Trois jeunes filles à la recherche du bon parti

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Trois jeunes filles à la recherche du bon parti
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’Ashtaroût
Cahier hors-série n°7 (février 2006) ~ Figures de la Déhiscence / Folklore libanais, pp. 38-43
ISSN 1727-2009
Randa Nabbout
Trois jeunes filles à la recherche du bon parti
L
elle une angoisse extrême, accompagnée d’insomnies
tenaces et d’incapacité à se concentrer, même pour
les taches les plus bénignes. Mlle F prit plusieurs fois
la décision de quitter le pays « pour fuir sa mère ».
Cette résolution, évoquée à plusieurs reprises sur le
divan, la projetait dans un espace de nostalgie fantasmée, imitant les héroïnes romantiques. C’est ce
sentiment de souffrance inventée qui l’avait poussée à
consulter.
Mlle F accuse cet homme de s’être moqué d’elle
royalement et d’avoir profité de sa faiblesse. Dans les
premières séances, elle commence par brosser le
bilan de ce qu’elle appelle « ses malheurs en amour ».
À l’issue de quoi elle constate qu’elle est allée d’échec
affectif en échec affectif, et cela depuis une bonne
dizaine d’années.
En effet, tout se passe pour Mlle F dans l’urgence, de sorte qu’elle s’installe dans une relation amoureuse, s’y accroche, et la vit au cent à l’heure. Puis, un
jour, tout à fait malgré elle, poussée par un concours
de circonstances indépendant de sa volonté, elle se
demande soudain ce qu’elle fait dans cette galère.
Lors d’une autre séance, Mlle F classe ses relations amoureuses selon le schéma suivant : 1e/ Il y a
ceux qu’elle fréquente dans le but d’entretenir une
activité sexuelle. Ce sont plutôt des relations passagères. 2e/ Il y a ceux qu’elle qualifie d’ « intouchables ».
Ce sont, comme cet homme dont l’amour la fait
souffrir, ceux qu’elle connaît bien et qu’elle aime, ditelle, « dans sa tête », et sur lesquels elle dit n’avoir
« aucune prise ». 3e/ Il y a enfin celui-là, le-seul-avecqui-elle-a-pu-orgasmer. Elle l’appelle « l’homme providentiel ». Il s’agit d’un homme qu’elle a rencontré au
cours d’un voyage : « C’était comme quelque chose
qui m’était tombé du ciel », dit-elle si bien.
L’analyste résuma à haute voix la situation :
– Donc une seule fois avec un homme providentiel !
a langue arabe emploie la même expression
pour désigner le « bon parti » et la chance de
gagner à la loterie. Cela peut expliquer de façon
anecdotique le glissement possible entre les
deux. De fait, ils sont tous les deux secourables...
Les trois jeunes filles qui font l’objet de cette
présentation en ont officiellement terminé avec
l’adolescence. Elles ont entre 25 et 35 ans, et ont
mené une vie libre et indépendante. Elles sont
venues consulter à la suite d’un échec dans leur
vie sentimentale, et c’est sur cet aspect seulement
qu’on se penchera.

M
ademoiselle F, 33 ans, free lancer dans le domaine du marketing, vient consulter pour une
histoire d’amour qui commence, me dit-elle, à lui peser. Au cours d’un voyage, elle avait rencontré un
homme et avait eu une liaison avec lui. Quelque
temps après, cet homme étant de passage au Liban,
trouve bon de la re-contacter, car Mlle F lui avait dit
avoir une chaîne de connaissances intéressantes. Il
descend donc à l’hôtel et accepte de se faire servir
comme un roi par Mlle F : tourisme, présentation à
des amis, promenades de jour comme de nuit. Mlle F
vécut, en son for intérieur, des moments de romance
avec cet homme, bien qu’il lui eût bien précisé auparavant que, depuis un certain nombre d’années, il
était installé à l’étranger avec une autre femme, laquelle n’a pas de chronomètre à la main pour ses
allées et venues, et avec qui il s’entend plutôt bien.
Cette situation triangulaire classique, où Mlle F se
trouve en position de « seconde » [3] [4], suscite en
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Le couple parental fut longuement décrit par
l’analysante : maman, appartenant à une grande famille, ayant « échoué » avec un militaire un peu despote
sur les bords. Puis elle termina ainsi :
– Seulement, parfois, je suis prise par la peur de
vieillir toute seule. Je ne peux pas envisager ma vie
sans un homme. Je vis toujours en fonction d’un
homme, même quand il n’est pas là. J’ai peur de
vieillir toute seule comme une « vieille fille ». Ça me
terrorise de ne pas « tomber sur un homme bien » qui
« prenne soin de moi ».
