore là vendredi passera à la poubelle.
James était abasourdi. Comment pouvait-il se montrer aussi
cruel en un tel moment ?
— C’est toi qui as amené de l’alcool à la maison, murmura-t-il.
Tu l’as tuée.
— Personne ne l’a forcée à boire. Pendant que j’y pense, ne va
pas t’imaginer que tu verras Lauren très souvent.
James était sur le point d’exploser.
— Quand je serai grand, je te tuerai. Je le jure devant Dieu.
Ron éclata de rire.
— Hou, je suis mort de trouille, James. Attends un peu que les
garçons du centre t’apprennent les bonnes manières. Il est grand
temps que quelqu’un s’en charge.
Sur ces mots, il saisit la main de Lauren et la traîna vers le
parking de l’orphelinat.
5. La chasse au trésor
James arma la queue et frappa la bille blanche de toutes ses forces.
Le résultat lui importait peu. Il cherchait à se vider l’esprit. Il jouait
depuis plusieurs heures lorsqu’un jeune homme d’une vingtaine
d’années, un rouquin aux oreilles décollées, se présenta à lui.
— Kevin McHugh. Homme à tout faire. Ancien détenu.
Il gloussa avant d’ajouter :
— Je veux dire ancien pensionnaire, bien entendu.
— Salut, dit James, que cette entrée en matière n’avait pas
déridé.
— Nous devons passer chez toi pour prendre tes affaires.
Ils montèrent à bord d’un minibus garé sur le parking.
— Je suis au courant pour ta mère. Je sais à quel point c’est
difficile.
Le véhicule s’engagea dans le trafic.
— Merci, Kevin. Comment tu as atterri dans ce centre ?
— Je suis arrivé à l’âge de quatorze ans, parce que mon père
était en prison pour vol à main armée et que ma mère en a fait une
dépression. Le jour de mes dix-sept ans, comme je m’entendais
bien avec tout le personnel, ils m’ont offert ce boulot.
— Tu es resté pensionnaire pendant trois ans ?
— Il y a pire, comme orphelinat. Mais surveille quand même
tes affaires. Certains objets ont tendance à disparaître. Dès que
possible, offre-toi un cadenas solide pour fermer ton casier.
Garde la clef autour de ton cou. Ne l’enlève jamais, même pas pour
dormir ou prendre une douche.
31
— Il y a des problèmes ? Ils sont comment les autres ?
— Oh, il y a bien quelques gros durs, mais tu as l’air de
quelqu’un qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. Tâche de ne
pas leur manquer de respect, et tout ira bien.
.:.
La maison était une véritable décharge publique. La plupart des
objets de valeur avaient disparu. La télé, le magnétoscope, la hi-fi.
Le téléphone fixe. Le micro-ondes.
— Qu’est-ce qui s’est passé ici ? s’étonna Kevin.
— Mon beau-père a tout embarqué. Je m’en doutais un peu.
J’espère au moins qu’il n’a pas touché à mes affaires.
Il gravit les escaliers menant à l’étage et pénétra dans sa
chambre. Sa télé, sa vidéo et son ordinateur s’étaient volatilisés.
— Je vais lui faire la peau, gronda-t-il.
D’un coup de pied, il ouvrit la porte de son placard. La PlayStation 2 et la plupart des autres objets auxquels il tenait avaient
échappé au pillage. Kevin entra à son tour.
— Ta mère devait vraiment être pleine aux as, lâcha-t-il en
considérant le monceau de matériel électronique. Mais tu ne peux
pas emporter tout ça.
— Prenons le maximum. Ron a dit que la maison serait définitivement vidée vendredi.
Une idée prit corps dans l’esprit de James. Il demanda à Kevin
de commencer à rassembler ses vêtements dans des sacspoubelles et se rendit dans la chambre de sa mère. Ron avait
emporté la télé portable et la boîte à bijoux. C’était sans importance, car il avait déjà subtilisé toutes les pièces de valeur des
années auparavant.
James ouvrit la penderie et s’accroupit pour examiner le coffrefort. Il savait qu’il contenait des milliers de livres sterling. Le
butin de Gwen Choke. Elle ne pouvait pas placer son argent à la
banque. On lui aurait demandé des comptes. Il remarqua des
32
outils dispersés sur la moquette. Des entailles sur la porte blindée. Ron avait vainement essayé de mettre la main sur le trésor,
mais il n’était pas homme à s’avouer vaincu et allait certainement
revenir avec davantage d’équipement.
Cependant, James savait que son beau-père n’avait aucune
chance d’ouvrir le coffre. Les livreurs avaient dû s’y mettre à trois
pour le monter à l’étage et il était équipé d’un cadran rotatif
sophistiqué. Un jour, il avait surpris sa mère à genoux devant la
penderie, un roman de Danielle Steele à la main, un ouvrage que
ni lui ni Ron n’auraient eu l’idée de feuilleter. À l’évidence, c’était
un indice important, même si elle avait pu changer la combinaison depuis cet incident. Il devait essayer. C’était sa seule chance
d’empêcher son beau-père de faire main basse sur le pactole.
Une vingtaine de livres de poche étaient alignés sur une
tablette, au-dessus du lit. James trouva celui qu’il cherchait et le
feuilleta à la hâte.
— Tout se passe bien, James? cria Kevin depuis l’autre chambre.
James sursauta si violemment que le roman lui échappa des
mains.
— Ça roule, répondit-il.
Le livre s’était ouvert de lui-même à une page souvent lue.
James remarqua une suite de nombres griffonnés dans la marge.
Pour la première fois depuis que sa série noire avait débuté, il
avait le sentiment que la chance était de son côté. Il se rua vers le
coffre et déplaça la flèche du cadran à cinq reprises : 262, 118, 320,
145, 077. La poignée refusa de tourner. À la pensée de voir l’oncle
Ron poser ses mains sur cet argent, il sentit la rage l’étouffer.
Puis il remarqua un autocollant placé sur un flanc du coffre. Un
mode d’emploi. Il le parcourut avec difficulté dans la pénombre
de la penderie.
(1) Composez le premier chiffre de la combinaison en
tournant le cadran dans le sens horaire.
33
James n’avait pas imaginé que le fonctionnement du mécanisme dépendait du sens de rotation du cadran. Il plaça la flèche
sur le premier nombre et poursuivit la lecture des instructions.
(2) Composez les quatre nombres suivants en tournant
successivement le cadran dans les sens horaire, antihoraire,
antihoraire puis horaire. Le non-respect de ces instructions
rendra l’ouverture impossible.
Il composa les quatre premiers nombres.
— À quoi tu joues ? demanda Kevin.
James se retourna brusquement. Le jeune homme se tenait à
l’entrée de la chambre. Par chance, la porte de la penderie l’empêchait de voir ce qu’il fabriquait. Il avait l’air sympa, mais c’était
un adulte, et James avait la certitude qu’il exigerait que le contenu
du coffre soit remis à la police ou à l’oncle Ron.
— Je cherche un truc, répondit-il, d’une voix mal assurée.
— Viens m’aider à emballer tes affaires. Il faut que tu fasses le tri.
— J’arrive dans une minute. Je n’arrive pas à remettre la main
sur les albums photos.
— Tu as besoin d’aide ?
— Non ! s’exclama-t-il, sans parvenir à maîtriser son émotion.
— Il nous reste vingt minutes. Je dois commencer le ramassage
scolaire dans une heure.
Sur ces mots, il battit en retraite dans l’autre pièce. James composa le cinquième numéro. Un déclic se produisit. En déchiffrant
la dernière ligne, il ne put s’empêcher de sourire.
(3) Pour des raisons de sécurité, retirez cet autocollant dès
que le fonctionnement du mécanisme vous sera familier.
James tourna la poignée et la porte s’ouvrit. Les parois du coffre
étaient épaisses, à tel point que l’espace disponible à l’intérieur
était extrêmement réduit. Il contenait quatre piles de billets de
34
banque et une petite enveloppe. James s’empara d’un sacpoubelle et plaça l’argent à l’intérieur. Puis il glissa l’enveloppe
dans sa poche.
Il imagina avec satisfaction la tête de Ron lorsqu’il entrerait
dans la pièce et trouverait le coffre ouvert. Alors une idée diabolique lui vint à l’esprit. Il arracha l’autocollant et le posa à la place
des billets, avec le roman de Danielle Steele. En guise de touche
finale, pour être certain de rendre son beau-père fou de rage, il
s’empara sur la table de nuit d’une photo encadrée le représentant et la glissa à l’intérieur. Lorsque Ron parviendrait enfin à
ouvrir le coffre, ce serait la première chose qu’il verrait. Il ferma
la porte, donna un tour de cadran et replaça les outils dans leur
position initiale.
.:.
James regagna sa chambre d’excellente humeur, le sac contenant l’argent à la main. La pièce semblait étrangement nue. Kevin
avait emballé tous les vêtements qui traînaient habituellement à
même le parquet.
— C’est bon, j’ai trouvé les albums.
— Parfait. Mais j’ai peur qu’il ne te faille faire quelques sacrifices. Au centre Nebraska, tu ne disposeras que d’une penderie,
une commode et un casier métallique.
James examina les objets éparpillés sur le sol. Il se moquait de
la plupart d’entre eux. Il ne tenait qu’à sa PlayStation 2, à son portable et à son lecteur MP3. Il était résolu à abandonner ses jouets
et tous les gadgets qui n’étaient plus de son âge. Son seul souci,
c’était que Ron avait dérobé sa télé et qu’il se demandait où il allait
bien pouvoir brancher sa console.
Le regard de Kevin se posa sur la Sega Dreamcast et la Nintendo
Gamecube.
— Tu ne les prends pas ?
— Je ne me sers que de la PlayStation. Je te les donne, si tu veux.
35
— Je ne peux rien accepter de la part des pensionnaires.
James donna un coup de pied rageur dans les consoles.
— Je ne veux pas que mon beau-père se fasse du fric en les
revendant. Si tu ne les veux pas, je les balance à la poubelle.
Kevin resta hésitant. James écrasa la Sega d’un coup de talon.
À son grand étonnement, il ne se produisit pas grand-chose. Il la
souleva puis la jeta contre le mur. Le boîtier explosa. Des fragments de plastique et des composants électroniques tombèrent
en pluie derrière le lit. Kevin fit rempart de son corps pour sauver
la Gamecube.
— OK, James. Voilà ce qu’on va faire. Je prends la console et les
jeux, mais, en échange, je te paie un super cadenas sur le chemin
du retour. Qu’est-ce que t’en dis ?
— Marché conclu.
.:.
