Brèves du CSO - Centre de sociologie des organisations
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Brèves du CSO - Centre de sociologie des organisations
Brèves du CSO n° 10, décembre 1999 Philippe Urfalino, une carrière française Un moment idéal pour rencontrer Philippe Urfalino ! De retour au CSO, son laboratoire d'origine, après un séjour de trois ans au CERAT de Grenoble. Promu Directeur de Recherche en 1996, il n’a pas eu le loisir de s’installer dans son nouveau grade au CSO. D’emblée, il est affecté au CERAT, à Grenoble. Cette affectation lui permet de tisser de nouveaux liens intellectuels et amicaux, et de ranimer les échanges scientifiques anciens entre le CERAT et le CSO où il continue de travailler partiellement.. Enfin, il y a quelques mois, ce jeune directeur de recherche est élu directeur d’études à l’EHESS. Né en 1955, dans la petite bourgade d’Ancenis en Loire-Atlantique, la chevelure grisonnante, l'œil vif, ce chercheur appartient à la génération des sociologues français quadragénaires. Hormis un passage à l'Institut Européen de Florence, en tant que boursier Jean Monnet en 1986, l'essentiel de sa carrière s'est déroulé en France. Durant l'entretien avec Philippe Urfalino sur ses thèmes de prédilection, on décèle les liens qui unissent le travail de ses débuts à celui d'aujourd'hui, liens entremêlés de réflexions sur son propre parcours. Que sait-on des raisons pour lesquelles on choisit un métier ? Celui de chercheur en sociologie par exemple ? En 1978, à 23 ans, Philippe Urfalino est engagé dans des études de psychologie à l'Université de Nantes. La philosophie est pourtant sa passion. Ce jeune Nantais a fréquenté une bande d'amis qui s'y consacra à plein temps. Mais au bout du compte, aucun d'entre eux ne parvient à décrocher le concours de Normale Sup., ou l'agrégation, ou le CAPES. Son rêve de gagner sa vie en faisant de la philo s'estompe. Le hasard voulut qu'il tombât sur un article dans "Le Monde de l'Education" décrivant un DEA de sociologie sous la direction de Michel Crozier (dont il avait lu avec intérêt "Le Phénomène bureaucratique"). Non seulement, écrivait le journaliste, c'est une excellente formation, mais souvent, à la suite, on trouve du travail. "Je pouvais gagner ma vie en 1 faisant des choses pas trop stupides", rappelle-t-il avec une point d’humour. Deux ans d'attente encore. Une maîtrise en Psychologie Sociale à Paris V et le service militaire derrière lui, il est enfin admis au DEA de Sociologie de l'IEP de Paris en 1980. Après le DEA, bénéficiaire d’une allocation de recherche, il doit choisir un sujet de thèse s’inscrivant dans le programme de recherche du Laboratoire qui l'accueille, le CSO. Il hésite entre la sphère sociale ou celle de la culture. Avec une expérience d'éducateur de trois années afin de financer ses études, connaissant bien le milieu des travailleurs sociaux, il eut grande envie de changer d'univers, de se pencher sur un monde inconnu et très peu exploré par les sociologues à cette époque. Il entreprend, sous la direction de Erhard Friedberg, une thèse portant sur les "politiques culturelles municipales". Sans aucun doute, sa période de collaboration aux différents chantiers de recherche avec le futur directeur du CSO est un moment fort de son parcours. D'ailleurs, aujourd'hui, quand on demande à Philippe Urfalino qu'est ce qu'être sociologue, il n’hésite pas en donnant sa réponse : "La tâche spécifique du sociologue est d’abord de faire des enquêtes". Et Dieu sait qu'il en a faites, avec Erhard Friedberg d’abord, puis seul et avec d’autres ! 