MAGMA Conversation avec Klaus Blasquiz

Transcription

MAGMA Conversation avec Klaus Blasquiz
1977
MAGMA - Rock & Folk n° 120 – Janvier
MAGMA
Autre affaire à suivre, et l'on commence à en avoir l'habitude. Magma qui a été de nouveau
réduit à l'état de duo est, de nouveau en train de se reconstituer. Au concert de Spheroe, il y
avait Klaus et Georges Letton ostensiblement venus là pour recruter; il a même été un temps
question que Magma ait deux batteurs. Les musiciens de Spheroe ont décliné l'offre que
d'autres, parfois récidivistes, ont acceptée. Nous en reparlerons. En attendant, il est fortement
question d'un album solo de Vander.
Rock & Folk n° 120 - Janvier 1977
Conversation avec Klaus Blasquiz - ATEM n° 9 – Avril
Conversation avec Klaus Blasquiz
MAGMA A JAMAIS. Un silence long de quelques mois a suivi le départ de Janick Top, un
retrait volontaire de la scène musicale mise à profit par Christian Vander et Klaus Blasquiz
pour réunir autour d'eux de nouveaux musiciens afin de porter encore plus loin - et d'une
manière sensiblement différente - leur ENERGIE, de communiquer partie ou totalité de la
FOI qui les anime… C'est la Bretagne que MAGMA a choisi pour présenter son nouveau
visage, et c'est là que Klaus Blasquiz s'est gentiment prêté au jeu des questions réponses…
Atem : Etes-vous satisfait de votre tournée avec la nouvelle formation ici, en Bretagne ?
KB : Au niveau de la Bretagne, c'est certainement nouveau, mais c'est nouveau aussi à notre
niveau. Le groupe est pratiquement neuf et original, à part le pianiste qui était déjà là il y a 2
ans.
Atem : Avez-vous eu des problèmes pour former le nouveau groupe ?
KB : Il y a toujours des problèmes !
Atem : Surtout en si peu de temps.
KB : En si peu de temps, oui… Après les départ de Janick Top, on a immédiatement
commencé à chercher des gens et à travailler. Il y avait plusieurs solutions qui se sont
présentées, et ça s'est fait plus vite qu'on ne pensait. On n'a évidemment pas assez travaillé,
alors on a monté une partie des morceaux qui étaient joués avant, et puis toute une série de
petits morceaux qui sont un peu la carte de visite du nouveau groupe. En attendant les
grandes pièces de musique qu'on fait régulièrement. Mais ce n'est pas nécessaire de jeter tout
les temps les grandes pièces de musique à la tête des gens s'ils ne sont pas prêts. On leur a
donné Köhntarkösz, Theusz Hamtaahk, ça ne servait à rien. On les jouait, ça passait au
dessus des têtes.
Atem : Crois-tu que Theusz Hamtaahk passait au dessus des têtes ?
KB : Ah oui ! Peut être moins que Köhntarkösz, mais le disque Köhntarkösz a été
complètement incompris ; quant à Theusz Hamtaahk, on le jouait sur scène, les gens
attendaient la fin; ils attendaient le chorus de batterie, Mekanïk…, alors ce n'est pas la peine
de les faire attendre. On va attendre qu'ils aient envie qu'on le joue, simplement.
Atem : Donc l'enregistrement de Theusz Hamtaahk n'est pas pour demain ?
KB : Si, si mais il y aura d'abord Ptäh, et Ehmëhntëht-Rê.
Atem : Ehmëhntëht-Rê est donc toujours prévu ?
KB : Il est fait, il est monté. Simplement on n le joue pas, parce que l'on a pas de choristes,
parce que c'est trop long, ça fait 45 minutes. Si on commence à jouer des morceaux comme
ça, les gens vont décrocher; alors il faut faire des compromis. On ne le fait pas forcément au
niveau de la musique, mais du programme, au niveau du choix des morceaux.
Atem : Oui, ce soir, c'était à peu près cela, mais les gens ont très bien réagi.
KB : Voilà, c'est ça. Il y avait des grandes pièces de musique, typiquement symphoniques
dans l'esprit de Magma, et aussi des morceaux de musique quotidienne, qui sont quand même
Magma (et on reconnaît à la première seconde que c'est Magma) ; mais ce sont des petits
morceaux tassés, plus faciles, avec des thèmes plus exploités que dans une grande pièce de
musique où il y a des thèmes et des thèmes qui se suivent. Les gens n'ont pas une vision
d'ensemble, tu comprends, il n'ont pas de grand angle, ils ont simplement une vision
microscopique. Alors ce n'est pas la peine de leur donner un ensemble à voir au microscope ;
ils ne le verront pas. Alors, on leur donne des petits morceaux, qui sont à leur niveau de
vision. Et petit à petit, on les entraîne. S'ils ne suivent pas, tant pis, c'est qu'ils ne pourront
jamais suivre. Mais ceux qui suivent, suivent petit à petit et agrandissent leur champ de
vision. Et c'est comme çà qu'il faut faire pour tout. Il ne faut pas immédiatement apprendre le
chinois à quelqu'un; il faut qu'il apprenne à dire "Bonjour Madame" d'abord. Ce n'est pas
répugnant de d'abord savoir dire "Bonjour Madame" en chinois avant de savoir dire l'espace,
l'infini, les astres. On apprend bien un jour à le dire de toutes façons.
Atem : Mais le prochain disque de Magma, quel sera-t-il ?
KB : C'est un disque solo de Christian Vander avec Ptäh, c'est à dire une partie du chorus de
batterie. Avec Zombies comme introduction du chorus, mais en fait Zombies, ça s'appelle
Udü Wüdü. Il y a Zombies au départ, c'est un séquence qui fait 20 minutes et qui enchaîne
sur Udü Wüdü, qu'on a monté aussi avec des choristes. Puisqu'on n'a pas les choristes, on ne
le joue pas. On le joue en introduction du chorus de batterie. Mais le chorus de batterie - à
partir du moment où il est tout seul avec la cloche - là commence un morceau qui s'appelle
Ptäh. C'est musical, on ne joue pas. Il va faire 20 minutes, et puis d'autres petits morceaux sur
le disque, un morceau qui est une évocation de Tamla Motown, Temptations et autres, des
choses qui nous tiennent à cœur.
Atem : Après, ce sera Ehmëhntëht-Rê ?
KB : Après, c'est certainement Ehmëhntëht-Rê, mais peut être qu'avant, il y aura un autre
disque, avec des petits morceaux. Ptäh va être fait dans le mois qui suit, c'est à dire Février
Mars, il sortira en Avril Mai.
Atem : Les chœurs posent-ils vraiment des problèmes ?
KB : C'est un peu le même problème que celui des musiciens; c'est à dire que des musiciens
qui ont éventuellement de la bonne volonté, il y en a, des musiciens qui ont des capacités, il y
en a, mais des musiciens qui ont envie de le faire avec tout ce que ça comporte, il n'y en a pas
beaucoup. Alors l'idée, c'est ça qui compte. Parce qu'il ne s'agit pas de venir jouer avec
Magma. C'est pas ça le problème. Mais seulement, ceux qui ne viennent pas jouer avec
Magma ne font rien. Il n'y a rien; je suis désolé, c'est dur à dire, mais on est les seuls faute de
combattants. Et nous, on ne demanderait que ça d'être suivis, pas suivis, mais…
Atem : Je pense quand même que Magma a eu une influence sur certains groupes.
KB : Oui, mais ce n'est pas une bonne influence, pas forcément. C'est une influence
superficielle, ils n'ont pas l'idée. Je ne citerai pas de noms…
Atem : Oui, mais il faut leur communiquer ce qu'il y a par dessus la musique.
KB : Oui, mais il faut qu'ils le comprennent aussi. Même pas, il faut qu'ils le sentent. Parce
que tu peux expliquer tout ce que tu veux, s'ils ne le sentent pas… Je peux t'expliquer
n'importe quoi musicalement, si tu ne le ressens pas, ça ne sert à rien. Tu vas avoir des
formules logiques et intellectuelles qui ne te serviront à rien.
Atem : Mais quels sont les groupes à l'heure actuelle, qui pour toi, représentent un
intérêt ?
KB : Henry Cow. Seulement, il y a beaucoup d'erreurs qui sont faites. Des erreurs non
musicales, c'est à dire qu'ils n'ont pas encore fait un choix définitif de ce qu'ils veulent faire.
Atem : Leur aspect un peu free… c'est peut être un peu gênant ?
KB : Voilà, ça ce sont des erreurs à mon avis. Il ne s'agit pas de jouer du free, il s'agit de
composer un spectacle musical. Pour l'instant, c'est un peu un catalogue. Alors un catalogue
c'est bien - catalogue de manufactures d'armes de Saint Etienne, c'est bien, elles sont
efficaces les armes, mais ça ne fait une armée. Bon, je pourrais prendre n'importe quoi
d'autre, un catalogue de fleurs, ça ne fait un jardin. Le jardin, il faut avoir l'idée de le faire; ce
n'est pas en plantant des fleurs qu'on va faire un jardin, c'est en faisant un jardin. Et eux, ils
ne font pas la musique, ils font…
Atem : Oui, mais c'est peut être un manque de maturité aussi.
KB : Oui, mais c'est pour ça, il vont mettre du temps. Parce que la maturité, à un certain
niveau, ils l'ont. Mais à ce niveau là, ils ne l'ont pas, c'est sûr. Et on ne l'avait peut être pas
nous, pendant un certain temps. C'est à dire qu'on a peut être été trop extrémistes dans un
certain sens. On a voulu frapper trop haut. On avait trop confiance dans le public.
Atem : Certaines personnes vous ont reproché d'être élitistes à un certain moment.
KB : Ce n'était pas une volonté. C'était eux qui étaient en dessous, c'est pas nous qui étions
au dessus. On n'était pas au dessus de nous même. On se surpasse, peut être, mais on ne va
pas plus loin qu'on ne peut aller. Mais on jouait pour les gens, on cherchait à ce qu'ils
viennent, et puis on se demandait pourquoi ils ne comprenaient pas. Ils ne comprenaient pas,
parce qu'on était les seuls à le faire, et que les autres cassaient le boulot qu'on faisait.
Atem : Pas seulement au niveau musical, mais au niveau de l'information.
KB : A tous les niveaux, parce que la musique en fait, c'est un tout. C'est tellement simple, la
musique. Si tu décomposes; c'est peut être dur à jouer, mais c'est tellement simple à sentir.
Personne n'est incapable de chanter les mélodies, personne n'est incapable de comprendre les
harmonies. Personne n'est incapable de sentir le mouvement d'ailleurs on l'a vu ce soir. On
fait Mekanïk, c'est quand même du 7 et du 9/4. Avant, les gens, ils ne comprenaient pas, ils
étaient là comme des poireaux.
Atem : Oui, mais il y a un problème d'éducation de la sensibilité - la sensibilité est
étouffée à tous les niveaux.
KB : Absolument ! C'est à dire que là où on construit 10, on détruit 20, tu comprends. Alors
il faut qu'on construise 20 la prochaine fois, mais on te re-détruit 40. A chaque fois on se
retrouve avec des ruines creusées. Ca nous demande de plus en plus d'énergie au fur et à
mesure.
Atem : Mais il n'y a aucune politique culturelle en France.
KB : Oui, mais tout ça, faut pas s'imaginer que c'est par délabrement ou même par volonté
politique, c'est une volonté carrément spirituelle. C'est vraiment appuyer la tête des gens dans
l'eau pour se sortir de l'eau. Ce n'est même pas la politique tout court, c'est spirituel. C'est
carrément sordide, c'est à dire noir, diabolique. C'est plus que politique, c'est diabolique.
C'est comme ça qu'il faut le voir.
Atem : Il y a aussi le fait que Magma s'était reformé avec Top. Pourquoi a-t-il quitté le
groupe si soudainement ?
KB : Parce que Top n'a pas cette notion non plus. Peut-être pas pour toujours. Peut-être est-til arrivé à la saisir. Mais il ne ressent pas le besoin d'agir de cette façon là. Et puis, il n'a pas
le courage de le faire. C'est clair, il a toutes les qualités du monde, sauf celle là. C'est
carrément génial sa façon de jouer de la basse. Mais il est en dessous du niveau du bassiste
actuel, parce que sur scène, il est 10 fois moins efficace. Sans être vulgaire, parce qu'il n'est
pas vulgaire, ce bassiste là.
Atem : Oui, mais à Rennes en 73, J.Top avait fait un solo extraordinaire.
KB : En 73, c'était différent. Il n'en a jamais refait depuis de cette qualité là. Parce qu'il ne
s'était pas mis à réfléchir pour le faire. Maintenant, il s'est dit : je vais faire ça, ça, ça, ça…
C'était fini, il avait craqué du côté de la sensibilité, et tu ne peux rien faire contre ça. Il a vu
que ça ne marchait pas, il a abandonné. Il a fait des chorus à la Renaissance, ça ne nous
plaisait même pas. C'était bien, mais il n'y avait pas la folie, ça ne flambait pas, tu vois, c'était
un peu froid. De loin, oui, c'est efficace, ça chauffe et tout, mais ce n'est pas du vrai feu, et ça
tu peux rien y faire.
Atem : Mais est ce que le fait qu'il ait joué beaucoup comme musicien de session…
KB : Il faut voir le problème à l'envers. S'il a joué beaucoup, c'est qu'il est comme ça, parce
que peut-être ça le transforme, mais c'est surtout parce qu'il est transformé au départ qu'il le
fait. Un peu comme pour la musique de Magma ; il ne faut pas dire "on fait une nouvelle
musique" ; on n'a pas fait une vieille musique, c'est tout. On a fait le choix, on a supprimé les
vulgarités, automatiquement la musique est arrivée logiquement, physiologiquement,
organiquement. Si tu ne manges pas des saloperies, tu manges des bonnes choses. Seulement,
si tu te mets à manger des bonnes choses, tu vas te tromper plus facilement que l'inverse, c'est
sûr. Tu supprimes déjà, tu fais le nettoyage parce qu'autrement, tu mélanges, et le mélange
c'est… Tu es obligé de te tromper, tu n'es pas un Dieu. C'est simple, c'est comme ça qu'il faut
partir, toujours. Faire le nettoyage, on peut appeler ça lavage de cerveau, mais j'appellerais ça
dépoussiérage ou rabotage… on redécouvre la véritable surface du cuivre.
Atem : C'est quand même difficile, ce rabotage.
KB : C'est très dur. Mais c'est la vie. Et plus c'est dur, plus tu es fort après. Si tu as réussi ça,
tu as un courage, une force fantastique, qui est sans cesse augmentable.
Atem : Va-t-il faire un album solo ?
KB : Il va certainement le faire. Je lui souhaite beaucoup de chance, mais ne crois pas que ce
soit efficace.
Atem : Le problème, à ce moment là, est le même pour Didier Lockwood ?
KB : Absolument, sauf qu'il est très loin d'être au niveau de J.Top. Très très loin, malgré les
apparences. Ce n'est pas parce qu'on va très vite avec ses doigts sur un violon, qu'on se plie
en deux sur les conseils de Christian Vander que… c'est dur à dire, mais il n'a rien fait. Il est
arrivé il faisait des chorus de jazz rock. On lui a fait faire un chorus dans Mekanïk… qui a été
note par note inspiré par Christian, ainsi que les gestes, tout. Mais il n'y a rien d'authentique,
tout est superficiel.
Atem : Son album solo, c'est ni plus ni moins du jazz rock.
KB : C'est tout. Parce que ça ne peut pas aller plus loin dans son esprit. C'est pas méchant ce
que je dis, il est très gentil. Mais il ne peut pas aller plus haut qu'il n'est.
Atem : Oui, mais il peut évoluer, il est encore jeune.
KB : Non, non. Il évoluera dans un certain sens, mais à ce niveau là, il ne pourra pas.
Atem : Il y a des gens qui changent totalement dans leur vie.
KB : Oui, par exemple Benoît Widemann, qui à 19 / 20 ans, a changé radicalement.
Seulement au départ, il n'était pas comme Didier Lockwood. Ce n'est pas comparable, parce
que Benoît est plus intelligent et Didier peut être plus instinctif, animal, mais sans avoir un
véritable instinct de pulsation. Il n'a pas ce sentiment là. Tu lui fais faire un bœuf, il n'écoute
pas ce que jouent les autres. Il s'écoute sans comprendre ce qu'il joue. C'est difficile. Il joue
d'un bout à l'autre sans esprit, sans nuances, sans fil conducteur, sans sémantique, sans
chaleur, sans rien. Simplement, il fait un démonstration.
Atem : Sans dynamisme ?
KB : Voilà, sans dynamisme. C'est élastique, comme un pétard. C'est pas humain, c'est pas
spirituel.
Atem : Alors les chœurs pour Magma, c'est par pour demain ?
KB : C'était pour hier normalement. Mais ça va être très dur. On a essayé une vingtaine de
filles, on a trouvé une fille qui est là.
Atem : Les filles de Üdü Wüdü et de Mekanïk ne pouvaient convenir ?
KB : Oui, mais on a mis du temps quand même pour obtenir ce résultat là. Sur Mekanïk, j'ai
fait toutes les voix d'hommes, Christian a fait une partie des voix de filles, j'ai fait une partie
des voix de filles; il y a deux filles qui ont chanté - une qui ne peut pas jouer sur scène
maintenant, c'est Stella. Parce que c'est pas possible, elle est plantée comme un réverbère
d'autoroute, c'est gênant, c'est pas la peine d'avoir des chœurs à ce moment là. Puis il y a
d'autres problèmes. Pareil pour Florence qui est là, qui a une très belle voix. Elle connaît tout
par cœur, elle a une foi fantastique, mais ça ne suffit pas. On dit que la foi soulève une
montagne, mais je ne suis pas sûr. Ou alors, elle n'a pas la foi vraiment au point de changer
suffisamment. Peut être que la foi suffirait. Mais alors, il faut du temps. Les chœurs
effectivement, c'est un problème. Faut trouver une fille, 3 filles qui aient envie de le faire à
100%, qui aient les possibilités vocales, l'énergie pour le faire. Pas seulement les tournées, un
seul concert. On a fait une répétition un jour avec 4 filles, elles sont sorties… Des loques.
Parce qu 'elles n'ont pas de souffle, elles chantent avec Sardou, Halliday, Machin tu vois :
choubidou, bidou, oua.
Atem : Les nouveaux musiciens ont joué avec qui auparavant ?
