Modes d`écriture et modes de lecture de l`alphabet à Internet

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Modes d`écriture et modes de lecture de l`alphabet à Internet
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Modes d’écriture et modes de lecture
de l’alphabet à Internet
David Olson
(Traduction de l'original en anglais de Claire Dupuy)
http://www.interdisciplines.org/defispublicationweb/papers/5
Modérateurs : Olivier Foury, Gloria Origgi
Books no longer exercise the power they once did; books will no longer
master our reason and our feeling. H.B. Martin
Comment l’informatique influence-t-elle nos modes de lecture et d’écriture,
nos façons de penser et d’agir ? Pour effleurer seulement la question, nous
devrions d’abord nous interroger de manière plus générale sur la façon dont
l’écriture a influencé ce que nous pensons et faisons. Pour certains,
l’incidence de l’écriture sur la pensée et la société est manifeste et constitue
en quelque sorte une opposition tranchée entre les sociétés « avec » et celles
« sans » écriture (Goody, 1986 ; Olson, 1994). Pour d’autres l’écriture est au
mieux un prolongement ou peut-être un enregistrement de la parole sans
véritable influence sur ce que l’on pense ou sur la façon dont nous
construisons nos institutions sociales. Une meilleure compréhension de la
corrélation entre l’écriture et la société nous aidera à mieux comprendre les
technologies de l’information en général. Car les technologies de l’information sont des technologies d’écriture qui comme un alphabet classique
entretiennent une relation particulière aux propriétés de la parole. C’est
cette relation que je propose d’explorer dans cet article.
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Nous devons commencer par envisager la nature profonde de l’écrit. La
relation entre les signes écrits et les mots prononcés n’est pas claire parce
qu’il y a non seulement de nombreuses façons d’écrire mais aussi et
davantage de modalités d’usage de l’écrit. Les littéraires distinguent
nettement les textes écrits de la parole afin de garantir la création des
concepts qu’ils utilisent pour décrire les propriétés spécifiques des oeuvres
littéraires ; concepts aussi singuliers que celui de l’ « Ecriture [1]», en gros la
culture écrite ; ou celui de l’« intertextualité », en quelque sorte la
dépendance de textes à d’autres. Les linguistes, de leur côté, ont ignoré
sinon nié tout statut spécial à l’écrit et considéré les textes écrits comme la
plus simple évocation d’un simple discours oral.
L’idée, auparavant essentiellement admise, que l’écriture exerce un effet
direct sur le progrès social, n’est plus aujourd’hui incontestée. L’opposition
tranchée qui sépare les sociétés « avec » écriture et celles « sans » écriture ce qui est en fait une séparation entre les sociétés « orales » et les sociétés
« lettrées » autant qu’entre sociétés « primitives » et « modernes » - est
devenue problèmatique. Jack Goody lui-même, qui le premier soutenait
l’idée du pouvoir transformatif de la “littéracie” et de la scolarisation,
reconnaît ses limites (Goody, 2002). Chartier a fait remarquer que ces
distinctions peuvent se trouver entre l’élite et les classes populaires de toute
culture, indépendamment de la présence de l’écriture. En plus, comme
Finnegan (2003) l’a montré, aucune société n’est une société purement
« orale » ; l’information est communiquée par le biais de nombreuses voies et
formes y compris par l’usage d’inventions nouvelles et diverses : la posture,
le ton ou la gestuelle par exemple. Quel rôle devons-nous alors reconnaître à
l'écriture et aux autres modes de communication dans le développement des
formes modernes d'organisation sociale et de vie mentale ?