Par ailleurs, Mlle F, qui se montrait assez créative
dans son travail principal ainsi que dans d’autres
projets qu’elle menait à titre bénévole, souffrit de
moments d’apathie qu’elle qualifiait de « moments de
paresse incompréhensibles ». Ou, au contraire, elle
acceptait beaucoup de travail jusqu’à être complètement débordée, pour faire ensuite le caillou. Ce
manège fut longuement travaillé en cours d’analyse et
aboutit en partie à cette appréhension qu’une jeune
fille risque fort de rester seule si elle réussit à fond,
car elle n’aura plus besoin d’un homme. Celui-ci perdra pour ainsi dire sa raison d’être. Elle faisait part
ainsi de l’ambivalence de l’émancipation féminine que
les sociologues ont longuement décrite [3] [4].
Mlle F cessa un jour d’incriminer son environnement, elle renonça à fuir son pays et demanda à poursuivre son analyse.
– J’ai toujours pensé qu’orgasmer c’est « se laisser
aller ». Je n’ai jamais pu me laisser aller avec un homme, hormis avec celui-là. Au début, je pensais qu’il
fallait rester vierge et se réserver pour celui qui, comme ma mère n’arrête pas de me le souhaiter, « va me
rendre la vie facile et agréable, et prendre soin de
moi ». J’ai toujours été dans cet état d’attente de quelque chose qui devait se produire, mais j’avais toujours
le sentiment que ça allait se produire avec un homme
qui surgirait subitement et qui serait différent de celui
avec qui j’entretiendrais alors une relation. C’est ce
qui m’a toujours empêchée d’être là, au présent, dans
toutes mes relations.
Quelques mois après le début de son analyse, le
même scénario répétitif eut lieu dans la vie de Mlle F
avec un autre homme avec qui, dit-elle, elle était allée
très loin dans sa tête. Elle précise ainsi ses préconditions d’amour : un homme grand de taille, s’affairant sur son portable, jetant de temps en temps un
regard vide sur les gens alentour, un étranger, dans le
genre « grand reporter ». Le portrait-robot du bon
parti, dans sa version moderne revue et corrigée, était
ainsi esquissé.
L’analyste fit la constatation suivante :
– En somme, du prêt-à-porter.
Mlle F se défendit :
– J’ai toujours pensé que le mariage, et surtout les
enfants, ça encombre la vie. Je n’ai d’ailleurs jamais
compris pourquoi mes parents m’ont mise au monde,
comme ça, alors qu’ils avaient assuré leur descendance, avec un garçon en premier, puis deux filles après.
J’ai toujours pensé que mes parents préféraient avoir
des garçons. Il m’a d’ailleurs toujours semblé qu’en
faisant bien leur compte, un garçon puis deux filles,
ils devaient avoir à un garçon. Mais ils m’ont eue,
moi, et j’étais de surcroît toujours malade. C’est bizarre la vie. Quand nous étions toutes petites encore,
mes parents nous ont laissées une année entière chez
ma grand-mère. Ils n’ont pris en voyage avec eux que
mon frère, qui était le plus âgé. Mais je ne leur en
veux pas maintenant ; et mon frère vit à l’étranger,
loin de ma mère, et c’est tant mieux pour lui.
Puis elle ajouta :
– Zut, zut, pour le mariage ! Finir comme le
couple de maman et papa, non merci !

A
vec Mademoisellelle G, 29 ans, cadre supérieur
dans une société d’export-import, les choses
avaient l’air de se passer à l’envers par rapport au
schéma familial traditionnel. En effet, en ce qui concerne le matrimoine [1] ou le savoir-faire transgénérationnel transmis en général de mère en fille, cela se
faisait chez Mlle G par l’intermédiaire du père, – la
mère de Mlle G étant complètement mise à l’écart, au
rencard. Dès la première séance, Mlle G décrivit sa
mère une fois pour toute et en ces termes :
– C’est une pauvre femme qui a travaillé toute sa
vie pour les autres, c’est-à-dire pour ses enfants. Elle
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ment repoussées en raison du contexte lourdement
chargé de haine et de récrimination.
