Trois jeunes filles à la recherche du bon parti
Transcription
Trois jeunes filles à la recherche du bon parti
ﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋﻋ e-mail : [email protected] • • ’Ashtaroût Cahier hors-série n°7 (février 2006) ~ Figures de la Déhiscence / Folklore libanais, pp. 38-43 ISSN 1727-2009 Randa Nabbout Trois jeunes filles à la recherche du bon parti L elle une angoisse extrême, accompagnée d’insomnies tenaces et d’incapacité à se concentrer, même pour les taches les plus bénignes. Mlle F prit plusieurs fois la décision de quitter le pays « pour fuir sa mère ». Cette résolution, évoquée à plusieurs reprises sur le divan, la projetait dans un espace de nostalgie fantasmée, imitant les héroïnes romantiques. C’est ce sentiment de souffrance inventée qui l’avait poussée à consulter. Mlle F accuse cet homme de s’être moqué d’elle royalement et d’avoir profité de sa faiblesse. Dans les premières séances, elle commence par brosser le bilan de ce qu’elle appelle « ses malheurs en amour ». À l’issue de quoi elle constate qu’elle est allée d’échec affectif en échec affectif, et cela depuis une bonne dizaine d’années. En effet, tout se passe pour Mlle F dans l’urgence, de sorte qu’elle s’installe dans une relation amoureuse, s’y accroche, et la vit au cent à l’heure. Puis, un jour, tout à fait malgré elle, poussée par un concours de circonstances indépendant de sa volonté, elle se demande soudain ce qu’elle fait dans cette galère. Lors d’une autre séance, Mlle F classe ses relations amoureuses selon le schéma suivant : 1e/ Il y a ceux qu’elle fréquente dans le but d’entretenir une activité sexuelle. Ce sont plutôt des relations passagères. 2e/ Il y a ceux qu’elle qualifie d’ « intouchables ». Ce sont, comme cet homme dont l’amour la fait souffrir, ceux qu’elle connaît bien et qu’elle aime, ditelle, « dans sa tête », et sur lesquels elle dit n’avoir « aucune prise ». 3e/ Il y a enfin celui-là, le-seul-avecqui-elle-a-pu-orgasmer. Elle l’appelle « l’homme providentiel ». Il s’agit d’un homme qu’elle a rencontré au cours d’un voyage : « C’était comme quelque chose qui m’était tombé du ciel », dit-elle si bien. L’analyste résuma à haute voix la situation : – Donc une seule fois avec un homme providentiel ! a langue arabe emploie la même expression pour désigner le « bon parti » et la chance de gagner à la loterie. Cela peut expliquer de façon anecdotique le glissement possible entre les deux. De fait, ils sont tous les deux secourables... Les trois jeunes filles qui font l’objet de cette présentation en ont officiellement terminé avec l’adolescence. Elles ont entre 25 et 35 ans, et ont mené une vie libre et indépendante. Elles sont venues consulter à la suite d’un échec dans leur vie sentimentale, et c’est sur cet aspect seulement qu’on se penchera. M ademoiselle F, 33 ans, free lancer dans le domaine du marketing, vient consulter pour une histoire d’amour qui commence, me dit-elle, à lui peser. Au cours d’un voyage, elle avait rencontré un homme et avait eu une liaison avec lui. Quelque temps après, cet homme étant de passage au Liban, trouve bon de la re-contacter, car Mlle F lui avait dit avoir une chaîne de connaissances intéressantes. Il descend donc à l’hôtel et accepte de se faire servir comme un roi par Mlle F : tourisme, présentation à des amis, promenades de jour comme de nuit. Mlle F vécut, en son for intérieur, des moments de romance avec cet homme, bien qu’il lui eût bien précisé auparavant que, depuis un certain nombre d’années, il était installé à l’étranger avec une autre femme, laquelle n’a pas de chronomètre à la main pour ses allées et venues, et avec qui il s’entend plutôt bien. Cette situation triangulaire classique, où Mlle F se trouve en position de « seconde » [3] [4], suscite en 38 Le couple parental fut longuement décrit par l’analysante : maman, appartenant à une grande famille, ayant « échoué » avec un militaire un peu despote sur les