KB : Avec Stivell. Ils vont faire son prochain disque.
Atem : Mais Magma a d'autres projets, il y a déjà une association au cinéma avec Yvan
Lagrange pour son film "Tristan et Yseult ".
KB : Vaut mieux pas en parler. C'est un navet lamentable. La musique est superbe, en toute
humilité. C'est un des meilleurs disques de Magma, si ce n'est le meilleur.
Atem : Oui, mais il y a un problème de distribution.
KB : Oui, il est chez Barclay, introuvable.
Atem : Et on ne trouve Mekanïk qu'en import.
KB : C'est un scandale. Mais c'est la preuve aussi d'une conspiration jalouse.
Atem : On ne peut pas dire que Magma, ça ne se vend pas.
KB : Magma s 'est vendu à partir du "live". Live, Üdü Wüdü, ça se vend, mais avant, à part
Mekanïk, ça ne se vendait pas. Köhntarkösz a été un bide lamentable. On a vendu 15000
albums, et 20000 en Angleterre. Mais c'est rien 15000, tu peux pas imaginer. Le "live", on en
a vendu 45000, c'est très bien. Là, on a vendu 35000 de Üdü Wüdü, maintenant, c'est la
meilleure vente qu'on ait jamais faite. Le prochain, il faut qu'on fasse au moins 50000 albums
; à partir de 50000, ça commence à être une vente intéressante. Quand tu es à 100000, tu
vends bien.
Atem : Oui, mais il y a un problème de distribution aussi.
KB : C'est pas simplement la distribution. Si ça plaît aux gens - tu distribues pas, ça se vend,
il n'y a aucun problème là dessus. Nous, on a pleuré des années pour ça… évidemment, ça
n'aide pas, mais ça ne peut rien contrer. Ange : ils n'étaient pas distribués, ça a plu aux gens
parce que c'était à leur niveau, c'était de la chansonnette, et bien les gens ont acheté, c'est
tout. Nous, on en vendait pas et eux ont fait un disque d'or : simplement parce qu'ils étaient
au niveau, c'était tout différé, de la chansonnette facile et vulgaire quoi…
Atem : A Châteauvallon, le public était divisé, plutôt partagé.
KB : Ce n'est pas à cause de la qualité, cela n'a rien à voir. Parce qu'il faut les deux : si tu as
du succès et que tu es minable, cela ne veut rien dire, si tu es bon et que t'as pas de succès
cela ne veut rien dire, tu es aussi minable que les autres, parce que tu es minable sur un plan
qui est essentiel dans le but qu'on vise, c'est aussi essentiel d'être authentique dans la musique
que d'être authentique dans l'efficacité.
Atem : Oui, mais on ne réussit pas comme ça.
KB : Non. Bob Dylan, il a réussi parce qu'il est un chef ; c'est un pourri peut-être, mais c'est
un chef. Les Beatles, c'étaient des chefs, c'est génial, les Rolling Stones, ce sont des chefs,
c'est impeccable. Tu vas à un concert, tu n'as rien à dire, c'est parfait, c'est vrai, ça me gonfle
un peu, mais… C'est intégral. Tu ne peux rien dire. Tu peux dire ça, c'est vulgaire, tu ne peux
pas dire "c'est inefficace".
Atem : Qu'est ce que tu entends par efficace ?
KB : Efficace, c'est à dire que même pour les musiciens, c'est bien. Même si tu penses qu'ils
sont maladroits, tu penses que dans leur maladresse, ils sont intègres, c'est à dire que c'est
authentique les Rolling Stones ; il peut faire ce qu'il veut, Mick Jagger ; c'est authentique.
C'est ridicule, mais c'est authentique, tu ne peux pas rire.
Atem : Mais est ce que ça va stimuler les gens ?
KB : C'est un autre problème ; c'est pour ça qu'on ne fait pas les Rolling Stones…. Ils ne sont
pas au niveau pour le faire. On peut dire "c'est bien", mais c'est pas ce qu'il faut. On peut dire
"c'est super", un spectacle vraiment fantastique, et encore c'est pas sur qu'à un certain niveau
tu puisses en retirer quelque chose et j'en ai retiré quelque chose des concerts des Rolling
Stones et même d'Elton John. J'ai vu un concert d'Elton John, musicalement c'est parfait et au
point de vue du spectacle, c'est efficace, t'as rien à dire même si c'est de la chanson.
Atem : Oui, mais tu t'amuses.
KB : Mais je ne m'amuse pas forcément, parce que je regarde ! Il y a une densité authentique.
Tu peux pas falsifier des trucs comme ça, ou alors, ça tient pas longtemps. Si c'était pas
authentique je te jure qu'ils ne pourraient pas le faire. Ca te péterait à la gueule. J'ai vu le
concert, crois moi. Bon, c'est aménagé, mais il y a un fond réel. Ils ne pourraient pas jouer
dans l'esprit, il y aurait des fautes de goût d'un bout à l'autre. Dans un morceau je ne sais pas
lequel prendre, dans tous les morceaux d'un bout à l'autre, il n'y a pas un truc à côté. Ils sont
pas à côté de leurs pompes, tout est dedans, dedans et tu ne peux pas le faire avec l'esprit car
ils ne sont pas assez intelligents pour ça sauf Mick Jagger, pas les autres, donc ce n'est pas
avec leur intelligence mais avec leur cœur qu'ils jouent et ça même si c'est falsifié en
apparence, même si ce n'est pas net, même si c'est show-biz c'est authentique et fais-moi
confiance, c'est dur de le dire mais c'est vrai.
Atem : Les textes, c'est toi qui les composes ?
KB : J'en compose un certain nombre.
Atem : Au niveau de la langue ?
KB : Je travaille beaucoup, surtout au niveau des idéogrammes. Mais je travaille au niveau
des mots, pas tellement au niveau de la sémantique, là, c'est surtout Christian. Je n'ai pas
travaillé sur un idéogramme précis à chaque idéogramme, c'est à dire que j'ai inventé des
idéogrammes en fonction (on n'en a pas beaucoup) de chaque élément à représenter, c'est-àdire que déjà j'ai toutes les personnes, tous les instruments, tous les éléments qui sont
représentés par un idéogramme qui est parfait ; j'ai travaillé deux semaines là dessus ; parfait,
il peut y en voir d'autres qui seront parfaits, mais il est parfait. Si tu connais bien les gens et
les choses qui sont représentées, c'est juste, tu le verras ; mais je ne peux imaginer tout le
boulot que cela représente pour faire toute une langue, parce que moi, j'ai pas deux mille ans
de rodage. Alors effectivement il faut se baser sur des choses qui sont authentiques et
magiques telles que les Egyptiens, la véritable science, ce qu'il en reste ; la compréhension de
l'univers à un sens autre que le niveau d'expérience il y a l'intuition, il y a l'esprit, des choses
qui ne sont pas dans la science moderne entre autres. Il y a encore le petit Jésus c'est
important il a essayé de tout renversé et c'est loupé.
Atem : Dans tes textes, de quoi parles-tu ?
KB : Ca, c'est vraiment un problème délicat. Les histoires de Kobaïen, c'est éviter qu'il y ait
un niveau d'incompréhension par la sémantique.
Atem : Est ce que c'est purement inventé ?
KB : Ce n'est jamais inventé de toutes pièces. C'est à dire que l'invention, ce serait la
découverte…
Propos recueillis par P. et Y. Hervé et J.F. Loué.
Atem n° 9 Avril 77 (entretien janvier 77)
MAGMA à Elancourt - Rock & Folk n° 123 – Avril
MAGMA à Elancourt (19 février)
Magma joue du rock ! Magma a mis du rock dans le "De Futura" de Janik Top, et c'est tant
mieux : la version entendue à Elancourt en est, jusqu'à présent, la meilleure (j'avais l'habitude
auparavant de m'endormir au bout de dix minutes). Magmavishnu dédie un morceau a Jim
Morrison, et cela sonne étrangement comme le "Crawling King Snake" de "L.A. Woman" en
aussi beau. Stevie Vander chante admirablement bien (quelle voix, et puis de le voir debout
micro en main comme un crooner, cela va en étonner quelques-uns !), joue du piano et bien
sûr de la batterie sur des "chansons" enlevées, dignes de "Songs in the key of life", qu'elles
soient ou non dédiées à Stravinsky.
Magma joue du rock. Ce n'est pas plus mal. Mais alors que Magma s'abstienne de démolir
ses chefs-d'œuvre. On ne revient pas sur "Mekanïk", en tout cas pas avec ce groupe, ce n'est
pas sa musique. On fait une croix et l'on recommence autre chose. Vraiment autre chose.
Pour Magma, tout (je n'ai pas encore dit n'importe quoi) mais pas de demi-mesure ; cela ne
lui va pas.
Cela dit, la formation actuelle n'offre vraiment rien d'exceptionnel. Benoît Widemann est de
retour aux claviers et Guy Delacroix assure fort honorablement une succession délicate
(Top). Ce qui a été perdu en virtuosité et en force est gagné en chaleur. Clément Bailly s'en
sort très bien, et il y a de beaux plans de batterie entre lui et Vander. Jean de Antony, à la
guitare, est le moins convaincant. Quant à Florence, qui double Klaus aux vocaux, elle
souffre d'une sonorisation légendairement phallocrate.
Rock & Folk n° 123 - Avril 1977
Le fils de Magma - Best n° 106 – Mai
Le Fils de MAGMA
Ce mois-ci, suite de ce feuilleton qui passionne les sphères du rock français depuis l'an 1970 :
les aventures de Magma. "Magma se sépare", "Le retour de Magma", "Magma chez les
Bretons", "Magma a disparu", "Magma revient", "Du Rififi chez Magma", etc.
Tout le monde se serait lassé depuis bien des lunes, si les individus qui peuplèrent ces
péripéties n'avaient toujours montré un talent et surtout une ambition au-dessus de la
moyenne (et pas seulement française). Aujourd'hui, ce serait plutôt "Le fils de Magma", car
non seulement le personnel du groupe a changé une fois de plus, mais l'orientation musicale
semble prendre un tour tout à fait inédit. Sans aller, comme des bruits circulaient à Paris,
jusqu'à affirmer que Magma faisait du "Stevie Vander", on peut dire que sa musique s'est
considérablement assouplie, allégée. Cette évolution du répertoire de base est d'ailleurs en
strict parallèle avec celle de la composition du groupe. Christian Vander quitte en effet
fréquemment sa batterie pour chanter, micro en main, ou s'accompagnant au piano (l'un de
ses talents les plus méconnus). Ce fait est rendu possible par la présence du batteur Clément
Bailly, précédemment avec Stivell, qui le supplée ou dialogue à deux batteries (c'est pas
triste, paraît-il). Klaus Blasquiz chante et percussionne toujours, cependant que Guy
Delacroix a repris la basse de Janick Top, ce géant qui ne supportait l'improvisation qu'en
musique..., mais s'en sert d'une manière plus traditionnelle. Benoît Wideman est de retour
aux claviers, mais, nouveauté, c'est la guitare de Jean De Antoni qui prédomine, conférant à
l'ensemble un son moins haché, plus rock.
Seul leader, Vander entraîne sa troupe docile dans un nouveau style qui donne aux piliers du
répertoire du groupe, comme "De Futur " (de Janick Top I) ou "Mekanïk Kommandöh" un
bain de jouvence mélodique. C'est ce qu'on pourra sans doute apprécier, entre autres, lors du
grand concert parisien du 14 mai prochain à l'Hippodrome.
C'est pour Magma, miné par son instabilité chronique, enlisé dans des péripéties
discographiques ("Utopia" est dissout) une sorte de dernier sursaut. Chacun se doit de l'aider
à réussir.
Christian LEBRUN
Best n° 106 - Mai 1977
MAGMA - Rock & Folk n° 124 – Mai
MAGMA
Des nouvelles de Magma, ainsi qu'une mise au point : Magma n'a pas repris une chanson de
Doors, mais Christian Vander a écrit un morceau inspiré par le climat de "Riders On The
Storm". Le groupe revient d'une tournée de quinze concerts et se prépare pour une soirée
exceptionnelle : celle du 14 mai au Nouvel Hippodrome de Paris, à la Porte de Pantin. Les
places seront à trente francs. Ce sera un événement où l'information sur des sujets aussi
divers que l'énergie douce, l'armée, la vivisection et les sciences para-traditionnelles se
mêlera à la musique, le tout dans une atmosphère - paraît-il - druillesque. Cela s'appellera
MAGMA-ROCK ! Jouent actuellement aux côtés de Christian Vander et de Klaus Blasquiz :
Guy Delacroix (basse), Clément Bailly (batterie et claviers), tous deux ex-Alan Stivell, Jean
de Antony (guitares, ex-Patrick Moraz) et Benoît Widemann (claviers), qui fit ses débuts
avec Magma à dix-sept ans. Ils disposeront d'un répertoire renouvelé que l'on risque
d'attendre longtemps sur disque par la faute d'invraisemblables démêlés entre le groupe,
R.C.A. et Utopia, son ancien label. Voilà. N'allez pas dire après cela que vous ne saviez pas.
Quant à François Cahen et Didier Lockwood, deux de Zao, ils joueront en duo en première
partie de Shakti les 29 et 30 avril, au théâtre des Champs-Élysées. La musique française se
porte bien.
Rock & Folk n° 124 - Mai 1977
Interview Jannick TOP - Rock & Folk n° 124 – Mai
TOP
À l'écart des modes et loin de la foule déchaînée, l'homme en noir bâtit dans l'ombre son
oeuvre grandiose et solitaire.
JT : Je m'appelle Janik Top. Je n'ai jamais connu mon père, et ma mère était blanchisseuse.
Ce qui veut dire que j'ai toujours dû travailler pour vivre, que je n'ai jamais été entretenu.
Cela a été extrêmement important dans mes rapports avec la vie et avec des gens qui, eux,
n'ont pas toujours été obligés de regarder la réalité en face. A cinq ans j'ai commencé à
prendre des cours de piano au lycée musical de Marseille. A neuf ans j'ai attaqué le
violoncelle, et un an après, la direction d'orchestre avec Maître André Lhéry, qui est peut-être
la personne qui m'a le plus marqué sur le plan musical et humain.
Parallèlement, je suivais des études normales au lycée Thiers. En classe de seconde, j'ai
arrêté la musique, parce que j'avais eu comme exemple des gens qui étaient arrivés à un très
haut niveau dans le classique et qui crevaient la dalle... J'ai donc continué mes études, et la
musique est revenue petit à petit, jusqu'à ce que j'abandonne complètement les maths pour
elle, en troisième année de fac. Mais j'avais totalement abandonné l'idée de faire une carrière
classique, ce à quoi je me destinais au départ. A ce moment-là, j'ai commencé à écouter John
Coltrane et Miles Davis.
MB : Avant, tu n'écoutais que du classique ?
JT : Oui, on peut dire que j'aime vraiment la musique classique, que ce soit Bach, Bartok,
Stravinsky, Prokofiev, ou la musique contemporaine : Varese, Penderecki,… A Marseille,
j'avais aussi suivi les cours du groupe de recherche de Frémion, au Conservatoire. On faisait
des études de sons ; toutes les définitions, la masse du son, le grain du son. On s'est avalé le
solfège de Schaëffer, ce qui représente un boulot considérable. J'ai toujours été assez
rigoureux avec le travail. J'aime vraiment ça. Pas le travail imposé, mais le travail personnel,
l'amélioration de ses propres capacités.
MB : Ça a dû être un choc d'écouter Coltrane pour la première fois, alors que depuis
ton enfance tu étais plongé dans le classique ?
JT : Ça m'a plu tout de suite. J'y retrouvais certaines formes de la musique contemporaine,
quoique ce ne soit pas tout à fait exact, je m'en suis aperçu plus tard : Coltrane avait
développé toute une méthode très spéciale de travail, même si certains disent encore
aujourd'hui qu'il fait du bruit dans un saxo. Et il y avait quelque chose de plus, qui dépendait
du temps présent. C'était de la musique créée sur le moment avec une latitude beaucoup plus
grande que dans les musiques classique ou contemporaine. Coltrane et Miles Davis m'ont
vraiment montré ce que c'était que vivre le présent dans la musique.
MB : Comment en es-tu venu à jouer de la basse ?
JT : Justement en écoutant cette musique, j'ai immédiatement été frappé par la basse, je suis
tombé amoureux de cet instrument. C'est à la fois un coussin très moelleux et quelque chose
de dur, qui pèse des tonnes et sur quoi tout repose. A cette époque j'ai beaucoup écouté un
disque de Miles Davis enregistré à Antibes avec Tony Williams, George Coleman, Herbie
Hancock et Ron Carter à la basse. Ron Carter m'a vraiment assis, il y avait quelque chose de
plus que les notes...
MB : Dans quelles conditions as-tu appris à jouer de la basse ?
JT : Il y a eu un concours de circonstances. Du jour au lendemain j'ai dû remplacer un
camarade dans un orchestre régional. J'ai appris le répertoire et j'y suis allé, et je n'avais
jamais joué de basse avant. Après, je me suis retiré pendant deux ans tout seul à Aubagne
pour travailler l'instrument. Un camarade m'avait prêté un cabanon que j'ai dû retaper pour y
vivre, dans une grande propriété appartenant à sa famille.
Après, j'ai décidé de monter à Paris, mais avant de pouvoir le faire j'ai dû résoudre des
problèmes matériels aussi stupides que passer le permis de conduire, acheter une voiture, un
ampli, et résoudre un problème de cordes qui m'était tout à fait personnel. En effet, j'étais
habitué au violoncelle qui s'accorde do-sol-ré-la, au début j'ai accordé la basse normalement
mi-la-ré-sol, mais très vite cela a dégénéré en mi-sol-ré-la, qui est vraiment un accord
hybride, jusqu'à ce qu'une maison de Lyon accepte de fabriquer un do grave spécialement
pour moi. Depuis, j'accorde do-sol-ré-la. Et puis j'ai tourné quelque temps autour de
Marseille avec des orchestres de bal pour rassembler quelques petites provisions financières,
et finalement je suis arrivé à Paris avec 2 000 F en poche. Avec le recul, je m'aperçois que ça
ne permet pas d'aller très loin. Mais enfin, ça s'est bien passé. Un camarade m'a hébergé
pendant quatre mois à l'oeil, et un mois et demi après mon arrivée je jouais de la contrebasse
et de la basse électrique à la Comédie Française dans l'adaptation du "Bourgeois
Gentilhomme" de J.L. Barrault. Là, j'ai pris des contacts avec quelques musiciens. Echanges
d'adresses. C'est toujours pareil quand on arrive dans une ville, on casse les pieds à tout le
monde. On n'arrête pas de téléphoner parce qu'on tourne comme un rat mort dans sa pièce.
