L`éthique chez Adam Smith
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L`éthique chez Adam Smith
Cet article tire de l’ouvrage « Les racines éthiques de l’Europe », (Actes du douzième colloque d’éthique économique, organisé par le Centre de recherches en éthique de l’Université Paul Cézanne (Aix-Marseille III), à Aix-en-Provence, les 30 juin et 1er juillet 2005), édité par la Librairie de l’Université d’Aix-en-Provence en 2006 (ISBN : 2-903-449-85-6) L’éthique chez Adam Smith par Philippe MAITRE Directeur du Centre d’Analyse économique EA 898, FEA Professeur de Science économique à l’Université Paul Cézanne (Aix-Marseille III) D’abord, je voudrais vous remercier de m’avoir demandé d’intervenir sur ce sujet qui est l’une de mes passions, bien que cela ne soit pas mon domaine de spécialité principale. Je dirai même que l’une des raisons qui fait l’intérêt pour moi de ce sujet, c’est que justement j’y suis arrivé un peu par hasard et par des voies qui suggèrent des recoupements fructueux pour la question de l’éthique économique. Je vais le présenter tout de suite en posant l’importance du débat qui est celui de l’éthique chez Adam Smith. En effet, je crois que l’on ne peut pas aborder cette question sans s’arrêter momentanément sur l'enjeu du débat. Après tout, Adam Smith est un penseur du XVIIIe siècle, donc cela n’est pas nouveau. Il est le père-fondateur de l’économie politique, sans doute, mais peut-être pas de la philosophie morale, donc pourquoi faire un flash back sur les racines européennes, donc écossaises dans ce cas, de l’éthique, et pourquoi s’intéresser à Adam Smith ? À mon avis, le problème est extrêmement important pour plusieurs raisons. La première de ces raisons est que cela nous permet de mieux comprendre Smith et c’est là une véritable gageure parce que les économistes ont longtemps cru connaître la pensée d’Adam Smith, et cru la comprendre. Or on s’est aperçu assez récemment que de nombreuses erreurs avaient été commises sur ces interprétations. On en veut pour preuve le fait qu’il y a eu des véritables campagnes de réflexion et de travail qui datent maintenant d’une dizaine d’années, publiées dans de grandes revues internationales d’économie, comme la célèbre American Economic Review sur la question de savoir ce qu’avait réellement dit Smith, à la fois dans son économie politique, mais aussi dans ses traités de philosophie morale. En effet, s’il est généralement reconnu que Smith est le père-fondateur de l’économie politique, ou au moins l’un des plus grands de ses pères fondateurs (on lui discute parfois la naissance de l’économie politique avec Richard Cantillon) les divergences d'analyses de sa pensée ne manquent pas. Smith, qui était un grand érudit de son époque, est aussi l’auteur d’une véritable pléiade d’ouvrages, parmi lesquels des traités d’astronomie, de philosophie, mais aussi de traités de philosophie morale, avant son économie politique d’ailleurs, puisqu’il écrit La théorie de sentiments moraux en 1759, bien avant d’écrire l’ouvrage fondateur de l’économie politique qu'est Un essai sur la nature et les causes de la richesse des nations. Smith est donc d’abord un penseur moral et je crois qu’il est intéressant, même si c’est une partie étroite de la question, de comprendre cette pensée d’Adam Smith sur laquelle tant d'erreurs ont été faites. Néanmoins ce n’est pas le seul débat qui peut être abordé aujourd’hui. Il y a une deuxième facette de la question qui consiste à déterminer pourquoi l’éthique est consubstantielle, c’est-à-dire qu’elle apparaît exactement en même temps, et qu’elle ne peut pas être dissociée, de la naissance de l’économie politique. Or cette préoccupation épistémologique essentielle conduit assez naturellement à la troisième question, qui est peut-être celle qui a le plus d’importance dans le discours contemporain bien que d'une importance intellectuelle mineure : pourquoi est-il si difficile de faire admettre à la corporation des économistes que l’éthique est une discipline