bords. Puis elle termina ainsi : – Seulement, parfois, je suis prise par la peur de vieillir toute seule. Je ne peux pas envisager ma vie sans un homme. Je vis toujours en fonction d’un homme, même quand il n’est pas là. J’ai peur de vieillir toute seule comme une « vieille fille ». Ça me terrorise de ne pas « tomber sur un homme bien » qui « prenne soin de moi ». Par ailleurs, Mlle F, qui se montrait assez créative dans son travail principal ainsi que dans d’autres projets qu’elle menait à titre bénévole, souffrit de moments d’apathie qu’elle qualifiait de « moments de paresse incompréhensibles ». Ou, au contraire, elle acceptait beaucoup de travail jusqu’à être complètement débordée, pour faire ensuite le caillou. Ce manège fut longuement travaillé en cours d’analyse et aboutit en partie à cette appréhension qu’une jeune fille risque fort de rester seule si elle réussit à fond, car elle n’aura plus besoin d’un homme. Celui-ci perdra pour ainsi dire sa raison d’être. Elle faisait part ainsi de l’ambivalence de l’émancipation féminine que les sociologues ont longuement décrite [3] [4]. Mlle F cessa un jour d’incriminer son environnement, elle renonça à fuir son pays et demanda à poursuivre son analyse. – J’ai toujours pensé qu’orgasmer c’est « se laisser aller ». Je n’ai jamais pu me laisser aller avec un homme, hormis avec celui-là. Au début, je pensais qu’il fallait rester vierge et se réserver pour celui qui, comme ma mère n’arrête pas de me le souhaiter, « va me rendre la vie facile et agréable, et prendre soin de moi ». J’ai toujours été dans cet état d’attente de quelque chose qui devait se produire, mais j’avais toujours le sentiment que ça allait se produire avec un homme qui surgirait subitement et qui serait différent de celui avec qui j’entretiendrais alors une relation. C’est ce qui m’a toujours empêchée d’être là, au présent, dans toutes mes relations. Quelques mois après le début de son analyse, le même scénario répétitif eut lieu dans la vie de Mlle F avec un autre homme avec qui, dit-elle, elle était allée très loin dans sa tête. Elle précise ainsi ses préconditions d’amour : un homme grand de taille, s’affairant sur son portable, jetant de temps en temps un regard vide sur les gens alentour, un étranger, dans le genre « grand reporter ». Le portrait-robot du bon parti, dans sa version moderne revue et corrigée, était ainsi esquissé. L’analyste fit la constatation suivante : – En somme, du prêt-à-porter. Mlle F se défendit : – J’ai toujours pensé que le mariage, et surtout les enfants, ça encombre la vie. Je n’ai d’ailleurs jamais compris pourquoi mes parents m’ont mise au monde, comme ça, alors qu’ils avaient assuré leur descendance, avec un garçon en premier, puis deux filles après. J’ai toujours pensé que mes parents préféraient avoir des garçons. Il m’a d’ailleurs toujours semblé qu’en faisant bien leur compte, un garçon puis deux filles, ils devaient avoir à un garçon. Mais ils m’ont eue, moi, et j’étais de surcroît toujours malade. C’est bizarre la vie. Quand nous étions toutes petites encore, mes parents nous ont laissées une année entière chez ma grand-mère. Ils n’ont pris en voyage avec eux que mon frère, qui était le plus âgé. Mais je ne leur en veux pas maintenant ; et mon frère vit à l’étranger, loin de ma mère, et c’est tant mieux pour lui. Puis elle ajouta : – Zut, zut, pour le mariage ! Finir comme le couple de maman et papa, non merci ! A vec Mademoisellelle G, 29 ans, cadre supérieur dans une société d’export-import, les choses avaient l’air de se passer à l’envers par rapport au schéma familial traditionnel. En effet, en ce qui concerne le matrimoine [1] ou le savoir-faire transgénérationnel transmis en général de mère en fille, cela se faisait chez Mlle G par l’intermédiaire du père, – la mère de Mlle G étant complètement mise à l’écart, au rencard. Dès la première séance, Mlle G décrivit sa mère une fois pour toute et en ces termes : – C’est