De fil en aiguille, je me suis retrouvé à l'Olympia pour accompagner une vedette. Là je ne
citerai plus de noms. Et puis au bout d'un mois j'ai craqué. Je m'attendais à tout sauf à ça,
surtout après la période d'isolement et de travail intense que j'avais vécue. A la même époque
je faisais un peu de jazz avec André Cecarelli, Henri Giordano, Jacky Girodo, et un soir
j'étais avec eux à La Bulle quand Christian Vander est venu me voir pour discuter.
MAGMA
MB : Tu connaissais déjà Magma ?
JT : Je les avais vus au festival de Chateauvallon, en 72. Ils avaient fait un discours qui
m'avait énormément déplu à propos de gens comme Ron Carter qui, disaient-ils, étaient plus
là pour faire un gala qu'un festival de jazz. Un certain manque de tolérance m'avait frappé.
Aujourd'hui, je sais qu'à l'époque c'était à cause de Giorgio Gomelsky. Quand j'ai rencontré
Christian il s'est vraiment passé quelque chose, c'est pour cela que je suis entré dans Magma.
On a travaillé, et petit à petit se sont accumulés des faits qui, en eux-mêmes, n'avaient aucune
importance. Mais il y avait une somme de malentendus que personnellement j'interprétais
comme étant autre chose que des malentendus.
MB : Comme étant quoi alors ?
JT : Quand je fais quelque chose avec quelqu'un, je considère toujours qu'il est là, en face de
moi. Or, et là je parle de façon générale, j'ai toujours été frappé par l'égoïsme généralisé.
Certaines choses m'avaient pas mal remué, j'ai donc arrêté ; on avait fait deux disques : "
Mekanïk Destruktïw Kommandöh " et "Köhntarkösz", sur lequel il y avait "Ork Alarm", ma
première composition pour Magma. Musicalement ça se passait bien, on a fait cinq tournées
en Angleterre et ça déménageait. On aurait vraiment pu faire quelque chose s'il n'y avait pas
eu de problème humain.
On peut dire, bien sûr, qu'il ne faut pas y attacher d'importance, que le public s'en fout et n'est
là que pour la musique. C'est vrai. Mais dans le fonctionnement du groupe, pour moi, cela a
une très grande importance. Sinon, on est ensemble pourquoi ? Moi, je réponds : pour rien. Je
sais qu'il y a des groupes très connus où les gens sont tout sourire sur scène, et sitôt dehors
prêts à se balancer des chaises sur la tête. Mais ça ne m'attire en aucune façon.
Alors j'ai continué à travailler de mon côté, et pour le festival de jazz de Nancy, Gomelsky
m'a proposé de monter quelque chose. Ça tombait bien, je venais de composer "De Futura".
Or, à Nancy, il a été annoncé: Utopic Sporadic Orchestra de Giorgio Gomelsky et Christian
Vander, alors que je venais de passer six mois de boulot sur ce truc. Ça m'a donné une bonne
leçon : j'ai toujours donné ouvertement ce que j'ai fait, mes idées. Jamais rien n'est sorti sous
mon nom. Mais après on se retrouve "ayant donné", un point c'est tout. Or dans ce métier,
beaucoup de gens connaissent et appliquent le célèbre proverbe chinois : "Quand il y en a
pour deux, il y en a forcément pour un". Après ça je devais sortir un disque, mais il y a
encore eu des magouilles sur lesquelles je n'ai pas envie de m'étendre. En février de l'année
dernière, j'ai revu Christian et on a beaucoup discuté pour refaire Magma. J'oublie un petit
peu trop vite ce qui se passe, mais je considère qu'il n'y a rien de statique, que chacun peut
changer ses points de vue et revenir sur ses erreurs. Je fais confiance, et je ne le regrette pas.
C'est une très bonne école, de même qu'essayer de voir les choses comme elles sont au lieu
de divaguer dans des discours philosophiques hautement imbus de soi-même sur la
connaissance. Or il n'y a pas de discours, ou du moins on les laisse à ceux qui sont faits pour
en faire. Mais c'est une autre histoire.
MB : Comment s'est déroulée cette deuxième expérience avec Magma ?
JT : Comme je le disais, tout s'était très bien passé au niveau de la discussion. Mais je me
suis très vite rendu compte que quelque chose n'avait pas évolué dans nos rapports, à savoir
que quand on avait décidé de faire quelque chose, il fallait que tout de suite le contraire se
passe. Il faut prendre son temps quand on monte un nouveau groupe, agir avec parcimonie et
raison. Les caprices ne changent rien à l'affaire.
MB : Tu vises qui ?
JT : Encore une fois, je parle de façon générale. Mais si tu me poses la question précisément,
je peux dire que Christian est très capricieux. Je ne voulais pas repartir sur des bases que je
ne trouvais pas solides.
MB : Au moment des concerts du Théâtre de la Renaissance, une grande partie du
public semblait trouver la musique très dure... .
JT : Il faut dire qu'on a d'abord monté le répertoire dur. Personnellement je jouais aux
claviers la " Musique des Sphères ", qui n'est pas une musique dure, bien au contraire. Mais il
faut replacer tout cela dans son contexte. Si un producteur met sur le devant de la scène deux
nanas habillées d'une certaine manière avec beaucoup de poudre, de lumière et de
perlimpinpin, ça marche. Mais ça n'a rien à voir avec la musique. Pour passer en radio il faut
faire des morceaux de 2'30, coulés dans le moule de la pub, pour que le rythme ronronnant et
marchand ne soit pas brisé. Moi je crois qu'il y a de la place pour tout le monde. Si quelqu'un
aime telle ou telle pop-star, je ne vois pas pourquoi il ne l'aurait pas. On n'a pas à frustrer les
amateurs de mouchoirs et de limousines. Autrement on fait quelque chose d'élitaire, on dit
qu'on va l'imposer, et que quelqu'un qui n'aime pas ça sera passé au four... Ce n'est pas ma
conception. Mais je crois qu'il y a un public et une place pour la musique que j'aime faire. Ce
sera à moi de le prouver, et c'est une chose à laquelle je vais m'employer. Les gens ne sont
pas bêtes, même si on veut le faire croire. C'est quand même dingue qu'en privé tout le
monde avoue que la radio est dégueulasse mais qu'il faut bien qu'elle soit comme ça à cause
des autres... S'il y a de courts morceaux sur la face 1 de " Udü Wüdü ", c'est uniquement pour
des raisons de ce genre.
MB : Que fais-tu en ce moment ?
JT : Je travaille. Je compte réserver une surprise pour la rentrée, ou pour l'année prochaine, je
ne suis pas pressé. Car j'ai pris la décision, après la cassure de Magma, de ne plus vivre de la
musique, parce que cela amène à faire un produit, et que quand on a ce produit, il ne faut plus
le lâcher. C'est devenu une image de marque. C'est triste. La chose fondamentale, c'est la
remise en question permanente, et c'est incompatible avec le " marché ". Je vis donc d'un
travail que je fais de mon mieux, mais qui est totalement dissocié de mes activités musicales.
MB : Quel travail ?
JT : Je fais des séances d'enregistrement en studio avec des "vedettes". Je ne citerai pas de
noms. C'est un travail. En marge, en prenant tout mon temps, je fais la musique qui me plaît,
et , quand quelque chose sera prêt, je le porterai à la connaissance du public. D'ici quelque
temps j'espère travailler avec Henri Giordano, que personne ne connaît, mais qui est vraiment
une montagne, quelqu'un du calibre d'Hancock.
MB : Tu as recommencé à jouer des claviers ?
JT : Oui. Dans ma musique il y a , principalement deux voix : une, ancrée dans le sol, qui
rentre dedans, c'est la basse. Et puis il y a la voix du nuage, les claviers. Le mélange des deux
va donner ce que je vais faire bientôt.
MB : Quelle musique écoutes-tu en ce moment ?
JT : J'écoute de la musique par périodes. En ce moment je réécoute beaucoup Coltrane. Je
déchiffre au casque tous les " Mikrokosmos " de Bartok. J'écoute un peu ce qui se fait, mais
n'y trouve pas vraiment ce que je cherche. C'est trop une période d'engrenage, et pas
seulement dans la musique. Le grand proverbe, c'est : " Plus vite, on n'entend rien ", ou bien "
Plus fort, c'est pas assez vite " ! Tout est un peu gratuit. Weather Report est peut-être le seul
groupe qui puisse à la fois jouer et créer un certain climat. Je dis bien un certain climat, ça ne
va pas au-delà. Mais il y a un climat certain.
MB : Et parmi les bassistes?
JT : Celui qui m'impressionne le plus, c'est Michael Henderson, le bassiste de Miles Davis.
Pastorius et Stanley Clarke sont des instrumentistes fantastiques, mais je trouve que quelque
chose manque au point de vue climat.
MB : Les groupes de rock?
JT : J'adore certains trucs des Stones, qui ont vraiment décoiffé. Ils avaient ce que j'appelle le
" grain ". Mais il y a longtemps que je ne les ai pas écoutés. Pink Floyd à un certain moment
allait dans la direction du climat, mais je crois que maintenant ils se sont totalement reformés
au moule commercial, avec quand même toujours un petit voile au loin, derrière, ce qui est
étrange chez des gens comme ça.
MB : Pourquoi des " gens comme ça " ?
JT : Ce que je voulais dire, c'est qu'ils n'ont aucune technique, mais il y a des gens, comme
Hendrix, qui ont des choses à dire et qui le disent avec rien, avec aucune technique.
MB : McLaughlin ?
JT : Des trucs m'ont plu, principalement quand il était avec Miles Davis. Après, j'ai moins
aimé. J'ai trouvé ça très froid. Je crois qu'avec Shakti il se retrouve, j'ai de nouveau senti ce "
grain " qu'il avait avant. Mais je voudrais revenir sur la technique : c'est un outil qu'on doit
perfectionner au maximum, et c'est tout. Il ne faut pas l'utiliser en permanence au détriment
du feeling et de la musique, il ne faut pas que ça devienne de l'acrobatie.
MB : Magma ?
JT : On n'a jamais passé assez de temps sur un disque pour vraiment sortir le son. Dans tous
les disques de Magma, il y a un voile sur la musique, qui filtre l'énergie. Mais il aurait fallu
passer six mois sur chacun... Stevie Wonder a bien mis deux ans. Il faut dire qu'il a les
moyens et que les carrières musicales sont aussi des carrières financières.
MB : Tu aimes Stevie Wonder ?
JT : Je trouve ça un peu trop parfait, un maximum. Je parle du swing intérieur. Ceci dit, son
domaine, c'est la chanson. Disons qu'il transcende un moule dans lequel je ne veux pas avoir
à me couler.
MB : Il y a une impressionnante série de disques de James Brown sur ta cheminée... ?
JT : Oui. Quand j'ai commencé à écouter Coltrane, il y avait aussi les premiers
éléments du rhythm'n'blues, avec là encore une place prépondérante de la basse. J'aime
beaucoup James Brown. Par contre, ce que je ne comprends pas, c'est quelqu'un comme
Hancock, qui se met à faire du James Brown sans James Brown. Ça ne veut rien dire. Surtout
pour quelqu'un comme lui, qui a un toucher de piano incomparable. Au point où il en est
arrivé, avec tous les contacts possibles dans le monde musical au niveau mondial, il pourrait
tout se permettre. Mais s'il a fait tout ça pour en arriver là, je ne comprends pas. Enfin il y a
tout un style de musique dont on ne sait pas très bien s'il est fait pour les boîtes ou pour les
autoroutes : tous les temps à la grosse caisse, un bon petit riff de guitare, un thème facile que
tout le monde va retenir très vite. Moi, dans ma bagnole, je peux écouter n'importe quoi.
Mais on ne peut pas parler de la musique sans parler de ce qu'il y a autour, de la situation
générale.
MB : Parle donc de ce qu'il y a autour…
JT : Là, on en arrive au fond. On commence à s'apercevoir que les fondements des théories
qui avaient cours au 19ième siècle et qui ont fondé l'essor économique de l'Occident étaient
faux : la terre n'est pas infinie et ses ressources ne sont pas inépuisables. Il faut très vite faire
machine arrière, arrêter l'engrenage économique qui, aussi bien, se reflète dans la musique.
Ce n'est plus un problème de répartition des richesses, mais simplement de vie ou de mort
pour l'homme. Ça suppose une prise de conscience radicale qui doit partir de chacun. Quant
aux moyens concrets de ce désengrenage, je ne les connais pas très bien. Mais je reste
optimiste. Il faudra bien que quelque chose soit fait, même peut-être au dernier moment,
sinon c'est la catastrophe.
MB : Que penses-tu du mouvement culturel qui s'est greffé autour du rock, la drogue,
etc. ?
JT : Toutes les sociétés ont eu leur dérivatif. Après la société du vin, peut-être va-t-on vers
celle de l'herbe. C'est un problème d'individus. Je crois qu'à certains ça peut apporter quelque
chose, à d'autres non. Le danger, c'est que les gens deviennent de plus en plus incapables de
se donner une discipline personnelle. Beaucoup projettent ce qu'ils recherchent, c'est-à-dire la
puissance, dans les autres, que ce soit une pop-star ou un gourou. C'est plus facile qu'essayer
de se voir en face. J'ai très peu de connaissances historiques réelles. Ce qui m'a plongé dans
ces considérations, c'est l'expérience de ma propre vie, et la découverte d'autre chose que le
pur engrenage matériel, un certain travail sur soi, l'épuration des projections.
MB : Alors que penses-tu des discours de Vander ?
JT : Chacun est libre de vouloir devenir le maître du monde. Il y a beaucoup de gens comme
ça.
MB : Le sens de ma question, c'était : est-ce que les gens qui étaient dans Magma à un
moment donné partageaient tous sa conception des choses ?
JT : Non, bien sûr. Tu mets le doigt à l'endroit où il faut. Il y a eu un contact immense entre
nous, malgré un désaccord total sur le fond. Il n'y a que Klaus qui soit dans la même histoire
que Christian. Pour résoudre ce genre de problème, il faut se battre contre soi, et je souhaite
vraiment à Christian de se rendre compte un jour.
MB : Pour beaucoup de gens, la musique de Magma est une musique sombre,
angoissée...
JT : On m'a beaucoup dit ça. J'ai traversé des périodes très dures aussi, et à ce moment-là ça
devait bien correspondre à ce que je ressentais. Et puis on peut dire que depuis deux mille ans
il y a toujours eu des gens qui percevaient une certaine vision de l'Apocalypse. Et ce sont
quand même eux qui ont fait l'Art, plus que ceux qui parlaient des petites fleurs et des
amours à l'eau de rose. De toute manière, la seule chose qui compte, c'est de dire et de faire
ce qu'on sent, d'être en accord avec soi-même.
MB : Pour " Köhntarkösz ", tu avais écrit " Ork Alarm ", pour " Udü Wüdü ", "Ork
Sun ". Qu'est-ce que : Ork ?
JT : Pour essayer de faire comprendre un peu ce qu'était ma musique, j'avais imaginé qu'il
existait une planète complètement mêlée à la nôtre : c'était Ork, dont les habitants étaient aux
machines ce que les machines sont à l'homme. Mais comme ils vivaient dans une autre
dimension, nous ne pouvions pas les voir. Bien sûr, la transposition de l'histoire, c'est que
nous sommes les habitants d'Ork, que nous nous croyons hommes mais que nous sommes
machines. C'est une histoire très schizophrène.
MB : Tu m'as dit que tu ne sortais pratiquement plus de chez toi. Pourquoi ?
JT : Parce que dehors, c'est la folie, l'agression perpétuelle, Vous êtes en bagnole à 90, c'est
limité à 80, et vous êtes talonné par des mecs qui multiplient les appels de phare, vous font
des queues de poisson, etc.
MB : Et tu es quand même optimiste ?
JT : Oui. Je crois que les gens réfléchissent plus que par le passé, même s'ils acceptent le
conditionnement parce qu'après tout c'est beaucoup moins fatiguant. Et mon seul souhait,
c'est que la paix règne dans les coeurs...
AVERTISSEMENT : J'ai entendu les bandes secrètes de Janik Top. Le directeur de maison
de disques qui refusera de lui signer un contrat, et ce à n'importe quel prix, commettra une
grossière erreur.
IL SERA VIRÉ DANS DEUX ANS. - (propos recueillis par MICHEL BOURRE).
Rock and Folk n° 124 - Mai 1977
Vander au piano - Libération - 14 mai
Après bas-rock, beau-rock : Magma-rock
VANDER AU PIANO
Seuls les imbéciles ne changent pas. Et Christian Vander n'en est certainement pas un : la
preuve, il a lui-même introduit dans son groupe un élément indispensable à la survie de sa
musique : un autre batteur.
Ce deuxième batteur s'appelle Clément Bailly, on l'a déjà entendu jouer avec Hamsa-music et
Alan Stivell. Sur scène, il a mis sa batterie 3 pas derrière celle de Vander. Une allée de
cymbales (12) installée sur 2 rangées parcourt la scène d'une batterie à l'autre, comme un
immense couloir. Percussions envahissantes, mais Klaus Blasquiz (le chanteur) est
maintenant accompagné par une série de choristes, qui répondent à Vander à chaque fois que
celui-ci chante et joue aux claviers... Nouvelle formation pour Magma qui garde une forte
rythmique de guitare et de claviers. Voilà comment Vander parle de son prochain concert :
Nous avons l'habitude d'essayer toutes les salles et nous n'avions jamais joué dans
l'Hippodrome, aussi nous avons voulu faire un concert exceptionnel et introduire les idées
nouvelles d'animation de la salle et du public en même temps que notre musique, Jacques
Pasquier et le Chariot-théâtre ont prévu une série d'interventions spectaculaires qui
donneront du piquant au spectacle.
Tu joues des claviers sur scène maintenant, en joues-tu autant que de la batterie ?
Sur scène je joue plus de batterie que de claviers. Mais j'ai toujours rêvé d'avoir une
deuxième batterie, pour pouvoir jouer du clavier et chanter. Quand tu joues de la batterie tu
ne peux pas chanter en même temps, cela fait appel à deux sens trop différents et cela
demanderait de se dédoubler complètement. Alors que les claviers, c'est Stravinsky qui
expliquait ça, c'est aussi une rythmique. C'est la continuité de la batterie, mais tu peux
chanter en même temps. En fait tu tapes toujours sur quelque chose.