La culture écrite
On sait – pour avoir franchi quelques pas importants dans la découverte –
comment est advenue la prédominance du document écrit sur l’oralité en
Occident (Clanchy, 1993 ; Goody, 1996) et en Orient (Llyod, 1996). C’est par
le biais de la religion que le document écrit a pris le dessus. Ce qui était
écrit pouvait jouer le rôle de médiateur des querelles religieuses. De la
même façon les contrats écrits furent perçus comme moins irrévocables que
ceux passés oralement. Curieusement, le Coran, texte fondateur de l’Islam
dit lui-même :
O belivers, when you contract a debt
One upon another for a stated term,
Write it down, and let a writer
Write it down justly
Quran 2:282 [2]
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La compréhension des modes d’écriture et d’interprétation est une part
importante de l’histoire de la lecture (Stock, 1983 ; Olson, 1994). Les études
du domaine essaient de montrer comment les pratiques sociales ont été
progressivement altérées sous l’influence de documents écrits chaque fois
plus formalisés. Un changement social majeur était souvent lié à de
nouveaux modes de lecture et d’interprétation de ceux-ci par les tribunaux,
en économie, au gouvernement et à l’Eglise. La Réforme protestante est
peut-être le cas d’espèce le plus évident et le plus connu. La revendication
centrale des réformateurs protestants était la croyance en l’accès direct de
tous les croyants à ce qu’ils percevaient comme étant la Parole de Dieu, le
droit de lire les Ecritures Saintes par eux-même sans indications de
l’Eglise. Ce fut une reforme basée sur un changement radical du concept de
lecture. Dans mon livre The world on paper [3], je cite le cas du récit
biblique d’un eunuque éthiopien qui lisait les Ecritures Saintes quand il fut
rejoint par le professeur Philip qui lui demanda s’il avait compris ce qu’il
était en train de lire et auquel il répondit : « Comment le pourrais-je à moins
que quelqu’un ne me guide ? ». Il ne supposait clairement pas que le sens du
texte était limpide. C’est la supposition qu’a renversée la Réforme.
Textes et interprétations
Le véritable concept du « texte » est problématique dans les études
linguistiques où il est devenu synonyme de discours, de toute extension
d’une parole continue. C’est pour cette raison que j’ai (Olson, 2001)
commencé par distinguer le texte comme discours, du texte comme
document et laissé de côté l’étude du discours aux pragmatismes
linguistiques en centrant mon attention sur le rôle des documents dans la
société moderne. Le concept de document est propre à l’écriture comme à
l’informatique parce qu’ils englobent les textes aussi bien que les
programmes, les formats et formulaires qui sont utilisés dans le
management de l’information. Ce qui prouve leur franche variété d’usages
et d’interprétation.
On peut examiner les rôles de l’écriture et du langage en considérant soit les
formes d’inscription soit celles de la réception. Beaucoup de recherches
historiques, anthropologiques et psychologiques sont entrées dans l’étude
des systèmes d’écriture en envisageant les moyens d’inscription et en
abordant les contraintes des divers systèmes d’écriture qu’impose ce qui
peut être écrit. Dans les années soixante, au travers des écrits de Eric
Havelock, Marshall McLuhan, Jack Goody et de Ian Watt, on porta un
accent considérable à l’importance de l’alphabet comme moyen de
représentation de la parole. L’alphabet fut perçu comme l’unique système
ayant les ressources capables de restituer entièrement l’étendue des
propriétés sémantiques et syntactiques des occurrences de la parole. Les
autres modes d’écriture laissaient - selon eux - de nombreux aspects de la
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compréhension ouverts à l’interprétation du lecteur que l’alphabet tendait à
fermer. Depuis, la suprématie de l’alphabet a été minimisée quelque peu en
ceci que même appelés systèmes intégraux d’écriture, les alphabets laissent
plus d’options aux lecteurs qu’on ne l’avait présupposé. D’autre part, on
reconnaît aujourd’hui aux autres sytèmes d’écriture, les systèmes
syllabiques par exemple, les ressources nécessaires pour représenter les
intentions de sens des locuteurs. Enfin, toute écriture laisse une possibilité
de mauvaise interprétation, de contresens ou de réinterprétation.
Tout système d’écriture intégral capte la forme linguistique d’une
occurrence orale. Ce qui signifie qu’ils représentent tous la parole ou le
langage, ou plus généralement, ce qui est dit. Pratiquement, tout système
fonctionnel d’écriture est un système d’écriture intégral ; les systèmes
alphabétiques et syllabiques autant que les morphophonèmes des systèmes
d’écriture découverts en Chine ou au Japon. Si tous se développent et
différent selon des orientations intéressantes, ils n’en sont pas moins tous
des représentations des occurrences de la parole. Alors qu’il y a des
difficultés de traduction d’un langage à un autre et de la même façon d’une
écriture à une autre, ces difficultés sont insignifiantes pour constituer un
obstacle au travail scientifique selon le fameux historien des sciences
chinoises Joseph Needham (1954). Contrairement à une récente opinion,
aucun système d’écriture ne peut prétendre à une supériorité sur les autres,
chaque système ayant ses avantages et ses inconvénients.