Ils portèrent les sacs-poubelles jusqu’au minibus, puis James
inspecta une dernière fois chaque pièce de la maison où il avait
vécu depuis sa naissance. Les larmes lui montèrent aux yeux.
Kevin tourna la clé de contact et donna un coup de klaxon.
James ignora son appel. Il ne pouvait pas quitter la maison sans
emporter un souvenir de sa mère.
Lorsqu’il était petit garçon, après avoir pris son bain, il
s’asseyait devant la coiffeuse de Gwen. Il se rappelait l’odeur du
shampooing. La fatigue de la fin de journée. Elle l’aidait à mettre
son pyjama puis lui brossait les cheveux. C’était avant la naissance
de Lauren. Lorsqu’ils étaient tous les deux. James sentit une boule
monter dans sa gorge. Il trouva la vieille brosse à manche de bois
et la glissa dans l’élastique de son pantalon de jogging.
6. Kyle
James réalisa qu’il avait commis une erreur lourde de conséquences. La photo constituait une provocation amusante, mais
c’était aussi une façon de signer son forfait. Il aurait dû laisser
quelques billets dans le coffre. Ainsi, Ron n’aurait jamais su qu’il
s’était emparé de son contenu. Désormais, son beau-père ferait
tout pour récupérer l’argent. Et il disposait d’un moyen de pression : Lauren. Il avait le pouvoir de les séparer à jamais.
.:.
Kevin conduisit James jusqu’à sa nouvelle chambre et lui
expliqua brièvement les ficelles de la vie au centre, comme le
fonctionnement des machines à laver et la procédure pour se
procurer des produits de toilette. Puis il le laissa déballer ses
affaires. La chambre était meublée de deux lits, une commode,
une penderie, deux casiers en métal et deux bureaux. Les murs
étaient décorés de posters des groupes de métal Korn et Slipknot.
Il remarqua un skateboard sur le sol et des fringues streetwear
soigneusement rangées dans la penderie : des baggies, un hoodie,
des T-shirts de marques Pornstar et Gravis. Son compagnon de
chambre avait l’air plutôt cool. Une télé portable était posée sur
son bureau, ce qui réglait le problème de la PlayStation.
Il consulta sa montre. Il lui restait environ une heure à tuer
avant le retour des autres pensionnaires. Il sortit l’argent du
sac-poubelle, des liasses de billets de vingt et de cinquante livres
37
retenues par des élastiques. Chacune d’elle contenait mille livres.
Il en compta quarante-trois. Il fut aussitôt saisi de vertiges.
Il devait trouver au plus vite une cachette où Ron n’aurait pas
l’idée de fourrer son nez. Il examina sa minichaîne portable. Elle
était bonne pour la poubelle. La moitié des boutons manquaient,
et la touche rewind du lecteur de cassettes était inopérante. James
l’avait emportée faute de mieux, car son beau-père avait fait main
basse sur sa sound machine toute neuve.
Il fouilla dans un sac, en sortit un couteau suisse, puis dévissa le
panneau arrière de l’appareil. Il le vida consciencieusement de ses
circuits imprimés et de ses fils électriques, ne laissant que ce qui
était visible de l’extérieur, comme le haut-parleur et le boîtier du
lecteur de cassettes. Il mit quatre mille livres de côté, fourra le reste
dedans, replaça les vis puis glissa la minichaîne dans son casier.
Il enfouit une liasse dans la poche d’un jean, une autre dans
une chaussure, une troisième entre les pages d’un roman. Il tira
cent livres de la dernière, afin de conserver un peu d’argent de
poche, puis posa le reste dans le casier.
Si, comme il le prévoyait, Ron se mettait en tête de cambrioler
sa chambre, il trouverait rapidement les quatre mille livres et ne
soupçonnerait même pas l’existence des trente-neuf mille livres
dissimulées dans la minichaîne, un appareil en si mauvais état
qu’il ne se donnerait pas la peine de le voler.
Il entassa le reste de son matériel dans le casier, ferma la porte
à l’aide du cadenas et passa la clef autour de son cou. Enfin, il
entassa ses sacs dans la penderie.
Il s’allongea sur son lit et contempla le mur constellé de minuscules trous, là où d’innombrables pensionnaires, au fil des ans,
avaient punaisé des posters et des photos. Puis il pensa à Lauren.
.:.
Peu après quatre heures, un garçon fit irruption dans la
chambre. Il était brun, mince, un peu plus grand que James, et
38
portait un uniforme scolaire. Il claqua la porte et essaya fébrilement de faire tourner la clé dans la serrure.
Mais un autre pensionnaire plus âgé et plus robuste força le
passage d’un coup d’épaule avant qu’il n’y soit parvenu. Il renversa
le garçon, le traîna sur le sol, s’assit à califourchon sur son torse et
le frappa violemment à plusieurs reprises.
— Rends-le moi, Kyle, dit-il.
— Ça va, tu peux me lâcher.
L’agresseur lui assena une gifle magistrale avant de récupérer
un cahier dans sa veste.
— Touche encore une fois à mes affaires, mec, et je te démonte
la tête.
Il libéra sa victime après l’avoir frappée une dernière fois, puis
quitta la chambre.
Le garçon essaya de se comporter comme si rien ne s’était
passé, mais il se redressa avec difficulté et boita jusqu’à son lit.
— Salut, lança-t-il. Comment tu t’appelles ?
— James. Pourquoi il t’en veut, celui-là ?
— Son journal intime a glissé de sa poche ce matin. Je suis
tombé dessus par hasard. Rien de très croustillant, à part un
poème.
James s’esclaffa.
— Tu veux dire que ce gros lard écrit des poèmes ?
— Ouais, confirma Kyle en se frottant les joues. J’ai lu quelques
vers devant ses copains. Il l’a super mal pris.
— Il t’a mis une sacrée dérouillée. Rien de cassé ?
— Je ne m’attendais pas à ce qu’il réagisse comme ça, mais ça
en valait la peine. Écoute un peu : Tu fais battre mon cœur comme un
petit animal. Tu me fais sourire même quand je me sens mal. C’est pas
mignon, tout ça ? Eh mec, est-ce que je vois ce que je vois ?
— De quoi tu parles ?
— Ce skateboard, là, sous ton lit. Il a dû te coûter plus de cent
livres.
— Tu crois ? Je ne l’ai utilisé que deux fois.
39
Kyle était consterné.
— Cette planche est une légende, James. J’en connais qui
vendraient leur âme au diable pour la posséder. Je peux la voir ?
James haussa les épaules.
— Pas de problème.
Le garçon ramassa le skateboard et s’allongea pour l’examiner.
— Super roues. Des 101A. Elle doit être hyper rapide. Je peux
l’essayer ?
— Bien sûr, tant que je peux brancher ma PlayStation 2 sur ta
télé.
— Une PlayStation 2 ! On a une PlayStation 2 dans la chambre ?
James, t’es un amour. T’as quoi, comme jeux ?
— Je sais plus. J’en ai une soixantaine.
Bouche bée, Kyle lâcha la planche.
— Soixante jeux ? J’arrive pas à le croire. Tu dois sans doute
être le mec le plus gâté de l’univers, et tu ne t’en rends même pas
compte.
— Tu veux dire que je suis le seul à avoir une console, ici ?
— On reçoit trois livres d’argent de poche par semaine. Tu vois
ce T-shirt Gravis sur le sol ? Vingt-cinq livres. J’ai mis deux livres
de côté pendant douze semaines pour me le payer. Quant à ce
short Stussy, j’ai dû le voler dans une boutique du marché de
Camden Lock, et j’ai failli me faire pincer par l’agent de sécurité.
— Tu veux jouer ?
— Tout à l’heure. Je dois d’abord faire mes devoirs.
James se laissa tomber en arrière sur le lit, se demandant si
Kyle n’était pas l’un de ces insupportables fayots qui lui tapaient
sur les nerfs au collège. On frappa à la porte.
— Entrez, lança-t-il.
C’était l’un des éducateurs, une espèce de hippie lymphatique
portant une longue barbe.
— James, nous t’avons trouvé une place au collège de West
Road. Tu commences demain matin. Tu devras revenir à l’heure
du déjeuner pour ton rendez-vous avec la psy.
40
James était contrarié. Après le drame qu’il venait de vivre, il
s’était imaginé qu’on l’autoriserait à sécher les cours pendant
plusieurs semaines.
— Comme vous voudrez, dit-il.
— Kyle, peux-tu aider James à trouver un uniforme ?
.:.
Son travail achevé, Kyle accompagna James au réfectoire. La
nourriture n’était pas géniale mais, malgré tout, bien meilleure
que les repas improvisés de la maison. Leur dîner avalé, ils regagnèrent leur chambre, branchèrent la PlayStation et jouèrent en
parlant de tout et de rien. De football. De bagarres. Des raisons
qui les avaient menés à l’orphelinat. James fut surpris d’apprendre que Kyle avait treize ans. Il lui semblait petit pour son âge. Il
était déjà en troisième et obtenait d’excellents résultats dans
toutes les disciplines, à l’exception de l’éducation physique. Il
vivait parfois des moments difficiles, car les élèves de sa classe
étaient tous nettement plus robustes que lui. James avoua qu’il ne
brillait guère qu’en sport et en maths.
Avant de se mettre au lit, Kyle conduisit James à la laverie. Ils
fouillèrent dans un carton rempli d’uniformes scolaires. Le choix
était mince. La plupart des vêtements étaient sales et en mauvais
état. Ils finirent par dénicher une veste convenable, portant
l’écusson de West Road, et une cravate élimée.
.:.
Kyle s’endormit comme une masse, mais James était préoccupé. Il était à l’aube d’une nouvelle existence. Il allait lui falloir
apprendre à vivre en compagnie de filles et de garçons inconnus,
fréquenter un nouveau collège et partager sa chambre avec Kyle.
Ce n’était pas la fin du monde, mais il aurait aimé que Lauren soit
à ses côtés.
41
Il se souvint alors de la petite enveloppe qu’il avait trouvée dans
le coffre-fort. Il se glissa hors du lit, enfila son pantalon de jogging
et se dirigea vers les toilettes.
Il s’isola dans une cabine et décolla délicatement le rabat de
l’enveloppe pour s’assurer de pouvoir la refermer. Elle contenait
une clef et une carte de visite :
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James retourna la carte. Une adresse figurait au dos. À l’évidence, sa mère possédait un autre trésor de guerre. Il passa la clef
autour de son cou.