une pauvre femme qui a travaillé toute sa vie pour les autres, c’est-à-dire pour ses enfants. Elle 39 ment repoussées en raison du contexte lourdement chargé de haine et de récrimination. Il est intéressant de noter qu’en ce qui concerne la question de la « rétention », l’analysante manifeste souvent sa peur d’être volée, ou d’être dépossédée de son argent, ce qui la pousse à en parler souvent : – C’est mon argent. Je ne veux le partager avec personne. Ni avec mes parents, ni avec mon mari. Ce sentiment de terreur lié à une perte d’argent était souvent évoqué. L’analysante en retraçait l’origine au fait que son père, qui « aurait pu se faire des sous », n’en avait pas fait, et cela « non pas parce qu’il était honnête mais parce qu’il était lâche », de sorte qu’il les a toujours maintenus dans la peur du lendemain. Tout ce remue ménage de culpabilité avait, me semblait-il, le mérite de maintenir l’analysante à égale distance de son fiancé et de son père, tout en la tranquillisant pour l’avenir sur un point qui lui causait de la peine : ne pas finir en « vieille fille ». Un jour, Mlle G vint à sa séance en larmes : – Tout est de la faute de mon père. J’aime beaucoup mon fiancé. C’est le seul homme qui est resté avec moi quand les autres se sont défilés. Mais c’est mon père qui m’a toujours entretenue dans l’idée de son maudit « bon parti ». Depuis que j’avais dix ans, il n’arrêtait pas de me dire que je devais tomber sur un bon parti. Chaque fois que mon père me voyait sortir de la maison, il me rappelait comment je devais faire pour éviter ceux qui ne peuvent pas être de bons partis pour moi. Même avec mon fiancé, quand il m’arrive parfois de penser à l’éventualité de l’épouser, je me dis : qu’est-ce que tu ferais donc si ton père arrivait à te dégoter un bon parti ! J’imagine ça en tremblant. Mlle G, 29 ans, cadre supérieur, partageant sa vie avec son fiancé comme une vraie jeune femme, est toujours assise comme une petite fille sur les genoux de son père. fait des économies pendant un an ou deux pour s’offrir des fringues, mais la faiblesse de son caractère fait qu’elle finit par nous acheter des choses à nous. Je n’ai jamais eu la moindre conversation avec cette femme qui ne m’a rien appris, rien dit, rien transmis. C’est mon père qui m’enseignait ce que je devais savoir et ce que je devais faire. Exit la mère. Elle n’en a plus reparlé. Mlle G se présente pour un symptôme survenu quelques mois auparavant, qu’elle décrit ainsi : – Je suis fiancée officieusement avec un homme que mes parents ne veulent pas, parce qu’il n’est pas un bon parti selon les critères de mon père. J’aime cet homme que je fréquente depuis presque deux ans. Seulement voilà, depuis quelques mois, je commence à imaginer des scènes avec tel homme de rencontre, et je m’imagine que je trompe mon fiancé avec lui. Quand je retrouve mon fiancé, je lui raconte ce que j’ai imaginé, pour ensuite éprouver une culpabilité qui me fait terriblement souffrir. – Imaginer ces scènes, ça s’appelle tromper, n’est-ce pas ? Il en est de même vis-à-vis de son père, « celui qui a toujours souhaité le meilleur parti pour moi », et dont je trompe aussi la confiance ! Ce double sentiment de culpabilité est très ambivalent. Il contraste avec la haine affichée de Mlle G contre toutes ses autres conquêtes, qu’elle souhaite humilier en les spoliant de leur argent et en les jetant comme des chiens, – ce sont ses termes. Sa haine pour son père éclata à plusieurs reprises dans les séances sur un ton de défi : – C’est lui la cause de tous mes malheurs. C’est lui qui m’a promis le bon parti. Qu’il me l’amène donc son bon parti que je puisse le voir. Ce sentiment de culpabilité a changé de thème à plusieurs reprises au cours de l’analyse, l’analysante s’en servant comme d’un objet baladeur. Ainsi, après sa culpabilité liée à son fiancé, ce fut sur la mère de celui-ci que l’analysante la reporta, à cause du mépris qu’elle lui