Il est intéressant de noter qu’en ce qui concerne
la question de la « rétention », l’analysante manifeste
souvent sa peur d’être volée, ou d’être dépossédée de
son argent, ce qui la pousse à en parler souvent :
– C’est mon argent. Je ne veux le partager avec
personne. Ni avec mes parents, ni avec mon mari.
Ce sentiment de terreur lié à une perte d’argent
était souvent évoqué. L’analysante en retraçait l’origine au fait que son père, qui « aurait pu se faire des
sous », n’en avait pas fait, et cela « non pas parce qu’il
était honnête mais parce qu’il était lâche », de sorte qu’il
les a toujours maintenus dans la peur du lendemain.
Tout ce remue ménage de culpabilité avait, me
semblait-il, le mérite de maintenir l’analysante à égale
distance de son fiancé et de son père, tout en la
tranquillisant pour l’avenir sur un point qui lui causait
de la peine : ne pas finir en « vieille fille ».
Un jour, Mlle G vint à sa séance en larmes :
– Tout est de la faute de mon père. J’aime beaucoup mon fiancé. C’est le seul homme qui est resté
avec moi quand les autres se sont défilés. Mais c’est
mon père qui m’a toujours entretenue dans l’idée de
son maudit « bon parti ». Depuis que j’avais dix ans, il
n’arrêtait pas de me dire que je devais tomber sur un
bon parti. Chaque fois que mon père me voyait sortir
de la maison, il me rappelait comment je devais faire
pour éviter ceux qui ne peuvent pas être de bons
partis pour moi. Même avec mon fiancé, quand il
m’arrive parfois de penser à l’éventualité de l’épouser,
je me dis : qu’est-ce que tu ferais donc si ton père
arrivait à te dégoter un bon parti ! J’imagine ça en
tremblant.
Mlle G, 29 ans, cadre supérieur, partageant sa vie
avec son fiancé comme une vraie jeune femme, est
toujours assise comme une petite fille sur les genoux
de son père.
fait des économies pendant un an ou deux pour
s’offrir des fringues, mais la faiblesse de son caractère
fait qu’elle finit par nous acheter des choses à nous.
Je n’ai jamais eu la moindre conversation avec cette
femme qui ne m’a rien appris, rien dit, rien transmis.
C’est mon père qui m’enseignait ce que je devais
savoir et ce que je devais faire.
Exit la mère. Elle n’en a plus reparlé.
Mlle G se présente pour un symptôme survenu
quelques mois auparavant, qu’elle décrit ainsi :
– Je suis fiancée officieusement avec un homme
que mes parents ne veulent pas, parce qu’il n’est pas
un bon parti selon les critères de mon père. J’aime cet
homme que je fréquente depuis presque deux ans.
Seulement voilà, depuis quelques mois, je commence
à imaginer des scènes avec tel homme de rencontre,
et je m’imagine que je trompe mon fiancé avec lui.
Quand je retrouve mon fiancé, je lui raconte ce que
j’ai imaginé, pour ensuite éprouver une culpabilité qui
me fait terriblement souffrir.
– Imaginer ces scènes, ça s’appelle tromper,
n’est-ce pas ? Il en est de même vis-à-vis de son père,
« celui qui a toujours souhaité le meilleur parti pour
moi », et dont je trompe aussi la confiance !
Ce double sentiment de culpabilité est très ambivalent. Il contraste avec la haine affichée de Mlle G
contre toutes ses autres conquêtes, qu’elle souhaite
humilier en les spoliant de leur argent et en les jetant
comme des chiens, – ce sont ses termes.
Sa haine pour son père éclata à plusieurs reprises
dans les séances sur un ton de défi :
– C’est lui la cause de tous mes malheurs. C’est
lui qui m’a promis le bon parti. Qu’il me l’amène
donc son bon parti que je puisse le voir.