7. Sur le divan
James avait toujours fréquenté des établissements mixtes. West
Road était un collège réservé aux garçons, et il y régnait une
ambiance pesante. Ses couloirs étaient bruyants. Les élèves s’y
bousculaient avec brutalité. La tension était palpable. Il semblait
que les choses pouvaient mal tourner à tout moment.
Il vit un élève de seconde heurter violemment un garçon de
cinquième. Ce dernier roula sur le sol et poussa un hurlement
lorsque son agresseur lui écrasa la main du talon. James était
désorienté car le plan qu’on lui avait remis était incompréhensible,
quel que soit le sens dans lequel il le consultait.
— Jolie cravate, fillette, dit quelqu’un dans la foule.
James pensa que cette provocation lui était adressée. Sa cravate
était en lambeaux. Il prit la décision de dérober celle d’un autre
élève dès que l’occasion se présenterait. Peu à peu, les salles de
classe se remplirent et, au bout de quelques minutes, il n’eut plus
que quelques retardataires pour toute compagnie.
Deux élèves de seconde à l’air patibulaire se mirent en travers
de son chemin. L’un d’eux portait des cheveux hérissés et un
T-shirt Metallica sous sa veste d’uniforme, l’autre des cheveux
noirs, longs et gras. Tous les deux étaient chaussés de grosses
bottes à coques apparentes.
— Tu vas où, nabot ?
James pensa qu’il allait mourir avant même son premier cours
à West Road.
— Aux bureaux de l’administration, dit-il.
43
Le garçon au T-shirt Metallica lui arracha le plan des mains.
— Tu n’as aucune chance d’y arriver.
James se prépara à essuyer une pluie de coups.
— Tu regardais le plan de l’annexe. Celui du bâtiment principal
est de l’autre côté. Tiens, regarde, c’est là.
Le garçon tourna la feuille de papier et la lui rendit. Puis il
désigna une porte au bout d’un couloir.
— Merci, dit James, avant de s’éloigner.
— Et retire cette cravate, petit.
Il était perplexe. Il n’ignorait pas que sa cravate était usée, mais
il ne comprenait pas ce qui lui valait toutes ces remarques.
.:.
James tendit un formulaire au professeur. Tous les élèves de la
classe gardaient les yeux braqués sur lui. Il chercha une place libre
et s’assit au bout d’une rangée, près d’un garçon noir prénommé
Lloyd.
— Tu es un de ces types de l’orphelinat ? demanda ce dernier.
James savait que ce moment était capital. S’il ne réagissait pas,
il serait considéré comme un faible. Sa réponse devait être
cinglante, mais pas insultante au point de provoquer une bagarre.
— Comment tu le sais ? Ah oui, bien sûr. Ta mère a dû m’apercevoir en nettoyant les toilettes.
Les autres garçons éclatèrent de rire. Lloyd lui lança un regard
mauvais, puis il s’esclaffa à son tour.
— J’adore ta cravate, ma jolie, lança-t-il.
James était excédé. Il retira sa cravate, l’examina attentivement
puis étudia celle de son voisin. Elles n’étaient pas de la même
couleur.
— Quelqu’un peut-il me dire ce qui se passe ?
— La bonne nouvelle, mon pote, c’est que tu portes bien une
cravate de West Road. La mauvaise, c’est que c’est celle du collège
des filles.
44
James se tordit de rire. Finalement, les autres élèves avaient
l’air sympa. Mais il était furieux du tour que Kyle lui avait joué.
.:.
James quitta le collège à midi pour rejoindre le centre Nebraska.
Le bureau de la psy était situé au deuxième étage. Jennifer Mitchum
était une brune d’une quarantaine d’années, maigre à faire peur,
à peine plus grande que lui. Son accent était terriblement snob.
— Préfères-tu le fauteuil ou le sofa ?
Il avait vu de nombreuses scènes de psys à la télévision. Il
pensait devoir s’allonger pour que le tableau soit complet.
— Très confortable, dit-il en s’installant sur la banquette. Je
crois que je vais m’endormir.
Jennifer ferma les persiennes pour plonger le bureau dans la
pénombre, puis elle s’assit dans son dos, dans un fauteuil de cuir.
— Je veux que tu me parles à cœur ouvert, James. Tout ce que tu
diras restera entre nous. Essaie de ne pas trop chercher tes mots.
Laisse-toi aller, et souviens-toi que je suis là pour t’aider.
— Entendu.
— Tu as dit que tu allais t’endormir. As-tu trouvé le sommeil
la nuit dernière ?
— Pas longtemps. J’avais trop de trucs en tête.
— Tu veux m’en parler ?
— Je me demande si ma petite sœur va bien.
— Dans ton dossier, il est noté que tu as des doutes sur les
capacités de Ron à s’occuper de Lauren.
— C’est un débile mental. Il ne pourrait même pas élever un
hamster. Je ne comprends pas pourquoi il a insisté pour obtenir sa
garde.
— Sans doute aime-t-il sincèrement Lauren. Peut-être que la
mort de ta mère a fait resurgir ce sentiment ?
James ricana.
— N’importe quoi. On voit bien que vous ne le connaissez pas.
45
— Il est important que tu voies ta sœur régulièrement. Ça vous
aidera tous les deux à franchir ce cap difficile.
— Il refusera.
— Je lui parlerai. Nous essaierons d’établir un programme de
visites. Tous les samedis, ça t’irait ?
— Vous pouvez toujours essayer, mais Ron me hait de tout son
cœur. Je crois que vous perdez votre temps.
— Parle-moi de ta mère, James.
Il haussa les épaules.
— Elle est partie. Je ne peux rien y faire. Je regrette de lui avoir
rendu la vie difficile.
— Que veux-tu dire ?
— Je m’attire toujours des ennuis. Des bagarres, ce genre de trucs.
— Pourquoi fais-tu ça ?
James réfléchit longuement.
— Je ne sais pas. Je ne le fais pas exprès. Je pense que je suis
mauvais, tout simplement.
— Tu as dit que tu t’inquiétais pour ta sœur. Une personne
mauvaise ne penserait-elle pas d’abord à elle-même ?
— J’aime beaucoup Lauren. Je peux vous raconter quelque
chose que je n’ai jamais dit à personne ?
— Bien sûr, James.
— L’année dernière, à l’école, je me suis embrouillé avec
l’institutrice. J’ai quitté la salle de classe et je me suis réfugié dans
les toilettes. Un garçon plus jeune que moi se trouvait là. Je l’ai
frappé. Je me suis défoulé sur lui, sans aucune raison.
— Sur le moment, avais-tu conscience d’agir mal ?
— Évidemment.
— Alors, pourquoi as-tu continué ?
— Parce que…
James chercha vainement une explication.
— Pendant que tu frappais ce garçon, qu’est-ce que tu ressentais?
— C’était le pied. Il pleurait, il appelait sa mère, et je me sentais
hyperpuissant.
46
Il dévisagea Jennifer, persuadée qu’elle serait révoltée par ses
propos, mais elle ne trahit aucune émotion.
— Selon toi, pourquoi en as-tu retiré tant de plaisir ?
— Je ne suis pas très net, je crois. À la moindre contrariété, je
deviens incontrôlable.
— Essaye de décrire ce que tu ressentais à l’égard de ta victime.
— Je le possédais. Il était complètement vulnérable. Je pouvais
faire de lui ce que je voulais.
— Tu venais d’avoir un accrochage avec ton institutrice. Face à
elle, c’est toi qui étais impuissant. Tu devais obéir. Dans les
toilettes, tu as trouvé quelqu’un de plus faible que toi, et tu as pu
démontrer ton pouvoir. C’est ça qui t’a satisfait.
— On peut dire les choses comme ça.
— Ce sentiment de frustration est fréquent à ton âge. Tu passes
ton temps à obéir, et tu n’as pas ton mot à dire. Aller à l’école, te
mettre au lit, faire tes devoirs. Tu as le sentiment que tu ne
contrôles pas ton existence. C’est pour cela que certains garçons
comme toi abusent de leur force sur les plus faibles.
— Je vais finir par avoir de sérieux problèmes si je ne change
pas d’attitude.
— Lors de nos prochaines séances, je te donnerai quelques
conseils pour maîtriser ta colère. D’ici là, essaye de te souvenir
que tu n’es qu’un garçon de onze ans et que personne n’attend de
toi que tu sois parfait. Sache que tu n’es ni mauvais ni fou. Nous
allons utiliser une technique appelée renforcement positif. Je
veux que tu répètes ce que je viens de te dire.
— Quoi ?
— Dis : je ne suis pas mauvais.
— Je ne suis pas mauvais.
— Dis : je ne suis pas fou.
— Je ne suis pas fou, répéta James en souriant. C’est complètement débile, votre truc.
— Je me moque de ce que tu penses. Contente-toi de prononcer les mots et d’en saisir le sens.
47
Il réalisa que cette séance l’avait apaisé. C’était inattendu.
— D’accord, je ne suis ni mauvais ni fou.
— Excellent. Je propose que nous restions sur cette note positive. Nous nous reverrons lundi.
James se leva.
— Avant que tu t’en ailles, j’aimerais te parler d’un détail qui
figure dans le dossier transmis par ton ancienne école. Combien
font cent quatre-vingt-sept fois seize ?
James réfléchit trois secondes.
— Deux mille neuf cent quatre-vingt-douze.
— Très impressionnant. Comment fais-tu ça ?
— Aucune idée, dit-il en haussant les épaules. Je déteste quand
les gens me demandent de faire ça. J’ai l’impression d’être un
monstre de foire.
— C’est un don, dit la psychologue. Tu devrais en être fier.
.:.
James regagna sa chambre. Il s’attela à un devoir de géographie
mais, le courage lui manquant, il alluma la PlayStation.
— Comment s’est passé ce premier jour de classe ? demanda
Kyle, de retour du collège.
— J’ai survécu. Mais je crois qu’il faut qu’on s’explique.
— Ah, le coup de la cravate. Marrant, non ?
James bondit sur Kyle et l’attrapa par le col de sa veste. Ce
dernier le repoussa violemment, l’envoyant valser contre le
bureau. Il était beaucoup plus fort qu’il ne l’avait imaginé.
— Bon Dieu, James, je croyais que tu étais cool.
— Je devrais te dire merci, c’est ça ? Tu m’as fait passer pour
un crétin !
Le garçon posa son sac de classe.
— Je suis désolé. Si j’avais su que tu le prendrais comme ça, je
me serais abstenu.
Kyle était le seul pensionnaire du centre Nebraska sur lequel
48
James pouvait mettre un nom. Il n’avait pas vraiment envie de se
fâcher avec lui.
