la souveraineté alimentaire en mouvement

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la souveraineté alimentaire en mouvement
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CONTRECHAMP
LE COURRIER
LUNDI 11 MAI 2015
INVITÉ
LA SOUVERAINETÉ ALIMENTAIRE EN MOUVEMENT
AGRICULTURE • La souveraineté alimentaire n’est pas un label pour vendre des produits de niche;
c’est un mouvement global pour conquérir le droit à déterminer nos politiques alimentaires,
martèle Rudi Berli, président du syndicat Uniterre Genève. Eclairage.
RUDI BERLI*
Notre alimentation est au cœur de nos
vies. Nous sommes ce que nous mangeons. Ainsi l’alimentation détermine
non seulement notre bien-être physique, mais elle est aussi une expression de notre culture, de nos rapports
sociaux et au monde.
Il serait faux de réduire la question
des systèmes alimentaires à la seule
question agricole. Ce ne sont pas uniquement les paysannes et les paysans
qui sont concernés, mais bien toute la
population. Il s’agit d’une question de
choix de société. Le système alimentaire est l’objet d’un enjeu social, économique et environnemental stratégique. Les questions du contrôle du
système alimentaire et des rapports de
pouvoir sont essentielles et nos gouvernements font preuve d’une naïveté
dangereuse en cédant la maîtrise de
notre système alimentaire aux intérêts
insatiables de grands groupes commerciaux, financiers et industriels
privés. Le droit à la souveraineté alimentaire – donc à la démocratie alimentaire – doit être conquis partout
dans le monde. Le marché en soi n’est
pas un objectif, mais il doit répondre à
un projet de société.
Les mensonges du
libre-échange et de
l’agriculture industrielle
L’agriculture industrielle, plutôt
que résoudre la question de la faim et
de la misère dans le monde, y a contribué et nous a menés dans une impasse. Elle a une responsabilité directe
dans les différentes crises auxquelles
nous faisons aujourd’hui face: perte
massive de la biodiversité, réchauffement climatique (43% des gaz à effet
de serre sont attribués au système alimentaire), épuisement des ressources, persistance de la faim, pauvreté
rurale
et
phénomènes
migratoires, problèmes de santé liés à
une mauvaise alimentation, pollution
des eaux et des sols.
Les accords de libre-échange de
l’Organisation mondiale du commerce
(OMC) comme les accords bilatéraux
ou encore les accords tels que le TTIP
(Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement) sont de véritables hold-up des multinationales
sur les démocraties. Aujourd’hui, les
gouvernements, pourtant élus, tendent à s’engager dans la voie de la suppression même de l’idée de souveraineté démocratique. En dérégulant le
cadre économique des marchés, ils
transfèrent le pouvoir de décision des
collectivités vers les groupes et intérêts
privés et favorisent ainsi l’agriculture
industrielle. Cette volonté de contrôle
s’étend d’ailleurs au-delà de l’agriculture et tend vers une privatisation de
tous les aspects de la vie.
Le libre-échange organise la mise
en concurrence globale. Cette pression économique croissante et de soumission de notre alimentation à la logique d’un seul profit marchand
immédiat pousse au développement
d’une production agricole qui s’inspire
des procédés industriels. La globalisation et la libéralisation des marchés
agricoles et alimentaires n’ont apporté
aucun bénéfice aux différentes populations ni aux agricultures paysannes.
Pourtant, des études de la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) démontrent qu’avec un quart des terres
cultivées, les agricultures paysannes
fournissent 70% de l’alimentation
mondiale. Une agriculture paysanne
travaillant avec la nature et en respectant les ressources permet donc de répondre à tous ces défis et est seule à
même de garantir un approvisionnement alimentaire suffisant et de bon-
Rudi Berli: «A 50€cts le litre, le prix du lait payé au producteur ne permet pas de couvrir les coûts de production, qui se situent autour de 1 franc/litre.»
Photo: Action de protestation d’Uniterre contre la politique laitière actuelle à la Migros de Crissier (VD), le 9 mars 2015. AGRI
ne qualité aux populations. C’est
l’agriculture de l’avenir, mais elle doit
s’enrichir et se perfectionner avec un
engagement de la recherche publique
pour pouvoir adapter ses pratiques
aux exigences de production dans le
respect des ressources naturelles.
Il est donc vraiment urgent de
tourner définitivement le dos à l’agriculture industrielle et de faire d’autres
choix. Ce n’est pas le marché qui sera
en mesure de provoquer ce changement. Pour cette raison, la souveraineté alimentaire – développée par le
mouvement paysan international de
La Via Campesina comme réponse au
projet de dérégulation néolibérale mis
en marche par l’OMC – se présente
comme une solution fédératrice.
Les réformes de
la politique
agricole suisse
Dans les sociétés industrielles, la
part des dépenses d’un ménage pour
l’alimentation est aujourd’hui en dessous de 10%. Il est indispensable de revaloriser l’alimentation et de favoriser
la création de richesses dans les économies locales. Ceci passe nécessairement par des prix, des revenus et des
salaires équitables dans toute la chaîne
de production alimentaire.
Comme partout dans le monde,
l’agriculture paysanne en Suisse est
victime des politiques menées ces
vingt dernières années, qui ont eu
pour objectif de déréguler les marchés,
de globaliser les échanges commerciaux et de pratiquer la course aux bas
prix. Pourtant, en 1996, une votation
populaire a introduit un article constitutionnel sur l’agriculture qui inscrit le
principe d’une agriculture durable.