Donc maintenant tu introduis des chose douces dans Magma ?
Maintenant on essaie de les faire plus lisibles. Mais la douceur a toujours été l'essence même
de Magma. C'était beau, c'était pur et on était obligé de palier les manques de choristes et de
cuivres par la batterie. Je pensais que la caisse claire pourrait remplacer dix chants. Ça
tenait par la foi. Rien d'autre. On mettait tellement d'énergie que quand on chantait à deux
on avait l'impression d'être 2 milliards. C'est toujours la même musique mais on fait plus
sortir l'autre côté. A l'époque où tout le monde hésite entre le cool et le rock, nous on veut
faire un mélange. La vie c'est comme le blues, y'a tout là dedans !
A l'Hippodrome de Paris, Porte de Pantin : Samedi à 19h 30.
Libération - 14 Mai 1977
MAGMA à Saint Nazaire - Antirouille n° 16/17 – Juin
MAGMA à Saint Nazaire
Ce soir à St Nazaire, au Hall de la Soucoupe, a lieu le concert de Magma. Un endroit qui
porte bien son nom car, vu de l'extérieur, on croit à une soucoupe volante de béton, échouée
là par hasard. En réalité, c'est une très belle salle de trois mille places.
16 heures, les techniciens sont déjà sur les lieux et installent la sono, les éclairages, les
instruments… Car Magma est une grosse machine. Un matériel considérable : plusieurs
claviers, deux batteries, une grosse sono puissante, deux rampes d'éclairages bien fournies en
spots…
17 heures 30, le groupe arrive, sans Vander le batteur, qui n'est pas encore revenu de Paris.
Magma est un groupe qui existe, maintenant, depuis 7 ans, mais qui a souvent changé de
musiciens. De la première formation, seuls Klaus Blasquiz et Christian Vander restent. Se
sont joints à eux : Clément Bailly qui seconde Vander à la batterie mais qui chante et joue
aussi du piano électrique, Benoît Wideman aux divers claviers et synthétiseurs, Guy
Delacroix à la basse, Jean De Antoni à la guitare et les choristes Stella Vander, Florence Von
Werle et Lisa.
Le matériel en place, la sono réglée, il reste presque 2 heures avant le début du concert : on
n'attend plus que Vander. Car c'est lui qui a le rôle prédominant dans Magma et ça personne
ne se le cache.
"Pour l'élaboration des morceaux, explique Benoît Wideman, c'est assez simple, c'est à peu
près toujours le même scénario. La composition principale est faite par Christian Vander, qui
amène une trame de piano, et une mélodie chantée. Ensuite, le travail pour chaque instrument
est, en partie, fait ensemble. Ca prend du temps et ça demande de l'énergie. Bien sûr, j'ai eu
envie d'apporter mes thèmes, et c'est normal dans la mesure où je me sens une mentalité de
compositeur. Il est évident que j'avais envie que ma musique soit jouée sur scène. Mais il faut
être réaliste, Magma c'est la musique de Christian Vander et si j'ai envie de faire la mienne, je
m'en irai de Magma. La différence entre Magma et la plupart des autres groupes, c'est que
nos concerts ne sont pas une suite de petits morceaux qui s'enchaînent n'importe comment.
C'est un tout. Et si quelqu'un d'autre, même du groupe, apporte un morceau, il sera différent
des autres et cassera le rythme, l'évolution du concert."
En effet, la musique de Magma a une espèce de fil conducteur. Pourtant très pop, très
rythmée, la batterie jouant un rôle prédominant, elle fait penser à une messe noire, où le
groupe crée un monde autre et vous y emporte. Et tout cela symbolisé par les Kobaïens, leur
langage, leur planète. Un monde qu'ils ont inventé, une nouvelle langue qu'ils ont créée de
toutes pièces et dans laquelle ils chantent : "C'est un peu comme la musique, c'est un nouveau
langage à apprendre. Même si tu ne le comprends pas, tu peux le ressentir. D'ailleurs il n'est
jamais question pour personne de comprendre tout ce qui se passe à un concert et pas plus
pour nous. C'est une langue musicale et elle n'est pratiquement pas utilisable dans la vie
courante. Elle comporte 800 mots, mais par exemple, elle comporte le mot apocalypse, pas le
mot pomme de terre. C'est une langue qui s'est faite plus qu'elle n'a été faite : Christian
chantait en kobaïen avant de décider de le créer".
Mais dans ce groupe où Christian Vander est pour le moins l'élément moteur, on a vite
tendance à penser que Magma c'est Vander et ses musiciens. Clément Bailly, lui, préfère dire
que c'est une collectivité, où il y a quelqu'un qui met les points sur les "i". Un groupe avec un
leader. "Et puis, renchérit Benoît, on est tous payés à tarif fixe, environ 500 francs par soir et
tous les membres du groupe sont au même tarif". Pourtant, ni l'un ni l'autre ne sont capables
de dire si oui ou non les choristes sont aussi payées le même prix. Ils ne le savent pas…
"C'est un arrangement entre les intéressées, l'équipe de management, qui s'occupe de la
situation financière du groupe et Christian, explique Klaus. S'il y avait le moindre problème
ça se saurait et vite". Mais pourquoi attendre les problèmes pour se mettre au courant ?
Surtout quand on passe la plupart du temps ensemble : en tournée où ils ne peuvent
pratiquement pas se séparer et aussi en dehors, quand ils sont à Paris. La plupart ont une vie
familiale, une femme, un enfant ; mais ils ne veulent en aucun cas mélanger ces deux vies
très différentes : "Une tournée c'est déjà dur comme ça, mais ça poserait encore plus de
problèmes avec nos femmes ou copines".
A Paris, les membres du groupe se retrouvent souvent pour passer une soirée ensemble,
déconner, mais chacun a sa vie privée. "On se voit beaucoup, mais on vit chacun chez soi. On
n'a pas l'état d'esprit des gens qui vivent ensemble, explique Clément Bailly. Notre
communauté, c'est la musique. La plus belle manière qu'on ait de vivre ensemble, c'est en
faisant de la musique. Quant aux détails : avoir des piaules les unes à côté des autres, c'est
sans importance. D'autant plus qu'on vit six mois de l'année en tournée, donc les uns sur les
autres et qu'on a donc besoin de décompresser".
21 heures. Dans les coulisses, les musiciens s'impatientent car Vander n'est toujours pas là.
Le groupe Art Zoyd passe en première partie… Ils sont déjà sur scène.
Et puis tout s'arrange, Vander arrive, prend un bon quart d'heure pour régler sa batterie
pendant l'entracte… et magma jette ses premières notes, les premiers fils de la toile que ce
soir ils tisseront à la perfection. Et l'ambiance va monter dans la salle, envoûtée par la
musique. Devant, ils sont déjà une cinquantaine à "danser". Et surtout cette impression qu'il
se passe toujours quelque chose entre le public et le groupe… même si au départ la musique
ne m'accrochait pas tellement, à cause de son côté sérieux et gigantesque. L'impression que
quelque chose d'incontrôlable me prend, nous prend.
Ensuite, les rappels… et l'hébétement dans la salle quand les lumières se rallument.
Propos recueillis par Arnaud.
Antirouille n° 16 / 17 - Juin 1977
L'Ars Magma - Interview Christian & Klaus - Le Sauvage n° 43 – Juillet
L'Ars Magma
Ou comment porter à l'état de fusion la musique et l'utopie
Antoine de Caunes interroge Christian Vander et Klaus Blasquiz, les deux démiurges de
Magma.
Et Moebius, ténor de la B.D., y a mis sa note.
Ce fut un grand ménage dans le cosmos : en 1969, un groupe de musiciens - Magma annonçait la naissance d'une planète nouvelle, Kobaïa, située par delà l'espace et l temps,
encore inconnue du système solaire ou commercial. Les kobaïens proclamaient furieusement
: "Terre, tes systèmes écrasent et tes révoltes assassinent : en fait, tu ne détruis que ce que tu
ne comprends pas. Nous savons que tu seras aussi détruite. Notre musique est pour la beauté
que tu veux ignorer et pour la haine de ton évolution maudite… Que tous ceux qui étouffent
ici-bas nous suivent… Terre, tu n'es déjà plus qu'un oubli".
Comme le déclare Christian Vander, leader du groupe : "Quand nous jouons, nous offrons
notre cœur". Lors des concerts de Magma, nul ne peut rester insensible devant cette force qui
submerge soudainement tout, dans un élan irrésistible, entraînant l'esprit et les sens dans un
courant barbare où la danse, le dérèglement et la transe ne font plus qu'un.
Sur Kobaïa la vie s'écoule désormais dans le bonheur et la beauté, et sur terre, la lutte garde
son intensité première. Les deux démiurges, Christian Vander et Klaus Blasquiz, chantent ici
les délices de leur nouveau monde.
Magma fusionne le discours et la musique. Du discours, on retient surtout le caractère
utopique. Pourquoi avoir choisi l'Utopie ?
CV : Je dirais que l'Utopie, ou du moins ce que l'on nomme tel, est née pour moi d'un long
silence. Pendant toute mon adolescence, je n'ai pas dit un mot. J'écoutais les gens mais je ne
parlais pas, parce que je me sentais complètement étranger à toutes leurs préoccupations. En
fait, je ne savais pas si j'étais fou ou si c'était le monde qui l'était. Les politiciens discutaient à
longueur de temps, et les gens discutaient des discussions de politiciens. Pendant ce temps-là,
les étoiles tournaient impassibles, indifférentes à ce qui se passait sur terre. Dans la mesure
où je savais que ce jeu ne durerait pas longtemps, et qu'il fallait changer le plus vite possible,
j'ai décidé de combattre, animé d'une haine énorme, ce que tous ces gens avaient fait de la
terre, avec une certitude absolue que l'on pouvait définir ainsi : l'âme humaine est
omnisciente et toute puissante. La seule chose que l'homme puisse faire pour elle, c'est
détruire tous les obstacles qui veulent s'opposer à son épanouissement.
KB : Nous sommes profondément convaincus que l'humanité est en train de se détruire, et
que l'on ne peut plus faire confiance aux hommes politiques. Il est évident que le seul combat
véritablement révolutionnaire ne peut être que total et doit s'intéresser à la nature même de
notre présence en ce monde. Tous les systèmes politiques s'effondreront tant que l'homme ne
se sera pas modifié totalement. Or, les seuls enseignements susceptibles de modifier l'être
humain, de lui redonner la conscience d'une identité cosmique, se trouvent en général dans
les écritures sacrées. Ce dont nous parlons, c'est plutôt d'une société des étoiles.
Sans parler de mystique, il est clair que vous vous rattachez à une spiritualité. De quelle
manière exactement ?
KB : Nous avons foi dans la grande réalité, qui est la réalité englobant l'être en général, et
dont nous ne percevons sur terre que l'apparence, le symbole. Cela pourrait se rattacher au
mythe de la caverne de Platon. Le cerveau, que le matérialisme considère comme la clé de
l'humanité, n'est pour nous qu'un intermédiaire fini, limité, inapte à appréhender ce qui
dépasse l'homme, l'univers, l'infini, c'est-à-dire ce que certains appellent Dieu.
Il faudrait peut-être éclaircir un peu ce terme de foi.
CV : La foi, c'est la volonté, l'énergie. Si l'on est animé par la foi, l'énergie ne vient pas du
moi. Si elle vient du moi, elle s'effrite avec le temps, et on s'épuise peu à peu. Les gens qui
veulent détruire se fatiguent. Il est plus facile d'être que de détruire, parce qu'il faut
énormément plus d'énergie pour détruire que pour être. Quelqu'un qui est, s'il est animé par
des forces gigantesques, on ne le dérange pas. Il faut partir du principe qu'on est au départ un
récipient plein qui doit se vider pour accueillir les forces essentielles. Moins le moi parle,
moins il y a de vulgarité, plus on peut parler d'absolu.
Quelle vulgarité ?
KB : Il ne faut pas se tromper sur les termes. On peut citer le principe de la nécessité
intérieure de Kandinsky, composé de trois nécessités mystiques, progressives. 1) Chaque
artiste, comme créateur, doit exprimer ce qui est propre à sa personne. 2) Chaque artiste
comme enfant de son époque doit exprimer ce qui est propre à cette époque (l'élément de
style dans la valeur intérieure). 3) Chaque artiste comme serviteur de l'art doit exprimer ce
qui en général est propre à l'art (élément d'art pur et éternel qui n'obéit comme élément
essentiel de l'art à aucune loi d'espace ni de temps). Il est évident que c'est la prépondérance
du troisième élément dans une oeuvre qui est l'indice de la grandeur de cette oeuvre, et de la
grandeur de l'artiste.
Quand on vous voit sur scène à la batterie, on a l'impression d'une lutte sans merci
entre l'instrument et vous, même d'une relation de complicité et de tendresse.
CV : Quand Magma est né, en 69, je considérais que les gens qui venaient aux concerts (nous
jouions surtout dans des clubs) étaient des ennemis. Ils écoutaient un peu, bavardaient en
buvant et je savais que c'était à cause de gens comme eux que Coltrane était mort. A chaque
fois que je donnais un coup sur une cymbale, j'y mettais la même puissance que s'il était agi
de tuer quelqu'un. J'ai mis du temps à comprendre que les gens venaient finalement pour
nous écouter. Je gardais la même énergie, mais l'idée avait changé. Je ne voulais plus me
battre contre eux, mais avec eux. J'ai toujours joué jusqu'à l'épuisement. J'essaie de donner
l'énergie aux gens pour qu'eux aussi aient envie d'en donner à leur tour. La batterie est un
prolongement de moi-même, un fil conducteur, avec qui j'ai des relations de force, de
tendresse et d'humour en même temps. Je sais qu'elle attend ça, qu'elle sait faire preuve de
douceur et d'agressivité mais qu'elle ne veut pas d'un comportement précieux. On nous a
souvent reproché la longueur des morceaux, l'invariabilité du tempo. Si nous jouons des
phrases très longues, très étirées, c'est parce que, entre autres raisons, je deviens, après un
certain temps, une machine possédée, hypnotisée.
Quels sont les compositeurs qui vous ont influencé ?
CV : Beaucoup de monde ! Je crois que le plus important de tous, c'est Stravinsky.
Egalement Bartok, Penderecki, Messiaen et certains passages de Carl Orff, bien que
l'ensemble de son oeuvre soit relativement pauvre, d'un point de vue rythmique.
De quelle manière composez-vous ?
CV : Généralement, une composition me prend beaucoup de temps, souvent plusieurs mois.
Si je passe une journée assis devant un piano, le véritable moment privilégié où je me mets à
écrire est rare. Par contre, dans ce moment-là, je me sens complètement habité, comme si des
forces me poussaient à extérioriser la musique. La musique m'est souvent inspirée en rêve par
un personnage qui apparaît en la chantant, ou bien en s'exprimant par poèmes. J'ai transcrit
plusieurs morceaux de cette manière, en me levant aussitôt, au milieu de la nuit. Les lignes
mélodiques et les chants sont écrits, et nous travaillons ensuite en groupe, en améliorant la
partition.
Un des thèmes majeurs de l'inspiration de Magma, c'est l'énergie. Vos concerts sont
d'ailleurs de véritables décharges frappant les spectateurs.
CV : Cette énergie, nous l'avons située symboliquement quelque part dans l'univers, sous la
forme d'un être qui comprend tous les espaces, toutes les dimensions et que nous nommons
en kobaïen, notre propre langue, Kreuhn Köhrmahn. Métaphoriquement, cet être représente
l'homme parfait. Nous nous sommes aperçus qu'il était impossible de faire tourner notre tête
de plus de 180°, alors qu'il devait être possible de la contrôler totalement, grâce à l'esprit.
Quand on est ouvert à cette énergie, et qu'on arrive à en capter quelques poussières, on prend
conscience de l'existence de deux êtres en soi : celui qui vit sur terre et qui peut se passionner
pour certaines choses ; et l'autre qui sait en permanence que tout cela n'est rien. Si tous les
gens avaient cette perception, il n'y aurait plus de problèmes, on passerait à travers les murs.
J'écris actuellement un livre dont le titre est : "La mer se jette dans la Seine".
Magma, dans son discours, fait des références constantes à l'Egypte ancienne et à la
science-fiction. Pourquoi un tel bond dans le temps ?
KB : Nous croyons en un monde intemporel. Les Egyptiens pensaient ainsi qu'il n'y avait que
des "renvois" : ils ne croyaient pas au développement et au progrès. Christian et moi, nous
avons été fortement influencés par l'Egypte. Christian voulait être égyptologue, de mon côté,
je me suis intéressé à cette civilisation quand j'étudiais l'histoire de l'Art, aux Arts Appliqués.
Pour les Egyptiens, l'homme se posait en miroir de l'univers, en même temps qu'en symbole.
Microcosme à l'intérieur du macrocosme, chaque erreur qu'il commettait par rapport à cette
harmonie entraînait des conséquences désastreuses. Les Egyptiens construisaient en fonction
des principes de l'harmonie divine et des rapports sacrés, qui sont des règles mathématiques
et géométriques. Ces lois d'harmonie permettent d'établir des canevas parfaitement équilibrés
en même temps qu'un code de lecture intemporel et universel. La tradition occidentale a
respecté ces lois dans sa magie, son alchimie et son architecture. Le Grand Oeuvre, les
cathédrales, sont parmi les meilleurs exemples de cet héritage technique et spirituel. Les
bâtisseurs de cathédrales savaient que sans le nombre d'or, on ne construit pas de choses
parfaites.
Qu'est-ce que ce nombre d'or ?
KB : Pour les géomètres, le nombre d'or correspond au partage d'une droite en moyenne et
extrême raison, c'est-à-dire que la plus petite partie d'une ligne obéit au même rapport à la
plus grande que la plus grande au tout. Mais surtout, comme le disait Valéry, le nombre d'or,
"c'est l'équilibre entre le savoir, le sentir et le pouvoir".
Et la science-fiction ?
CV : J'aimerais qu'on élimine ce terme qui correspond pour moi à un blocage. Il me semble
réducteur par rapport à ce qu'il représente, c'est-à-dire un nouveau monde de l'imaginaire.