1982 – 1989 : L'approche stratégique : l’apprentissage du métier Recruté en 1986 au CNRS, et nommé au CSO, ses travaux ont débuté par une thèse consacrée à l'action culturelle, analysée du point de vue municipal, soutenue en 1984. Elle exploitait les résultats d'une enquête extensive réalisée dans trois villes françaises : Amiens, Montpellier et Rennes. Le Prix Spécial du Concours des Thèses sur les collectivités locales, organisé par le GRAL et la ville d'Orléans lui est décerné. Dans le contexte des années 80-90, la grande affaire dans le domaine culturel, ce sont évidemment les grands projets à Paris, avec les controverses fracassantes qui les accompagnent. Et en province, la vogue des projets culturels ambitieux battait également son plein et devenait la marque d’une politique municipale moderniste. L’arrivée de Jack Lang au Ministère fondé par Malraux, achève cette évolution : les politiques culturelles avaient définitivement acquis leurs lettres de noblesse. Or, étudiées souvent du point de vue de leurs contenus ou de leurs objectifs, ou sous l’angle de la dépendance que créaient les financements publics pour les artistes, les "politiques culturelles" n’avaient encore très peu été étudiées comme des politiques publiques, c’est-à-dire comme le résultat ou la « production » d’un ensemble d’acteurs publics et privés (ministères, collectivités locales, professionnels et amateurs de la culture, médias etc.) en interaction plus ou moins durable et «réglée ». C’est cette interrogation qui guide la recherche qu’entreprennent Erhard Friedberg et Philippe Urfalino sur les politiques culturelles municipales : quelles sont les mécanismes de coopération qui prévalent entre les acteurs du champ culturel au plan municipal, quelles sont les «règles du jeu » qui structurent cette interaction et quelles en sont les implications pour la conduite et le contenu des 2 politiques culturelles. L’enquête menée dans trois villes fait ressortir notamment que le financier, c’est-à-dire l’élu municipal, et devant un dilemme : il doit choisir, par exemple entre théâtre contemporain et le théâtre traditionnel, entre la musique classique et la musique pop, entre la conservation du patrimoine ; l’enseignement artistique et la création, sans pour autant disposer de critères incontestés légitimant ces choix et les décisions d’allocation de ressources qui en découlent. Les politiques culturelles des villes, et la rhétorique qui les accompagne, peuvent donc se lire et se décoder comme autant de tentatives de sortir de ce dilemme, et de construire la légitimité qui manque à l’intervention publique. Quelques mois avant la soutenance de la thèse, La Documentation Française publie le rapport d'enquête écrit avec Erhard Friedberg et intitulé "Le jeu du catalogue". Pour expliquer la formation de cette image du Le jeu du catalogue : les contraintes de "jeu du catalogue", Philippe Urfalino nous l'action culturelle des villes, avec entraîne dans une séance de travail, en 1983, où Erhard Friedberg, La Documentation Erhard Friedberg et lui, tous deux inquiets, Française, 1984. essayent tant bien que mal, confrontés aux trois monographies, de trouver une idée synthétique. "Le seul outil sociologique était l'analyse stratégique que je venais d'apprendre. Du coup je pensais à "L'Homme sans qualité" de George Musil, un roman que nous admirions tous les deux, et dont nous avions souvent discuté pendant l'enquête." C’est au cours de ces discussions qu’un rapprochement s’est peu à peu imposé dans leurs esprits, un rapprochement entre les politiques culturelles qu’ils observaient et ce que Musil appelle dans son livre, "L'Action parallèle" ? "Par bien des côtés, il n'y a pas de système, ce n'est qu'un catalogue, ai-je dit à Erhard. C'est un problème pour notre analyse ! Sur ce, Erhard a rétorqué : c’est peut-être un problème aussi pour les acteurs des politiques culturelles. Au fond, c’est cela, leur problème. A partir de cela nous avons formulé le "jeu du catalogue". Une manière de dire que parfois la fiction précède la réalité. L’ouverture à l’histoire et aux décisions A partir de 1989, Philippe Urfalino désire élargir ses perspectives de recherche et renouveler ses manières de construire son objet. Il souhaitait éprouver d’autres méthodes, d’autres techniques et d’autres outils de raisonnements permettant d’inclure une perspective historique (du moyen terme) et une meilleure prise en compte des valeurs et croyances dans l’action humaine. Chemin faisant, sa méthode devient moins systématique et plus "bricoleuse", avec un va-et-vient entre documents d'archives et entretiens. L’étude des décisions devient de plus en plus un instrument d’enquête. Dans cette évolution, l’exemple de Pierre Grémion et les nombreuses discussions avec lui – ils partagent le même bureau depuis 1987 – lui seront extrêmement précieux. 