économique, ou plutôt qu’elle est indissociable de l’économie. C’est par là que je suis arrivé à ce sujet, en pratiquant l'économie néoclassique « wertfrei », exemptes de jugements de valeurs et d'éthique. Je m’intéressais à des notions de profit, de marge, de stratégie, qui ont débouché sur un concept tout à fait particulier, la sympathie. Or ce concept est hermétique sans remonter à la pensée de Smith et à la pensée du XVIIe et du XVIIIe siècle. Là, je me suis aperçu qu’il y avait une faille, un monde caché, dans l’histoire de la pensée économique et j’en ai cherché la raison. Je suis arrivé à la conclusion, que je vais essayer de fonder aujourd’hui, que la raison pour laquelle on n’intègre pas de manière immédiate l’éthique dans l’économie standard, l’économie des modèles, l’économie des mathématiques, c’est tout simplement parce que nous avons à faire à un corporatisme de paresseux. Les économistes ont oublié leurs racines. Ils refusent de s’interroger sur leurs propres incohérences et ils réagissent en corporation en déclarant étranger un domaine qui les gêne. C’est tout à fait le contraire que je vais essayer de démontrer aujourd’hui, et pour cela je vais commencer par aborder les questions du XVIIe et du XVIIIe sur l’éthique, l’éthique dans la philosophie morale, mais aussi chez Adam Smith. Je vais le faire en resituant l’éthique chez Smith par rapport aux trois débats majeurs que j’isole, au XVIIe et au XVIIIe. Je le fais avec un langage contemporain qui pourrait choquer un historien, mais je pourrais m’en expliquer dans mes réponses si quelqu’un trouve une incohérence chronologique dans l’usage des mots. Le premier débat qui me semble extrêmement important de situer au XVIIe et au XVIIIe, c’est celui qui consiste à savoir si la société des hommes, dans sa compréhension la plus extensive, est créée par un contrat, un contrat originel à la Hobbes, à la Locke, ou si elle est au contraire créée par un ordre qui est plutôt spontané. C’est un mot contemporain qu’il est difficile de plaquer sur les XVIIe et XVIIIe siècles. La société relève-t-elle d’un contrat ou d’échanges libres qui viennent des individus. Ces échanges peuvent être économiques, mais également sociaux, et d’ailleurs de nombreux auteurs pensent à cette époque que la société est créée par des échanges sociaux, c’est-à-dire dans d'autres contextes institutionnels que celui du marché.. À ce premier débat qui pose la question du contrat ou de la spontanéité de la société, il faut en associer un autre : cette spontanéité provient de la morale, ou est-ce qu’elle provient de l’égoïsme ? Si les individus se sont associés spontanément suivant ce que l’on appelle au XVIIe et au XVIIIe leurs passions, est-ce que ce sont les bonnes passions ou est-ce que ce sont les mauvaises passions qui sont en cause ? Évidemment, la morale nous conduit à choisir les bonnes passions, les passions bienveillantes en quelque sorte, celles qui veillent au bien de la société, alors que l’égoïsme nous conduit aux mauvaises passions, à l’intérêt personnel, au lucre, et à tout ce qu’il y a de mauvais chez l’individu dans cette perception du XVIIe et du XVIIIe. Voilà le deuxième débat qui est imbriqué dans le premier, puis il y en a un troisième qui est plus étroit, mais qui concerne directement ce propos. Le troisième débat consiste à déterminer si cette morale est innée ou si elle est acquise. En fait, est-ce que nous sommes moraux par nature, ou est-ce que nous apprenons la moralité ? Si nous l’apprenons, comment l’apprenons-nous ? Voilà une question tout à fait majeure si l’on cherche à comprendre l’éthique chez Adam Smith. En fait, justement, l’éthique chez Adam Smith apporte quelque chose de tout à fait nouveau au XVIIIe qui est la compréhension de ce que l’on appelle le sens moral. Voilà un mot qui est délicat. De fait, sur ce sujet il y a une véritable opposition entre plusieurs idées, mais un courant, une école, que l’on appelle l’École du sens moral, qui consiste à dire que nous