— Reste en dehors de mon chemin, se contenta-t-il de lâcher.
Il s’assit sur son lit, la mine boudeuse, tandis que Kyle travaillait à son bureau. Puis l’ennui le gagna et il décida d’aller faire
un tour. Au détour d’un couloir, il revit le garçon au T-shirt
Metallica qu’il avait rencontré au collège. Il était accompagné de
trois types antipathiques.
— Merci pour le coup de main, tout à l’heure, dit-il.
Le garçon l’étudia des pieds à la tête.
— Pas de quoi, mec. Je m’appelle Rob. Eux, c’est mes potes.
Vince, le gros Paul et le petit Paul.
— Moi, c’est James.
Il y eut un silence pesant.
— Tu as besoin d’autre chose, minable ? demanda le gros Paul,
un garçon enrobé au crâne tondu et au regard vide.
— Non.
— Alors tu dégages.
Sentant le rouge lui monter aux joues, il tourna les talons.
— Eh, James ! s’exclama Rob. Tu veux faire le mur avec nous,
cette nuit ?
— Et comment !
.:.
Après le dîner, James regagna sa chambre pour ôter son uniforme. Kyle avait fini ses devoirs. Allongé sur son lit, il feuilletait
un magazine spécialisé consacré au skateboard.
— On joue à la PlayStation ? demanda Kyle. Je suis désolé pour
tout à l’heure. Tu avais raison. C’était pas sympa de te faire ça pour
ton premier jour de classe.
— Joue si tu veux. Moi, je sors.
— Avec qui ?
— Rob et ses copains.
49
— Tu veux parler de Robert Vaughn ? Le type avec les cheveux
hérissés et le look heavy metal ?
— Ouais.
— Ne traîne pas avec eux. Je suis sérieux. Ce sont des malades.
Ils piquent des bagnoles, ils braquent des magasins et tout ça.
— Je ne vais pas rester assis à te regarder faire tes devoirs tous
les soirs. Trouve-toi des potes, mec.
James enfila ses baskets puis se dirigea vers la porte. Kyle
semblait vexé.
— Je t’aurai prévenu. Ne viens pas pleurnicher lorsque tu te
seras attiré des ennuis.
.:.
James était assis sur un mur de briques derrière la zone industrielle. Tous les membres de la bande étaient plus âgés que lui.
Rob et le gros Paul avaient quinze ans, Vince quatorze. Ce dernier
avait l’air d’une vraie teigne, avec son regard dur, ses cheveux
décolorés et son nez cassé. Son frère, le petit Paul, un petit brun au
teint jaune, avait douze ans.
Rob lui tendit une cigarette. Il avoua qu’il ne fumait pas. Il
regrettait de ne pas passer pour un mec cool à leurs yeux, mais il
valait mieux être honnête que finir plié en deux sur le trottoir à
cracher ses poumons.
— Je me fais chier, dit le petit Paul. On fait quoi ?
Ils gravirent une clôture et pénétrèrent dans un parking. Vince
et Rob actionnèrent méthodiquement la poignée de la porte
arrière de chaque voiture.
— Bingo ! s’exclama ce dernier.
Il examina le contenu du coffre et en sortit une trousse à outils.
Il la posa sur le sol et fit glisser la fermeture Éclair.
— Tu es prêt à foutre la merde, James ? demanda-t-il.
Chacun des garçons de la bande s’arma d’un outil. James choisit
un marteau.
50
Il ignorait ce que ses camarades avaient en tête. Il était nerveux,
mais marcher en bande au milieu de la rue, marteaux et clefs
anglaises à la main, avait quelque chose d’excitant. Quelques
mètres devant eux, une femme changea de trottoir en courant.
Vince s’arrêta devant une Mercedes flambant neuve.
— On y va ! hurla Rob.
Sur ces mots, il abattit son marteau dans le pare-brise arrière
de la voiture. Un signal d’alarme retentit. Les autres garçons se
joignirent à lui. James hésita, puis s’attaqua à une vitre latérale,
détruisit le rétroviseur et enfonça la portière. En vingt secondes,
la voiture fut réduite à l’état d’épave, phares et fenêtres brisés.
Vince siffla le signal de la retraite. Ils détalèrent, pulvérisant deux
autres pare-brise au passage.
Ils s’engouffrèrent dans une ruelle et débouchèrent sur une
place encadrée d’immeubles de béton. James était à bout de
souffle, mais il était comme dopé par l’adrénaline. Ils escaladèrent une palissade et trouvèrent refuge dans un parc de jeux. Leur
haleine produisait des petits nuages blancs dans l’air glacé. James
éclata de rire, malgré le point de côté qui le torturait. Rob posa
une main sur son épaule.
— Bienvenue dans la bande, mon vieux.
— C’était génial.
La peur, la fatigue et l’excitation lui faisaient tourner la tête. Ce
qu’il venait d’accomplir lui semblait irréel.
8. Joyeux anniversaire
James avait le sentiment que son existence n’avait plus aucun
sens. Chaque jour était semblable au précédent. Il se levait, allait
au collège, regagnait le centre puis jouait au foot ou traînait en
compagnie de Rob Vaughn et de sa bande. Il ne se couchait jamais
avant minuit, car il ne parvenait à trouver le sommeil que lorsqu’il
était épuisé. Il pensait sans cesse à Lauren et à sa mère.
Depuis le drame survenu trois semaines plus tôt, il n’avait vu
sa sœur qu’une fois, à l’occasion des funérailles. Ron lui avait
communiqué un faux numéro de téléphone. Il avait dit à Jennifer
Mitchum que James avait une mauvaise influence sur Lauren. Il
ne voulait pas le voir traîner près de sa fille.
.:.
— Tu sens mauvais, dit Kyle.
James s’assit au bord de son lit en se frottant les yeux. Il avait
dormi avec son maillot d’Arsenal et son pantalon de jogging.
— Tu portes les mêmes chaussettes depuis des siècles.
— Tu n’es pas ma mère, Kyle.
— Ta mère ne dormait pas dans ta chambre. Elle n’avait pas à
supporter tes odeurs corporelles.
James contempla ses chaussettes grisâtres. Elles exhalaient une
puanteur discrète, mais il s’y était habitué.
— D’accord, dit-il. Je vais prendre une douche.
Kyle jeta un paquet de Twix sur son lit.
52
— Joyeux anniversaire, lâcha-t-il. J’aurais mieux fait de
t’acheter du déodorant pour tes douze ans.
James était ravi que son compagnon s’en soit souvenu. Ce
n’était pas grand-chose, mais un geste généreux de la part de
quelqu’un qui recevait trois livres par semaine.
— Allez, file à la douche. Tu es convoqué au commissariat,
aujourd’hui. Rachel m’a demandé de te passer le message.
James remarqua que Kyle avait mis du gel dans ses cheveux
noirs. Son uniforme était impeccable, sa chemise repassée et sa
cravate nouée juste à la bonne longueur, contrairement à celle de
la plupart des garçons du collège, qui ne dépassait jamais les dix
centimètres. Il contempla ses ongles et passa une main dans ses
cheveux gras. Sa vie était un chaos. Il éclata de rire.
.:.
Rachel était d’une humeur exécrable. La voiture était surchauffée, les bouchons inextricables et le parking du commissariat bondé.
— Je ne peux pas me garer. Je vais te déposer. Tu as de l’argent
pour rentrer en bus ?
— Oui, assura James.
Il quitta le véhicule et gravit les marches du poste de police. Il
portait un pantalon en toile, un sweat-shirt neuf, et s’était même
donné un coup de peigne au sortir de la douche. Selon les garçons
du centre, recevoir un avertissement de la police n’avait rien de
dramatique, mais il n’en menait pas large.
— Asseyez-vous, dit la femme policier qui se tenait derrière le
guichet, en désignant une rangée de chaises.
James patienta plus d’une heure. Une foule de gens se présentèrent à l’accueil. La plupart venaient signaler un vol de voiture
ou de téléphone portable.
Un policier à la silhouette athlétique et à la moustache
soigneusement taillée vint se planter devant lui.
53
— James Choke ?
James se leva. L’homme lui serra la main à lui faire mal.
— Je suis le sergent Peter Davies, responsable de la prise en
charge des mineurs.
Ils montèrent à l’étage et s’installèrent dans un box d’interrogatoire. Le policier sortit d’un tiroir métallique un tampon
encreur et une fiche cartonnée.
— Donne-moi ta main droite et laisse-toi faire.
Il pressa l’extrémité des doigts de James sur le tampon, puis les
roula l’un après l’autre sur la fiche. Ce dernier aurait aimé posséder une copie de ses empreintes digitales. Elles auraient fait un
effet terrible sur le mur de sa chambre.
— Il s’agit d’une mesure de précaution. Est-ce que tu as des
questions ?
James haussa les épaules. Le sergent Davies consulta un document à en-tête des services de police.
— Le neuf octobre dernier, au collège Holloway Dale, tu as
violemment attaqué l’une de tes camarades de classe, Samantha
Jennings. Au cours de l’agression, elle a reçu une profonde
coupure à la joue qui a nécessité la pose de huit points de suture.
Au cours du même incident, tu t’en es également pris à ton
professeur, Miss Cassandra Voolt, et tu lui as infligé une blessure
au dos. Comme il s’agit de ton premier signalement auprès de nos
services, nous nous contenterons d’un avertissement formel.
Admets-tu avoir commis les actes qui te sont reprochés ?
— Oui.
— Si tu commets un autre délit avant l’âge de dix-huit ans, ces
informations seront transmises au magistrat chargé d’instruire la
procédure, et il est probable que ta peine sera aggravée.
Le sergent Davies lui adressa un sourire réservé.
— Tu as l’air d’un garçon bien, James.
— Je n’ai pas voulu la blesser. Je voulais juste qu’elle la ferme.
— Ne me dis pas que tu n’es pas responsable de ce qui est arrivé
à ta camarade. Lorsqu’on fait usage de la violence, il faut en
54
affronter les conséquences. La stupidité n’est pas une circonstance atténuante.
James hocha la tête.
— Vous avez raison.
— Je ne veux plus te revoir ici. C’est compris ?
— J’espère que ça n’arrivera pas.
— Tu n’as pas l’air très sûr de toi. Sais-tu quelle peine tu
encourais si tu étais majeur ?
— Aucune idée.
— Deux ans de prison. Tu avais conscience de ça ?
— Non, murmura James en baissant les yeux.
.:.
James était soulagé d’en avoir terminé avec cette leçon de
morale. Les garçons de la bande avaient raison. Ce n’était pas pire
que de se faire remonter les bretelles par le principal du collège.