3 Bien que ses pratiques de travail changent, Philippe Urfalino continue à étudier les politiques culturelles, mais au niveau national. Trois livres sont encore publiés sur le sujet. A la demande de François Bloch-Lainé, une des Les Fonds Régionaux d'Art figures de proue du projet de l'Opéra Bastille, Contemporain : La délégation du il se laisse convaincre et entreprend un livre jugement esthétique (avec Catherine qui vise à reconstituer l'histoire insolite de Vilkas), L'Harmattan, 1995. cette décision de construire un "opéra L'invention de la politique culturelle, populaire". Un ouvrage écrit avec Catherine La Documentation Française, 1996. Vilkas porte sur dix ans de fonctionnement du F.R.A.C. (Fonds Régional d'Art Contemporain) dans trois régions françaises. Comment, dans un domaine aussi controversé que l’art contemporain, des personnes au profil très divers peuvent-elles procéder collectivement à des acquisitions d’œuvres d’art ? Par quels mécanismes de délibération, des commissions hétérogènes, composées d’experts qui proposent des achats d’œuvres d’art, et de néophytes (les élus locaux), parviennent-elles à prendre des décision d’achats ? "Les élus ont bien du mal à accepter, par exemple, qu'une phrase imprimée sur un panneau blanc puisse coûter 100 000 francs, même si les experts en font une œuvre remarquable d'art conceptuel …" Quatre voix pour un opéra : Une histoire de l'Opéra Bastille, Ed. Métailié, 1990. Ce pan de recherche s’achève avec un recueil d’articles - archives et entretiens à l’appui qui propose une histoire de la politique culturelle française d’André Malraux à Jack Lang, et notamment des idées et des croyances qui ont guidé la genèse de l’action du Ministère des Affaires Culturelles. En juillet 1996, est publié le livre sur trois décennies d’Affaires Culturelles, à la Documentation française, commencé en 1991. Le travail empirique portant sur les arcanes de la culture, décide-t-il, est clos. D'une galaxie à une autre : de la Culture à la Santé Philippe Urfalino s'attelle alors à son livre sur la Sociologie de la Décision. Ses enseignements au DEA et en 3ème année de l’IEP de Paris, d'abord sur la sociologie des organisations et ensuite sur la décision, continuent de le captiver. A partir de 1994, un séminaire sur "Juger, agir, choisir : la construction des décisions" démarre à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Ses enseignements, en effet, restent une passion. Il devient lui-même étudiant, en suivant le séminaire du philosophe Vincent Decombes dont il dit être un "fan". En fait, comme il le raconte lui-même, il ressent de plus en plus le désir de travailler sur un sujet ayant une plus grand portée sociale. A y bien réfléchir, dit-il, son image de marque d'expert sur l'histoire culturelle ne le satisfaisait pas. Philippe Urfalino, en sociologue critique, cherche un objet d'études aussi prenant mais dont les enjeux sociaux soient plus importants. Dans cet état d'esprit, tour à tour, sont envisagés : l'école, la 4 police, même l'armée. Probablement à cause de son attirance pour la sociologie morale, la santé l'intrigue. Et bientôt le médicament. Bien qu'il ait inspiré de nombreuses recherches à des juristes et à des économistes, les analyses sociologiques manquent : "On est donc moins tenté de chercher la petite différence vis-à-vis des collègues tout en ayant des chances de nouvelles