Il y a aujourd’hui un regain d’intérêt en iconographie avec l’étude de l’usage
des images et des icônes comme représentations figurées de sens et
d’information, indépendamment des systèmes d’écriture traditionnels. Ce
regain d’intérêt est suscité par l’espoir, selon certains, d’inventer un script
universel, un script qu’on lirait dans toutes les langues. Le prototype d’un
tel script est le système numérique arabe pour représenter des nombres.
L’algèbre en est un autre. Les langages de programmation contemporains
tels que Pascal, sont des systèmes de notation semblables. Des
connaissances limitées en anglais posent des difficultés aux programmeurs
et informaticiens comme en témoigne la facilité avec laquelle les Asiatiques
sont entrés dans ce champ d’étude. De tels systèmes de notation nouent
seulement une relation indirecte avec le langage parlé. Les mathématiques
et les langages informatiques sont des langages aux origines hétérogènes.
Ils expriment des sens mais ne les organisent dans aucune forme verbale
spécifique. Il n’y a aucune oralité possible de ces expressions écrites. Il
existe là une catégorie de système d’écriture qui est à mi-chemin entre ceux
qui représentent la parole et ceux qui ne la représentent pas, précisément,
les systèmes pictographiques et idéographiques, plus communs dans les
sociétés d’Amérique Centrale ancestrales et dans les sociétés aborigènes
contemporaines du Nord-Ouest.
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Un système d’écriture semblable laisse une liberté considérable au lecteur
dans son choix de la forme verbale qui traduira le signe écrit. Les signes
pourront même être lus dans chacun des langages oraux qui aura intégré le
système. Par conséquent, l’utilité des signes réside davantage dans leur
capacité mnémotechnique que dans le sens et non pas trasmetteurs de sens,
c’est-à-dire qu’ils sont la réplique de quelque chose de déjà connu et
permettent de s’en souvenir. Les systèmes intégraux d’écriture ont
l’avantage de transmettre ou au moins de représenter un large champ
d’occurrences orales. Ce qui est moins évident c’est de savoir s’ils possèdent
ou non un quelconque avantage dans la représentation d’un champ étendu
de sens. Ce qui signifie qu’on ne perçoit pas nécessairement la signification
en captant la forme verbale. Le sens peut être exprimé par de nombreux
media assez indépendamment de la parole comme par exemple dans les
expressions visuelles. Les mathématiques et les langages informatiques
permettent des lectures orales différentes mais limitent assez les
interprétations, l’aspect mécanique de leur lecture ne peut être restitué par
les langages verbaux.
Langage et sens
Dans un discours ordinaire nous exprimons habituellement ce que nous
disons. Mentir avec le visage impassible est une habilité qu’un enfant
apprend à maîtriser vers l’âge de six ans quand il acquiert ce que l’on
appelle une « théorie de l’esprit ». Dans une large mesure, le discours sur le
langage et le sens, grossièrement sur ce qui est dit et ce qui est signifié, est
un produit de l’apprentissage de l’écrit. Notre groupe à Toronto a consacré
de nombreuses années à montrer que la conscience de la disctinction entre
le langage et le sens transmis, est considérablement augmentée par
l’apprentissage de la lecture (Lee, Torrance et Olson, 2001). En préapprentissage de la lecture les enfants sont enclins à affirmer que ce qu’ils
ont dit était ce qu’ils voulaient dire.
En plus, la véritable connaissance des mots comme objets est quelque chose
que les enfants semblent apprendre au cours de leur devenir de lecteur.
Voici une expérience que vous pouvez essayer avec vos propres enfants. Si
on montre aux enfants une carte portant l’inscription « Trois petits
cochons » et qu’on leur communique ce que dit le texte, ils l’apprennent
facilement. Mais si un mot est couvert ou gommé et qu’on leur demande ce
qui alors est dit, ils diront probablement « deux petits cochons ». Ils ne
réalisent pas que l’inscription ne représente pas des cochons, les objets
représentés, mais les mots pour cochons.