portait. Finalement, Mlle G se plaignit de se sentir coupable du fait qu’elle n’arrivait pas soi disant à « bien retenir tout ce qui a été dit pendant la séance ». Elle se mit à insister sur la nécessité de multiplier les séances. Ces demandes furent constam- M ademoiselle H, 26 ans, se présente pour mettre un terme à sa souffrance. Elle n’a cessé d’avoir des déceptions amoureuses depuis sa toute première ex40 veux pas me marier maintenant, mais qui sait après ?... J’ai déjà 26 ans ! périence, une dizaine d’années plus tôt. C’était pour faire plaisir à son boy friend, précise-t-elle, qu’elle s’était donnée à lui. Durant l’analyse, Mlle H poussa un peu plus l’impératif (surmoïque) de « devoir faire plaisir à tous les hommes qu’elle rencontrait ». Elle pensait pouvoir laver ainsi l’humiliation que faisait subir sa mère à son père. La plainte qui la pousse à consulter concerne un jeune homme à qui elle avait tenu à dire dès le début de leurs relations qu’elle ne l’aimait pas, et que leurs relations se situaient sur un plan purement sexuel : – Je lui ai dit ce que je voulais de lui, et c’était mieux ainsi pour tous les deux. Mlle H a passé deux années « agréables » où elle ne rencontrait son ami que pour la chose. C’était comme un jeu entouré de beaucoup de suspens. Mlle H prit en outre d’autres précautions : – Je partage un studio avec un autre jeune homme. Il a sa vie, et moi la mienne. Mais on se partage tout, y compris nos corps. Nous faisons l’amour ensemble de temps en temps, mais c’est différemment d’avec les autres. Quand je rentre seule le soir, ça me sécurise de le trouver et de me blottir dans ses bras. Je sais que si les autres s’en allaient, celui-là sera toujours là pour moi. Elle date ses malheurs du jour où son petit-ami l’a quittée pour renouer avec une « ancienne » : – Et pourtant j’ai tout fait pour qu’il se sente à l’aise dans notre relation, et en même temps libre. J’ai tout fait pour qu’il reste. Au cours d’une séance ultérieure, Mlle H perdit son calme et dressa la liste de tout ce qui lui manquait, de tout ce qu’elle aurait voulu que ce jeune homme eût fait pour elle : – Je me suis tue pour le garder et ça me tue maintenant. Mon père m’a toujours confié que ma mère n’a jamais rien fait pour lui, hormis l’humilier, l’accuser de tous nos malheurs, et lui dire qu’il ne sait rien faire. J’ai alors pensé qu’en me taisant avec mon petit-ami et en ne lui demandant rien j’avais toutes les chances du monde de le garder près de moi. – Le garder près de vous ? – Oui, qu’est-ce que vous croyez ? Je lui ai menti pour qu’il reste près de moi. Je lui ai dit que je ne voulais rien de lui juste pour le tranquilliser. Je ne J’avais été frappée dès le début de son analyse de ce que cette jeune femme ne faisait aucun effort pour se mettre en valeur. Il me semblait même qu’au contraire elle faisait de son mieux pour cacher toute trace corporelle de féminité. Tenue vestimentaire flottante et négligée, évitant les couleurs vives, choisissant plutôt des couleurs ternes pour ses vêtements. Ses cheveux, son visage et son regard étaient sans éclat. Elle parlait d’elle-même avec un air absent comme si elle parlait d’une autre personne, et même quand elle pleurait, secouée de sanglots, elle demeurait figée et comme étrangère à elle-même. Comme Mlle H ne parlait que de son père malheureux et incompris, je lui demandais un jour si sa mère travaillait. Elle eut un rire forcé : – Ma mère ne sait rien faire, à part de le railler. C’est une femme incolore, inodore et sans saveur. – Il est quand même bizarre qu’elle ne sache rien faire. – Oh ! Elle ne sait faire qu’une chose, me répéter la même phrase chaque fois qu’elle me voit : « Tu es toujours mmm… comme convenu ? » – Mmm… ? – « Mmm… veut dire vierge ». Puis elle ajouta : « C’est bien la seule chose que nous partagions ensemble elle et moi : ma virginité ». Elle revint à la séance suivante et dit : « Je me suis regardée dans la glace ! » Effectivement, Mlle