Il avait emporté un peu d’argent pour s’offrir un cadeau
d’anniversaire. Il se paya un jeu PlayStation et un survêtement
Nike, puis il déjeuna chez Pizza Hut. Lorsqu’il fut certain qu’il était
trop tard pour qu’on le renvoie au collège, il regagna le centre.
.:.
Il glissa son nouveau jeu dans la console, puis perdit toute
notion du temps. À son retour, Kyle s’assit au bord du lit, comme
à son habitude, et sentit une bosse inhabituelle sous sa couette. Il
la souleva et découvrit le maillot d’Arsenal de son camarade de
chambre.
— Qu’est-ce que cette loque puante fait dans mon lit ?
James avait prévu que son compagnon serait furieux. C’était un
maniaque de l’hygiène. Kyle souleva le maillot du bout des doigts,
et un discman flambant neuf glissa sur le matelas.
— James, tu l’as volé ?
55
— Je savais que tu dirais ça. J’ai laissé la facture dans la boîte.
— C’est pour moi ?
— Tu n’arrêtes pas de te plaindre que le tien a un faux contact.
— Où as-tu trouvé l’argent ?
Il aimait bien Kyle, mais il ne lui faisait pas confiance au point
de lui parler de sa planque.
— J’ai attaché une vieille dame à un arbre et je l’ai battue pour
lui voler sa retraite.
— Sérieusement, où as-tu trouvé soixante livres ?
— Bon, tu comptes le prendre ou me poser des questions
débiles toute la soirée ?
— C’est super sympa. J’espère juste que tu n’as pas fait de
bêtise. Dès que j’aurai touché mon argent de poche, je t’achèterai
le déodorant que je t’ai promis. Il y a urgence.
— Merci d’avance pour cette délicate attention.
— Tu veux faire quelque chose ce soir, pour fêter ça ? Aller au
cinéma ou un truc dans ce genre ?
— Non. J’ai prévu de sortir avec Rob et la bande.
— J’aimerais vraiment que tu arrêtes de traîner avec ces tarés.
James était contrarié.
— Et moi, j’aimerais que tu arrêtes de me faire la leçon.
.:.
Il gelait à pierre fendre. Comme tous les soirs, James et les
garçons de la bande étaient assis sur le muret, derrière la zone
industrielle. Depuis la première fois qu’il les avait accompagnés, ils n’avaient fait que discuter en fumant cigarette sur
cigarette. Le gros Paul avait bien frappé un élève de l’école
privée voisine pour lui voler son téléphone portable et son
portefeuille, mais, cet après-midi-là, James ne se trouvait pas
en leur compagnie.
Le gang le félicita pour son premier avertissement. Vince
précisa qu’il avait été arrêté à quinze reprises, qu’il avait une
56
demi-douzaine de procès en cours et encourait une peine d’un an
dans un centre de correction.
— Je m’en fous, dit-il. Mon frère est déjà là-bas. Mon père et
mon grand-père sont en prison.
— Super famille, lâcha James.
Rob et le gros Paul éclatèrent de rire. Vince lui jeta un regard
sinistre.
— Si tu dis encore un truc sur ma famille, James, je te bute.
— Excuse-moi. J’aurais pas dû.
— Lèche le trottoir.
— Quoi ? Eh, j’ai dit que j’étais désolé.
— Laisse tomber, dit Rob. C’était juste une blague.
— J’ai dit : lèche le trottoir. Et je ne le répéterai pas une troisième
fois.
S’attaquer physiquement à Vince relevait du suicide. James
descendit du muret et s’accroupit. Dans cette position, il se sentait
vulnérable. Son adversaire pouvait à tout moment se jeter sur son
dos ou le frapper au visage. Mais il n’avait pas le choix. Il plaqua
ses mains sur l’asphalte, se pencha en avant et posa la pointe de
sa langue sur le sol glacé. Il essuya sa bouche d’un revers de
manche puis se releva, espérant que Vince s’estimerait satisfait.
— Vous savez ce qui nous réchaufferait ? demanda Rob pour
détendre l’atmosphère. Une bonne bière.
— Personne n’acceptera de nous servir dans le coin, dit le petit
Paul. Et on a pas un rond.
— Il y a ce magasin d’alcool, en haut de la rue. Le vendeur range
des packs de vingt-quatre tout près de la porte. On pourrait
entrer, en piquer un et nous barrer en courant avant que ce gros
lard ait le temps de réagir.
— Qui s’y colle ? demanda le petit Paul.
— Qui fête son anniversaire, aujourd’hui ? ricana Vince.
James pensa à l’humiliation qu’il venait de subir. Une occasion
se présentait de redorer son blason aux yeux de ses camarades. En
outre, Vince prenait toute manifestation de faiblesse pour une
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invitation au carnage. Mais le souvenir de sa convocation au poste
de police était encore frais dans sa mémoire.
— Mec, dit-il, je viens juste d’avoir un avertissement.
— Si tu veux continuer à traîner avec nous, il va falloir prouver
que tu en as.
— Non, je rentre au centre. De toute façon, je m’emmerde avec
vous.
Vince le saisit par le cou et le plaqua contre le mur.
— Tu vas faire ce que je te dis.
— Fous-lui un peu la paix, nom de Dieu, dit Rob.
Le garçon lâcha prise. James hocha la tête en direction de Rob,
en signe de remerciement.
— Tu devrais faire ce qu’il te demande, dit ce dernier. Et puis
j’ai pas trop apprécié que tu dises que tu t’emmerdes avec nous.
James commençait à regretter de ne pas avoir prêté attention
aux avertissements de Kyle.
— OK, dit-il, réalisant qu’il n’avait plus le choix. Je vais m’en
charger.
La bande s’arrêta devant la vitrine du magasin. Le gros Paul
gardait une main posée sur l’épaule de James pour s’assurer qu’il
ne leur fausse pas compagnie.
— Magne-toi, dit-il. Tu entres, tu sors, l’affaire est dans le sac.
Les nerfs à vif, il pénétra dans la boutique. Il faisait chaud. Il
frotta ses mains glacées et rassembla tout son courage.
— Je peux t’aider, petit ? demanda le vendeur.
James n’avait aucune raison de se trouver là. L’homme savait
que quelque chose ne tournait pas rond. James s’empara d’un
pack de bière. Il était trop lourd pour ses doigts engourdis.
— Repose ça, espèce de…
James tourna les talons et saisit la poignée de la porte. Elle ne
bougea pas d’un millimètre. Vince et le gros Paul maintenaient la
porte fermée de l’extérieur.
— Laissez-moi sortir ! hurla-t-il en frappant à la vitre.
Le vendeur bondit par-dessus le comptoir.
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— S’il vous plaît, supplia James.
Vince lui adressa un sourire cruel et lui fit un doigt d’honneur.
— Tu es coincé, tu es coincé ! répétait le petit Paul en sautillant
de joie.
L’homme ceintura James puis le tira vers l’arrière-boutique.
— Passe une bonne nuit en prison, sale tapette, lança Vince
avant de lâcher la porte et de s’éloigner à la hâte en compagnie du
gros Paul.
James cessa de se débattre. Il n’avait plus aucun espoir de
s’échapper. Le vendeur le fit asseoir sur une chaise puis il appela
la police.
.:.
Il avait passé trois heures sur une banquette, adossé au mur
couvert de graffitis, la tête dans les genoux. On lui avait confisqué
ses chaussures et vidé le contenu de ses poches. Une odeur infecte
planait dans la cellule, un mélange de désinfectant industriel et
de tout ce qu’un corps humain pouvait produire de plus fétide.
Le sergent Davies déverrouilla la grille et entra. James avait
espéré qu’on confierait son dossier à un autre policier. Il leva la
tête, nerveux, s’attendant à le voir exploser de rage, mais l’homme
semblait trouver la situation plutôt amusante.
— Tu as la mémoire courte, mon garçon. Attends, laisse-moi
deviner. Tu pensais t’en être tiré facilement, c’est ça ? Tu avais
besoin de quelques bières pour fêter ça ? Je me trompe ?
Il le conduisit jusqu’au box d’interrogatoire où les attendait
Rachel. La jeune femme, visiblement furieuse, lui jeta un coup
d’œil assassin. Sans cesser de sourire, le policier glissa une cassette
dans un magnétophone puis pressa la touche enregistrement.
— James, demanda-t-il, je dois te signaler que le magasin où
tu as été arrêté était équipé de trois caméras de surveillance.
Admets-tu avoir essayé d’y commettre un vol ?
— Oui, monsieur.
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— Sur la vidéo, on voit distinctement deux espèces de chimpanzés t’empêcher de sortir. Pourrais-tu me dire de qui il s’agit ?
— Aucune idée.
Il était hors de question de livrer à la police quatre des
pensionnaires les plus violents du centre Nebraska. Il tenait trop
à la vie.
— Pourquoi ne pas me dire la vérité ? Je sais que c’est à cause
d’eux que tu te trouves ici.
— Je ne les ai jamais vus avant ce soir, insista James.
— Moi, je trouve qu’ils ressemblent drôlement à Vincent
St John et Paul Puffin. Ces noms te disent quelque chose ?
— Jamais entendu parler.
— Comme tu voudras. Cet interrogatoire est terminé.
Le sergent Davies interrompit l’enregistrement.
— Quand on joue avec le feu, on se brûle. Et traîner avec ces
deux-là, c’est comme jouer avec de la dynamite.
— J’ai fait une connerie. Quelle que soit ma punition, je la
mérite.
— Ne t’inquiète pas pour ça. Tu vas être déféré devant le tribunal des enfants. Le juge te collera sans doute une amende de vingt
livres. Mais ce n’est qu’un début, mon garçon.
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— J’ai connu des centaines de garçons comme toi. Ça
commence toujours pareil. Au début, ce n’étaient que des gamins
turbulents qui faisaient beaucoup de bêtises. Puis il leur a poussé
des boutons et des poils au menton, et ils se sont mis à collectionner les embrouilles, mais rien de vraiment sérieux. Et puis un
jour, ils ont commis un acte vraiment stupide. Un coup de
couteau, un deal de shit, un vol à main armée, j’en passe et des
meilleures. À seize ou dix-sept ans, ils se sont retrouvés en cabane
pour sept longues années. Tu peux encore t’en sortir, mais si tu
ne commences pas à réfléchir à la portée de tes actes, tu passeras
la moitié de ta vie en prison.