découvertes". Les médicaments en prime La violente polémique autour de l’éventualité d’un tirage au sort des malades du VIH dans le cas d’une pénurie d’un nouveau type de molécule dont on attendait beaucoup dès janvier 1996 provoque la curiosité du chercheur. Philippe Urfalino y voit en effet quelque chose d’inédit qu’il fallait regarder de près, car il y décelait les signes des changements qui étaient en train d’affecter les acteurs du monde des médicaments. Il décide de saisir l’opportunité et propose ce sujet pour un mémoire de DEA au Cycle Supérieur de Sociologie, sujet choisi par Sébastien Dalgalarrondo, qui deviendra par la suite le premier doctorant dans le programme de recherche sur les médicaments qui va naître peu à peu avec cette première recherche. Le travail de S. Dalgalarrondo s’insère en effet dans une interrogation plus large que Philippe Urfalino formalise progressivement et qui porte sur l’articulation entre le marché, le milieu médical et l’action publique. Un nouvel axe de recherche se dessine alors, dont l’objectif est triple : d’abord suivre les molécules anti-VIH sur le marché français, deuxièmement étudier les réformes de la politique du médicament en France et troisièmement, suivre la genèse "d’une Europe du médicament". Dans le déferlement des nouveaux médicaments proposés sur les marchés nationaux, avec les impératifs commerciaux, industriels et surtout de sécurité, la création d'une Agence Européenne du médicament, en 1995, offre l’occasion de mettre en évidence à la fois les structures traditionnelles de coopération entre milieux industriels, milieux médicaux et les pouvoirs publics et les changements en cours de ces structures. Les questions que posent les évolutions en cours sont en effet multiples. Celles-ci touchent d’une part la souveraineté des Sébastien Dalgalarrondo, Philippe gouvernements nationaux : à quel niveau Urfalino, Choix tragique, convient-il de donner les autorisations de mise controverse et décision publique : Le sur les marchés des médicaments et quelle est cas du tirage au sort des malades du la marge de manœuvre qui reste aux sida, Revue Française de sociologie, gouvernements nationaux en la matière ? Elles n°1, janvier-mars 2000. concernent d’autre part le rôle tout nouveau que jouent les associations de malades dans ces Numéro spécial de la Revue Française de Sociologie, SIDA et action processus de décision. Enfin, sujet récurrent publique, sous la direction de chez notre chercheur, elles touchent aux Philippe Urfalino, janvier-mars 2000. rapports entre "expertise" (médecins et pharmacologues) et "intérêt" (industrie 5 pharmaceutique) ? Autrement dit, quelles peuvent être les règles du jeu strictes pour l’élaboration de l’évaluation ? Qui sont les "experts" que les pouvoirs publics peuvent écouter ? Le clinicien à l’hôpital peut-il être considéré comme un expert valable s’il a travaillé avec des firmes pharmaceutiques pour des essais cliniques ? Autant de questions qui forment la trame du programme de recherche qui est maintenant lancé et qui promet des résultats passionnants. Philippe Urfalino insiste sur le rôle très positif que l’appui intellectuel de ses collègues du CERAT a joué dans la mise en marche de ce programme. Il souligne aussi le fait que sans l’articulation forte entre le CSO et le DEA de Sociologie de l’IEP de Paris, il n’aurait jamais pu monter son programme de recherche en trois ans sur le marché du médicament. Dans cette perspective, il a choisi de reproduire, en l’adaptant, le modèle de direction de thèse qu’il avait connu à ses débuts avec Erhard Friedberg : ce qu’il appelle une direction/collaboration où le chercheur confirmé -directeur de thèse- et le doctorant, travaillent ensemble sur un sujet, enquêtant, analysant et publiant ensemble. C’est ce modèle qui l’inspire, avec ses propres doctorants, Sébastien Dalgalarrondo et Boris Hauray. Comment ce sociologue, à mi-carrière, perçoit-il son