H était méconnaissable, comme transformée. Un sourire malicieux illuminait son visage. Elle était agréablement habillée, un soupçon de rouge à lèvres, et même quelques touches de mascara. La transformation était vraiment si flagrante que je lui dis : – Vous allez peut-être au bal après la séance ? Avant de s’installer, elle dit : – J’ai trouvé ! Qu’est-ce que je lui ressemble à ma mère ! L’horreur ! J’ai tellement désiré de ne pas lui ressembler que je finissais par faire du sur place. – Il semble que vous avez fini par la remplacer. – La remplacer ? C’est drôle. Ça me renvoie à mon colocataire quand, en rentrant le soir, il me prend tendrement dans ses bras. 41 Parallèlement, Mlle H qui travaillait dans une galerie d’art, commença à se plaindre de la routine de son travail et du manque de créativité de sa vie professionnelle. Elle entama une période « frénétique » à la recherche d’un autre travail. Au cours d’une séance, je finis par lui dire en plaisantant : – Voici une devinette : vous avez votre propre esprit créatif, et vous disposez de vos mains, ainsi que de la main-d’œuvre que représentent votre mère et ses amies désœuvrées. Vous travaillez de surcroît dans une salle d’exposition. N’y a-t-il pas moyen de faire servir tout ça à quelque chose. – J’ai cette idée que si je réussissais dans ma vie professionnelle, j’aurais la grosse tête et je croirais n’avoir plus besoin de personne. Je resterai alors toute seule pour la vie. En soulignant, comme Mlle F, les ambivalences de l’émancipation féminine [3] [4], Mlle H venait de me raconter à sa manière l’histoire de Cendrillon en habits de souillon attendant son Prince Charmant. Je lui ai dit qu’il y a eu, depuis, une toute autre version de Cendrillon, une version dépoussiérée qui permet à Cendrillon d’attendre son Prince dans une autre posture : plutôt debout, et non pas le nez dans les carreaux ou penchée sur le parquet. Quelque temps après, Mlle H vint à la séance avec un joli foulard autour du cou. Quelle ne fut ma surprise quand soudain elle le déroula le long de son corps, en en nouant les deux bouts derrière la taille. C’était le tablier de cuisine le plus insolite que j’eusse jamais vu. Depuis, Mlle H continue à créer. Elle vient de louer un petit espace pour exposer ses créations. Sa mère et les amies de cette dernière semblent ravies. Elles l’appellent « le boss », et ça l’amuse. Elle décrit cette situation en ces termes : « C’est comme si j’avais maintenant plusieurs mères ». Mlle H poursuit son analyse. Elle a revu son petit-ami. Elle dit à une séance : – Je n’ai plus envie de lui expliquer quoi que ce soit. Ce sont des choses qu’il devrait sentir et comprendre de lui-même. De toute façon, cet homme ressemble par certains côtés à mon père. Je ne veux plus prendre personne en charge. L acan disait que la femme est le symptôme de l’homme [5]. Réciproquement, on pourrait dire que le « bon parti » est le symptôme de ces jeunes filles. Comme l’aimant attire la limaille de fer, « le bon parti » est le pôle de cristallisation qui agrège autour de lui tous les espoirs et toutes les déceptions que ces jeunes filles traînent depuis leur enfance et que nous allons grouper autour de ces quelques remarques : 1/ L’attente du « bon parti » les place d’office dans une position de manque. Nous avons vu l’une d’elles fréquenter deux jeunes gens en même temps alors que les deux autres allaient à la hâte d’une relation à une autre à la recherche du « bon parti ». Elles sont ainsi prises dans une situation de pénurie, induite par leur milieu proche, vis à vis de celui qui va les sauver en les prenant à sa charge. Dans cette situation d’attente et de tension, il leur devient quasiment impossible de profiter de toute autre activité ou de se concentrer sur une tache, ne vivant à proprement parler que pour combler un manque qui est, de surcroît, indéfinissable pour elles. Mlle G disait dans une séance : « Vous savez, il m’arrive parfois d’oublier que le bon parti correspond à un homme ». 