pourquoi sommes- nous gênés par les odeurs ? le rôle de quelques

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pourquoi sommes- nous gênés par les odeurs ? le rôle de quelques
ODEURS
Barbara BONNEFOY
1
POURQUOI SOMMESNOUS GÊNÉS PAR LES
ODEURS ?
LE RÔLE DE QUELQUES
FACTEURS PSYCHOSOCIAUX
RÉSUMÉ
Nos réactions aux odeurs ne dépendent pas uniquement des caractéristiques chimiques de la stimulation odorante. Un ensemble de facteurs, liés
à l'individu et aux conditions environnementales,
viennent médiatiser ces réactions. La gêne ne
trouve pas son origine dans la seule source, les
mauvaises odeurs. C'est à partir de la perception
et de l'évaluation d'un élément identifié (odeur
de..., jugée désagréable) lié à un environnement
physique et social, qu'émerge la gêne. Elle émane
également d'un individu ayant lui-même ses
caractéristiques propres, un système de valeurs,
une appartenance socioculturelle personnelle.
1 Maître de
Conférences
Université Paris 10.
Département
de Psychologie
200 avenue
de la République
92001 Nanterre
Cedex.
barbara.bonnefoy
@u-paris10.fr
relèvent également de processus de perceptions
et d'évaluations. Nous examinerons dans cet
article l'influence de quelques variables psychosociales dans nos réponses aux odeurs et plus
spécifiquement aux odeurs provenant de sources industrielles.
La croyance en des effets nocifs sur la santé attribués aux odeurs, les attitudes envers la source
d'odeurs, les stratégies de faire face, la perception d'une possibilité de contrôle, les relations
au cadre de vie sont des variables à prendre en
compte pour expliquer nos réactions aux nuisances olfactives.
INTRODUCTION
I - LES RÉACTIONS AFFECTIVES
AUX ODEURS
Les nuisances olfactives sont régulièrement présentées comme étant le deuxième motif de
plainte après le bruit. Si des normes existent
dans l'espace public et privé en matière d'odeur,
nos réactions restent complexes à appréhender
et à expliquer. En effet, au-delà de son caractère hédonique, l'odeur procure d'autres sensations qui vont de la gêne au bien-être en passant
par ce que l'on pourrait appeler le confort olfactif. Ces notions sont complexes car elles ne
dépendent pas uniquement des propriétés chimiques ou physiques d'un environnement, mais
S'il existe un large consensus dans nos sociétés
en ce qui concerne les odeurs dites "bonnes" et
"mauvaises", les réponses affectives aux odeurs
ne sont pas identiques pour chacun, mais la
diversité d'appréciation est plus prononcée pour
les odeurs "agréables" que pour les odeurs "désagréables". Les représentations et la symbolique
des odeurs sont encore tributaires d'un imaginaire social qui, depuis la Renaissance, a fortement marqué notre perception et nos jugements
(Corbin, 1986 ; Le Guerer, 1988). Associées
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généralement aux catégories santé/maladie, propreté/saleté, sain/malsain, gêne/bien-être, laideur/beauté, elles entrent dans un vaste réseau
de représentations et de pratiques. Le rôle de
l'apprentissage et de l'influence socioculturelle
semble primordial dans l'établissement des préférences et des aversions olfactives. La tonalité
hédonique ou affective du processus olfactif est
à la base de nos réactions positives, neutres ou
négatives à l'égard des odeurs. Nous classons, en
effet, de manière quasi instantanée les odeurs
qui nous parviennent selon leur caractère agréable ou désagréable. Ce classement est plus rapide lorsque l'odeur nous paraît désagréable
(Rouby et al., 2002). Le champ d'étude de la
dimension hédonique de l'odeur est vaste,
cependant certaines règles psychophysiques
générales ont pu être dégagées (Köster, 1991):
- Toute odeur agréable devient désagréable à de
très fortes concentrations.
- Le caractère agréable ou désagréable d'une
odeur dépend pour une large part de son
contexte. De façon générale, toutes les odeurs
paraissent désagréables en dehors de leur
contexte « naturel ».
- Les réactions affectives d'un groupe à des
odeurs ne peuvent être étendues à une population toute entière que dans la mesure où
elles sont associées à des habitudes et à une
culture qui leur sont communes.
- Les aversions pour les odeurs sont plus persistantes que les préférences.
- La tolérance vis à vis des odeurs désagréables
diffère considérablement selon les personnes.