KB : D'ailleurs, le nom américain original, "heroic fantasy", convient mieux. Pour nous, la
science fiction est une utopie romanesque qui s'étale du genre fantastique à la politique
fiction. Ce qui est certain, c'est que ces romans se présentent le plus souvent sous forme de
paraboles. Si nous l'avons utilisé, c'est uniquement dans cet esprit-là. Il fallait qu'on marque
nos idées symboliquement afin d'avoir des garde-fous.
A propos de symboles, le spectacle de Magma en est manifestement rempli, des gestes
aux objets. Quelle en est la raison ?
CV : Je ne connais pas de domaines qui soient exempts de symboles. En ce qui nous
concerne, les symboles mobilisent d'une certaine manière l'énergie qu'ils maintiennent
condensée. C'est sans doute un recours à une forme de magie utile à la fois pour nous-mêmes
et pour le public dans la mesure où on lui demande une recherche. Par exemple, lorsque je
fais le geste d'Osiris mort (bras croisés tenant deux baguettes se croisant à leur tour, puis bras
ouverts), je déclare par là : je sors du sommeil pour amener une dynamique, du néant à
l'action. C'est le signal du déclenchement d'une action musicale ou autre. Cela représente le
moment où les forces rentrent en moi et où je les libère. A ce moment-là, rien ne peut plus
arrêter la machine. Rien !
Vous avez créé une langue autonome, dont le linguiste Henri Gobard a bien voulu
souligner les aspects remarquables. Pourquoi un nouveau langage ?
CV : Avant tout pour éviter les langues courantes usées, et connotées à l'extrême. "Mon
esprit ne veut plus marcher sur des semelles usées", dit Nietzsche. Mais surtout parce que ce
langage - le kobaïen - s'est imposé à moi avec violence, sans que je puisse intervenir. Aux
moments les plus tendus de la musique ou des rêves, des mots apparaissaient, dont je mettais
parfois plusieurs mois à découvrir le sens. Or, si ce langage m'était "donné", je devais
l'accepter, et j'ai composé peu à peu une syntaxe et une grammaire qui en font une langue
parfaitement articulée. De plus, il était logique qu'avec la découverte d'un monde nouveau,
naisse la révélation d'une langue. Pratiquement, le kobaïen, comme le fut le latin, a l'avantage
d'être une langue mythique. Même si l'Eglise utilisait l'incompréhension des fidèles pour
servir ses intérêts, il reste que le latin avait un aspect sacré puisqu'on ne l'utilisait plus qu'à
des fins rituelles. Je pense qu'on ne peut conserver le caractère sacré d'une langue qu'en
l'utilisant à des fins rituelles. Le kobaïen n'est pas une langue destinée à être employée
couramment.
KB : La récitation des textes sacrés est également conçue pour créer un climat de réceptivité
et de transmission. La musique des mots et l'intensité qu'on y met ont autant d'importance
que la sémantique. Sans vouloir faire trop de citations, j'aimerais citer ici quelques vers de
Shakespeare :
"L'homme qui ne possède pas la musique en lui-même,
Celui que n'émeut pas l'harmonie suave des sons
Est mûr pour la trahison, le vol, la perfidie.
Son intelligence est morne comme la nuit,
Ses aspirations sombres comme l'Erèbe.
Défie-toi d'un tel homme ! Ecoute la musique".
Propos recueillis par Antoine de Caunes
Le Sauvage n° 43 - Juillet 1977
Magma - Hippodrome de Paris - Rock & Folk n° 126 – Juillet
MAGMA
Hippodrome de Paris (14 mai)
Plan I : une impressionnante somme de matériel ; batteries, percussions, pianos,
synthétiseurs, micros ; comme une image surréelle, baignée de mauve. Terrifiante
mécanique; cymbales luisantes, désordre de câbles et d'électricité.
Plan II : Blasquiz / Raspoutine élève les bras et la voix ; de sombres ruisseaux se mêlent à
ses cris ; trois choristes de blanc vêtus ; messe moyenâgeuse ; de gigantesques masques de
démons apparaissent en un éclair de lumière, ça et là dans la salle pétrifiée, attentive.
Plan III : Guy de Lacroix danse. Chaque note de basse, étirée, glissée, personnalisée, est un
pas. Deux heures durant il dansera, le seul peut-être dans le Magma actuel qui soit tenté par
le swing... A ses côtés, Benoît Wiedeman lance comme des étoiles dans la nuit très noire et
très secrète.
Plan IV : Vander abat ses baguettes sur les toms. Un coup de poing et il se fige, sphinx, ses
yeux fixant chacun des cinq mille regards du public. Christian et Clément Bailly s'échangent
les parties de batterie. Bailly tourne les rythmes, Vander intervient en orages brusques. Il
parle en termes de puissance, de révolte aussi contre un ordre qu'il aurait lui-même établi.
Plan V : alors que les feux d'artifice éclatent, une acrobate sur son trapèze traverse le ciel. Le
groupe joue très fort ; peut-être trop fort, et cela gomme un peu la dynamique musicale. Mais
Magma fut-il jamais autre chose qu'une impitoyable machine à décerveler ? Il y a
probablement un malentendu Magma. Peut-être vient-il de cette volonté d'atteindre le
Surhumain, de se hisser plus haut que la misère des jours, peut-être cela vient-il de ce que sa
force a d'effrayant lorsqu'elle se libère. Qu'importe les morceaux qu'ils jouèrent. Un fait est là
: ce que Magma donne, il est le seul a en détenir la formule. Et cela restera, comme le
souvenir de cet extraordinaire concert / spectacle.
P. C.
Rock & Folk n°126 - Juillet 1977
Faton (interview François Cahen) - Rock & Folk n° 126 – Juillet
FATON
François Cahen, dit Faton, suit son bonhomme de chemin sans faire beaucoup de bruit, sans
se pousser du col. C'est qu'avant de faire de la musique pour lui-même, il en a fait pour les
autres. Nuance.
"Les gens m'appellent Faton. Jusqu 'à présent ils m'ont entendu avec d'autres, dans des
groupes. Maintenant, je vais enfin pouvoir jouer ma musique. L'idée de ce qu'elle sera est très
précise. Ma direction, c'est l'anti-agression."
Dans son appartement du quatorzième arrondissement, quartier charmant, François Cahen a
l'air d'un Dyonisos tranquille. Dehors, on entend les oiseaux chanter. Tout est calme et
douceur. Mais comment en est-il arrivé là ? Alors, Faton, raconte...
"Ma mère est professeur de musique, mon grand-père professeur de piano et de chant, et son
père était chef d'orchestre. J'avais la stéréo dans mon berceau. J'ai commencé mes études de
piano à cinq ans, études classiques, traditionnelles, mais vers treize ans j'ai découvert le jazz
moderne, Miles Davis, les Jazz Messengers et Thelonious Monk. Ça m'a donné envie
d'improviser. Jusqu'au bac j'ai donc fait le bœuf à Paris avec des musiciens américains de
passage : Chet Baker, Eric Dolphy... Je me baladais beaucoup en Europe, en Allemagne, en
Scandinavie, mais le milieu du jazz était très dur à cette époque.
Michel Bourre - Pourquoi très dur ?
François Cahen - Parce que drogues dures, existence dure, conditions matérielles pas drôles
du tout. Tu comprends, j'ai joué avec Eric Dolphy à Paris. Il est mort une semaine après à
Berlin. J'avais dix-sept ans, c'était en 1964, tu vois l'ambiance...
Après, je suis donc parti en Scandinavie, où il avait été vaguement question que je joue avec
Stan Getz. En revenant à Paris j'avais un sursis militaire que je n'avais pas demandé, ce qui
m'a décidé à commencer des études d'architecture aux Beaux Arts. Parallèlement je
continuais à faire de la musique, mais en amateur ; je jouais au Centre Américain, dans ce
genre d'endroits. C'était l'époque de la révélation Coltrane... Ca a beaucoup compté, lui et
toute l'école qui s'en est suivie, ainsi que Miles Davis. Et il y a eu mai 68, alors que je
terminais mes études.
M.B. - Cela a été très important pour toi, mai 68 ?
F.C. - Ah oui, vraiment ! C'était en rupture complète avec le mode de vie que j'avais avant.
Et puis j'étais au cœur des événements... Beaucoup de choses sont parties des Beaux Arts.
J'étais très agissant. Et après les vacances de 68, quand la question s'est posée de savoir si
j'allais me servir de mes diplômes et exercer le métier d'architecte, je me suis aperçu que ce
n'était plus possible. J'ai donc décidé de m'orienter vraiment vers la musique qui me
passionnait. A ce moment-là, j'ai été contacté par un ami bassiste, Jacky Vidal, pour faire un
concert avec Gracham Moncur III, un tromboniste américain. Et le batteur était Christian
Vander qui, bien que complètement inconnu à l'époque, avait déjà acquis sa personnalité, son
style à lui. Je crois que c'est la chose la plus importante pour un musicien, de développer son
propre style. Le concert s'est très bien passé et les projets de Christian m'ont beaucoup
intéressé. A l'époque il y avait peu de gens qui s'intéressaient à l'école de musique issue de
Miles Davis, juste après "In A Silent Way", des thèmes comme le "Maiden Voyage"
d'Hancock ; on était deux de ceux-là.
MAGMA
M.B. - Christian avait-il déjà en tête l'idée de Magma ?
F.C. - Une idée très précise, oui... Il cherchait les gens, et c'est à la suite de cette rencontre
que le premier Magma a été mis sur pied. Christian avait amené Francis Moze, Claude Engel
et Klaus Blasquiz, et moi j'ai amené Teddy Lasry et plus tard Jeff Seffer. A ce moment
Christian était un membre du groupe comme les autres, et c'est resté comme ça jusqu'à la
première scission dans Magma, qui a eu lieu justement quand on s'est aperçu qu'une
orientation très particulière se dessinait autour du personnage scénique de Christian Vander.
M.B. - Qui était responsable de cette orientation ? La presse, le public, ou Christian luimême ?
F.C. - Pendant les trois premières années, ni le public ni la presse n'ont particulièrement mis
Christian en avant. C'était un groupe avec un réel travail collectif. Christian était le principal
compositeur, mais il acceptait tout à fait les apports des autres musiciens, il était très content
que quelqu'un fasse des propositions de riffs ou écrive des arrangements de cuivres, ce que
j'ai fait pour la première version de "Mekanïk". Alors comment Magma est devenu la chose
de Christian, je ne sais pas exactement... D'abord lui en avait envie, c'est sûr. Ensuite Giorgo
Gomelsky a visiblement travaillé aussi dans ce sens-là. C'est moi qui étais allé le chercher
pour manager Magma, après avoir lu un truc sur lui dans R & F où il parlait des Stones, des
Yardbirds, etc. Je m'étais dit : c'est ce mec-là qu'il nous faut. On a eu un contact fabuleux
pendant un an, et après j'en ai eu marre du personnage de Giorgo, plus rien de ce qu'il disait
ne me surprenait. Il s'entendait très mal avec Francis Moze, à la fin très mal avec moi, et il
s'est arrangé pour qu'on s'en aille...
M.B. - Tu es resté jusqu'au second album ?
F.C. - Ç'est ça : j'ai fait le double-album, qui est encore mon préféré, et "1001° Centigrades",
plus la version de " Mekanïk " qui est sortie en 45 tours. Je suis resté trois ans avec Magma,
et peu à peu le malaise s'est alourdi. Je crois que tous les gens qui ont pu approcher Magma
de près ou de loin ont ressenti ce malaise, c'est-à-dire une situation jamais très claire au
niveau des rapports humains. Alors j'en ai eu marre, et on est tous partis en même temps,
Francis, Jeff et moi, après le discours de Giorgo à Chateauvallon. Là c'était trop,
inadmissible, à la limite même fascisant. On ne pouvait plus supporter...
M.B. - Et donc après, Zao... Quelles différences principales vois-tu entre les deux
groupes ?
F.C. - J'ai quitté Magma en octobre. Zao existait en janvier. En plus de Jeff et moi, il y avait
Jean- My Truong, qui jouait déjà de la batterie dans Perception, le groupe de jazz de Jeff. A
la basse Joël Dugrenot, au violon Jean-Yves Rigaud, et Mauricia Platon la vocaliste. La
musique était déjà orientée dans un sens moins agressif que celle de Magma, avec beaucoup
plus d'improvisation...
M.B. - Le côté agressif de Magma, c'est Christian ?
F.C. - Oui, bien sûr. Et c'est d'ailleurs la chose principale dont je veux parler. Le passage
dans Magma, c'est une partie de ma formation, mais ce n'est ni plus ni moins important que
tout ce qui a pu se passer avant ou après ; c'est un élément d'un cycle de progression. Je
respecte Christian en tant que musicien. Il a des problèmes d'égo, et il n'est pas le seul. Je ne
crois pas qu'il les surmontera ; ceci dit, c'est une force pour sa propre musique. Mais moi, ce
n'est plus mon truc, je ne veux plus ni cinéma, ni agression, je veux développer des voies
complètement différentes.
M.B. - Lesquelles ?
F.C. - Faire une musique foncièrement anti-agressive, que les gens puissent aimer sans avoir
de formation musicale. Mettre ma science musicale non pas au service des musiciens ou
d'une soi-disant élite, mais au service des gens. Le musicien doit être le médium entre les
vibrations qui sont dans l'air et les gens qui doivent les recevoir. Je crois que de plus en plus
et partout des musiciens travaillent suivant cette conception. En plus, le public change : il
grandit en nombre et il veut venir à une fête, pas assister à une démonstration.
ZAO
M.B. - Alors, Zao, raconte...
F.C. - Il y avait encore une certaine forme d'agressivité dans Zao. Ca venait du tempérament
hongrois de Jeff Seffer, très lyrique et très dur. Moi, je n'ai pas ça dans la vie... Alors disons
que Jeff m'a apporté une plus grande rigueur musicale, et moi sans doute un adoucissement
de son caractère naturel. Entre Magma et Zao, j'ai travaillé sept ans avec lui. Je ne regrette
absolument pas cette expérience, mais elle ne correspond plus ni à ce que moi je veux faire,
ni à ce que lui veut faire. Il a monté son propre groupe et joue avec le quatuor Margand.
M.B. - Zao aussi a joué avec le quatuor Margand.
F.C. - Oui. Musicalement, c'était une expérience fantastique. Il est très rare que des gens du
milieu classique se mouillent ainsi pour une musique qu'ils aiment vraiment, répètent, etc.
Elles étaient toutes les quatre remarquables. On a fait une dizaine de concerts avec elles, mais
financièrement ça ne pouvait pas durer longtemps... Déplacer douze personnes pour chaque
concert, c'était trop cher, trop lourd.
M.B. - Pourquoi Didier Lockwood est-il parti si vite de Zao ?
F.C. - Tout simplement parce qu'il voulait orienter la musique de Zao dans une direction que
je n'avais pas envie de prendre. Comme d'autre part je voyais que Jean-My avait à peu près
les mêmes aspirations, je leur ai vivement conseillé de monter leur truc ensemble, au lieu
d'utiliser une structure dans laquelle je ne me sentirais pas à l'aise. Ca s'est très bien passé
d'ailleurs, mais ça me permet de parler du fonctionnement des groupes : un groupe ça se
sépare, ça se reforme, et à chaque fois il faut tout recommencer, à cause des nouveaux
musiciens ; c'est bien sûr un enrichissement musical, à cause des différences de personnalité,
mais c'est aussi beaucoup de pertes de temps et d'énergie. J'en suis un peu revenu, et je crois
finalement que tout se passe autour d'une individualité : tu proposes une musique et tu
trouves les gens que ça intéresse ; mais je n'ai plus aucune envie de jouer la musique des
autres, c'est la mienne que je ressens le mieux. Un individu, ça ne se dissout pas. Encore fautil que les choses soient présentées clairement : Christian Vander est Magma, Jeff Seffer fait
son truc et je vais faire le mien...
M.B. - Et Surya, c'est Didier Lockwood ?
F.C. - Je ne sais pas, je ne les ai pas encore écoutés. Mais je tiens à dire que Didier dans Zao
a très bien joué la musique qu'on lui a demandé de jouer. C'est un musicien fantastique. Je ne
me fais pas de soucis pour lui, il sera connu tôt ou tard. La seule chose qui lui manque,
musicalement, c'est une certaine maturité : il touche à tout, mais à vingt ans, il a tout le
temps...
DUO
M.B. - Vous êtes passés ensemble récemment en première partie de Shakti, au théâtre
des Champs-Elysées. Le deuxième soir, c'était nettement meilleur que le premier...
F.C. - C'est sûr, le premier jour on ne s'entendait pas. On va sortir un disque ensemble en se
servant de divers matériels : d'abord un concert qu'on a donné tous les deux au Moulin de
Bresne / Drosne, un endroit fabuleux tenu par un des anciens du Café de la Gare, Jacky
Barbier. C'est chez lui que Didier et moi avons commencé à jouer seuls, violons et claviers
sans rythmique. On va se servir de cette bande, de celle du concert des Champs-Elysées, et
puis on va enregistrer quelques morceaux en studio, dont deux très courts, un où je suis seul
aux claviers et un où Didier est seul au violon, avec plein de re-recordings.
M.B. - Tu as aimé Shakti ?
F.C. - C'est merveilleux, parfait, rien à jeter et rien à ajouter. En plus c'est une démonstration
très claire comme quoi la musique se passe des frontières et des étiquettes...
M. B. - Qu'écoutes-tu en ce moment ?
F.C. - J'écoute surtout Weather Report. Je trouve le dernier un petit peu moins bien que
"Black Market", il n'y a pas la même étincelle rythmique et je ne crois pas qu'Acuna soit un
grand batteur. Mais de toute façon, pour moi ils jouent vraiment LA musique. J'aime aussi
beaucoup le dernier disque d'Eberhart Weber avec Charlie Mariano. C'est un très beau disque
de jazz...
M.B. - Les disques E.C.M. sont tous beaux...
F.C. - C'est vrai. On peut leur reprocher un côté très esthète, très élitiste, mais c'est sûrement
la meilleure maison de disques du monde, aussi bien pour la qualité de la musique que celle
de l'enregistrement et de la production. Et il n'y a rien de mauvais dans leur catalogue.
M.B. - Stevie Wonder ?
F.C. - C'est fabuleux. Je préfère "Innervisions" au dernier album, qui est un peu trop léché à
mon goût. Mais Stevie Wonder est un très grand musicien. A part ça, j'écoute de la musique
traditionnelle d'Afrique, du Brésil, de partout ; j'aime bien le disque de Robert Wyatt avec
Terje Rypdal et Jack De Johnette, le "Native Dancer", de Wayne Shorter et Milton
Nascimento. J'ai été influencé aussi par des gens comme Terry Riley, Phil Glass...