sommes moraux par nature parce que nous disposons d’un sens moral. Ce sens doit être interprété de manière tout à fait biologique, c’est-à-dire que comme l'individu dispose de l’ouie, qui lui permet entendre, il a aussi un sens moral. Et puisqu’il naît avec ce sens moral et qu’il va vivre avec ce sens moral, la question est de savoir s’il doit être éduqué, s’il doit y avoir des règles qui vont lui permettre de parfaire ce sens moral. L’idée de l’époque, que Smith va largement battre en brèche, c’est que ce sens moral qui va conduire à construire la société en sélectionnant les passions bienveillantes de la manière la plus directe que soit. Smith échappe partiellement à ce débat sur le sens moral, c’est-à-dire qu’il est dans l’École pour certains auteurs, pour d’autres il n’y est pas. Je ne vais pas entrer dans ce débat, je vais simplement essayer de montrer pourquoi Smith est sans doute partisan de l’idée que nous avons une faculté qui nous conduit à la morale de manière innée et que c’est cette faculté-là qui est indissociable en réalité de son économie politique. Pour cela, je crois que l’on peut aborder rapidement la question de la manière dont on conçoit un système moral. Le système moral est en fait une architecture entre des vertus et des facultés qui conduisent à la vertu. C’est peut-être la chose la plus délicate à construire parce qu’elle exige d’avoir une vaste palette de compréhension de ce qu’est la vertu au XVIIe et au XVIIIe siècle, mais cela n’est pas toujours très clair. Ainsi au XVIIe et XVIIIe siècles, il est défendu par certains auteurs que l’égoïsme est une vertu. Le système moral, tel que le conçoivent les auteurs, c’est-à-dire les traités de philosophie morale, c’est toujours à peu près dans l’École du sens moral l’idée qu'il y a une vertu et il y a une faculté qui conduit à la vertu. La vertu peut être incarné de manière très diverse, par exemple, chez Smith, c’est la convenance (propriety), chez Hume c’est l’utilité, chez Hobbes c’est l’égoïsme, chez Hutchetson c’est l’altruisme. Il y a donc une vaste palette de compréhension de ce que peut être la vertu dans l’éthique, mais plus intéressant il faut savoir comment une vertu est sélectionnée par la théorie. C’est justement par l’intermédiaire de cette fameuse faculté, le sens moral qu'il convient d'aborder le sujet. Dans l’école du sens moral, la faculté n’est pas généralement très disséquée. La faculté est un sens moral : j’écoute, j’entends, je ressens, je goûte, et je perçois la morale. Cela ne veut pas dire que je sois obligé de la suivre, je peux très bien décider de fermer mes oreilles, de ne pas voir, mais je la perçois, je sais ce qu’elle est. Chez Smith, il y a apparition de quelque chose de tout à fait nouveau, avec la notion de sympathie. Parce que c’est chez Smith une faculté qui est innée, qui est celle de l’homme en général, et c’est cette sympathie qui va conduire Smith à dire que nous ne pouvons pas être autrement que moraux. Smith n’invente pourtant pas la sympathie puisqu’elle était déjà présente chez d’autres auteurs comme Hume ou Shaftesburry mais il en rend l'usage systématique dans son économie politique. C’est donc Smith, l’inventeur de l’économie politique, qui dans son traité de 1759, explique aussi pourquoi nous ne pouvons pas être autrement que moraux. C’est quand même curieux que l’on ait perdu dans les deux siècles qui ont suivi totalement cette idée. Pour comprendre pourquoi nous ne pouvons pas faire autrement qu’être moraux, il faut expliquer brièvement comment fonctionne cette fameuse sympathie, ce qu’elle est. La sympathie est un concept qui remonte aux Grecs anciens, aux Stoïciens vraisemblablement. C’est d’abord une conception physique de l’univers qui consiste à dire que l’univers est formé de parties qui sont ensemble, qui conspirent, et qui forment un tout cohérent. C’est une hypothèse un peu déiste, ou cosmologique, qui conduit à dire que l’univers est formé de choses qui sont unes. Voilà l’hypothèse physique des stoïciens. À