II - LORSQUE LES ODEURS
DEVIENNENT UNE NUISANCE
La gêne olfactive en milieu urbain s'apparente le
plus souvent aux problèmes de la pollution de
l'air. Les individus la définissent selon des critères
visuels et olfactifs, comme le degré d'opacité, la
couleur, la mauvaise odeur. Quels sont les effets
des odeurs dites "désagréables" sur notre
humeur et nos comportements ? (Des sujets
exposés, en laboratoire, à des atmosphères malodorantes mais non toxiques (exposition à de
mauvaises odeurs produites par du sulfure d'ammonium ou de l'acide butyrique) ont jugé la
pièce dans laquelle se déroulait l'expérimentation, comme étant moins colorée, gaie, agréable, vivante, confortable et détendue, que les
sujets exposés à une atmosphère olfactivement
neutre. Les conditions de présence de mauvaises odeurs ont, par ailleurs, renforcé chez les
sujets qui y étaient exposés des sentiments d'anxiété, de fatigue et de tristesse. La pollution par
les mauvaises odeurs a affecté les humeurs, la
sympathie envers les autres, le temps passé dans
la pièce et l'évaluation des qualités de l'environnement. Poursuivant ses recherches sur la pollu16 - Air Pur N° 73 - Deuxième semestre 2007
tion de l'air, Rotton (1983) suggère qu'un polluant modérément déplaisant pourrait, de la
même manière que le bruit ou la chaleur, augmenter les comportements agressifs tandis qu'un
polluant extrêmement déplaisant les inhibe.
Dans ce cas l'individu reste passif et ne choisit
pas de quitter la salle d'expérimentation. Une
autre étude, réalisée en laboratoire, suggère
qu'une pollution malodorante et incontrôlable
détériore les performances des individus quand
il s'agit de réaliser une tâche complexe, alors
que cet effet n'est pas observé quand il s'agit
d'une tâche simple.
Le ressenti olfactif peut fluctuer en fonction de
la qualité de l'odeur, de son intensité et de son
contexte d'apparition ainsi que de l'adéquation
entre qualité, intensité et contexte. Qu'en est-il
dans l'environnent résidentiel ? Dans une étude
des plaintes écrites (Rozec et al., 2003), déposées auprès de la Préfecture de Police de Paris
pour nuisances environnementales liées aux
odeurs et à pollution de l'air, les trois quarts des
plaintes étudiées font état d'une gêne à l'intérieur du logement. L'analyse du discours des
plaignants laisse apparaître l'existence d'un sentiment d'intrusion, de violation ou encore d'une
incapacité de vivre comme ils le voudraient ou
d'y opérer un repli salutaire. Pour comprendre
les réactions d'un individu aux odeurs, il est
donc important de saisir les relations que celuici entretient avec le contexte environnemental
dans lequel l'odeur est perçue. Il convient alors
de distinguer ce qui renvoie à l'évaluation directe de la nuisance et ce qui s'attache plutôt à une
évaluation globale de la qualité générale de l'environnement.
III - NUISANCES OLFACTIVES
ET SANTÉ
Au niveau individuel, plusieurs processus interviennent entre l'exposition aux odeurs et l'expression d'une gêne ou d'une plainte somatique.
Dans les contextes où les concentrations des
composés chimiques responsables des odeurs
sont inférieures aux seuils considérés comme
toxiques, il arrive que les individus manifestent
certains troubles somatiques tels maux de tête,
nausées, irritation des yeux, etc. Il est parfois
très difficile de mettre en évidence une relation
entre des mesures physico-chimiques et la gêne
ressentie. La gêne environnementale, exprimée
par des individus à l'égard de leur cadre de vie,
et la fréquence avec laquelle des odeurs désagréables sont perçues sont deux variables liées
positivement à certaines expressions somatiques
(Shusterman et al., 1991). D'autres travaux montrent une relation entre la gêne exprimée et les
niveaux d'odeur auxquels les individus sont
exposés (Cavalini, 1994). Toutefois, le niveau de
gêne n'est pas uniquement déterminé par le
taux de concentration auquel les individus sont
exposés. Il est souvent médiatisé par les croyances en une menace des mauvaises odeurs (c'està-dire les odeurs provenant de l'usine) pour leur
propre santé et leur bien être. Ce n'est pas tant
la concentration ou l'intensité de l'odeur qui
entraînent ces plaintes mais plutôt le fait que les
gens se sentent gênés par les odeurs et ceci
indépendamment des jugements négatifs émis
sur d'autres aspects de leur environnement. Ces
résultats se confirment dans les travaux expérimentaux de Pamela Dalton : les croyances subjectives (risque pour la santé) envers les odeurs
médiatisent les plaintes somatiques indépendamment de la qualité olfactive (Dalton, 1999).
C'est probablement cet aspect de la gêne olfactive qui pose le plus de difficultés pour les personnes qui la subissent.