Ce sentiment de culpabilité a changé de thème à
plusieurs reprises au cours de l’analyse, l’analysante
s’en servant comme d’un objet baladeur. Ainsi, après
sa culpabilité liée à son fiancé, ce fut sur la mère de
celui-ci que l’analysante la reporta, à cause du mépris
qu’elle lui portait. Finalement, Mlle G se plaignit de
se sentir coupable du fait qu’elle n’arrivait pas soi
disant à « bien retenir tout ce qui a été dit pendant la
séance ». Elle se mit à insister sur la nécessité de
multiplier les séances. Ces demandes furent constam-

M
ademoiselle H, 26 ans, se présente pour mettre un
terme à sa souffrance. Elle n’a cessé d’avoir des
déceptions amoureuses depuis sa toute première ex40
veux pas me marier maintenant, mais qui sait
après ?... J’ai déjà 26 ans !
périence, une dizaine d’années plus tôt. C’était pour
faire plaisir à son boy friend, précise-t-elle, qu’elle
s’était donnée à lui. Durant l’analyse, Mlle H poussa
un peu plus l’impératif (surmoïque) de « devoir faire
plaisir à tous les hommes qu’elle rencontrait ». Elle
pensait pouvoir laver ainsi l’humiliation que faisait
subir sa mère à son père.
La plainte qui la pousse à consulter concerne un
jeune homme à qui elle avait tenu à dire dès le début
de leurs relations qu’elle ne l’aimait pas, et que leurs
relations se situaient sur un plan purement sexuel :
– Je lui ai dit ce que je voulais de lui, et c’était
mieux ainsi pour tous les deux.
Mlle H a passé deux années « agréables » où elle
ne rencontrait son ami que pour la chose. C’était
comme un jeu entouré de beaucoup de suspens.
Mlle H prit en outre d’autres précautions :
– Je partage un studio avec un autre jeune homme. Il a sa vie, et moi la mienne. Mais on se partage
tout, y compris nos corps. Nous faisons l’amour ensemble de temps en temps, mais c’est différemment
d’avec les autres. Quand je rentre seule le soir, ça me
sécurise de le trouver et de me blottir dans ses bras.
Je sais que si les autres s’en allaient, celui-là sera toujours là pour moi.
Elle date ses malheurs du jour où son petit-ami
l’a quittée pour renouer avec une « ancienne » :
– Et pourtant j’ai tout fait pour qu’il se sente à
l’aise dans notre relation, et en même temps libre. J’ai
tout fait pour qu’il reste.
Au cours d’une séance ultérieure, Mlle H perdit
son calme et dressa la liste de tout ce qui lui manquait, de tout ce qu’elle aurait voulu que ce jeune
homme eût fait pour elle :
– Je me suis tue pour le garder et ça me tue
maintenant. Mon père m’a toujours confié que ma
mère n’a jamais rien fait pour lui, hormis l’humilier,
l’accuser de tous nos malheurs, et lui dire qu’il ne sait
rien faire. J’ai alors pensé qu’en me taisant avec mon
petit-ami et en ne lui demandant rien j’avais toutes les
chances du monde de le garder près de moi.
– Le garder près de vous ?
– Oui, qu’est-ce que vous croyez ? Je lui ai menti
pour qu’il reste près de moi. Je lui ai dit que je ne
voulais rien de lui juste pour le tranquilliser. Je ne
J’avais été frappée dès le début de son analyse de
ce que cette jeune femme ne faisait aucun effort pour
se mettre en valeur. Il me semblait même qu’au
contraire elle faisait de son mieux pour cacher toute
trace corporelle de féminité. Tenue vestimentaire
flottante et négligée, évitant les couleurs vives, choisissant plutôt des couleurs ternes pour ses vêtements.
Ses cheveux, son visage et son regard étaient sans
éclat. Elle parlait d’elle-même avec un air absent
comme si elle parlait d’une autre personne, et même
quand elle pleurait, secouée de sanglots, elle demeurait figée et comme étrangère à elle-même.
Comme Mlle H ne parlait que de son père malheureux et incompris, je lui demandais un jour si sa
mère travaillait. Elle eut un rire forcé :
– Ma mère ne sait rien faire, à part de le railler.
C’est une femme incolore, inodore et sans saveur.
– Il est quand même bizarre qu’elle ne sache rien
faire.
– Oh ! Elle ne sait faire qu’une chose, me répéter
la même phrase chaque fois qu’elle me voit : « Tu es
toujours mmm… comme convenu ? »
– Mmm… ?
– « Mmm… veut dire vierge ». Puis elle ajouta : « C’est bien la seule chose que nous partagions
ensemble elle et moi : ma virginité ».