l’époque de Smith, ce n’est plus la même chose déjà, mais la transformation est explicable. La sympathie se rapproche plus de l’explication directe de la racine grecque sum (avec), et pathos (les sentiments), la sympathie, c’est être capable de partager une certaine sphère de sentiments. Pour Smith, comme pour ses prédécesseurs et l’un de ses maîtres, David Hume, qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que je suis en sympathie avec vous si je suis capable de ressentir, ou d’imaginer, ce que vous ressentez. Voilà ce qu’est la sympathie, je suis capable de me mettre à votre place. C’est une faculté. Nous sommes tous capables de nous mettre parfois à la place des autres, et d’ailleurs, il cite un exemple fameux : comment pourrais-je comprendre la douleur d’une femme enceinte ? C’est un état fondamentalement étranger, mais rien ne m’empêche d’imaginer ce qu’est cette douleur. Je l’imagine avec mes sens, je l’imagine avec ma perception, mais enfin je l’imagine. Je peux même presque la ressentir. Voilà ce qu’est la sympathie à l’époque de Smith. Le débat contemporain est complètement brouillé par le fait qu’aujourd’hui nous appelons cela légèrement différemment. Nous appelons cela l’empathie. Pourquoi appellet-on cela l’empathie ? C’est une évolution du langage que je peux retracer, mais dont je suis incapable d’expliquer les raisons. Ce qui est certain, c’est que le mot empathie est extrêmement récent. Il apparaît dans l’Oxford English Dictionnary à peu près au début du siècle, alors que les premières expressions de la sympathie remontent à l’époque des Grecs. Cela apparaît de plus par l’intermédiaire d’un mot allemand qui est einfuhlung. Cela n’a a priori rien à voir avec la sympathie et pourtant c’est la même chose. Il y a la une querelle de sémantique difficile, simplement, gardons aujourd’hui à l’esprit que quand je parle de sympathie, les modernes aujourd’hui parlent d’empathie. Cette sympathie joue un rôle extrêmement important dans la perception de la morale à double titre. Au premier chef parce que si je suis sympathique avec quelqu’un de l’assistance, j’imagine que je peux ressentir ses sentiments. Mais, au second chef, cela peut me conduire aussi à une pirouette de la pensée : si je peux ressentir ses sentiments peut-être puis-je aussi m’extérioriser par rapport à moi-même pour observer de l’extérieur mes propres sentiments. Voilà une chose tout à fait curieuse et pourtant cette pirouette de la pensée, cette construction intellectuelle, est en fait du début du XVIIe siècle. Les auteurs défendaient l’idée qu'il est parfaitement possible, si je peux ressentir par l’imagination les passions des autres, que je puisse ressentir mes propres passions, mais en me considérant de côté. Pour schématiser cela, il faut imaginer un juge imaginaire qui juge l’individu. Ce juge est le spectateur impartial. Il est spectateur parce qu’il est extérieur à l'individu. Il a imaginé que quelqu’un le regarde et que ce quelqu’un le regarde avec sympathie, et ce quelqu’un c’est lui-même et ce n’est pas lui-même. C’est lui-même parce qu’il sait bien que ça procède de son imagination, mais ce n’est pas lui-même parce qu’il ne se juge pas avec ses propres critères et c’est pour cela qu’il est impartial. Smith appelle cela le juge du cœur, le juge de l’intérieur. Cela veut dire simplement que finalement quand nous observons les passions de quelqu’un d’autre, nous avons une idée de savoir si ces passions sont morales, sont correctes ou pas. Smith dit qu’elles sont convenables (appropriées). Il utilise le mot anglais de Propriety. Parce que si j’observe qu’un Monsieur a perdu quelques centimes d’euros et qu’il est en grand émoi et qu’il s’arrache les cheveux de désespoir, là, je vais avoir tendance à dire que ce Monsieur exagère, son sentiment, sa passion, n’est pas convenable, elle ne convient pas à la situation. Mais qu’estce que je fais ce faisant ? Je me mets à sa place, j’imagine ce qu’est son ressenti et je le juge. Voilà exactement