Lettre d`intention - Jean

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Lettre d`intention - Jean
INSTITUT DE BIOLOGIE PARIS-SEINE
UMR 7138 CNRS-UPMC Evolution Paris-Seine
Hervé Le Guyader
Professeur de Biologie évolutive
Paris, le 5 mai 2014,
A Jean-Louis Etienne,
Mon cher Jean-Louis,
Comme je te l’ai déjà dit, ton projet « Polar Pod » dans le courant circumpolaire
apparaît novateur et fondateur quant à la biologie marine de cet environnement. En effet,
l’Océan Antarctique présente des conditions climatiques et maritimes telles que son étude
scientifique a été restreinte, par la force des choses, à des campagnes ponctuelles de navires
océanographiques réalisées pendant l’été austral.
Pourtant, actuellement, des informations de nature biologique paraissent cruciales, au
moment où, par exemple, on s’interroge sur les flux mer/air de CO2 dans l’Océan Austral dont
l’efficacité comme puits de carbone serait divisée par 10. Or apprécier ce type de données
demande une connaissance approfondie du fonctionnement du plancton, dont on sait que la
dynamique est complexe. De plus, des données récentes sur la biodiversité du zooplancton
mettent en avant des évolutions importantes, corrélées au changement climatique. Par
exemple, les populations de krill (Euphausia superba) diminuent, et celles de salpes (Salpa
thompsoni) augmentent. Tout semble donc prouver que le changement climatique amène,
depuis deux décennies, des changements profonds dans la dynamique et la biodiversité du
plancton austral.
De telles évolutions tiennent compte, évidemment, des données obtenues depuis un
siècle de campagnes océanographiques, avec les techniques de l’époque. Or, au cours de ces
deux dernières décennies, des découvertes majeures ont bouleversé la manière dont le
plancton est étudié : rôle majeur du pico- et nanoplancton photosynthétique, diversité
insoupçonnée des procaryotes et eucaryotes unicellulaires, importance majeure des virus (et
découverte de nouveaux types de virus), évolution génomique par transfert horizontal,
structuration génétique des populations, dynamiques de reproduction dépendantes de la
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banquise… Enfin, on sait maintenant que la convergence antarctique correspond à une
frontière efficace pour la biodiversité et délimite une région océanique largement autonome
d’un point de vue évolutif. Ainsi l’étude de la biologie marine dans le Courant Circumpolaire
Antarctique présente des intérêts puissants non seulement d’un point de vue écologique, mais
également évolutif. C’est pourquoi un échantillonnage raisonné et soigneux, tenant compte
des nouveaux concepts et des nouvelles techniques, pourrait être reconnu comme un point t0
d’une fraction importante de la biodiversité de l’Océan Antarctique. Le fait d’avoir,
corrélativement, des données météorologiques et océanologiques précises ajoutent encore à
l’intérêt de cette campagne. Comme l’écrivent Brierley & Kingsford (Current Biology, 19,
2009), the “physical” sections of the review describe what will happen, whereas the
“biological” sections largely speculate on what might happen.
De par sa faible vitesse de déplacement, le Polar Pod constitue une structure idéale
pour une étude fine de l’environnement marin. On peut entreprendre des échantillonnages
d’organismes planctoniques, à partir de la structure ou par l’utilisation de sous-marins
autonomes. Grâce à son tirant d’eau de 75 m, il est également possible de positionner, à
différentes profondeurs, des caméras et des hydrophones sur la structure immergée, autorisant
des observations visuelles ou sonores de grands animaux… et - pourquoi pas ? - des tentatives
d’en attirer certains.
Je liste ci-dessous les différents points qui me semblent cruciaux et novateurs dans
cette entreprise.
-
biodiversité primaire (femtoplancton, picoplancton, nanoplancton) :
L’expédition Tara Oceans a échantillonné dans la plupart des mers et océans, mais avec
seulement une brève incursion vers les îles Shetland du Sud, au sud du détroit de Drake. Par
son trajet dans l’Océan Antarctique, le Polar Pod complète à souhait l’échantillonnage déjà
réalisé. Les filtrations envisagées pourraient être similaires à celles réalisées lors de
l’expédition Tara Oceans, ou lors de la prochaine mission "MicroPolar". Ces fractions
devraient être collectées sur des filtres et congelées pour extractions d’ADN (métagénomique)
et d’ARN (métatranscriptomique). Cet échantillonnage devrait permettre d’analyser la
diversité des espèces, mais aussi la dynamique des populations. La diversité
intraspécifique est aussi accessible, et détecter les originalités géographiques des génomes de
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souches de Micromonas austral paraît être une priorité. De manière insoupçonnée, la
séparation en écotypes paraît corrélée à l’existence de virus de grande taille (OtV), ayant
intégré dans leur génome de nombreux gènes de leurs hôtes. Ainsi, par transport horizontal de
gènes, ils peuvent influer sur les possibilités physiologiques de leurs hôtes.
J’ai déjà pris langue avec les meilleurs spécialistes sur cette question des stations de
Roscoff et Villefranche, et ils sont d’accord pour participer au projet.