La lecture et la « littéracie » véhiculent une connaissance amplifiée des
formes du langage plutôt que de leurs sens. Par conséquent, apprendre à
lire et à écrire en centrant son attention sur les mots spécifiques tend à la
« littéralité », dotant le texte de ses propres sens plutôt que traitant le texte
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comme l’expression de l’intention de l’auteur. Une attention rapprochée aux
mots véritables est elle-même liée à l’écriture et à la lecture. Un texte traité
comme objet à part entière devient directement information plutôt que sens
et l’information est devenue, comme nous le savons, l’idée centrale en
science de l’information. On cherche l’information plus que le sens, avonsnous dit ; or le sens, c’est l’expression de l’intention d’un auteur et
l’information l’écarte. Ce qui est perdu et ce qui est gagné dans cette
transformation n’est pas clair mais ce qui l’est, c’est qu’elle a bien eu lieu.
La contradiction entre l’énoncé et le sens est fort bien illustré par le
phénomène de l’hérésie. Elle représentait une attitude divergeante vis-à-vis
des textes religieux. Stock (1983, p.110) a montré que les hérétiques avaient
en quelque sorte une rationalité hautement développée qui découlait de leur
interprétation individuelle des textes théologiques. Un parfait exemple de
cette idée, c’est la célébre conduite du procès hérétique de Menocchio décrite
par l’historien Carlo Ginzburg dans son livre Le fromage et les vers (1982).
En fait, Ginzburg (1982, p.10) fournit un bel exemple de ce qui peut
intervenir lorsque des documents tombent dans les mauvaises mains.
Menocchio, un meunier instruit du 16è siècle fut mis à l’épreuve, considéré
coupable et brûlé pour avoir revendiqué que tous les sacrements, y compris
le baptême étaient des inventions humaines, selon sa lecture idiosyncrasique des Saintes Ecritures. Il soutenait que l’univers était tel un
fromage où les vers étaient apparus spontanément et qu’il en avait été de
même avec les hommes sans qu’aucun dieu n’ait eu à intervenir. C’était
suffisant pour justifier le verdict de l’hérésie et la mort ardente.
L’idée, c’est que la forme d’écriture ne garantit pas la lecture appropriée.
Lire, « mal lire » ou multiplier les lectures sont autant de possibilités
offertes par les documents écrits. C’est un constat qui a soulevé l’intérêt
dans l’histoire de la lecture. Les modes de lecture et d’interprétation d’un
texte ou d’un document ont changé au fil du temps et au gré des affinités
institutionnelles de chacun. Les grandes orientations de lecture sont
grossièrement caractérisées par des énoncés plus littéraires par opposition
au métaphorique ou à l’allégorique des formes de lecture. Les juifs et les
chrétiens lisent les Saintes Ecritures chacun à leur manière. Pour les juifs
la signification des Saintes Ecritures était dans le récit historique de la
détermination du peuple élu de Dieu ; pour les chrétiens c’était son
accomplissement dans la vie et l’épreuve de Jésus Christ. Au sein de la
tradition chrétienne les Saintes Ecritures furent également lues
différemment par les Catholiques et les Protestants. Il est impossible de ne
pas interpréter, comme l’a d’ailleurs un jour dit Italo Calvino. Comment
communiquer alors si les auditeurs et les lecteurs composent leurs propres
significations, ce que Peter Burke appelle maintenant la « réception
créative » (2002) ?
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La réponse se trouve dans l’idée de convention ou de norme, dans les règles
d’attribution du sens à un document ou à un texte. La capacité de lire n’est
pas seulement celle de traduire de l’écrit vers des formes orales mais bien
davantage la gestion de signes, de combinaisons et de leurs interprétations.
Ceci implique tout d’abord la connaissance des règles ou conventions, leurs
modes d’application, induits par la création de documents. Il y a une
collection complète de livres et d’articles sur les usages honorant les
intentions de l’auteur (Johns, 1996). Pourtant, même si l’auteur contrôle le
copyright et la publication, il demeure toujours une certaine latitude
d’interprétation et c’est là que les propositions du pouvoir et de l’autorité
s’intègrent. Quiconque a le droit ou le pouvoir de prendre la décision de la
légitimité d’une interprétation. Au regard de l’interprétation de la Loi ou
d’un contrat, ces autorités sont celles des juges et des cours. En science, une
bonne interprétation est assurée par le jugement des experts d’un domaine,
par les éditorialistes et le consentement des pairs.