Elle revint à la séance suivante et dit : « Je me suis
regardée dans la glace ! » Effectivement, Mlle H était
méconnaissable, comme transformée. Un sourire malicieux illuminait son visage. Elle était agréablement
habillée, un soupçon de rouge à lèvres, et même quelques touches de mascara. La transformation était
vraiment si flagrante que je lui dis :
– Vous allez peut-être au bal après la séance ?
Avant de s’installer, elle dit :
– J’ai trouvé ! Qu’est-ce que je lui ressemble à ma
mère ! L’horreur ! J’ai tellement désiré de ne pas lui
ressembler que je finissais par faire du sur place.
– Il semble que vous avez fini par la remplacer.
– La remplacer ? C’est drôle. Ça me renvoie à
mon colocataire quand, en rentrant le soir, il me
prend tendrement dans ses bras.
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Parallèlement, Mlle H qui travaillait dans une
galerie d’art, commença à se plaindre de la routine de
son travail et du manque de créativité de sa vie professionnelle. Elle entama une période « frénétique » à
la recherche d’un autre travail.
Au cours d’une séance, je finis par lui dire en
plaisantant :
– Voici une devinette : vous avez votre propre
esprit créatif, et vous disposez de vos mains, ainsi
que de la main-d’œuvre que représentent votre mère
et ses amies désœuvrées. Vous travaillez de surcroît
dans une salle d’exposition. N’y a-t-il pas moyen de
faire servir tout ça à quelque chose.
– J’ai cette idée que si je réussissais dans ma vie
professionnelle, j’aurais la grosse tête et je croirais
n’avoir plus besoin de personne. Je resterai alors
toute seule pour la vie.
En soulignant, comme Mlle F, les ambivalences
de l’émancipation féminine [3] [4], Mlle H venait de
me raconter à sa manière l’histoire de Cendrillon en
habits de souillon attendant son Prince Charmant.
Je lui ai dit qu’il y a eu, depuis, une toute autre
version de Cendrillon, une version dépoussiérée qui
permet à Cendrillon d’attendre son Prince dans une
autre posture : plutôt debout, et non pas le nez dans
les carreaux ou penchée sur le parquet.
Quelque temps après, Mlle H vint à la séance
avec un joli foulard autour du cou. Quelle ne fut ma
surprise quand soudain elle le déroula le long de son
corps, en en nouant les deux bouts derrière la taille.
C’était le tablier de cuisine le plus insolite que j’eusse
jamais vu.
Depuis, Mlle H continue à créer. Elle vient de
louer un petit espace pour exposer ses créations. Sa
mère et les amies de cette dernière semblent ravies.
Elles l’appellent « le boss », et ça l’amuse. Elle décrit
cette situation en ces termes : « C’est comme si j’avais
maintenant plusieurs mères ».
Mlle H poursuit son analyse. Elle a revu son
petit-ami. Elle dit à une séance :
– Je n’ai plus envie de lui expliquer quoi que ce
soit. Ce sont des choses qu’il devrait sentir et comprendre de lui-même. De toute façon, cet homme
ressemble par certains côtés à mon père. Je ne veux
plus prendre personne en charge.

L
acan disait que la femme est le symptôme de
l’homme [5]. Réciproquement, on pourrait
dire que le « bon parti » est le symptôme de ces
jeunes filles. Comme l’aimant attire la limaille de
fer, « le bon parti » est le pôle de cristallisation
qui agrège autour de lui tous les espoirs et toutes
les déceptions que ces jeunes filles traînent depuis leur enfance et que nous allons grouper autour de ces quelques remarques :
1/ L’attente du « bon parti » les place d’office dans une position de manque. Nous avons
vu l’une d’elles fréquenter deux jeunes gens en
même temps alors que les deux autres allaient à
la hâte d’une relation à une autre à la recherche
du « bon parti ». Elles sont ainsi prises dans une
situation de pénurie, induite par leur milieu proche, vis à vis de celui qui va les sauver en les
prenant à sa charge.
Dans cette situation d’attente et de tension, il
leur devient quasiment impossible de profiter de
toute autre activité ou de se concentrer sur une
tache, ne vivant à proprement parler que pour
combler un manque qui est, de surcroît, indéfinissable pour elles. Mlle G disait dans une séance : « Vous savez, il m’arrive parfois d’oublier que le
bon parti correspond à un homme ».