M.B. - Et les synthés teutons ?
F.C. - Je n'aime pas du tout. Je trouve ça creux, et les sonorités ne m'ont jamais surpris. Je
préfère Astor Piazzola. Employer une recette, un son, ce n'est pas suffisant. Il faut avoir
quelque chose à dire ou à faire passer. La musique doit être une libération des gens qui la
font et de ceux qui l'écoutent. Et ça tout le monde, et surtout dans le "métier", doit en prendre
conscience. C'est un phénomène qui a commencé avec les Beatles et qui ne s'arrêtera pas,
quoique les gens fassent contre. Ce qui se passe dans les concerts, autour de la musique, ne se
passe pratiquement qu'autour de ça. Il y a une communication entre les gens qu'on ne
retrouve jamais dans une exposition de sculpture ou dans une salle de cinéma...
LIBERTE
M.B. - Tu es pour la légalisation de la marijuana ?
F.C. - Je suis pour la légalisation de tout, pour une société absolument libre. Et je pense que
ce qui est très grave c'est l'existence même d'un pouvoir, et à tous les niveaux : famille,
couple, usine, école, etc. Je suis contre le pouvoir, contre les gens qui l'exercent actuellement
et contre ceux qui ont envie de le prendre. C'est pour cela que je n'ai aucune confiance, ni
dans des démarches psychologiques dans le genre de celle de Christian, ni dans les partis de
gauche. Je souhaite que la gauche gagne les élections, parce que mon cœur va comme on dit
du côté des "forces du progrès". Mais c'est loin d'être un chèque en blanc. Je ne leur fais pas
confiance. Ici on a la chance qu'un certain équilibre existe, au point que ni la gauche ni la
droite ne peuvent plus agir, ce qui permet à des individus comme nous d'exister et de vivre en
ignorant pratiquement ce pouvoir. Ce qui n'est pas du tout le cas dans les endroits où la
gauche ou la droite a vraiment pris ce pouvoir. Là, les créateurs dont en taule.
M. B. - Et si cette sombre perspective se réalisait un jour ici ?
F.C. - J'espère ne jamais être confronté à ça, mais si ça arrivait, il faudrait quand même qu'on
vienne me chercher, et je ne suis pas sûr de me laisser faire. Il y a toujours la possibilité de
réagir violemment. Ce n'est pas quelque chose qui m'effraie.
M.B. - Tu ne partirais pas à Bali ?
F.C. - Non, sûrement pas... Peut-être en Angleterre...
M.B. - Pour parler à la radio ?
F.C. - (se moquant) C'est ça... oui. Mais je ne suis pas vraiment un politicien. Je trouve que la
forme de rapport qui s'établit dans un concert est quelque chose d'extrêmement important. Ça
se passe entre des gens qui apportent quelque chose d'abstrait, une musique, et des gens qui
réagissent concrètement, qui dansent, qui parlent ensemble. Et même quand la musique s'est
arrêtée, c'est fabuleux. D'ailleurs ça a fait peur à tellement de gens que les régimes
dictatoriaux ont interdit ce genre de choses en premier lieu.
M.B - Tu parles d'une libération liée à la musique. Crois-tu qu'on puisse se libérer entre
deux rangées de chiens policiers ?
F.C. - C'est un problème global. Si on parle de l'organisation des concerts, le premier
problème à Paris est qu'il n'y a pas de salle qui puisse accueillir tous les gens qu'attire un
grand groupe. Alors on peut engueuler KCP sur son service d'ordre, des choses comme ça.
C'est vrai que des fois il règne une curieuse ambiance. Mais leur existence est conditionnée
par celle des grandes vedettes internationales qui demandent le prix fort et imposent souvent
des conditions de sécurité invraisemblables. Alors remettre en cause la logique de KCP, c'est
remettre en cause tout le star-system, et accepter que ces gens ne viennent plus donner de
concerts à Paris. Je connais des musiciens remarquables qui ont toujours refusé de s'intégrer
dans le circuit du show-biz traditionnel. Je pense à Barre Philips ou au pianiste Chris Mac
Gregor, des gens comme ça. Mais ils passent beaucoup de temps à ne pas faire de musique,
parce qu'il faut bien qu'ils mangent... Mais je ne crois pas qu'ils soient très malheureux...
M.B. - Le deuxième disque de Zao est sorti sur un label à vocation parallèle, Disjuncta.
Quels étaient les problèmes ?
F.C. - Oui, aucune maison de disques n'en avait voulu, mais on ne tenait pas le coup
financièrement. De fait, on payait nous-mêmes la différence de prix de vente du disque. Ca
devenait très dur. Alors qu'une grande maison de disques met quand même des moyens de
travail à ta disposition. C'est très, très important. En plus, chez RCA, je suis complètement
libre. Je n'ai pas de directeur artistique, j'ai toujours refusé. Et ils n'écoutent jamais une note
de ma musique avant que j'entre dans le studio. J'ai une indépendance complète. Je crois que
les musiciens doivent s'occuper de plus en plus de leurs propres affaires. Et si je devais faire
profiter les groupes qui commencent de mes erreurs passées, je leur dirais de monter leur
propre management en même temps que le groupe. Il y a des musiciens ici, mais personne ne
s'occupe efficacement d'eux. Alors que les types qui sortent d'HEC, au lieu d'entrer dans une
boîte pour vendre des parfums, pourraient très bien manager des groupes. Pour un groupe qui
commence, le mieux c'est un copain qui n'a pas énormément de problèmes matériels et qui
peut disposer d'un téléphone. Plus c'est tôt, et plus c'est facile. Il faut tout de suite aller
tourner à l'étranger, en Allemagne et en Italie, mais surtout qu'ils n'attendent rien du métier
traditionnel. De toute façon, je sais que moi aussi, si je veux avoir la "consécration", il faudra
que je parte à l'étranger. Si Vander était parti, il aurait gagné trois ans. Ponty vend cinq mille
disques en France, mais quatre-vingt mille au Québec. C'est fou ! Ici tout semble
complètement bloqué par une bande de gens même pas assez intelligents pour comprendre
l'argent qu'ils pourraient faire avec cette musique, et plus généralement avec cette culture.
Encore, je te dis, chez RCA j'ai de la chance. Ils ont l'air un petit peu moins bête qu'ailleurs.
Au moins, ils laissent les gens qu'ils estiment compétents s'occuper de leurs affaires. Alors
que chez Phonogram, par exemple, c'est vraiment la tasse...
M.B. - Tout est bloqué ici ?
F.C. - Oui, et c'est la même chose dans le cinéma ou dans la musique. Quand on compare ce
qui se fait en France et aux U.S.A., c'est le désastre. Il y a à la fois un manque de moyens et
un manque d'idées, par rapport aux gens qui détiennent le pouvoir. La "marginalité"
américaine a pratiquement maintenant les mêmes moyens que le système, et même plus dans
certains domaines. Il y a là-bas tout un circuit qui tourne et qui n'existe pas ici. Un film
comme "Network" explique très bien tout ça. Que Zappa, musicien dit "progressiste", puisse
attirer vingt mille personnes à Paris, c'est un succès politique extraordinaire... Moi je veux
jouer devant plein de gens aussi, parce que je pense que j'ai quelque chose à leur apporter.
C'est du moins quelque chose que je voudrais me prouver, ne pas être le seul à le penser.
M.B. - Tu crois être le seul à le penser ?
F.C. - Non, je ne crois pas, mais on n'est pas encore assez nombreux.
M.B. - Quel est ton pianiste préféré ?
F.C. - Keith Jarrett est le plus important. Mais j'aime aussi beaucoup Chick Corea, Herbie
Hancock, Joe Zawinul...
M.B. - Parmi les groupes français qui montent, y en a-t-il qui t'intéressent
particulièrement ?
F.C. - De deux que j'ai entendus, je crois c'est Spheroe le plus prometteur. Téléphone c'est
super, dans un autre genre. lis sont complètement sincères et ils crèvent la dalle. J'ai dû payer
un sandwich à la bassiste, à Campagne Première... Ils n'avaient plus un rond.
JAZZ-ROCK
M.B. - Ange est le seul groupe français à avoir vraiment réussi commercialement. Pour
quelles raisons, à ton avis ?
F.C. - Je ne le sais pas vraiment, mais je ne crois pas que ce soit un phénomène uniquement
musical. Les gens se sont identifiés à eux, aux histoires racontées sur scène. Les textes
correspondent à une idée qui flotte dans toute une couche de jeunes Français moyens... Mais
on n'a sûrement pas le même public...
M.B. - Quel est le public que tu préfères ?
F. C. - Le meilleur public, de tous ceux que j'ai vus, c'est celui de ce qu'on appelle le jazz-
rock ; c'est le plus ouvert au niveau de l'esprit. A Bayonne, je les ai vus avaler cinq musiques
très différentes à la suite : Weather Report, Herbie Hancock, Shakti, Billy Cobham, avec
Larry Coryell tout seul à la guitare acoustique entre W.R. et Hancock. Le service d'ordre
dormait, les gens étaient très bien. Le concert de Shakti à Paris, par exemple, c'était la seule
occasion où Didier et moi pouvions passer seuls en première partie, parce que les gens qui
viennent n'ont pas le préjugé musical de ceux qui viennent écouter le rock'n'roll. Ceci dit, je
ne colle pas d'étiquette, la bonne musique est celle qui est profondément ressentie par les
gens qui la jouent. Enfin, c'est une condition nécessaire, mais je ne sais pas si elle est
suffisante : les gens qui chantent de l'opérette, je suppose qu'ils ressentent aussi cette
musique, mais ça, je trouve ça exécrable. Il doit y avoir plein de formes de musiques
populaires simples qui s'expriment... Ceci dit, ce qu'on appelle généralement le jazz-rock
recouvre des musiques très différentes. Ce que fait Hancock n'a rien à voir avec Weather
Report, encore moins avec le premier Mahavishnu. C'est vrai que beaucoup de groupes
réemploient leurs trouvailles sous forme de gadgets sans vie, mais ce n'est pas la peine de
s'intéresser à eux : il faut parler des gens qui ouvrent des chemins. Une autre chose que je ne
comprends pas très bien, c'est la soi-disant division entre musique binaire et ternaire : il n'y a
qu'une différence technique : ici le temps est divisé en trois et là en deux, mais tous les
musiciens que je connais ont toujours joué suivant les deux formules. Sur le morceau de
Stevie Wonder "Isn't She Lovely", par exemple, tu peux aussi bien battre la division du
temps par trois que par deux. Et d'ailleurs, sur le disque, le batteur joue les deux rythmiques
superposées ! Non, les seuls points communs évidents qu'on puisse trouver aux groupes de
jazz-rock, c'est d'abord la présence de l'esprit du jazz, à savoir thème-improvisation, mais
avec une manière d'improviser qui se réfère plus au climat du thème qu'au thème lui-même,
et puis une certaine simplification rythmique...
MUSIQUE RÊVANTE
M.B. - Et toi, sous quelles formes va donc s'exprimer ta musique ?
F.C. - D'abord, je voudrais dire que dans tous les groupes dont j'ai fait partie je me suis senti
frustré de musique, pas employé au quart de mes possibilités sur l'instrument. Maintenant, je
vais jouer. Zao continue donc, quoi qu'en aient dit certains, avec Gérard Prévost à la basse et
Christian de Bricon au sax. Je cherche encore le batteur, et je voudrais trouver quelqu'un pour
jouer des marimbas et du vibraphone. Ca me libérerait de mes obligations harmonicorythmiques antérieures. Sinon, je prendrai peut-être un deuxième sax ; j'avais même demandé
à Elton Dean, qui aurait bien voulu mais n'est pas libre. Zao va bientôt enregistrer son
cinquième album...
M.B. - Des quatre autres, lequel préfères-tu ?
F.C. - Le premier. Je crois qu'un groupe a au début une énergie et une foi qui se perdent
après... Ensuite je vais reprendre les concerts solo, en commençant par une semaine à Paris
au théâtre Campagne-Première, du 27 juin au 2 juillet. Beaucoup d'idées me viennent de
l'improvisation, je me balade partout avec mon mini K7, j'enregistre et réécoute tous mes
concerts. C'est une méthode de travail comme une autre. Je compte développer là une sorte
de musique "rêvante", je n'aime pas le mot planante, et avec des racines françaises, ceci dit
sans aucune intention cocardière. C'est simplement parier de ce pays, d'une certaine douceur
de ses paysages et de ses climats, dans la lignée de gens comme Debussy, Ravel, Fauré, toute
une école qui a été très importante et qui me touche beaucoup. Il est évident, par exemple,
que Debussy et Ravel ont influencé John Coltrane. Cela, je vais donc le faire seul, et mon
souhait le plus cher serait qu'un jour les Américains prennent autant de plaisir à écouter des
gens d'ici, jouant une musique d'ici, que nous à écouter leurs groupes.
M .B. - Et puis, des expériences...
F.C. - Oui, l'information va tellement vite aujourd'hui qu'on peut faire des expériences
musicales totalement différentes. Je peux aller jouer demain avec des Africains, des Japonais,
des Brésiliens... Je le ferai peut-être, je suis ouvert à tout. Mais dans l'immédiat, j'ai quelques
projets : le disque avec Didier Lockwood, d'abord ; ensuite je vais écrire les arrangements
pour l'album d'un chanteur de variétés, un Brésilien de mes amis, simplement parce que ce
qu'il fait me plaît. J'aimerais beaucoup faire un disque en trio avec Jack DeJohnette et Barre
Phillips, et à la rentrée je vais enregistrer avec un percussionniste québécois, Michel Seguin.
C'est un ami aussi ; avant, il jouait des tambours africains dans l'orchestre de Charlebois. Et
je sais qu'on peut jouer ensemble pendant des heures sans s'ennuyer...
M. B. - Tout à l'air d'aller bien, alors ?
F.C. - Tout va très bien, mais les gens qui viendront écouter ma musique doivent avoir envie
de participer. Ce n'est pas un ordre, bien sûr, c'est à moi de les amener à ça, par la musique.
J'aurai gagné le jour où mes concerts seront vraiment des fêtes.
Propos recueillis par Michel BOURRE
Rock & Folk n° 126 - Juillet 1977
Magma ou l'éternel retour - Rock en Stock n° 3 - Juillet/Août
MAGMA ou l'éternel retour
Après une huitaine d'années, de travail dans les profondeurs, Magma (on serait tenté de dire
"le mouvement Magma") commence à faire son apparition dans l'avènement des surfaces, en
attendant les cieux qui sont sa juste place.
Huit ans de galères kafkaïennes, où les haines se mélangent aux soupirs de lumière, où il faut
lutter chaque jour à la fois contre l'apathie d'un public offert au rêve "Américain", et contre
ceux qui façonnent cette langueur, en en faisant leur profit. Magma, qui n'a jamais cessé
d'indiquer la véritable identité, quand tout autour triomphait la plus plate nullité, la plus
rentable punkitude, la plus extrême confusion mentale.
Magma est resté le même, mélange d'impassibilité et de fureur mortelle, et il semble que sa
voix ait quelque chance d'être, d'ici à quelques mois, plus immédiatement entendue. Klaus
Blasquiz, chanteur depuis les débuts, répond à nos questions, pendant que Christian Vander
met les choses au point
QUESTION - Si on commençait par un petit bilan ?
KLAUS BLASQUIZ - Nous avions tout à créer quand Magma a commencé : la musique, la
vie des musiciens en France, susciter un public, trouver des endroits pour le rencontrer, un
circuit qui établisse la possibilité de le réutiliser pour des groupes travaillant dans le même
esprit, etc. Malgré la lutte du milieu dit "professionnel", nous avons fait en sorte que rien ne
puisse attenter à la vie de Magma.
Q - Qelle est la nature de cette lutte sans merci ?
KB - La lutte, c'est d'abord se protéger des jalousies, des haines dues à l'incompréhension ou
à la peur de l'inconnu ; agir ensuite contre l'engourdissement, organiser dans la confusion
générale qui est le symbole de la France à l'étranger.
Q - Comment avez vous agi contre tout cela ?
KB - On est passé à l'action, et réalisé ce que tout le monde préconise dans de longues
discussions. Peu importe d'ailleurs le genre de musique, ce qui importe, c'est d'accepter cette
lutte, et de la mener sans jamais faillir.
Q - Peut-on encore parler aujourd'hui de lutte sans merci ?
KB - Oui, mais il y a des batailles que l'on n'a plus besoin de mener avec autant d'intensité,
car dans certains domaines, en particulier le spectacle, nous avons trouvé des facilités
d'action, ce qui fait que l'on peut mieux diriger les énergies, sans avoir à se battre de tous les
côtés. Par exemple, le programme du spectacle a été aménagé dans le sens de l'efficacité au
niveau de l'impact sur le public, sans que la musique ait fondamentalement changé ou que
nous soyons devenus des mécaniques à show-biz.
Q - Si la musique n'a pas changé, elle s'est transformée de manière indiscutable. Dans
quel sens ?
KB - II y a quelques temps, nous avons choisi de jouer toute la musique de Christian sans
distinction, plutôt que de n'interpréter que les grandes pièces comme Mekanïk. De toute
façon, un choix se fait toujours au détriment d'une partie de la musique tout en sachant qu'un
concert n'est pas un catalogue destiné à illustrer toute la musique. Un concert doit être une
fête ponctuelle, c'est à dire qu'il n'est pas uniquement fonction de la musique, mais aussi du
lieu, du public, et des musiciens.
Q - "Nous avons choisi", à quel moment exactement ?
KB - Ça se préparait depuis déjà des années, c'était une chose qui nous paraissait logique,
puisque ce que nous jouons, nous musiciens de Magma, c'est la musique de Christian
Vander. Les nouveaux musiciens sont arrivés, et ça a été l'occasion de restructurer le concert
avec plusieurs possibilités de morceaux de courte, moyenne et longue durée. Ça permettait de
mieux s'adapter aux conditions dont je parlais avant.
Q - Comment Christian et toi choisissez vous les musiciens ?
KB - Le choix se fait par une logique qui fait que des gens tournent autour de nous, qu'il y a
une sorte de famille de pensée ou musicale ou spirituelle. On se retrouve un jour ou l'autre à
s'essayer, puis à jouer ensemble. Le reste se fait automatiquement.