ce que Smith pense être la vertu. Il reprend ce penchant aux Stoïciens, qui comme leur nom l’indique dans le langage courant sont stoïques, c’est-à-dire qu’ils acceptent leur destinée sans réagir passionnellement. Alors, si je peux juger les autres, qu’est-ce qui m’empêche de me juger moi-même ? Smith pense que cette faculté de la sympathie me permet de me juger moi-même par cette forme d’extériorisation qui donc permet de se juger. Voilà pour son système moral. C’est très bien et c’est très intéressant, mais quel est le problème avec ça ? Le problème, c’est, suivant la maxime de Juvénal, qui custodiet ipsos custodes, qui gardera les gardiens ? Si l’individu a décidé de s’extérioriser et de se juger avec des critères qui ne sont pas les siens, à qui appartiennent-ils? Il est possible de dire que cet autre est un autre spectateur impartial, qui juge le premier. Mais dans ce cas qui jugera le second spectateur impartial ? Moi, je me juge avec le spectateur impartial et puis le spectateur impartial se juge avec un spectateur impartial, mais jusqu’où va-t-on aller ? Cela peut aller à l’infini. Alors tout cela pour attirer l’attention sur quoi ? Sur le fait qu’on ne peut pas se juger avec des spectateurs impartiaux à l’infini. Il faut bien qu’à un moment donné, le spectateur impartial juge l’individu avec des critères qui lui sont extérieurs et qui sont universels. Voilà le problème de la morale chez Smith. Il comprend très bien que cette faculté de sympathie, si elle existe, conduit forcément à un certain positionnement moral, mais d’où viennent les critères transcendants qui doivent être identiques à peu près pour tout le monde, sinon cela veut dire qu’il y a plusieurs types de morales ? Il y a là tout un débat dans l’analyse économique pour savoir si ces critères viennent de l’induction ou pas. On a dit que Smith était inductif parce que dans la Théorie des sentiments moraux il explique que les critères du spectateur impartial viennent de la coutume, de l’habitude. On a pu observer par la répétition que certains jugements étaient bons et d’autres mauvais, on a dit alors que Smith était inductif. Je crois que c’est extrêmement distancié du débat de l’époque et c’est difficile de dire que Smith est inductif, pas plus qu’il n’est possible de dire que Smith serait évolutionniste par exemple, c’est-à-dire qu’il serait partisan de l’évolution des mœurs. Ce sont des mots contemporains que l’on ne peut pas plaquer sur les débats de l’époque. En revanche, il est vrai que de ce point de vue, il manque quelque chose. Il y a une faille dans ce système moral et l’éthique de Smith, qui est très intéressante, nous impose quand même une difficulté qui est de savoir d’où viennent les critères ? Pour y répondre, on peut dire, par exemple, que les critères viennent du droit naturel, on peut dire aussi qu’il y a des raisons évolutionnistes de sélectionner certains comportements. Tout cela sont des réponses qui nous appartiennent et qui n’appartiennent pas à Smith. En fait, maintenant que l’on connaît mieux le débat et l’éthique chez Adam Smith, et ce qu’elle apporte, il faut surtout aborder la question de savoir pourquoi on a perdu ensuite cette idée de l’éthique chez Adam Smith. Première chose, la responsabilité en incombe sans aucun doute à Smith. Pourquoi ? Parce qu’il écrit en 1759, La théorie des sentiments moraux, il publie en 1776, La richesse des nations, qui est l’acte fondateur de l’économie politique, mais dans La richesse des nations, il n’est plus dit un mot de la sympathie. J’ai compté le nombre de fois où l’on utilise certains mots dans La richesse des nations. Par exemple, le mot de Self Love qui traduit égoïsme, apparaît trois fois. La sympathie n'apparaît jamais. Donc, là, il y a un problème. C’est un problème qui a été abondamment débattu dans l’histoire de la pensée économique, pourquoi Smith ne parlait plus de la sympathie en 1776 ? Les historicistes allemands ont conclu que cette disparition ne signifie pas qu’il ne s’y intéressait