La culture informatique
Pourtant, ce n’est pas un secret, l’invention de l’ordinateur, comme celle de
l’écriture, a révolutionné les aspects organisationnels de la société,
catégorisées du gouvernement au « business », en passant par l’industrie et
les sciences. De la même manière, l’informatique a changé notre conception
de nous-même, d’ « être pensant » (things which think) en « machine de
traitement de l’information ». Nous comptons tous manifestement sur les
ordinateurs dans la rédaction et la distribution de notre travail intellectuel
comme nous l’avons fait pour ce colloque. L’engin spatial Hubble est
impensable sans ordinateur pas plus que ne le sont nos activités
industrielles et commerciales chronomètrées à la minute. Alors que tout ceci
est relativement évident et bien connu, je discuterai plus spécifiquement si
et comment l’informatique a modifié notre relation aux mots écrits.
Les modes de lecture sont importants pour ce colloque en ce qu’ils ont été
plus directement touchés par l’informatique et l’utilisation d’ordinateurs
pour la composition des textes. Ce qui a prolongé le texte - le rôle joué
traditionnellement par les livres - c’était la connaissance des conventions
pour saisir l’intention, le point, la voix de l’écrivain de tel livre ou l’auteur de
ce document. Les ordinateurs ne peuvent pas rivaliser avec ces formes
traditionnelles de publication de discours élargi. Les libraires qui virent les
versions imprimées de leurs journaux remplacées par leurs versions
électroniques, sonnèrent l’alarme. C’est que ce n’est pas seulement difficile
ou impossible à lire mais difficile à parcourir et feuilleter et les technologies
qui pourraient les extraire depuis cent ans sont inexistantes. La recherche
informatisée de documents est bien sûr utile en certains cas mais la lecture
n’est pas de ceux là.
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En ce second lieu, si quelqu’un cherche ou parcours des documents à ses
propres fins, l’intention de l’auteur tends à disparaître. Est perdue avec la
voix de l’auteur son intention. Ce que les ordinateurs ont introduit dans le
domaine de l’intention de l’auteur c’est, comme précédemment mentionné,
l’information, des textes impersonnels qui peuvent être utilisés par le
lecteur à son souhait. Ceci pour plusieurs raisons. D’abord, on ne peut lire
un texte étendu sur écran d’ordinateur. C’est plus plaisant de l’imprimer
simplement ou d’acheter le livre. Ensuite, les usages de la lecture ont
changé. Les ordinateurs ont facilité la recherche. Au lieu de se laisser porter
par la fiabilité d’un auteur – attitude requise par la lecture du livre – le
lecteur devient responsable. Ce sont le goût, les besoins ou l’intérêt de
chacun qui priment dans le parcours d’un document. Le lecteur n’a jamais la
patience de prendre les choses comme elles viennent, ni la bonne volonté de
confier sa lecture à l’auteur. L’information semble découler librement de
l’expression de l’intention de l’auteur.
La perte d’accès à l’intention de l’auteur peut expliquer en partie pourquoi
les ordinateurs ne sont pas devenus populaires comme les procédés
hypertextes qui permettent la co-création entre l’auteur et le lecteur de
narrations (Parks, 2002). Les lecteurs lisent des narrations parce qu’ils
aiment placer leur confiance entre les mains de l’auteur et si l’auteur
propose des alternatives que le lecteur peut explorer, la confiance est
perdue.
On peut s’inquiéter de cette perte d’intention. Cela présume une expérience
éducative plus importante du lecteur pour qu’il sache que l’information des
journaux et des livres est en réalité l’expression des croyances de son auteur
et non la pure et simple vérité (Olson et Astington, 1993). Les étudiants
sont, c’est bien connu, incapables de critiquer des textes ce qui revient à voir
un fait sous l’angle des croyances d’un auteur et non pas objectivement. On
peut supposer que chercher de l’information par le biais de l’ordinateur alors
que cette même information est découpée, rendra plus difficile la perception
de chaque document comme expression des intentions de son auteur. Les
textes ne représentent pas des faits mais ce qu’un auteur en a tiré.