9. Trou noir
James jeta un regard circulaire à la pièce. Plus claire que sa
cellule du centre Nebraska, elle ressemblait à celle où il avait
séjourné, quelques années plus tôt, en compagnie de sa mère et
de sa sœur, lors d’un séjour à Disney World, en Floride. Il n’avait
pas la moindre idée de l’endroit où il se trouvait. C’était une
chambre individuelle équipée d’une télé, d’une bouilloire électrique et d’un réfrigérateur. Il se souvenait que Jennifer Mitchum,
la psychologue, l’avait convoqué dans son bureau à son retour du
poste de police, puis plus rien. Le trou noir.
Il jeta un coup d’œil sous la couette et réalisa qu’il était nu. Il
s’assit au bord du lit et regarda par la fenêtre. La chambre, située
à un étage élevé, dominait une piste d’athlétisme où des enfants
de son âge, chaussés de baskets à pointes, pratiquaient des étirements. Plus loin, d’autres pensionnaires assistaient à une leçon
de tennis sur un cours en terre battue. À l’évidence, s’il se trouvait
dans un orphelinat, c’était un établissement infiniment plus
luxueux que le trou à rats où il avait passé ces derniers jours.
Des vêtements étaient posés sur le carrelage : des chaussettes
et un caleçon blancs, un T-shirt orange impeccablement repassé,
un pantalon de treillis kaki et une paire de rangers. Il se pencha
pour examiner ces dernières. Elles sentaient le cuir. Les semelles
étaient noires et brillantes. Elles étaient neuves.
Aux yeux de James, l’aspect militaire de la tenue était inquiétant. Il se demandait s’il ne se trouvait pas dans un centre de
redressement destiné aux jeunes délinquants récidivistes. Il
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enfila les sous-vêtements et étudia le logo imprimé sur le T-shirt :
un bébé ailé assis sur un globe où l’on devinait les contours
de l’Europe et du continent américain. Au-dessous figurait
l’inscription CHERUB. Ce mot n’éveillait rien dans son esprit.
Il quitta la chambre et s’aventura dans un couloir arpenté par
des pensionnaires vêtus de la même tenue. Leurs T-shirts frappés
du logo CHERUB étaient noirs ou gris.
Il s’adressa à jeune homme qui marchait dans sa direction.
— Où est-ce que je suis ? demanda-t-il.
— Je n’ai pas le droit de parler aux orange, dit le garçon, sans
ralentir le pas.
James aperçut deux jeunes filles au bout du couloir.
— Salut, dit-il. Je viens d’arriver. Je ne sais pas ce que je suis
censé faire.
— Je n’ai pas le droit de parler aux orange, répliqua l’une
d’elles.
Sa camarade lui adressa un sourire.
— Je n’ai pas le droit de parler aux orange, dit-elle à son tour.
Sur ces mots, elle désigna un ascenseur puis tendit l’index vers
le bas.
— J’ai compris, lâcha James.
D’autres garçons et filles se trouvaient dans l’ascenseur,
accompagnés d’un adulte portant la tenue réglementaire et un
T-shirt blanc.
— Pouvez-vous me dire où…
— Je n’ai pas le droit de parler aux orange, dit l’homme en
pointant un doigt vers le sol.
Jusqu’alors, James avait cru qu’il s’agissait d’un rituel d’initiation réservé aux nouveaux venus, mais il n’imaginait pas qu’un
adulte puisse participer à un tel canular. Soudain, il comprit que
son geste signifiait qu’il devait se rendre au rez-de-chaussée.
Les portes s’ouvrirent sur un vaste hall de réception. Derrière
les baies vitrées, il aperçut, au centre d’une pelouse, une fontaine
d’où s’élevait un jet d’eau, une sculpture représentant un globe
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terrestre surmonté d’un bébé ailé, semblable au logo figurant sur
son T-shirt. Il s’approcha du guichet d’accueil où se tenait une
femme d’âge mûr.
— S’il vous plaît, ne me dites pas que vous n’avez pas le droit
de parler aux orange ! Je veux juste savoir où…
Il ne put achever sa phrase.
— Bonjour, James. Le docteur McAfferty t’attend dans son
bureau.
Sans ajouter un mot, elle le guida vers un couloir et frappa à une
double porte.
— Entrez, fit une voix qui trahissait un léger accent écossais.
James pénétra dans une pièce dont les murs, à l’exception de
deux hautes fenêtres et d’une cheminée, étaient entièrement
recouverts de livres reliés de cuir. Un homme au crâne dégarni,
grand et mince, d’une soixantaine d’années, se leva de son bureau
pour lui serrer la main avec énergie.
— Bienvenue au campus de CHERUB, James. Je suis le docteur
McAfferty, directeur de cet établissement. Mais tout le monde
m’appelle Mac. Assieds-toi, s’il te plaît.
James tira l’une des chaises placées devant le bureau.
— Non, pas ici. Installons-nous près de la cheminée. Nous
avons beaucoup de choses à nous dire.
Ils s’installèrent dans de profonds fauteuils de cuir. James ne
s’attendait pas à un tel traitement. Il se demandait si son hôte
n’allait pas poser une couverture sur ses genoux et lui servir une
tasse de thé.
— Je sais que ça peut paraître dingue, mais je vous avoue que
je n’ai pas la moindre idée de la façon dont je suis arrivé ici.
Mac sourit.
— La personne qui t’a conduit jusqu’à nous t’a administré une
piqûre sédative pour t’aider à dormir. C’était plutôt agréable,
non ? Je suppose que tu ne ressens aucun effet secondaire.
James haussa les épaules.
— Je me sens reposé. Mais pourquoi vous m’avez drogué ?
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— Laisse-moi d’abord t’expliquer ce qu’est CHERUB. Ensuite,
tu pourras me poser toutes les questions qui te viennent à l’esprit.
— Comme vous voudrez.
— Alors, quelles sont tes premières impressions ?
— On dirait que certains établissements reçoivent plus de dons
que d’autres, dit James. Cet endroit est génial.
Le docteur McAfferty éclata de rire.
— Je suis heureux que tu t’y plaises. Nous hébergeons deux cent
quatre-vingts pensionnaires. Nous disposons, entre autres, de
quatre piscines, six courts de tennis couverts, un terrain de
football, un gymnase, un stand de tir. Nous avons notre propre
établissement scolaire. Les classes ne comptent pas plus de dix
élèves. Chacun d’eux étudie au moins deux langues étrangères.
Nous avons davantage d’étudiants admis dans les grandes universités que les meilleures écoles privées du pays. Penses-tu que tu
aimerais vivre ici ?
— Oui, c’est sympa, le parc, et tout ça. Mais je suis un cancre.
— Racine carrée de quatre cent quarante et un ?
— Vingt et un, répondit James après une demi-seconde de
réflexion.
— Je connais des gens très brillants qui seraient incapables de
répondre à cette question, dit Mac en souriant. Et j’avoue que j’en
fais partie.
— Bon, c’est vrai, je suis fort en maths, admit James, embarrassé. Mais je suis nul dans toutes les autres disciplines.
— Et pourquoi selon toi ? Parce que tu es un idiot ou parce que
tu ne travailles pas ?
— Je m’ennuie en cours, et je finis toujours par faire des bêtises.
— Pour être admis parmi nous, chaque pensionnaire doit
remplir deux critères. Primo, il doit réussir l’examen d’entrée.
Secundo – et j’admets que c’est plus inhabituel –, il doit accepter
de faire partie des services de renseignements britanniques.
— Qu’est-ce que vous dites ? demanda James, persuadé qu’il
avait mal entendu.
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— De devenir un agent secret, James. CHERUB fait partie de
l’Intelligence Service.
— Mais il n’y a que des enfants ici !
— C’est exact. Car ils peuvent se charger de missions que des
adultes seraient incapables de remplir. D’ailleurs, c’est ainsi
qu’agissent de nombreux criminels. Prenons un exemple, si tu le
veux bien : un cambrioleur frappe à la porte d’une vieille dame,
au beau milieu de la nuit. Bien entendu, elle se méfie. L’homme a
beau supplier, prétendre qu’il a eu un accident, jurer qu’il est à
l’agonie, elle appelle une ambulance, peut-être, mais elle ne le
laisse pas entrer. Maintenant, imagine que la même vieille dame
trouve un jeune garçon en pleurs sur le seuil de sa porte. Madame,
mon père a eu un accident. Il ne bouge plus. S’il vous plaît, aidez-moi.
Crois-moi, la femme ouvre la porte immédiatement. Le père du
garçon peut alors bondir de sa cachette, assommer sa victime et
dérober les économies cachées sous son matelas. Les gens ne se
méfient pas des enfants. C’est pour cette raison que les criminels
les emploient. Nous, à CHERUB, nous les prenons à leur propre
piège. Nous mettons en œuvre leurs propres techniques pour les
jeter en prison.
— Pourquoi vous m’avez choisi ?
— Parce que tu es intelligent, en bonne condition physique et
que tu ne crains pas de te fourrer dans les pires situations.
— Vous êtes le premier à me féliciter de collectionner les
conneries.
— Nous sommes à la recherche de jeunes gens ayant le goût du
risque. Certaines de tes tendances pourraient te valoir la prison
dans le monde normal. Ici, nous les considérons comme des
qualités.
— Tout ça est plutôt tentant. Mais c’est pas un peu dangereux ?
— La plupart des missions comportent peu de risques.
CHERUB est en activité depuis plus de cinquante ans. Au cours de
cette période, quatre de nos agents ont perdu la vie, et quelquesuns ont été gravement blessés. Statistiquement, autant d’enfants
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ont trouvé la mort au cours d’accidents de la route dans les
établissements scolaires d’une taille comparable. Mais, bien
entendu, de notre point de vue, c’est quatre de trop. Je suis directeur de ce service depuis dix ans, et je n’ai eu à déplorer qu’un
vilain cas de malaria et une blessure par balle à la jambe. Tous les
ordres de mission sont soumis à l’approbation d’un comité
d’éthique. Nous ne confions jamais à un agent une tâche qui
pourrait être effectuée par un adulte. Chaque agent est tenu
informé de tous les détails de l’opération. Il a le droit de refuser
d’y prendre part et de se retirer à toute étape de son déroulement.
— Qu’est-ce qui m’empêche de refuser votre proposition, de
sortir d’ici et de parler à tout le monde de votre organisation ?
Mac se raidit dans son fauteuil, visiblement mal à l’aise.
— On dit qu’un secret est fait pour être brisé, James, mais
pourquoi ferais-tu ça ?
— Ça ferait un article formidable.
— Sans doute. Maintenant, imagine que tu composes le
numéro d’un quotidien national. Tu tombes sur la standardiste.
Qu’est-ce que tu lui dis ?