Q - Pour ce qui est de la famille spirituelle, pourrais-tu citer des noms de gens qui s'y
rattachent ?
KB - Jean Giraud, alias Moebius, un des plus grands graphistes inspirés. Alexandro
Jodorowsky (La montagne sacrée, El Topo), aller voir ses films remplacera tous les
commentaires. Janik Top, Henry Cow, Frank Herbert (Dune), Richard Matheson (Je suis une
légende)… on s'arrête ?
Q - Revenons aux musiciens… que demandez-vous à un instrumentiste pour pouvoir
jouer avec vous ?
KB - Ce que lui doit sentir comme un besoin : la possibilité de jouer de son instrument sans
entraves techniques, sans blocages culturels (swing, harmonie, etc.), sans impossibilité de
supporter une vie en collectivité. Enfin qu'il ne soit pas effrayé de se retrouver dans des
situations financières aléatoires.
Q - Oui existent encore, même pour Magma?
KB - Quand on a peu d'argent, on a de petits problèmes financiers. Plus la machine grossit,
plus elle coûte de l'argent, dans un pays où il faut tout faire soi-même.
Q - Par rapport à Christian et à sa conception globale du monde, est-il aisé de faire
coexister une pensée différente à l'intérieur du groupe ?
KB - Non, si c'est une pensée résolument hostile à la sienne. Oui si ça permet d'élargir le
champ de vision de Magma et si ça catalyse des forces plus vastes. C'est le terrain commun
qui nous réunit, et le propre d'un bon terrain, c'est d'être fertile.
Q - A ton avis, où en est la musique en France aujourd'hui c'est à dire as-tu
l'impression que Magma a eu une influence ?
KB - Je suis sûr que beaucoup de groupes ont été influencés par Magma, souvent plus par la
forme que par le fond, et souvent sans savoir trop de quelle manière. Mais il serait très
limitatif de ne chercher à voir que ce qui se passe en France. Les gens qui attendent que la
révolution musicale ne vienne que de la France attendent le vide. Les musiciens français se
comptent sur les doigts de la main. De plus, les pires conditions sont réunies.
Q - As-tu l'impression. que les relations que vous avez avec votre public ont évolué ?
KB - Oui, pour plusieurs raisons. Magma a évolué en fonction des, musiciens, en changeant
son spectacle, et puis surtout avec le temps. De leur côté, les gens ont aussi évolué. On a
constaté que pour une interprétation relativement semblable d'un même morceau, certaines
personnes réagissaient de manière différente, à quelques années d'intervalle. En général, c'est
toujours dans le sens d'une victoire.
Q - Comment vois-tu l'avenir de Magma ?
KB - Magma ne mourra pas parce que la musique dépasse l'idée d'une réunion temporelle de
musiciens. Il est certain que même si Christian fait une carrière d'instrumentiste un jour ou
l'autre, ça ne sera jamais aux dépens de Magma, car il est plus Magma que batteur.
Q - Est-il question qu'il fasse une telle carrière
KB - Pas du tout, mais je suis persuadé que beaucoup de gens sont à l'affût. II serait très
facile de produire Christian et de se faire du fric sur son dos.
Q - Parmi les bruits qui circulent, il est question entre autres d'un triple album début
78, d'un album solo de Christian aux Etats-Unis, d'un disque avec Top, d'un livre sur
Magma, d'un film pour la télévision, et d'un album solo pour toi. Qu'y a-t-il de sûr dans
tout ça ?
KB - Pour le triple album, il semble que ce n'est pas une très bonne formule actuellement
pour le groupe, uniquement pour des raisons pratiques. Un triple est invendable, trop cher.
Mais de la musique est prête pour les six albums à venir, ce qui ne signifie pas qu'on
l'enregistrera obligatoirement.
Le disque solo de Christian est certain, enregistré aux Etats-Unis et en France. Des musiciens
connus y joueront, mais leur nom est encore un secret. Je préfère ne rien dire encore du
disque avec Jannick, je crois que ce n'est pour l'instant qu'un projet. Un livre sortira courant
décembre sur Magma, en attendant le livre par Magma. Le premier sera un témoignage réel,
important pour tous, pour aider à comprendre. La télévision a tourné une émission d'une
heure, qui sera diffusée dans les programmes de fin d'année, sur Antenne 2. Benoît
Widemann va sortir un album basé sur la musique de claviers dans lequel des musiciens du
groupes viendront jouer des choses qui leur sont inhabituelles. Quant à mon album solo, que
je prépare sérieusement depuis quelques mois, j'y enregistrerai ma propre musique, des
expériences vocales, et Janik Top en fera les arrangements. En outre, j'en dessinerai la
pochette.
Q - Je crois savoir que tu fais des bandes dessinées ?
KB - Depuis longtemps. J'en prépare une importante pour "Métal Hurlant". La conception
n'est pas une "suite de cases avec des bulles", mais plutôt du texte fortement illustré. C'est de
la science fiction, avec pour thèmes majeurs la magie, les cyborgs (mi hommes, mi machines
immortelless) et la cosmologie.
Q - Les thèmes de Magma en quelque sorte ?
KB - Les mêmes thèmes développés par la figuration narrative, l'un des langages les plus
populaires qui soient.
Q - Dernière question : Christian est-il heureux ?
KB - Christian est aujourd'hui comme éperdu de lumière.
Christian VANDER
"Je vis actuellement une période de mutation aussi profonde que celle qui a motivé la
naissance de Magma. C'est un moment très dur pour moi et pour les autres. Je suis
inapprochable et je n'arrive même plus à savoir si nous sommes en été ou au printemps.
J'attends la flamme et je sais qu'elle va venir. Je veux, en substance, placer la musique au
niveau du quotidien porteur de poésie. Ca a commencé avec l'interprétation de "Lihns".
Je fais cela pour que les gens résolvent le quotidien avant de passer à autre chose. En deux
mots, je repars à zéro, et Magma renaît, sans être jamais mort. Ceux qui sont fidèles depuis le
début comprendront, et les étrangers auront peut-être moins peur de ce qu'on a toujours pris
pour de la haine, et qui n'était qu'une immense tristesse. Pour employer une image, je dirais
que les armées de combat que nous avons décrites jusqu'à aujourd'hui en termes grandioses,
flamboyantes d'or, seront racontées maintenant dans le détail de leur beauté. La lutte reste
présente, elle sera écoutée par un autre biais."
Antoine de CAUNES
Rock en Stock n° 3 - Juillet / Août 1977
Ma cabane à Kobaïa, interview Christian Vander - Rock & Folk n° 127 – Août
Ma cabane à Kobaïa
La parution du provocant premier double album de Magma, il y a sept ans, fit l'effet d'un
énorme pavé dans la mare stagnante et croupie du rock français, victime d'un manque
d'identité total. Voilà qu'à l'horizon apparaissait un commando d'hommes habillés en noir qui
disaient " Non " et provoquaient le choc. Ils produisaient une musique lyrique, dense et
violente, sonnant comme les trompettes de Jéricho juste avant que ne tombent les murs de la
cité. Leurs yeux brûlaient quand ils la jouaient, surtout d'ailleurs ceux du batteur, un fou
illuminé de vingt-deux ans qui ne parlait que de Coltrane et des chants insensés de Kobaïa,
mystérieuse planète de son invention, sur laquelle il semblait passer déjà la majeure partie de
son temps. Au fil des disques, le son se modifia, du peloton de cuivres de " Riah Sahiltaak "
aux grondements de claviers de " Köhntarkösz ", en passant par les chœurs de " Mekanïk
Destruktïw Kommandöh " : mais l'esprit ne changea jamais, et la musique de Magma resta
solitaire, jamais imitée, pas même imitable.
De cette situation, beaucoup de quiproquos naquirent et jamais vraiment ils ne s'expliquèrent,
tant ils pensaient qu'avec le temps tout deviendrait clair et limpide. Et l'on imaginait Christian
Vander perdu dans quelque rêve mégalomane, inaccessible aux soucis des mortels, pour ainsi
apparaître à contre-temps, toujours: hier agressant verbalement les faux hippies fleuris cinq
ans trop tard, et s'habillant en sombre en réaction à tant de fausses couleurs, et aujourd'hui
parlant d'amour, alors que les punks nous pressent d'en venir au coup de botte nerveux…
Mais tout ça ne tient pas debout, d'abord, et ça je ne l'ai jamais lu nulle part, donc c'est une
bonne information, parce que Christian Vander est quelqu'un de timide. Ensuite, parce que
dans sa naïveté incommensurable, il n'arrivait même pas à concevoir que les gens ne puissent
pas comprendre… Mais quand l'été revient, les sourires refleurissent et nous voilà enfin
branchés sur le cœur qui fait battre la machine.
UN ÊTRE MERVEILLEUX
MICHEL BOURRE & PATRICK COUTIN - L'année 1977 a vu naître un nouveau
Magma. En quoi est-il réellement différent de ceux qui le précédèrent ?
CHRISTIAN VANDER - J'attendais cette année 77 depuis longtemps. Avant, j'ai traversé
une période difficile pendant un an, un an et demi. J'étais très perturbé, au point que je me
demandais si j'allais rester sur cette terre. Tu sais, quand tu donnes toujours le meilleur de toi
et que toujours, en retour, tu reçois des coups, tu n'as pas envie de les rendre, tu as seulement
envie de ne plus être là.
Je voulais m'envoler comme un oiseau. Parce que j'avais l'impression que ce à quoi je croyais
n'existait pas ici, que ce n'était qu'un leurre… Et puis au moment où je commençais à en être
sûr, il m'a été prouvé le contraire. J'attendais que quelque chose se passe, et quelque chose
s'est effectivement passé…
M.B. & P.C. - Quoi donc ?
C.V. - J'ai rencontré un être merveilleux…
M.B. & P.C. - Et ça change quoi ?
C.V. - Ça change tout… Ça peut te paraître fou ce que je raconte, mais je vis actuellement
dans un climat bizarre… Je crois que les gens vont se rendre compte très vite de l'amour qui
peut se dégager de quelque chose, de Magma en particulier.
Il ne va plus rien subsister que ça… En plus, je ne vois plus le public de la même façon. J'ai
cru longtemps jouer encore dans un cabaret de jazz, face à des gens de passage, qui le
lendemain repartiraient à New York ou à Tombouctou. Il fallait donc leur donner le message
très vite, avant qu'ils ne s'en aillent. C'était une erreur, mais j'ai mis du temps à le
comprendre. Maintenant, ce public, j'ai envie de le cajoler, de le dorloter. D'abord parce
qu'une partie de ces gens qui nous suivent ont déjà compris, et que ceux-là, ce n'est pas la
peine de leur expliquer deux fois, il faut leur apporter quelque chose de plus…
M.B. & P.C. - Tu parles d'amour, mais beaucoup de gens ressentaient jusqu'à
aujourd'hui la musique de Magma comme étant une musique d'angoisse et de
désespoir…
C.V. - Ils étaient dans l'erreur. On n'a jamais fait une musique macabre. Elle pouvait, être
triste, mais il y a toujours eu la vie, et un espoir démesuré derrière. Ceux qui à mon avis
comprenaient la musique, comprenaient ça aussi. Maintenant, ceux qui faisaient semblant de
nous suivre, s'habillaient en noir pour le noir et ne retenaient que la négation, ceux-là
n'avaient rien compris…
M.B. & P.C. - Tu es pourtant encore habillé en noir aujourd'hui…
C.V. - C'est vrai, mais ça ne veut rien dire. Quand tu fermes les yeux, tu vois du noir, et puis
petit à petit les couleurs apparaissent, tu vois ce que tu veux, du bleu, du vert… Si tu veux un
exemple, beaucoup de ceux qui disaient aimer Magma aimaient également King Crimson.
Mais je trouve la musique de King Crimson beaucoup plus désespérée que la nôtre… Le type
qui chante dans Magma est peut-être triste, mais en tout cas il n'est pas abattu : il pense O.K.
ça va mal, mais ça va aller tellement bien, et je le sens tellement fort que j'en ris… Et puis je
ne comprends pas, c'est tellement évident : comment peut-on aimer Coltrane et faire une
musique agressive ? Ils ne font pas le rapprochement, les gens ? Tu sais, un chien-loup, ça
peut paraître agressif, mais s'il l'est réellement, c'est qu'on l'a dressé pour qu'il soit comme ça.
Autrement, un chien-loup, c'est doux comme un agneau…
M.B. & P.C. - Il est difficile de se débarrasser des vieilles légendes : Magma fasciste,
Magma ascète…
C.V. - C'est pareil, il n'y a qu'à ouvrir les yeux. Sur la pochette du premier double album, les
croix gammées sont écrasées par la griffe de Magma… Quant au discours que je faisais à une
certaine époque, ce n'est pas moi qui parlais, c'était un tyran, et c'était clairement expliqué…
Quant au reste, Klaus est végétarien, mais ça n'engage que lui. Si j'ai envie de manger un
steak, je ne m'en prive pas…
M.B. & P.C. - Quelle est la composition du nouveau Magma ?
C.V. - Je te la donne dans le désordre : en dehors de Klaus et de moi, il y a Guy Delacroix
(basse), Benoît Widemann (claviers), Jean de Antoni (guitare), Clément Bailly à la batterie et
trois choristes dont Stella, ma sœur…
M.B. & P.C. - Comment les as-tu rencontrés ?
C.V. - Je les ai connus tous ensemble. Benoît et eux travaillaient pour monter un groupe, et
ils accompagnaient Stivell en plus. Benoit m'a proposé de les faire tous entrer dans Magma.
Au début je trouvais ça délicat, mais finalement ça a très bien marché. Je suis très content de
ce groupe, il y a beaucoup de cœur, beaucoup de bonne volonté. Tout le monde est dans la
même histoire au même moment, ce qui n'a pas toujours été le cas…
M.B. & P.C. - Pourquoi joues-tu maintenant avec un autre batteur ?
C.V. - Il y a très longtemps que j'en avais envie. Ça me permet de chanter la musique de
Magma, et de la jouer au piano, avec un soutien rythmique. A travers le chant et le piano,
c'est le même sentiment qui passe… Par contre, chanter et jouer de la batterie, c'est infernal,
c'est tenter d'exprimer au même moment deux sentiments contradictoires. Ou tu sers bien la
batterie, ou tu sers bien le chant, mais pas les deux… La présence de Clément me libère sur
ce plan là.
VITAL
M.B. & P.C. - De quelle manière composes-tu ta musique ?
C.V. - Tout vient du chant. Je ne me mets jamais au piano en me disant je vais créer une
mélodie. C'est trop facile, tu n'as qu'à déplacer les doigts et tu en crées cinquante par heure.
Mais ça ne veut rien dire : pourquoi celle-là et pas une autre ? Non, il faut que ça vienne du
fond, que ça me mette en transe. Alors si je répète vingt fois le thème et que vingt fois c'est le
même qui sort, je suis sûr que je ne me suis pas trompé, et qu'il n'y a rien d'autre à mettre à la
place. C'est l'essentiel. Après tu peux faire de beaux arrangements, mais tu as l'essentiel.
Et puis il y a tout un travail pour trouver les enchaînements justes, et c'est parfois très long :
quand on compose une longue pièce de musique, je reste toujours dans le même climat.
J'improvise par exemple deux heures de suite, j'enregistre tout et en réécoutant je sépare
facilement les passages qui ont été réellement vécus de ceux où je me suis relâché. Je garde
les passages vécus, et je coupe le reste, le blabla. Je recommence encore, et peu à peu le
blabla s'élimine. Le blabla ce n'est pas un problème, de temps en temps, mais un problème
d'intensité et de prestance. Par exemple, en improvisant je peux enchaîner deux passages très
naturellement en deux accords, comme ça, et on passe à autre chose. Mais ce n'est qu'une
habitude des doigts, ça ne veut rien dire ; si ça se trouve, la vraie transition ente ces passages,
celle qui s'impose, durera trois quarts d'heure, au lieu de ces deux accords. Ce n'est pas un
travail de technicien, c'est une question de climat, d'esprit. Tu comprends, je n'aime pas trop
les " virtuoses ", les gens qui sortent des milliards de notes dont la plupart leur viennent au
bout des doigts par simple habitude physique, pavlovienne. Je ne peux pas me mettre au
piano et égrener quelques arpèges en me demandant si mon steak est cuit. La musique, c'est
vital pour moi, ça m'engage en entier, ou je préfère ne pas en jouer…
M.B. & P.C. - Le kobaïen a-t-il une signification très précise, ou est-il surtout utilisé
phonétiquement ?
C.V. - Au départ, les mots me viennent en chantant, ils sont donc là avant tout pour leur son.
Mais à force de les répéter dans un certain climat, on arrive à percer leur signification. Ça
peut prendre du temps : deux ans, trois ans. II y a des mots de " Mekanïk Kommandöh " dont
je ne connais pas encore le sens. Mais une fois qu'un mot est traduit, c'est pour toujours, il ne
peut pas vouloir dire autre chose. Je le sens aussi fort que quand je crée une mélodie au
piano. Le kobaïen, ce n'est pas un langage intellectuel comme l'espéranto, par exemple. C'est
un langage organique.
M.B. & P.C. - Y a-t-il une chance pour que Magma chante un jour en français ?
C.V. - C'est possible. On peut certainement faire de très belles paroles en français, ou dans
une autre langue d'ailleurs. Mais il faut trouver les mots qui fassent résonner l'accord…
TRANE ET TOP
M.B. & P.C. - Peux-tu nous dire ce que John Coltrane représente exactement pour toi ?
C.V. - C'est très simple : pendant longtemps, John Coltrane a été la seule personne à
m'insuffler la vie. Je vivais seul, et la parution de chacun de ses disques était mon unique lien
avec l'existence. Quand il est mort, en 1967, J'avais dix-neuf ans et il n'y avait plus rien. J'ai
cru mourir. Je suis resté pendant trois ans comme ça, dont deux en Italie, à écouter ses
albums dans un état lamentable. Je sombrais un peu plus tous les soirs. Et puis un jour, je
buvais un verre de whisky, je l'ai posé et j'ai dit : c'est fini, je ne touche plus à rien. Le
lendemain je me suis promené dans Turin et j'ai eu une vision étrange : toute la ville me
semblait illuminée. Je suis entré dans une pharmacie, et je leur ai dit: " Ecoutez, je ne sais,
pas ce que j'ai, mais je ne me sens pas bien ", le type est parti chercher quelque chose
derrière, et quand il est revenu je n'étais déjà plus là… Après, pendant six mois je suis resté
dans une chambre à manger du riz et boire de la limonade.