-
zooplancton : les animaux majoritaire, krill, salpes, méduses et cténaires :
Le modèle classique des chaînes alimentaires du plancton austral fait jouer un rôle
majeur au krill, principalement constitué d’Euphausia superba, qui sert de nourriture à de
nombreux animaux (cétacés, pinnipèdes, oiseaux). Pourtant, depuis une dizaine d’années, les
populations de salpes, tuniciers planctoniques (en particulier Salpa thompsoni), deviennent de
plus en plus abondantes, paraissant dominer en biomasse le krill, du moins à certaines
localités (région de la Péninsule antarctique). Si cela est avéré, la dynamique générale des
chaînes alimentaires du plancton doit être revue, et les impacts sur les grands prédateurs
(cétacés, pinnipèdes, oiseaux, poissons) quantifiés. Il semble que les modalités de
remplacement des E. superba par les S. thompsoni ne sont pas d’une grande simplicité. Des
études maintenant relativement anciennes montraient que krill et salpes ne présentaient pas la
même distribution géographique, les salpes tendant à occuper des eaux plus chaudes et à
occuper des régions océaniques à plus faible concentration de nourriture. Néanmoins, des
études précises montrent des recouvrements importants des zones de pullulation de ces
animaux. Or de tels changements du plancton auront des impacts évidents sur l’ensemble des
chaînes alimentaires, en particulier sur les consommateurs terminaux. Le Polar Pod aura les
possibilités de glaner des données importantes sur tous ces acteurs, du phytoplancton aux
grands prédateurs. Je ne connais pas de spécialistes de ces dynamiques, mais ils ne doivent
pas être très difficiles à trouver.
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-
Les éléments transposables :
La fluidité du génome est directement sous la dépendance des éléments transposables
(ETs), dont plusieurs dizaines de familles ont déjà été caractérisées dans des transcriptomes
de cinq espèces constitutives du krill. L’analyse transcriptomique de ces espèces permettrait
de suivre les variations du « mobilome » et de son activation, possiblement corrélées à des
variations de l’environnement (température, salinité). On peut évidemment envisager une telle
étude sur d’autres espèces, telles que des annélides ou des gastéropodes planctoniques. Les
spécialistes de cette question sont présents au laboratoire, avec une collaboration étroite avec
des chercheurs de Roscoff.
-
Recherche de l’inconnu :
Le zooplancton peut amener des surprises. N’oublions pas qu’à ces latitudes le
Challenger avait décrit (ou redécrit) des grandes méduses océaniques, comme la crinière de
lion Cyanea capillata. Récemment, une nouvelle méduse géante inconnue a été retrouvée
échouée sur les côtes de la Tasmanie. Certains groupes taxinomiques sont donc mal connus.
Parmi ceux-ci, citons les cténaires, animaux transparents, très fragiles, qui, pour beaucoup, ne
supportent pas la capture par filet à plancton. Ces prédateurs planctoniques sont intéressants
tant du point de vue écologique que zoologique, avec toute la gamme allant de l’anatomie au
développement, en passant par la génomique. Or, au laboratoire, nous avons mis au point un
système de capture de ces animaux fragiles, utilisé dans des eaux tropicales et à petite échelle.
Il faudrait déployer ce procédé de manière à l’utiliser dans des eaux plus hostiles, et à une
autre échelle. On peut s’attendre à une série de découvertes passionnantes pour la zoologie.
Vis-à-vis de la macrofaune, l’intérêt du Polar Pod est d’être lent et silencieux. Il est de
notoriété publique que le remplacement, il y a un siècle et demi, de la marine à voile par la
marine à moteur a eu pour conséquence une chute d’observations spectaculaires de la
macrofaune marine, comme, par exemple, des combats cachalot/calmar. Il serait ainsi
intéressant, au risque de la moquerie, de mettre en place des dispositifs permettant de
visualiser de grands animaux, connus ou inconnus. Des caméras, placées à différentes
hauteurs, pourraient être couplées à un éclairage standard et/ou infrarouge, munies ou non de
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détecteurs de mouvement, afin d’obtenir des images de la macrofaune ; des transducteurs
acoustiques (du type de ceux fabriqués par Lubell Labs, par exemple) permettraient à la fois
d’enregistrer et de diffuser du son sous l’eau. L’Antarctique abrite en effet une vingtaine de
grands mammifères marins (environ 15 cétacés et 7 pinnipèdes) qui utilisent tous le son à des
fins de communication et/ou d’écholocation. Parallèlement à l’intérêt évident d’enregistrer
ces sons, un transducteur permettrait de les reproduire pour éventuellement d’attirer ces
animaux à proximité du Polar Pod. L’Antarctique abrite de nombreux céphalopodes difficiles
à observer puisqu’ils sont profonds dans la colonne d’eau, rapides et agiles, et coulent à leur
mort. Des expériences récentes ont montré que ces animaux sont attirés par des flashs
lumineux rythmiques simulant la bioluminescence de leurs proies (autres céphalopodes,
cténaires, cnidaires). Cette technique de leurres lumineux a d’ailleurs permis à Kubodera et
Mori de filmer pour la première fois en 2004 le calmar géant Architeuthis dux dans son
environnement naturel. Equiper la tige du Polar Pod d’un tel dispositif (à base de LEDs)
permettrait à moindre coût de pouvoir attirer et observer ces animaux encore mystérieux. Il
faudrait, pour ces dispositifs, une aide technique d’ingénieurs spécialisés.
Cette déclinaison non exhaustive d’axes de recherche montre que le Polar Pod
apparaît comme un navire original du plus grand intérêt pour l’océanographie biologique.
L’Océan Antarctique est bien mal connu, et, il est d’une importance considérable de
déterminer un point t0 de la faune et la flore océanique à ces latitudes.
Je suis à ta disposition pour répondre à des demandes, te mettre en relation avec les
divers spécialistes que je connais et dont certains ont déjà été contactés, pour dialoguer avec
les ingénieurs responsables du projet.
Avec toute mon amitié,
Hervé Le Guyader

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