— Hum… Il existe un service d’espionnage qui n’emploie que
des enfants. J’ai visité leur centre.
— Très bien. Et où se trouve-t-il ?
— Je ne sais pas… Ah, je vois. C’est pour ça que j’ai été drogué,
n’est-ce pas ?
Mac hocha la tête.
— Exactement, James. Question suivante de la standardiste :
avez-vous ramené la moindre preuve ?
— Eh bien…
— Tu seras fouillé avant de partir, James.
— Alors je suppose que non.
— Connaissez-vous une personne ayant un lien avec cette organisation ?
— Non.
— Possédez-vous le moindre indice ?
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— Non.
— Penses-tu que le journal publierait ton histoire, James ?
— Non.
— Si tu parlais de tout ça à ton meilleur ami, penses-tu qu’il te
croirait ?
— C’est bon, j’ai compris. Je n’ai plus qu’à la boucler.
Mac sourit.
— Parfaitement résumé, James. D’autres interrogations ?
— Je me demande ce que signifie CHERUB.
— Excellente question. C’est le premier directeur du service qui
a trouvé ce sigle. Il a aussitôt fait imprimer six mille feuilles de
papier à en-tête. Malheureusement, ses relations avec sa femme
étaient pour le moins orageuses, et elle l’a abattu d’une balle de
gros calibre au cours d’une dispute conjugale, avant qu’il ait pu dire
à quiconque ce que signifiaient ces initiales. Tout cela se passait
juste après la guerre, et il était hors de question de mettre tout ce
matériel à la poubelle. Le sigle CHERUB a donc été conservé. Si tu
as une idée de ce que ça peut signifier, n’hésite pas à me tenir au
courant. C’est un peu embarrassant, dans certaines circonstances.
— Je ne sais pas si je dois vous croire, dit James.
— Tu as peut-être raison. Mais pourquoi te mentirais-je ?
— Peut-être que la signification réelle de ce sigle pourrait me
fournir des indices concernant la localisation du campus. Peut-être
contient-il le nom de quelqu’un, ou de quelque chose d’important.
— Et tu essaies de me convaincre que tu ne ferais pas un bon
agent…
James ne put s’empêcher de sourire.
— Quoi qu’il en soit, James, tu peux passer l’examen d’entrée, si
tu le souhaites. Si tu réussis, je t’offrirai une place dans notre organisation. Tu retourneras alors au centre Nebraska, et tu auras deux
jours pour prendre une décision définitive. L’examen comporte
cinq épreuves et il durera tout le reste de la journée. Es-tu prêt ?
— Oui, je crois.
10. Sur le gril
À bord d’une voiture de golf, Mac conduisit James jusqu’à un
bâtiment de style traditionnel japonais. Ils traversèrent un jardin
zen de sable et de galets, puis contournèrent un bassin peuplé de
poissons rouges.
— Ce bâtiment est récent, dit l’homme. L’une de nos pensionnaires a démantelé un trafic de faux médicaments. Elle a épargné
des milliers de vies et permis à une compagnie pharmaceutique
japonaise de sauver des milliards de yens. La récompense que
cette société a offerte aux services de renseignements britanniques a permis de faire construire ce nouveau dojo.
— Un dojo ?
— C’est un mot japonais qui désigne une salle d’entraînement
consacrée aux arts martiaux.
À l’intérieur, une trentaine d’élèves vêtus de kimonos
répétaient inlassablement les mêmes prises, adoptant des
postures compliquées ou se laissant renverser brutalement sur
le sol avant de se redresser d’un bond, sans effort apparent.
Une femme asiatique au visage austère marchait parmi eux,
s’arrêtant de temps à autre pour adresser des critiques dans un
mélange d’anglais et de japonais dont James ne comprenait pas
un traître mot.
Mac conduisit son élève jusqu’à une petite pièce au sol recouvert de fins matelas bleus. Un garçon brun et maigre au regard vif,
la taille de son kimono serrée par une ceinture noire, y pratiquait
des étirements. James le dominait de dix bons centimètres.
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— Enlève tes chaussures, dit Mac. As-tu déjà pratiqué les arts
martiaux ?
— J’ai pris deux ou trois leçons, quand j’avais huit ans. J’ai
trouvé ça ennuyeux. Le gymnase était vieux et sale, pas comme ici.
— Je te présente Bruce, ton partenaire.
Le garçon s’inclina puis lui tendit la main. James serra vigoureusement ses doigts osseux. Il était confiant. Ce gamin devait
sans doute connaître une ou deux astuces d’ordre technique, mais
sa petite taille et son faible poids jouaient en sa défaveur.
— Voici les règles, annonça Mac. Le premier à gagner cinq
manches remportera le combat. Vous avez le droit de mettre fin à
une manche en criant je me soumets ou en frappant le sol de la
paume de la main. En outre, vous pouvez abandonner en déclarant
forfait à tout moment. Tous les coups sont permis, à l’exception
des attaques au bas-ventre et aux yeux. M’avez-vous bien compris ?
Les deux garçons hochèrent la tête. Mac tendit un protègedents à James.
— Préparez-vous pour la première manche.
Ils se placèrent au centre de la pièce.
— Je vais te casser le nez, dit Bruce avec le plus grand calme.
James sourit.
— Tu peux toujours rêver, nabot.
— Combattez, lâcha Mac.
Bruce effectua un assaut fulgurant. James n’eut pas le temps
d’esquisser un geste. Frappé en plein visage, il chancela vers
l’arrière. Un filet de sang jaillit de son nez. Il sentit ses jambes se
dérober et roula sur le sol. Son adversaire le retourna sur le
ventre, saisit l’un de ses poignets, lui imprima une torsion
douloureuse puis plaqua sa main libre sur son visage sanglant.
— Je me soumets, gémit James sans desserrer les mâchoires.
Bruce s’écarta. Le combat n’avait pas duré plus de cinq
secondes. James épongea le sang qui coulait de son menton sur la
manche de son T-shirt.
— Prêts ? demanda Mac.
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James éprouvait des difficultés à respirer.
— Un instant, dit Bruce. Est-il droitier ou gaucher ?
James profita de ces quelques secondes de répit pour s’interroger. Pourquoi diable Bruce avait-il posé cette question ?
— De quelle main écris-tu ? lui demanda Mac.
— De la gauche.
— Entendu. Reprenez le combat.
Cette fois, se refusant à essuyer le premier coup, James bondit
sur son adversaire, qui esquiva la charge avec une facilité
déconcertante. Il se sentit soulevé par les épaules, puis projeté
violemment sur le sol. Bruce s’assit à califourchon sur sa poitrine
et referma violemment ses cuisses sur sa cage thoracique. James
se débattit en vain, incapable de respirer. Le garçon saisit son bras
droit puis tordit son pouce jusqu’à ce qu’il émette un craquement
sinistre.
James poussa un hurlement. Bruce brandit un poing menaçant
puis cracha son protège-dents.
— Si tu ne te soumets pas, je te frappe au visage une deuxième
fois.
James contempla avec effroi la main qu’il avait serrée quelques
minutes plus tôt avec tant de confiance.
— Je me soumets, dit-il.
Il se redressa maladroitement en serrant son pouce. Il avait un
goût de sang dans la bouche. Le sol était constellé de taches écarlates.
— Veux-tu continuer ? demanda Mac.
Il hocha la tête. Les deux adversaires se firent face pour la
troisième fois. James savait désormais qu’il n’avait aucune
chance. Le sang l’aveuglait, et sa main droite était si douloureuse
qu’il ne pouvait pas bouger un doigt. Mais il était furieux et déterminé à porter un coup, quoi qu’il en coûte.
— S’il te plaît, abandonne, implora Bruce. Je pourrais te blesser
gravement.
James passa à l’attaque sans même attendre que Mac donne le
signal. Il reçut un coup de talon à l’estomac et se plia en deux, pris
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de vertiges. Des taches vertes et bleues dansèrent devant ses yeux.
Il sentit qu’on lui tordait le bras.
— Je vais le casser, cette fois, dit Bruce. Ce n’est pas ce que je
souhaite.
James comprit alors que toute résistance était inutile.
— J’abandonne, murmura-t-il. Je déclare forfait.
Bruce recula puis adressa un sourire à son adversaire.
— Tu t’es bien battu.
— Je crois que tu m’as cassé le pouce.
— Il est juste déboîté. Fais voir.
James tendit la main.
— Ça va faire mal, dit le garçon.
Il pressa violemment l’articulation et l’os regagna son logement
en craquant. La douleur fut si vive que James tomba à genoux.
Bruce éclata de rire.
— Tu trouves ça douloureux ? Un jour, quelqu’un m’a infligé
neuf fractures à la même jambe.
James n’avait pas le cœur à plaisanter. Son nez le faisait tant
souffrir qu’il avait l’impression que sa tête allait s’ouvrir en deux.
Mais il était trop fier pour pleurer.
— Es-tu prêt pour l’épreuve suivante ? demanda Mac.
.:.
James était assis dans une salle meublée de dizaines de tables
identiques. Il comprenait enfin pourquoi Bruce avait tenu à savoir
s’il était gaucher ou droitier. Sa main blessée le faisait atrocement
souffrir. Il était seul à passer l’examen. Des boules de coton
sanglantes dépassaient de ses narines et ses vêtements étaient
déchirés.
— Il s’agit d’un simple test scolaire, James. Des questions pour
mesurer tes compétences verbales et mathématiques. Tu as
quarante-cinq minutes.
Les questions se faisaient plus complexes à mesure qu’il
71
tournait les pages. En temps normal, elles n’auraient rien eu
d’insurmontable, mais James souffrait le martyre et, chaque fois
qu’il fermait les yeux, il avait l’impression que la pièce tournoyait
autour de lui. À la fin du temps qui lui avait été imparti, il laissa
trois pages inachevées.
.:.
À l’heure du déjeuner, James avait retrouvé l’usage de sa main
droite et son nez avait cessé de saigner. Mais il n’était pas
d’humeur à se réjouir. Il avait la certitude d’avoir échoué aux deux
premières épreuves.
Lorsqu’il pénétra dans la cafétéria bondée, tous les pensionnaires se turent. Il essuya trois « je ne parle pas aux orange » avant
que l’un d’entre eux ne pointe un index en direction des couverts.
James choisit un plat de lasagnes et une appétissante mousse au
citron saupoudrée de pépites de chocolat. Il prit place à une table
inoccupée et réalisa qu’il n’avait rien mangé depuis la veille. Il
mourait de faim. Il constata avec plaisir que la nourriture du
campus était infiniment meilleure que les plats surgelés du centre
Nebraska.