Par ailleurs, les individus mettent en place des
stratégies individuelles pour faire face aux situations de la vie quotidienne qu'ils estiment stressantes. Ces solutions ou stratégies de faire face
peuvent être de plusieurs ordres. Nous distinguons généralement les stratégies centrées sur le
problème, les individus cherchent activement
une issue (en dehors d'actions collectives), des
stratégies centrées sur l'émotion ou l'évitement.
Ces manières de faire face aux nuisances olfactives médiatisent la relation entre l'exposition
aux odeurs et la gêne exprimée. Ainsi les individus qui se focalisent activement sur la recherche
de solutions, pour supprimer les mauvaises
odeurs de leur environnement, ressentent généralement plus fortement les nuisances, que ceux
qui se manifestent moins, ou relativisent les nuisances olfactives au regard d'autres problèmes
(Cavalini, 1994). Si les stratégies actives de
recherche de solutions centrées sur le problème
sont efficaces dans certaines situations, elles
peuvent se révéler très perturbantes lorsque
l'élément stressant est non contrôlable, ce qui
est bien souvent le cas des odeurs industrielles.
Les échecs rencontrés dans la mise en place de
solutions efficaces produisent un sentiment de
détresse, de résignation acquise, venant amplifier l'expression de la gêne. L'individu se retrouve alors dans une situation (un environnement
olfactif) qu'il peut difficilement contrôler. Les
actions collectives peuvent se comprendre
comme le besoin de retrouver un contrôle de
son environnement.
Il a également été clairement démontré que l'on
n'est pas sensible de la même façon aux odeurs
selon la nature de la source odorante. Dans une
étude menée sur la gêne ressentie par la population proche de divers établissements industriels (distillerie de bière, raffinerie d'huile et
fabrique de chocolat), Winneke et Kastka (1987)
montrent que la gêne exprimée est moins forte
pour la chocolaterie que pour les autres usines.
Ainsi, à des niveaux égaux de concentration
d'odeurs les niveaux de gêne exprimés sont différents et dépendent finalement des attitudes
envers la source.
IV - LA RELATION AU CADRE
DE VIE
L'évaluation des odeurs dépend également de
l'investissement affectif et émotionnel de l'individu dans la source éventuelle de gêne (Evans et
al., 1982). Des résultats d'enquête montrent que
les individus les plus exposés aux nuisances
olfactives sont parfois ceux qui s'estiment être
les moins gênés par cette pollution (Tapia,
1978). C'est ce qui se passe, parfois, dans des
contextes économiques et sociaux particuliers,
où un site industriel est en situation de monopole économique. En effet la population est plus
ou moins dépendante économiquement de l'usine ; cette dépendance, acceptée et intériorisée,
devient alors un facteur psychologique important dans la minimisation de la gêne. Elle va s'exprimer dans la difficulté de dissocier l'espace de
vie de la source de création d'emploi (l'intégration de l'usine au paysage et au cadre de vie). La
minimisation de la gêne se trouve renforcée par
l'enracinement de la population dans le milieu.
S'ajoute un ensemble de représentations, d'opinions, d'attitudes sur le cadre de vie, l'environnement, les nuisances qui peuvent faire barrage
à l'information sur la pollution odorante. Ce
phénomène s'explique aussi par le fait que les
employés de ce type d'usine sont habitués aux
odeurs émises et n'y font plus attention. En effet,
une exposition répétée et prolongée à une source odorante entraîne un phénomène d'habituation. La proximité d'une source malodorante
n'apparaît pas toujours comme une pollution
pour le voisinage, dans la mesure où elle fait
partie intégrante de la vie sociale, économique,
et de l'identité même de la région et de ses habitants (Bonnefoy et al., 2003; Cavalini, 1991). En
revanche elle pourra s'avérer gênante pour de
nouveaux habitants ou pour ceux qui n'ont
aucun attachement ou un lien devenu très négatif avec la source de nuisances. De plus, le
manque d'informations à l'égard du fonctionnement de l'usine augmente la gêne olfactive mais
alimente également le phénomène des rumeurs
locales (Casal, 2006).
VI - CONCLUSION
La gêne due aux odeurs ne varie pas uniquement en fonction du taux de concentration des
odeurs ou de leur intensité mais aussi en fonction de notre rapport aux lieux et de nos croyances à l'égard des odeurs ressenties. L'image que
l'on a du lieu, les connotations associées aux
odeurs, les effets que l'on attribue à celles-ci sur
la santé, la satisfaction éprouvée pour le contexte physique dans lequel elles sont perçues sont
autant de facteurs qui viennent médiatiser notre
manière de percevoir et d'évaluer l'environnement olfactif. Une meilleure compréhension des
Air Pur N° 73 - Deuxième semestre 2007 - 17
mécanismes psychosociaux impliqués dans nos
réactions aux odeurs peut orienter les actions
locales en vue de réduire les nuisances.
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