propre parcours ? Il le résume ainsi: "‘J’ai été formé dans le métier par Erhard Friedberg et Pierre Grémion. Mes modèles de chercheur sont aussi inspirés par Raymonde Moulin et Pierre-Michel Menger". Quand on lui demande quelle est la spécificité d'une sociologie "made in France", sa manière de répondre est révélatrice : "Ce qui m'intéresse dans la sociologie française, c'est qu'il y a eu le développement d'une sociologie non universitaire par des gens qui ont inventé à la fois des systèmes conceptuels et des modes d'enquêtes : des gens comme Crozier, Bourdieu, Touraine, et d'autres. Il en résulte un triple apport : un apport conceptuel, l'art de faire l'enquête et un autre rapport à la société". Martha Zuber 6 La vie du laboratoire Nouvelles recherches Le CSO a une longue pratique de recherche concernant l’impact et l’appropriation de Les effets d'un mode de l’informatique dans les entreprises et les fonctionnement en "click" administrations à partir des années soixanteou quelles stratégies pour dix, en commençant avec les travaux de s’adapter à l’ère d’Internet? Catherine Ballé, puis ceux de Francis Pavé. Aujourd’hui, le développement effréné des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication (NTIC) est généralement considéré comme les prémices d’une nouvelle ère qui bouleverse de fond en comble le fonctionnement des organisations, voire qui met en question les bases mêmes de notre organisation sociale. Sans nécessairement ajouter foi aux effets d’annonce dont ces nouvelles potentialités technologiques sont l’objet, il nous semble que l’irruption d’Internet et de ses diverses applications économiques et sociales appelle l’amplification de l’effort de recherche que le CSO consacre à ce domaine, pour mieux connaître la réalité des changements induits par cette mutation technologique, pour mieux en analyser les implications et pour mieux accompagner les acteurs économiques et politiques de ces changements. C’est l’objet du nouveau projet lancé par le CSO, en partenariat avec le Service de la Prospective et des Etudes de France Télécom, et le Centre National d’Etudes des Télécommunications. Il se propose d’étudier les conditions et conséquences de l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication tant à l’intérieur des organisations privées et publiques que dans les rapports qu’elles entretiennent les unes avec les autres. L’accent du programme sera mis sur l’impact organisationnel des NTIC, car c’est sur ce plan que leurs conséquences nous semblent être les plus lourdes en même temps que les moins bien connues. Mais il cherchera aussi à étudier les conséquences socio-économiques plus larges liées à l’utilisation de ces nouvelles technologies, comme par exemple dans la structuration de milieux professionnels ou dans la création de nouvelles communautés virtuelles. Il devra très rapidement déboucher sur l’animation d’un séminaire de réflexion nourri par les premiers résultats des investigations empiriques lancées dans le cadre du programme et permettant d’éclairer les responsables de France Telecom sur les implications sociologiques des évolutions en cours. 7 Ce programme de recherche est placé sous la direction scientifique conjointe de Elie Cohen, Directeur de Recherche au CNRS et chercheur au CEVIPOF (FNSP) et de Erhard Friedberg, Directeur de Recherche au CNRS et Directeur du CSO. Il sera réalisé par une équipe de recherche en cours de constitution qui sera dirigée par Corinne Dequecker, chercheur associé au CSO, et comprendra Jean-Philippe Neuville, chercheur associé au CSO et maître de conférence à l’INSA-Lyon, et deux doctorants du CSO, Julien Vernardet, allocataire de recherche au CSO, et David Muhlmann, boursier CIFRE au CSO en partenariat avec Lotus Europe. Cette équipe pourra s’appuyer sur un partenariat avec nos collègues du CNET de France Telecom ainsi qu’avec les chercheurs de la Berkeley Roundtable of the International Economy (BRIE), ainsi que sur d’autres collaborations plus ponctuelles. Dans le cadre de son programme de recherche portant sur la genèse, l’histoire et les transformations récentes des politiques publiques de traitement des dépendances, (cf. Bergeron H., L’Etat et la toxicomanie. Histoire d’une singularité française, Paris, PUF, coll. « Sociologies », 1999.) Henri Bergeron lance une nouvelle recherche extensive sur les politiques de prise en charge des problèmes liés à l’alcool et l’alcoolodépendance en France. La réalisation d’une étude de terrain concernant la politique de l’alcool se justifie pour au moins trois raisons principales : Les politiques publiques de prévention et de soins des dépendances en Europe : le cas des politiques contre l'alcoolisme en France 1. 1 2 D’abord, il apparaît que le corps médical spécialisé abandonne progressivement le concept désormais contesté d’alcoolisme, au profit de celui d’intoxication chronique1. En effet, que ce soit pour l’Organisation mondiale de la santé (OMSCIM 10) ou pour la classification internationale des maladies psychiatriques (DSMIII-R), il convient désormais de distinguer l’abus d’alcool et le syndrome de dépendance alcoolique. Or, une telle transformation conceptuelle n’est pas sans conséquences : elle favorise l’extension de la cible concernée par la politique sanitaire. Sont désormais perçus cibles de l’entreprise préventive et thérapeutique, les alcoolodépendants, bien sûr, mais aussi certains buveurs occasionnels, les buveurs à risques et les buveurs excessifs. Ce sont ainsi près de 10 % de la population française qui seraient désormais «capturés » par cette nouvelle définition, soit au moins 5 millions de personnes2. C’est en conséquence le spectre des interventions souhaitables (et donc des compétences) dans le cadre d’une politique publique de prévention et de prise en charge des problèmes d’alcool qui s’élargit. CESSPF, Les dossiers du comité : L’alcool, Paris, CESSPF, octobre 1997, p. 18. Parquet P.-J. et Reynaud M., Les personnes en difficulté avec l’alcool. Usage, usage nocif, dépendance : propositions, Paris, Editions CFES, coll. « Dossiers techniques », 1999, p. 5. 8 2. Ensuite, la politique sanitaire en matière d’alcoolisme, apparaît devoir s’inscrire dans une logique de santé publique : il devra donc dans ce champ y avoir un nécessaire « travail d’invention de la santé publique » consistant à traduire les conduites d’alcoolisation « en risque sanitaire et à inscrire celui-ci dans l’espace public pour en faire un objet de politique »3. Or, l’inscription de la politique spécialisée en la matière dans une logique de santé publique ne sera pas, elle non plus, sans bouleverser le champ institutionnel et professionnel constitué, tant celui-ci apparaît encore peu adapté à ces nouvelles exigences : • Fondé sur deux principes clefs, la désintoxication (sevrage) et la consolidation de l'abstinence (postcure), le dispositif spécialisé alcool semble s'organiser exclusivement autour de ce que l’on a appelé l’alcoologie explicite (concernant les « alcooliques » avérés) en s’empêchant consécutivement de « se représenter et de traiter toutes les consommations nocives et les buveurs à problèmes »4. • Le dispositif sanitaire classique (de droit commun), quant à lui, apparaît n’avoir jamais pris en charge que les seules conséquences des conduites d’alcoolisation : non seulement les dommages induits par celles-ci ne semblent être pas suffisamment pris en charge par le dispositif sanitaire non spécialisé, mais en plus, ce dernier semble négliger « les conduites d’alcoolisation elles-mêmes »5. Le dispositif institutionnel et professionnel censé faire vivre l’action publique sur le terrain, est donc confronté à un enjeu de taille : passer d’un modèle public de santé organisé principalement autour de la maladie (alcoolisme, dispositif spécialisé) à un modèle de santé publique fondé sur la prévention et le traitement des conséquences d’un comportement, qu’il soit pathologique ou non (conduites d’alcoolisation, articulation concertée du dispositif spécialisé et du dispositif général). 