Cependant, l’Etat a privilégié une interprétation exclusivement libérale et
a pris l’option de se dégager progressivement du marché et de réduire les
protections à la frontière. Si bien que
trois fermes et huit postes de travail
agricoles sont détruits chaque jour en
Suisse. Depuis 1990, 45% des exploitations agricoles ont disparu. Le nombre
de personnes actives dans l’agriculture
est passé de 253 500 à 158 000 en 2013.
Le seuil critique du nombre de personnes actives dans l’agriculture est
largement atteint. A force d’agrandissement et de spécialisation des fermes,
d’investissements dans la mécanisation, de recours constant à des intrants, les fermes restantes ont augmenté leur productivité et produit
globalement toujours autant de calories. Mais cela se répercute par un endettement massif, une surcharge de
travail et une pression croissante sur
les écosystèmes. De plus, la production se concentre dans les zones faciles
d’accès pour les acheteurs et les zones
marginales sont peu à peu destinées à
une activité d’entretien du paysage.
Si les prix payés aux paysans ont
baissé de 28% ces dernières années,
les prix à la consommation ont augmenté de 10%; inévitablement, entre
ces deux extrêmes de la chaine alimentaire, les intermédiaires profitent
de la dérégulation des marchés. Aujourd’hui, la pression sur les prix aux
producteurs ne permet plus de rémunérer correctement ni la famille
paysanne ni les employé-e-s agricoles.
Dans le secteur laitier, les prix ont
chuté de plus de 25% depuis la fin des
contingents laitiers. Avec des prix de
50 cts/litre au producteur, nous
sommes loin d’un prix qui couvre les
coûts de production, puisque celui-ci
se situe autour de 1 franc/litre.
Certains paysan-ne-s ont mis en
place divers systèmes de vente directe
permettant de recréer le lien entre
consommateurs et producteurs, de
renforcer la traçabilité des produits et
de revaloriser leur production. Chaque
habitant-e a la possibilité, par ses choix
d’achat, de favoriser cette relocalisation. Il faut encourager ces démarches,
car elles sont les prémisses d’un nouveau rapport social. Cependant, elles
ne suffiront pas à imposer un changement, car l’asymétrie de pouvoir sur le
marché est trop grande. En effet, une
forte concentration du secteur s’est
opérée dans la chaine agroalimentaire.
Le secteur du lait industriel en est la
preuve: il n’existe plus que 4 transformateurs sur le plan national et deux
grands distributeurs qui possèdent
plus de 80% des parts de marché.
C’est sur la base de ces constats
qu’Uniterre a lancé fin septembre
2014 une initiative populaire fédérale
(lire ci-dessous). Afin d’inscrire les
principes qui guident la souveraineté
alimentaire dans la Constitution et de
provoquer un débat urgent sur l’avenir de notre système alimentaire. I
* Président de l’organisation syndicale paysanne
Uniterre Genève, www.uniterre.ch
Une initiative pour la souveraineté alimentaire
Le principe de la souveraineté alimentaire est
l’expression des citoyennes et des citoyens de ne
pas considérer la nourriture comme une simple
marchandise, mais comme un bien culturel auquel nous sommes attachés et que nous voulons
défendre. La démocratie alimentaire doit être ascendante, elle prend naissance dans les villages
et les régions en passant aux villes et aux administrations. La souveraineté alimentaire ne préconise pas l’autarcie, un auto-approvisionnement de 100%, mais donne une priorité à la
production locale. Par différentes mesures garantissant une meilleure transparence du marché,
une répartition équitable de la valeur ajoutée
dans la filière, une gestion intelligente des quantités, une protection contre les importations à
trop bas prix et une politique d’information de la
population, l’initiative veut développer les bases
d’un approvisionnement durable. L’agriculture
paysanne est une agriculture ancrée dans son
terroir, qui tient compte du tissu économique et
social dans lequel elle évolue. C’est pourquoi
l’initiative encourage les échanges commerciaux
régionaux qui renforcent ce tissu, créent des emplois dans les régions, permettent de maintenir
une valeur ajoutée au plan local, favorisent la
traçabilité et réduisent les transports. L’initiative
souhaite donc que la Confédération favorise:
• Une agriculture diversifiée et nourricière qui
tienne compte de nos ressources naturelles notamment du sol et des semences et qui renonce
aux OGM;
• une agriculture qui assure, par des prix rémunérateurs, des revenus équitables aux paysan-ne-s comme aux employé-e-s agricoles et
qui offre un avenir aux générations futures;
• Un marché plus transparent, qui soit au service
des paysan-ne-s comme des consommateurstrices; un renforcement des circuits courts pour
promouvoir et dynamiser la production de proximité, les emplois dans les régions, réduire les
transports et garantir une meilleure traçabilité;
• un commerce international plus équitable par
le biais d’une frontière qui joue son rôle régulateur; un droit de se protéger et un devoir de renoncer à des subventions à l’exportation;
• une agriculture et une alimentation citoyenne
qui soient à l’écoute de la population; que celleci soit souveraine sur le type de politiques agricole et alimentaire qu’elle souhaite développer
au plus proche de ses souhaits et en respect des
autres régions. RBI
Pour signer l’initiative: www.souverainete-alimentaire.ch