.:.
— Tu aimes le poulet, James ?
— Bien sûr.
James et Mac se trouvaient seuls dans une minuscule remise,
de part et d’autre d’une table sur laquelle était posée une cage
contenant un poulet.
— Tu aimerais manger celui-là ?
— Il est vivant.
— Je ne suis pas aveugle, James. Serais-tu prêt à le tuer ?
— Jamais de la vie.
— Et pourquoi pas ?
72
— C’est cruel.
— Es-tu en train de me dire que tu es végétarien ?
— Non.
— Ainsi, tu trouves cruel de tuer un poulet mais tu ne vois pas
d’objection à ce qu’il atterrisse dans ton assiette ?
— Je ne sais pas. J’ai douze ans, j’avale ce qu’on me sert sans
me poser de questions.
— James, je veux que tu tues ce poulet.
— Cette épreuve est complètement débile. Qu’est-ce que je suis
censé prouver ?
— Je ne ferai pas de commentaire avant la fin de l’examen.
Allez, tue-le. De toute façon, si tu ne le fais pas, un cuisinier s’en
chargera. Pourquoi ne pas le soulager de ce sale boulot ?
— Il est payé pour ça.
Mac sortit son portefeuille de sa veste et posa un billet de cinq
livres sur la table.
— Voilà ton salaire, James. Maintenant, fais ton travail.
— Je…
James était à bout d’arguments. Il était pressé de se débarrasser au plus vite de cette corvée et de passer à l’épreuve suivante.
— D’accord. Comment je m’y prends ?
Mac lui tendit un stylo-bille.
— Frappe sous la tête. Si tu es habile, tu sectionneras l’artère
principale et la trachée. Il devrait mourir en moins de trente
secondes.
— C’est atroce.
— Essaye de ne pas te tacher. L’hémorragie peut être impressionnante.
James saisit le stylo et ouvrit la trappe de la cage.
.:.
Lorsqu’il aperçut le parcours d’obstacles, James cessa de se
préoccuper pour la bouillie de plumes, de sang et de viscères qui
73
couvrait ses vêtements. C’était une succession d’échelles de
cordes, de rampes verticales, de plates-formes et de poutres qui
surplombaient le vide et se perdaient parmi les arbres du parc. Il
constata avec anxiété que la structure s’élevait à une hauteur
vertigineuse, et qu’elle n’était pas équipée de filets de sécurité.
Mac lui présenta Paul et Arif, deux garçons d’environ seize ans,
d’allure athlétique, qui portaient des T-shirts CHERUB bleu
marine. Tous trois se hissèrent sur une large échelle de corde, les
deux plus âgés encadrant le plus jeune.
— Ne regarde jamais en bas, conseilla Arif. Sur ce parcours, le
vertige sera ton pire ennemi.
Parvenu au sommet de l’obstacle, James posa ses mains sur une
rampe et s’y laissa glisser, en s’efforçant d’ignorer son pouce douloureux. Puis, sous les encouragements de ses deux camarades, il
franchit d’un bond l’espace d’un mètre qui séparait deux platesformes. Ils poursuivirent leur ascension le long d’une deuxième
échelle et s’engagèrent sur des planches étroites. À ce point du parcours, ils se trouvaient à une vingtaine de mètres au-dessus du sol.
James mit prudemment un pied devant l’autre, les yeux fixés sur
la ligne d’horizon. Un vent léger faisait craquer toute la structure.
Un mètre et demi séparait les deux plates-formes suivantes.
Franchir cet obstacle aurait été un jeu d’enfant au niveau du sol,
mais là, face à ces deux planchettes humides, perché à cette hauteur effrayante, James se raidit. Arif prit un pas d’élan et bondit
avec aisance au-dessus du vide.
— Tu ne risques rien, dit-il. Allez, nous y sommes presque.
L’attention de James fut attirée par les cris d’un oiseau qui
planait au-dessus de sa tête. Instinctivement, ses yeux suivirent
sa trajectoire jusqu’au sol. Il réalisa alors dans quelle situation il se
trouvait et sentit la panique le gagner. Il se tourna vers le ciel. Des
nuages y glissaient lentement, lui donnant l’impression qu’il
basculait en arrière.
— Je ne peux pas rester debout, gémit-il. Je crois que je vais
vomir.
74
Paul saisit sa main.
— Allez, saute.
— Je ne peux pas.
— Bien sûr que si. Si tu étais en bas, tu ne prendrais même pas
d’élan.
— Mais je ne suis pas en bas ! rugit James. Je suis coincé à vingt
mètres de haut, avec un mal de crâne insupportable, un pouce en
compote et du sang de poulet plein mes vêtements !
Alors il pensa au centre Nebraska, à ses couloirs sinistres, aux
prédictions du sergent Davies concernant son avenir de criminel.
Ce saut valait la peine d’être tenté. Il pouvait changer sa vie.
Il prit son élan. La planche vibra violemment lorsqu’il se
réceptionna. Arif le ceintura pour le stabiliser, puis ils marchèrent jusqu’à la plate-forme finale encadrée de garde-fous.
— Tu t’en sors comme un chef, lui confia le garçon. Encore un
peu de courage. Nous n’avons plus qu’un obstacle à franchir.
— Quel obstacle ? s’étonna James. Nous n’avons plus qu’à
descendre…
Il s’approcha du bord et remarqua les deux crochets où aurait
dû être fixée l’échelle de corde. Mais elle avait été retirée.
— On doit retourner sur nos pas ?
— Non, répondit Arif. Nous devons sauter.
James n’en croyait pas ses oreilles.
— Inutile de t’inquiéter. Contente-toi de te laisser tomber. Le
matelas amortira ta chute.
James regarda en bas et aperçut un rectangle bleu taché de
boue.
— Et que fais-tu des branches d’arbre sur la trajectoire ?
— Oh, ça ? Ce sont tout juste des branchages. Je te conseille
quand même de ne pas t’y frotter. Tu pourrais récolter de
méchantes coupures.
Arif plongea le premier.
— Tu peux y aller, cria-t-il après s’être réceptionné vingt
mètres plus bas.
75
James resta hésitant au bout de la planche. Paul le poussa dans
le dos avant qu’il n’ait pu prendre sa décision.
La chute dans la frondaison fut vertigineuse. Il atteignit le
matelas avec un son mat, l’avant-bras zébré de rouge, là où une
branche l’avait violemment fouetté.
.:.
James n’avait jamais pu enchaîner deux brasses sans boire la
tasse. Il n’avait pas eu de père pour lui apprendre à nager et sa
mère n’avait jamais mis un pied à la piscine, à cause de son poids.
Elle craignait qu’on ne se moque d’elle si elle osait apparaître en
public vêtue d’un maillot de bain. James n’avait pratiqué la natation qu’une fois, dans le cadre d’une sortie scolaire. Deux enfants
à qui il avait joué des sales tours l’avaient entraîné à l’endroit le
plus profond du bassin et l’avaient abandonné. Le maître nageur
avait dû le repêcher puis pratiquer le bouche-à-bouche pour le
réanimer. Dès lors, il avait refusé d’enfiler un maillot de bain et
passé toutes les leçons de natation à feuilleter des magazines dans
les vestiaires.
James se tenait au bord de la piscine, entièrement vêtu.
— Tu dois plonger, attraper la brique qui se trouve au fond et
nager jusqu’à l’autre bord, dit Mac.
James regarda la brique sous la surface scintillante et imagina
ses poumons remplis d’eau chlorée. Il recula, la peur au ventre.
— Je renonce. Je ne sais pas nager.
.:.
James était de retour là où cette longue journée avait commencé, devant la cheminée, dans le bureau du docteur McAfferty.
— Fort bien. Selon toi, au vu de ces tests, crois-tu que nous
devrions te proposer une place dans notre organisation ?
— J’imagine que non.
76
— Tu t’es bien tiré de la première épreuve.
— Je n’ai même pas réussi à le toucher.
— Bruce est un expert en arts martiaux. Bien sûr, tu aurais
réussi l’épreuve si tu étais parvenu à le vaincre, mais c’était
hautement improbable. Tu as déclaré forfait au moment où Bruce
t’a menacé de t’infliger une grave blessure. C’est important.
S’infliger une telle punition par orgueil n’a rien d’héroïque. Mieux
encore, tu n’as pas exigé de te reposer avant de poursuivre
l’examen et tu ne t’es pas plaint de tes blessures. Cette attitude
démontre ta force de caractère et un désir sincère de faire partie
de CHERUB.
— Ce type faisait de moi ce qu’il voulait. Je n’avais aucune
chance.
— C’est exact, James. Au cours d’un combat réel, Bruce aurait
pu t’envoyer au tapis en quelques secondes, t’assommer ou
t’expédier dans l’autre monde. Tu as également obtenu un résultat
honorable dans l’épreuve d’intelligence. Exceptionnel en mathématiques, moyen pour le reste. Comment penses-tu t’être sorti
de la troisième épreuve ?
— J’ai tué le poulet.
— Cela signifie-t-il que tu as réussi ?
— J’ai fait ce que vous m’avez demandé.
— Il s’agissait d’éprouver ton courage moral. Dans l’idéal, tu
aurais dû tuer le poulet sans te poser de questions, ou refuser tout
net. Je pense que tu ne t’es pas montré très brillant. À l’évidence,
tu ne voulais pas tuer ce poulet, mais tu t’es laissé forcer la main.
Je te mets la moyenne, parce que tu as fini par prendre une
décision et mener à bien ta mission. Tu aurais échoué si tu avais
tergiversé ou si tu t’étais mis en colère.
James était ravi d’avoir réussi les trois premiers tests.
— Tu as brillamment accompli la quatrième épreuve. Tu as
connu quelques moments d’hésitation, mais tu as réussi à
rassembler tout ton courage et franchi la totalité des obstacles. À
présent, parlons du test final.
77
— Là, j’ai échoué, c’est certain.
— Nous savions que tu ne savais pas nager. Si tu avais plongé et
ramassé la brique, tu aurais obtenu la note maximale. Si nous
avions été obligés de te repêcher, tu aurais démontré ton manque
de lucidité, et tu aurais échoué. Mais tu as décidé que la tâche
dépassait tes capacités, et tu as renoncé avec sagesse. C’est exactement ce que nous attendions de toi. Pour conclure, James, je
t’annonce que tu as réussi l’examen. Je suis heureux de t’offrir une
place à CHERUB. Pour le moment, nous allons te reconduire au
centre Nebraska, et tu nous donneras ta réponse définitive dans
deux jours.
À suivre...
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