D’un autre côté, l’ordinateur peut rendre plus aisée la consultation de points
de vue opposés et laisse désormais la possibilité de synthétiser et critiquer
l’information. Cette même possibilité fut anticipée par deux inventions de la
Renaissance, inventions qui pourraient avoir suscité ce type de lecture
propre et intime que nous associons à l’avènement du Protestantisme. L’une
fut l’articulation des livres qui permettaient l’ouverture de plusieurs
ouvrages en même temps et leur comparaison. La comparaison à ce point
consistait en l’examen attentif de l’usage des termes pour détecter les
similarités ou les différences, pas toujours remarqués autrement. La
seconde invention fut celle de la banalisation des livres de sens commun, et
le développement des abrégés de proverbes savants, de citations et autres
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éclats de sagesse. Pour Chartier (1995, p.95) découle de ces deux inventions
un lectorat qui coupe, fragmente, décontexte et investit une autorité absolue
au sens propre du monde écrit.
L’étude de la lecture sur écran par opposition à la lecture des textes
imprimés autant que celle de l’écriture avec une machine de traitement de
texte par opposition à la machine à écrire, au stylo, demeure en grande
partie inexplorée. J’ai, il y a peu, découvert sur le web une publication
électronique sur ce point précis avec l’adresse de site suivante :
http://www.interdisciplines.org , qui invite à l’analyse et à la réflexion. Tant
qu’il s’agit de la forme du texte ou de ses propriétés de lecture, les
ordinateurs ajoutent un petit plus en matière de vitesse et de confort. Les
langages informatiques, d’autre part, sont vraiment étonnants parce qu’ils
laissent le langage ordinaire loin derrière pour créer des systèmes écrits, des
programmes qui ne permettent pas seulement l’écriture mais la lecture. Les
ordinateurs peuvent lire et faire fonctionner le véritable script qu’ils
écrivent. Ils accomplissent le lien entre l’écriture et la lecture, connection
qui dans le langage nécessite à la fois une interaction entre les
interlocuteurs et une intersubjectivité partagée. C’est la caractéristique qui
a rendu l’informatique aussi puissante avec un ensemble de fonctions limité,
essentiellement mathématique.
Beaucoup considèrent cet argument suffisant et l’utilisent pour justifier un
degré maximal d’informatisation du commerce, de la médecine et de
l’éducation qui surpasse la confiance accordée aux mots écrits. Comme un
emblème du maniement verbal de l’information , les différences entre les
textes provenants des ordinateurs ou imprimés et les documents restent
modeste. Les différences, que j’ai suggérées, sont dans les modalités de
lecture. L’informatique nous invite à imposer nos objectifs et desseins à
l’information disponible, à fouiller et chercher ces morceaux d’information
jugés pertinents. D’un autre côté les livres invitent le lecteur à se placer
dans les mains d’un auteur intentionnel. Ensuite, les ordinateurs invitent à
lire des fragments, comme les abrégés familiers des lecteurs de la
Renaissance plus qu’à lire des textes connexes.
Les audacieuses théories des années soixante sont maintenant perçues
comme trop audacieuses. Nous n’avons pas changé d’une culture de l’ouie à
une culture du visuel, ni changé d’une culture orale à une culture écrite.
Néanmoins, notre littérature nous a donné les documents qui continuent à
organiser majoritairement notre cognition et une grande partie de notre vie
sociale bureaucratique. Les ordinateurs ont exploité ces habitudes et
techniques. Ils ont radicalement influencé les sciences et sont devenus les
outils auxquels aucun de nous ne voudrait renoncer mais il ne demeure pas
très clair s’ils ont un quelconque impact sur nos modes de pensées et nos
systèmes sociaux. Nous avons besoin de théories modestes, plausibles et
supportant l’épreuve d’une part et d’autre part une volonté d’explorer les
usages pratiques de l’informatique. Qui sait ce qu’on peut trouver ?
9
[1] Note du trad. : en français dans le texte.
[2] Trad. Littéral : « Ô croyants, quand vous contracter une dette – L’un
avec l’autre selon une condition énoncée, - Mettez-la par écrit, Et laissez un
écrivain – L’inscrire avec juste raison. »
[3] Trad. Ed. Retz, 1998: L’univers de l’écrit.
Voir aussi : Comment est née l’écriture in Science et vie, juin / 2002 ,
trimestriel n°219
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