plus. C’est une thèse qui, historiquement, ne tient pas, parce que Smith n’a pas publié La théorie des sentiments moraux, mis ça dans un placard pour aller faire autre chose. Il a ensuite corrigé sa Théorie des sentiments moraux et la septième et dernière correction vient bien après la publication de La richesse des nations. Pour lui, les deux débats coexistaient. Pourquoi n’est-il pas arrivé à les intégrer, je ne sais pas. Maintenant, je voudrais passer à la question qui m’occupe beaucoup plus, qui est : pourquoi l’éthique économique justement n’a pas intégré cette idée-là ? La raison est que la sympathie est un concept compliqué, comme vous l’avez vu. Il est théoriquement, intellectuellement, compliqué pour nous. Est-ce que pour autant on peut se permettre de conclure que cette faculté doit être laissée de côté ? Je vous signale que c’est exactement la conclusion de l’analyse économique. Si l’on observe les faits, l’analyse économique ne s’intéresse pas à la sympathie. Il y a bien quelques auteurs qui ont travaillé de manière contemporaine sur la sympathie, et même des Prix Nobel d’économie comme Arrow, mais on ne peut pas dire que cela soit un point de vue très général. L’homo-oeconomicus n’est pas empathique parce qu’il est bien incapable de savoir ce que pensent les autres supposent les économistes. Je réponds là que c’est impossible. Je ne suis pas un fervent partisan de l’interdisciplinarité en général quand elle est utilisée pour valider des débats avec des conclusions qui sont extérieures à la science. Je veux dire que quand un économiste fait appel à la cosmologie ou à l’histoire pour dire « ceci me permet de conclure que j’ai raison » en général je suis assez critique, mais, en revanche, quand il y a quelque chose qui relève de la certitude scientifique dans un corpus scientifique, je ne me gêne pas pour l’utiliser. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, quand Smith dit que l’homme est sympathique, je comprends que cela puisse être une hypothèse, est-ce une hypothèse au XXe siècle ? Absolument pas. L’empathie au XXe siècle est une fonction biologique, il suffit de regarder un traité de médecine, le premier cri d’un bébé s’appelle l’éveil empathique. Les médecins qui s’occupent du développement de l’enfant savent qu’un enfant qui n’est pas empathique est un enfant malade. L’autisme, par exemple, est une maladie de l’empathie. On pourrait multiplier les exemples. Il y a des neurobiologistes de l’empathie. L’empathie est une fonction biologique. Ainsi, l’homo-oeconomicus quand il n’est pas empathique n’est pas incomplet, ou « partiel », ou « stylisé », il est malade. Pour conclure, quand on analyse l’argument de l’éthique chez Adam Smith, il y a une construction théorique, intellectuelle, qui est très intéressante. On ne peut pas faire dire à Adam Smith qu’on a trouvé la solution, mais, lui, avait bien trouvé le problème. Aujourd’hui, l’observation de ce que sont les certitudes scientifiques sur nos sens indiquent qu’il y a des fonctions de l’imagination qui nous conduisent à être empathiques. Pourquoi l’homooeconomicus n’est pas empathique ? Parce que c’est mathématiquement inconfortable pour l’instant. Parce qu’il est très facile de dire que Philippe Maître a des goûts, qu’il a des préférences, qu’il a des opinions, mais pour l’économiste, il très difficile de dire que Philippe Maître a des opinions sur les opinions des autres. C’est impossible, parce que si j’ai des opinions sur les opinions des autres, il faut que je les connaisse, ou il faut au moins que je m’en fasse une représentation, c’est-à-dire que je sois empathique. Par conséquent, si je saute ce pas et que je dis que j’ai des opinions sur les opinions des autres, la morale est obligatoire. L’éthique est obligatoire, comme chez Smith, donc l’économie politique est éthique par définition. Il suffit de considérer que l’homo-oeconomicus a les six fonctions de l’homme et pas seulement les cinq premières que l’on a trouvées dans l’Antiquité grecque.