Exposition - Jean

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Exposition - Jean
Soldes,Fins de série,la revue qui exporte la Belgique et qui déborde d’idées.
« Le Soir » du 5 juin 1980
Jacques De Decker
L’esprit du temps, c’est quoi ? On a passé le cap de la décennie, on n’est plus qu’à quatre ans
du 1984 d’Orwell, perspective qui n’est pas à franchement parler des plus réjouissantes. Les
années septante laissent un goût un peu fade. On les a appelées les années molles, les années
blanches, bonne façon de dire qu’elles ne laisseront pas un souvenir indélébile. Les années
soixante, par contre, gagnent des points au « hit parade » du souvenir. C’était les grandes
espérances, les libérations tous azimuts, la surchauffe de la consommation, la prise de parole à
portée de la main…
Un magazine illustre cet état d’esprit mieux que ne le ferait un pesant essai de sociologue ou
une fastidieuse enquête. De grand format, débordant d’idées, il a déjà dans le monde une
réputation enviable. On le connaît à San Fransico et à Tokio, il a eu droit à d’amples
commentaires dans le Matin et dans Libération. Il est composé, dessiné, rédigé, mis en page,
au 1041 de la chaussée d’Alsemberg, par une petite équipe qui proclame à qui veut l’entendre
qu’elle s’autogére entièrement. Cinq livraisons ont paru, à un intervalle trimestriel. Et les six
mille exemplaires partent comme des petits pains, même si, pour ce faire elles doivent
survoler les océans.
Soldes, Fins de série, dans son dernier numéro, contient vingt quatre pages entièrement
graphiques, dont un calendrier des années écoulées, où se débonde surtout Marc Borgers,
l’une des chevilles créatrices de l’entreprise, l’inventeur du style « eighties pre-world war
III », une esthétique de réfugié de l’apocalypse, qui ne rejette rien, mais assemble tout
comme s’il devait faire la valise à la hâte pour échapper au déferlement des fusées à tête
chercheuse. Borgers est pétri de bande dessinée et de télévision. Il sait qu’une image n’est que
le résultat du balayage de l’écran par un tube cathodique, et n’a pas oublié qu’il avait appris à
lire en déchiffrant, couché à plat sous la table, les minutieux dessins d’Hergé expédiant son
petit monde sur la lune ou de Franquin faisant se rencontrer, en pleine jungle amazonienne,
Fantasio et le Marsupilami.
On trouve d’ailleurs, dans ce numéro 6, une très bonne interview de Franquin par Borgers luimême et Maxime Benoît-Jeannin, l’auteur se S.F. français vivant à Bruxelles, qui vient de
faire paraître chez Kesselring, l’Adieu des Industriels. Un entretien très détendu, déhanché, à
la bonne franquette, où le père de Modeste et Pompon se déboutonne comme il l’a rarement
fait. Il dit par exemple : « Le problème, quand on dessine les femmes, et c’est peut-être
pourquoi il y a (il avait ?) très peu de femmes dans la B.D., dessinée par les hommes, c’est
qu’on se demande comment les habiller. »
Impressionnés par cette question grave, les animateurs de la revue (outre Borgers, il y a JeanLouis Sbille, mime réputé, et remarquable présentateur de l’émission « impédance » la seule
riposte valable que la R.T.B.F. oppose aux radios libres. Anne frère, styliste, qui s’est amusée
à habiller Lio, et Michel Renard, le théoricien de service, le dépositaire de la méthode qui se
cache sous cette folie) ont fait précéder l’inauguration de l’exposition que l’I.S.E.L.P consacre
à Soldes, fins de série (jusqu’au 12 juin) d’un concours de photo et de dessin d’académie
d’après modèle vivant qui a rencontré un immense succès trente-cinq photographes et plus de
quatre-vingt dessinateurs y ont rivalisé de dextérité.
Ils auraient pu aussi bien prévoir un concours de coiffure et y inviter Nicole B. de Gilly qu’ils
sont allés rencontrer dans son salon en lui demandant de s’expliquer sur les pièces montées
qu’elle sculpte sur le chef de ses clientes. Car les gens de Soldes explorent en tous sens la
Belgique profonde, qu’ils interrogent le voisin de E.P.Jacobs qui n’a pas voulu les recevoir,
ou cet expert du pinceau censeur qui, dans sa retraite schaerbeekoise, jette un pâté pudique sur
les intimités trop exposées des modèles de magazines « spécialisés ».
Le résultat, ce sont des mythologies belges au sens où l’entendait Barthes, des images
frappantes de notre imaginaire collectif qu’ils repèrent encadrent, manipulent, transforment et
exportent. Les Fins de séries d’une Belgique, seul pays agonisant et fier de l’être, avec
lesquelles ils fabriquent des objets imprimés qui font du journalisme l’un des beaux-arts.
Jacques De Decker
Le SOIR (5/6/1980)

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