3. Enfin, l’usage d’alcool ne semble plus devoir être distingué de la consommation des autres produits psychoactifs, qu’ils soient licites (médicaments psychotropes) ou illicites (drogues et stupéfiants). D’un point de vue sanitaire, tous ces produits sont comparables et les frontières établies entre usage abusif et usage récréatif doivent se penser indépendamment des produits ingérés. L’usage durable, conséquent et compulsif d’alcool est donc à rapprocher des autres formes de dépendance. Au delà des problèmes plus proprement politiques, pour ne pas dire culturels, que suscite déjà et suscitera une telle position, il paraît important de comprendre comment va pouvoir s’articuler, sur le terrain, le travail des professionnels de la prise en charge des dépendances : les deux dispositifs spécialisés (toxicomanie et alcoolisme) devront concevoir aujourd’hui leur intervention et leurs actions dans le cadre d’une politique d’ensemble et opérer un rapprochement que le développement de la polytoxicomanie 3 4 5 Fassin D., Politique des corps et gouvernement des villes. La production locale de la santé publique, in Les figures urbaines de la santé publique. Enquête sur des expériences locales, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 1998, p. 16. Parquet et Reynaud, Les personnes en difficulté.., op. cit., p. 101. Ibid., p. 13. 9 (alcool et médicaments psychotropes et/ou drogues illicites) rendait nécessaire depuis déjà de nombreuses années. Notre enquête cherchera à évaluer la capacité du dispositif spécialisé français en charge de l'alcool et de l'alcoolodépendance à faire face à l'ensemble de ces évolutions. Comment ce dispositif fonctionne-t-il concrètement aujourd’hui et comment peut-il, en conséquence, s’adapter à ces transformations, sont les deux questions essentielles qui guident l’étude. Celle-ci se focalise sur le niveau local de l’intervention sanitaire ; quatre départements, présentant des configurations institutionnelles très contrastées, vont être étudiés : Le Nord, l’Ile et Vilaine, l’Oise et la Seine-Saint-Denis. Dans chacun des départements, il s'agira d'analyser la façon dont s’organisent, coopèrent ou s’affrontent la multitude des acteurs concernés, qu’ils soient professionnels ou administratifs : médecins généralistes, centres spécialisés en alcoologie, centres de postcure, foyers de postcures et CHRS, centres de cure, comités départementaux de prévention de l’alcoolisme, services hospitaliers (médecine générale, services spécialisés (gastro-entérologie, neurologie, etc.) ou, quand elle existe, unité d’alcoologie), DDASS, associations néphalistes, travailleurs sociaux non spécialisés, institutions spécialisées de soins pour toxicomanes, etc. Cette étude est réalisée dans le cadre du Centre de Sociologie des Organisations, (CSOCNRS), sous la responsabilité scientifique de Erhard Friedberg (directeur du laboratoire et du Cycle Supérieur de Sociologie de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris) et de Henri Bergeron (chargé de recherches au CSO-CNRS). Elle est menée en collaboration avec le Laboratoire d’Analyse des Politiques Sociales et Sanitaires (LAPSS) de l’École Nationale de la Santé Publique à Rennes, représenté, en l’espèce, par Patricia LoncleMoriceau (chargée de recherches au LAPSS). Les interviews (une centaine par département) seront réalisées par les étudiants du DEA de sociologie de l’IEP Paris, dans le cadre de l’ "enquête collective" de cette année. Une monographie par département sera rédigée, monographie qui fera l’objet d’une notation dans le cadre de la scolarité des étudiants en vue de l’obtention de leur diplôme de DEA. Nous procéderons enfin à l’analyse comparative des études monographiques dans un rapport de synthèse, qui sera disponible fin octobre 2000. 10