2/ L’attente du bon parti joue le rôle d’une
toile de fond sur laquelle se détachent des thèmes satellites dont le tabou de la virginité, le
mythe du Prince Charmant, et la séduction féminine déployée en un mélange de Cendrillon et de
Lolita.
En effet, ces jeunes filles restent soucieuses
de leur virginité et cela malgré la vie sexuelle
libre qu’elles ont menée pendant des années.
Elles ne cessent de vouloir se tranquilliser en
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caressant la possibilité de se refaire chirurgicalement une virginité (par hyménoplastie) dès que
s’annoncerait pour elles le bon parti. C’est quelquefois sous la forme d’une dénégation qu’elles
l’évoquent : « Ma meilleure amie l’a fait, n’est-ce pas
idiot ? » Longtemps elles tourbillonnent dans un
état intermédiaire entre Cendrillon et Lolita. Mlle
F qui, à plusieurs reprises, insiste sur le fait de
« n’avoir jamais pu se laisser aller avec un homme dans
l’orgasme », souligne la nature dévoyée d’une
sexualité conditionnelle, comme si « ne pas se
laisser aller », revenait à garantir une place à la
virginité fantasmée.
Nous avons vu que ce pattern se répercute
dans la vie professionnelle, les empêchant de s’y
investir à fond. Ce faisant, elles croient préserver
une bonne place – celle du sauveur – pour le bon
parti. Ainsi, tout sera-t-il fait à moitié, de sorte
que ces jeunes filles pratiquent une sexualité
tronquée, apparentée à celle de l’hystérique pour
qui il s’agit plutôt de séduire que de consommer.
rivaliser avec eux mais les servir, pour qu’ils leur
procurent protection et sécurité en contrepartie.
4/ L’adolescence prolongée durera tant que
dure cette intrusion dans la vie de papa et de
maman. Nous savons que la liberté intérieure ne
s’établit qu’en rétablissant la balance entre père
et mère, l’un faisant pièce à l’autre.
La recherche du « bon parti » mène ces trois
jeunes filles à une impasse parce qu’elles les empêchent de rencontrer un homme. Le « bon
parti », tout comme l’attente du Prince Charmant
et le complexe de Cendrillon, sont à mon avis
des retombées de ce que j’ai décrit comme « la
fabrication du macho à la façon libanaise » [6].
Les voies du devenir-femme sont parfois
bien tortueuses... 
3/ L’attente du bon parti empêche par ailleurs ces jeunes filles de sortir de l’Œdipe [2], ce
qui les maintiendra longtemps dans une adolescence prolongée. Malgré la haine et la répulsion affichées vis à vis de leurs mères, l’analyse
ne tarde pas à révéler que ces jeunes filles cherchent à réparer les dégâts occasionnés dans la vie
de leur mère, cette pauvre femme qui n’a rien
que ce Papa, un pauvre looser. Elles captent le
désir de cette mère à travers ses plaintes. Elles
cherchent à réussir dans ce que cette mère ne
cesse de se lamenter d’avoir raté.
Quant au père, il brille par son absence. Il
n’est présent que pour incriminer sa femme
d’être la cause de tous ses malheurs. Nous avons
vu comment ces jeunes filles cherchent à réparer
cet état de choses en s’aplatissant au maximum
avec les hommes. Elles se disent qu’il ne faut pas
Références
[1] AZAR, Amine : (1997) « Le bon usage du matrimoine en
psychopathologie », in Adolescence, printemps 1997, tome
15 (1), n° 29, pp. 287-298.
[2] FREUD, Sigmund : (1925j) « Quelques conséquences
psychiques de la différence des sexes au niveau anatomique », OCF, 17 : 191-202. ( → p. 200)
[3] HEINICH, Nathalie : (1996) États de femmes : l’identité
féminine dans la fiction occidentale, Paris, Gallimard, in-8°.
[4] HEINICH, Nathalie : (2003) Les Ambivalences de l’émancipation féminine, Paris, Albin Michel, in-8°, 160p.
[5] LACAN, Jacques : (1975) « Conférences et entretiens
dans des universités nord-américaines », in Scilicet, n°6/7,
Paris, Seuil, 1976, pp. 5-63. → Cf. p. 60 : « Une femme,
c’est un symptôme pour l’homme »
[6] NABBOUT, Randa : (2005) « La fabrication du Macho à
la façon libanaise », in ’Ashtaroût, cahier hors-série n°6,
décembre 2005, pp. 203-207.
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