2/ L’attente du bon parti joue le rôle d’une toile de fond sur laquelle se détachent des thèmes satellites dont le tabou de la virginité, le mythe du Prince Charmant, et la séduction féminine déployée en un mélange de Cendrillon et de Lolita. En effet, ces jeunes filles restent soucieuses de leur virginité et cela malgré la vie sexuelle libre qu’elles ont menée pendant des années. Elles ne cessent de vouloir se tranquilliser en 42 caressant la possibilité de se refaire chirurgicalement une virginité (par hyménoplastie) dès que s’annoncerait pour elles le bon parti. C’est quelquefois sous la forme d’une dénégation qu’elles l’évoquent : « Ma meilleure amie l’a fait, n’est-ce pas idiot ? » Longtemps elles tourbillonnent dans un état intermédiaire entre Cendrillon et Lolita. Mlle F qui, à plusieurs reprises, insiste sur le fait de « n’avoir jamais pu se laisser aller avec un homme dans l’orgasme », souligne la nature dévoyée d’une sexualité conditionnelle, comme si « ne pas se laisser aller », revenait à garantir une place à la virginité fantasmée. Nous avons vu que ce pattern se répercute dans la vie professionnelle, les empêchant de s’y investir à fond. Ce faisant, elles croient préserver une bonne place – celle du sauveur – pour le bon parti. Ainsi, tout sera-t-il fait à moitié, de sorte que ces jeunes filles pratiquent une sexualité tronquée, apparentée à celle de l’hystérique pour qui il s’agit plutôt de séduire que de consommer. rivaliser avec eux mais les servir, pour qu’ils leur procurent protection et sécurité en contrepartie. 4/ L’adolescence prolongée durera tant que dure cette intrusion dans la vie de papa et de maman. Nous savons que la liberté intérieure ne s’établit qu’en rétablissant la balance entre père et mère, l’un faisant pièce à l’autre. La recherche du « bon parti » mène ces trois jeunes filles à une impasse parce qu’elles les empêchent de rencontrer un homme. Le « bon parti », tout comme l’attente du Prince Charmant et le complexe de Cendrillon, sont à mon avis des retombées de ce que j’ai décrit comme « la fabrication du macho à la façon libanaise » [6]. Les voies du devenir-femme sont parfois bien tortueuses... 3/ L’attente du bon parti empêche par ailleurs ces jeunes filles de sortir de l’Œdipe [2], ce qui les maintiendra longtemps dans une adolescence prolongée. Malgré la haine et la répulsion affichées vis à vis de leurs mères, l’analyse ne tarde pas à révéler que ces jeunes filles cherchent à réparer les dégâts occasionnés dans la vie de leur mère, cette pauvre femme qui n’a rien que ce Papa, un pauvre looser. Elles captent le désir de cette mère à travers ses plaintes. Elles cherchent à réussir dans ce que cette mère ne cesse de se lamenter d’avoir raté. Quant au père, il brille par son absence. Il n’est présent que pour incriminer sa femme d’être la cause de tous ses malheurs. Nous avons vu comment ces jeunes filles cherchent à réparer cet état de choses en s’aplatissant au maximum avec les hommes. Elles se disent qu’il ne faut pas Références [1] AZAR, Amine : (1997) « Le bon usage du matrimoine en psychopathologie », in Adolescence, printemps 1997, tome 15 (1), n° 29, pp. 287-298. [2] FREUD, Sigmund : (1925j) « Quelques conséquences psychiques de la différence des sexes au niveau anatomique », OCF, 17 : 191-202. ( → p. 200) [3] HEINICH, Nathalie : (1996) États de femmes : l’identité féminine dans la fiction occidentale, Paris, Gallimard, in-8°. [4] HEINICH, Nathalie : (2003) Les Ambivalences de l’émancipation féminine, Paris, Albin Michel, in-8°, 160p. [5] LACAN, Jacques : (1975) « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », in Scilicet, n°6/7, Paris, Seuil, 1976, pp. 5-63. → Cf. p. 60 : « Une femme, c’est un symptôme pour l’homme » [6] NABBOUT, Randa : (2005) « La fabrication du Macho à la façon libanaise », in ’Ashtaroût, cahier hors-série n°6, décembre 2005, pp. 203-207. 43