Jusqu'à ce qu'il y ait le déclic, jusqu'à ce qu'il y ait Magma… J'ai lu un article sur Coltrane
récemment dans R & F. J'estime que le type qui l'a écrit n'y a pas compris grand-chose. II
sous-entend que les derniers temps Coltrane, n'ayant plus vraiment l'énergie, laissait sa place
à Pharoah Sanders pour faire ce qu'il aurait eu envie de faire lui, c'est-à-dire crier dans le sax,
etc. Ce n'était pas du tout ça, l'esprit. Simplement, Coltrane avait le sens de la musique digne.
L'idée de " Naima ", par exemple, était géniale. Avant, Coltrane jouait cette ballade d'une
façon dépouillée, très simplement il exposait le thème, laissait le pianiste seul et ne rejouait
que pour reprendre le thème à la fin. Après il a commencé à improviser dessus, mais il s'est
rendu compte que ce n'était pas vraiment la solution. II fallait que ça soit quelqu'un d'autre
qui délire sur le thème, pas lui. Il laissait donc à Pharoah Sanders le soin de pleurer, de se
lamenter sur tous les maux de la terre, et lui arrivait derrière ça avec un son très beau,
énorme, pour ré-attaquer le thème. Lui ne jouait plus que la beauté, mettant toute l'énergie
dans le son. Mais ce n'était plus un sax qui vibrait, c'était Coltrane directement. Je n'ai
d'ailleurs jamais entendu de sax chez Coltrane. Son instrument et lui ne faisaient qu'un.
C'était lui qui parlait.
M.B. & P.C. - Est-ce le seul musicien qui t'ait laissé cette impression ?
C.V. - Non. Janik Top aussi.
M.B. & P.C. - Pourquoi ne jouez-vous plus ensemble, alors ?
C.V. - Beuh… Ce n'est pas le problème, ça va très bien avec Janik, vous le verrez bientôt.
Quoiqu'il se dise, ça continue. On a un cadavre dans notre placard…
M.B. & P.C. - De quelle période de Magma gardes-tu le meilleur souvenir ?
C.V. - Sur scène, il y a eu une période fantastique vers juin 1972, avec le premier Magma.
On commençait à jouer "Mekanïk", il y a eu cinq ou six concerts dont je me souviens encore.
Après, il y a eu des concerts musicalement parfaits avec Janik, notamment le dernier à
Colmar. On était' quatre sur scène: Klaus, Janik, moi et Gérard Bikialo aux claviers, on avait
l'impression qu'on était trente. Récemment, on a aussi fait de très bons concerts avec le
nouveau groupe.
Quant aux disques, celui que je préfère, c'est la bande du film " Tristan et Iseult ". C'est celui
où se reflète le plus le véritable climat Magma : un piano et des chœurs. On l'a enregistré à
trois, Klaus, Janik et moi. A 10 h du soir, Janik est venu chercher la partition, à 2 h du matin
on enregistrait, et entre temps il s'était même permis de changer des parties. Il comprend tout
très vite.
M.B. & P.C. - C'est une véritable histoire d'amour entre vous…
C.V. - Oui, bien sûr. Je ne vois aucune différence entre sa musique et la mienne. C'est peutêtre dit autrement, mais le fond est tellement le même…
QUOTIDIEN
M.B. & P.C. - " Mekanïk Kommandöh ", " Üdü Wüdü " ?
C.V. - Dans " Mekanïk, il y a la foi; je sais que tout ce qui a été joué a été vraiment joué.
Mais le son a été coupé, à cause de Giorgio Gomelsky qui ne supporte pas les basses trop
basses ou les aigus trop perçants… Voilà un monsieur qui fonctionne avec des limiteurs. "
Üdü Wüdü " était un disque de transition. On allait monter le groupe avec Janik, mais il n'y
avait, rien de prêt et on devait enregistrer. II y a donc des extraits de thèmes d'" Emmehntëht
Rë ", mais pris isolément cela peut ne pas vouloir dire grand-chose. Ce ne sont ni les
arrangements définitifs, ni la manière dont je veux les jouer vraiment.
M.B. & P.C. - Emmehntëht Rê joue un peu le rôle de l'Arlésienne dans la vie de
Magma. On en parle beaucoup, mais on ne voit rien venir…
C.V. - L'introduction d'Emmehntëht Rê, c'est " Köhntarkösz ". Seulement pour faire la suite,
il faudrait enregistrer trois albums à face pleine, sans aucune interruption musicale… Ça pose
un problème évident au niveau de la maison de disques et du public : qui va pouvoir gober
tout ça ?
Alors mon projet c'est, d'une part de faire connaître la musique du quotidien Magma, dont
personne n'a encore entendu parler, d'autre part de faire sortir Emmehntëht Rê, sous le nom "
Zeühl ", à une échéance que je ne connais pas encore. II y aurait là des musiciens de Magma,
et sans doute d'autres gens, certainement Janik, par exemple…
M.B. & P.C. - Qu'est-ce donc que la musique du quotidien Magma ?
C.V. - II y a les grandes entreprises, et le 'quotidien. Je pense maintenant qu'avant de
s'attaquer aux premières, il faut résoudre le second. Parler de ce qui se passe tous les jours,
avoir une pleine conscience dé la minute qui est en train de s'écouler. Par exemple, tu
regardes tomber la pluie, tu penses des choses. Alors il y a des tas de thèmes que je pense
monter, dans ce sens… C'est une musique plus accessible que celle des grandes pièces, mais
elle dit la même chose et je la joue avec autant d'intensité. Parce que ça se passe sur Kobaïa :
il ne s'agit pas de la pluie sur Terre, polluée. C'est un quotidien transcendé, merveilleux…
M. B. & P.C. - Y a-t-il d'autres musiciens avec qui tu aies envie de jouer ?
C.V. - Il est question que je fasse quelque chose avec Jan Hammer, mais ça ne me passionne
pas vraiment. Le seul avec qui ça me brancherait vraiment, c'est McCoy Tyner…
M.B. & P.C. - Tu, n es pas envie de réutiliser des cuivres ?
C.V. - Si, mais pour qu'une section de cuivres sonne vraiment, il en faut au moins quatre et
ça coûte horriblement cher. Il en 'faudrait bien quinze, d'ailleurs… Mais je le ferai, c'est
sûr… Je voudrais aussi donner des concerts avec un piano acoustique, des voix et presque
pas de batterie, quelque chose de léger à la caisse claire, d'obsessionnel.
M.B. & P.C. - C'est curieux comme tu sembles te démarquer de la batterie alors que tu
es surtout connu comme batteur…
C.V. - Ça me mine le moral, d'être considéré comme un " batteur ". Ça ne veut rien dire.
Quand je joue de la batterie, tout passe en moi : le piano, les cuivres, les chœurs, c'est peutêtre pour ça que mon jeu est un peu fou… J'ai travaillé très dur sur la batterie, mais sans
comprendre que ce que je voulais, c'était surtout chanter, jouer du piano…
M.B. & P.C. - Tu n'as jamais été tenté parle vibraphone ?
C.V. - Non, je trouve ça précieux, c'est un son, alors que dans une batterie il y a tout : vingtcinq sons si tu veux. Si tu en joues comme Elvin Jones, tu crées une véritable plaine, tu
inventes un espace. Mais cela dit, personne n'arrive à jouer comme lui. II n'a toujours pas été
dépassé… II y a de fantastiques batteurs, mais Elvin, c'est magique. Tu te mets à côté de lui,
tu ne comprends rien, et si tu essaies de reprendre une de ses phrases, tu n'y arrives pas. Ça
ne sonne pas pareil, il manque toujours quelque chose.
UN VIDE IMMENSE
M.B. & P.C. - Tu n'es pas très intéressé par la musique qui se fait aujourd'hui…
C.V. - C'est dramatique. Et pourtant je ne demande que ça, j'essaie. On me dit " écoute le
dernier machin, il y a un super son, etc. ". Mais je me moque du son. Enfin tant mieux s'il y a
un bon son, je suis bien placé pour le savoir, on ne l'a jamais eu, mais ce n'est pas l'essentiel.
On a l'impression qu'ils se sont tous fait prendre à leur propre jeu que ce n'est plus vital pour
eux de faire de la musique. II y a tellement de gens qui font des arrangements sur rien qui
sont devenus des spécialistes en son, en emballage… Mais il n'y a rien à emballer, au bout de
dix minutes tu sens un vide immense, le château de cartes s'écroule…
M.B. & P.C. - Beaucoup de gens sont passés dans Magma, et leurs propos alimentent la
chronique… Tu n'as rien à répondre ?
C.V. - Quand on monte un groupe, on ne se pose jamais là question de savoir si untel devra
partir un jour… On a l'impression que ça va toujours durer. Mais certains se sentent exclus
d'une histoire qu'ils n'ont pas pu vivre avant. Certains manquent de patience, s'étonnent au
bout de six mois que le public ne les regarde pas plus, et juste quand ça commence à bien
marcher, ils craquent. Maintenant, si je devais expliquer vraiment pourquoi la plupart des
gens sont partis de Magma, moi je pourrais le faire relax, mais ça poserait sûrement des
problèmes…
M. B. & P.C. - Ce n'est pas grave, vas-y…
C.V. - C'est une question de sensibilité. Quand je joue, je ne calcule pas l'énergie, je suis
complètement " dedans ", mais beaucoup ne sont pas à l'aise dans la musique, ils calculent,
ils sentent trop leur corps et ils mettent longtemps à comprendre. On a passé des mois,
parfois, à répéter des trucs qui auraient dû venir très vite. Dans l'histoire de Magma, deux
musiciens seulement comprenaient tout tout de suite : Teddy Lasry et Janik Top… Quant aux
autres, ce qui m'ennuie, c'est que quand ils s'en vont de Magma, ils ne font pas de cadeaux.
Mais aujourd'hui, je n'ai envie de dire du mal de personne…
M.B. & P.C. - Vous tournez beaucoup en Europe, ça marche bien ?
C.V. - Très bien, oui. L'an passé, on a joué à Roskilde, en Norvège. Il devait bien y avoir 30
000 personnes, et c'était le délire total… On y repart demain d'ailleurs. En Allemagne; c'est
pareil… On a eu des ennuis en Angleterre, parce qu'on a dû annuler une tournée là-bas,
l'automne dernier : le groupe s'était dissous la veille et ça a tout foutu par terre… Mais
Zappa, quand on lui parle de l'Angleterre, il répond : " Où ? ".
M.B. & P.C. - Et quand on te dit Magma, tu réponds quoi ?
C.V. - Amour. Je vis actuellement " l'Eternel retour ". C'est l'amour fou, intemporel, et c'est
tellement énorme, tellement palpable qu'une bonne partie de mon entourage prend peur. Mais
c'est devenu évident immédiatement communicable, et je sais que tout est possible,
puisqu'enfin j'ai trouvé l'écho.
Propos recueillis par Michel BOURRE et Patrick COUTIN.
Rock & Folk n° 127 - Août 1977
Mekanik Pop : Janik Top - Rock & Folk n° 127 – Août
MEKANIK POP
Janik TOP
Tout d'abord, j'aimerais remercier tous ceux qui m'ont écrit, et surtout leur demander de ne
pas joindre de timbres à leurs questions. Le courrier de Mekanik Pop augmente chaque mois,
et il ne m'est plus possible de répondre à chacun d'entre vous, d'autant que nombre de vos
demandes se recoupent. Par contre, dans un prochain numéro, nous consacrerons une
rubrique entière au courrier.
Au menu de ce mois-ci, un plat de choix, et pour changer, un bassiste : Janik Top.
Janik s'est montré un excellent professeur de basse, tout aussi prolixe sur la manière dont il
envisage son instrument que sur celle qu'il a employée pour le maîtriser. Faute de place, nous
ne donnerons ici que la première partie de cette interview, réservant la complexe leçon de
musique pour le futur.
Quant à l'itinéraire musical de Janik, les intéressés pourront se reporter au numéro de mai de
" Rock et Folk ".
R & F : Quels sont les instruments que tu utilises ?
J.T. : Ma basse actuelle est une Music Man ; je retrouve en elle tout ce que j'aimais sur les
anciennes Fender. Comme amplificateur, je me sers d'un petit Ampeg B 15 M que j'aime
beaucoup, un appareil à lampes, et puis pour la scène un gros STV, Ampeg aussi, que j'ai fait
trafiquer. On y a rajouté un Master Volume à l'arrière, ce qui me permet de compresser le son
sans augmenter trop le volume. Cela me donne un son gras, terrifiant, très délicat à jouer. Tu
dois utiliser la pression des doigts, pas la force, la pression... Certains bassistes préfèrent
jouer en courant sur la manche, moi j'aime ce contact, cet enracinement.
R & F : As-tu des pédales pour transformer ton son ?
J.T.. : Bien sûr; je travaille en ce moment sur un prototype de synthétiseur pour guitare,
l'ORS ; c'est d'ailleurs très différent de la basse seule. Il faut jouer avec les sons, les trouver,
et puis après évoluer en fonction d'eux. Certains sont lents, et il faut laisser l'oscillateur agir,
donc faire moins de notes... Je suis impatient d'avoir retrouvé ma technique classique de
violoncelle, pour m'en servir en corrélation avec l'électronique.
R & F : Parle-nous des moments clefs de ton évolution musicale.
J.T. : Tout d'abord, il y a l'influence classique ; très jeune, j'ai étudié le piano, le solfège, la
direction d'orchestre, l'harmonie, bref tour ce qui participe des bases traditionnelles de la
musique. Mais surtout, le plus important, l'ai été éduqué à l'école russe. Sans vouloir entamer
des querelles de clans, l'école russe est fantastique parce qu'elle met l'accent sur le toucher, le
doigté. On te fait toucher un œuf et tu apprends à le sentir avec tes doigts, à en comprendre la
chaleur. On développe donc ce sens tactile pour te pousser à être en communication plus
intime avec l'instrument. C'est resté une de mes préoccupations : la pression des doigts, leur
sensibilité.
R & F : Pourquoi en es-tu venu à la basse ?
J.T. : J'ai d'abord fait de la contrebasse et du violoncelle en même temps que de la basse
électrique, afin de remplacer un ami en partance pour les U.S.A. C'était une formation de bal,
et j'y ai joué quelques mois. Après quoi, ayant abandonné la musique pour les maths, puis les
maths pour la musique, je me suis trouvé devant un choix : c'est déjà très difficile de bien
jouer d'un instrument, tu ne peux pas travailler tous les instruments, alors ça a été la basse. Et
puis, un soir, dans un club marseillais où j'allais faire des bœufs et écouter du jazz, j'ai
rencontré ce pianiste, Stu Da Silva, qui m'a ouvert l'esprit à ce que l'on appelle les modes.
Sans vraiment m'expliquer la chose, il m'a montré quelques exemples, et là-dessus je suis
parti vivre pendant deux ans à la campagne, où j'ai joué de la basse uniquement.
R & F : Accordais-tu déjà ta basse de manière spéciale ?
J.T. : Oui, très tôt j'ai accordé la contrebasse en Mi Sol La Ré au lieu de Mi La Ré Sol, ce qui
redonnait prépondérance à l'accord de quinte, l'accord universel. Ce n'est que plus tard que
j'ai trouvé un fabricant de cordes qui me fournisse des Do graves. Je suis donc accordé
maintenant en Do Sol Ré La.
R & F : Deux ans sur une basse, cela représente une fantastique somme de travail.
J.T. : J'ai toujours eu le goût du travail. Je peux travailler des journées entières, au point d'en
avoir des vertiges. Ce qui ne veut pas dire que tout le monde doive en faire autant. Tous les
moyens sont bons pour apprendre. Mais je crois que de toutes les façons il y a un effort à
fournir. Il y en a qui disent: " Hendrix n'avait pas de technique"… pourtant, il jouait parfois
dans des états presque comateux, et il savait encore où trouver ses notes. Il n'avait peut-être
pas travaillé la technique traditionnelle, mais il avait passé des jours et des jours sur son
instrument. En musique, rien ne vient naturellement. Tout est artifice, apprentissage. Prends
une basse de James Brown, par exemple : c'est très simple en apparence, mais pour décrocher
le swing, le souffle, alors là, il va falloir du travail. Après, tu peux y aller de ton feeling...
R & F : Pourrais-tu définir cette idée de "non naturel" ?
J.T.. : Bien sûr. Prenons deux exemples; l'oreille et la main. Certaines personnes ont une
oreille absolue. Comme moi. C'est-à-dire que si j'entends une note, je peux dire voilà un La
ou un Si, etc. Lorsque j'écoute de la musique, j'entends les notes changer par rapport à ellesmêmes. Je me dis : " tiens un Do qui devient Mi "...
D'autres personnes ont une oreille relative, c'est-à-dire quelles entendent les notes les unes
par rapport aux autres. Elles se disent voilà que ça monte, et là on descend, etc. Mais ces
deux façons d'entendre sont indispensables. Il faut donc que, selon tes aptitudes, tu travailles
dans le sens contraire. La main, elle, est une machine atrophiée, déséquilibrée. La pince
(c'est-à-dire le pouce et l'index) est surdéveloppée par rapport aux autres doigts. Or, il te faut
une main parfaitement équilibrée. Pour cela il faut ruser, contrebalancer ta nature.
Voilà un exercice qui développera l'indépendance et la maîtrise des doigts : mettre la main à
plat en éventail, l'écartement entre chaque doigt étant égal. Puis, les uns après les autres,
ramener chacun des doigts vers la paume tout en maintenant les autres immobiles. Après
quoi, le faire avec deux doigts en variant les associations. Ce n'est pas facile, et il faut du
temps pour y arriver. Mais que tu utilise cette méthode ou une autre, il te faudra bien arriver à
contrôler cette main. J'ai moi-même longtemps dormi avec des gants sur lesquels j'avais
cousu des bouchons entre les doigts, pour les écarter pendant mon sommeil... ".
La seconde partie de l'interview fut consacrée à la méthode même, et ce de manière très
précise, qu'a employée Janik pour développer sa dextérité, son oreille, et son savoir
théorique.
Nous avons abordé l'utilisation des modes (une des marottes de Mc Laughlin), plus quelques
autres points passionnants.
La mine de renseignements est telle qu'il me faudrait plusieurs semaines pour la retranscrire.
Mais ça viendra, et d'une manière ou d'une autre je vous promets de mettre ce trésor à votre
disposition.
A bientôt.
PATRICK COUTIN.
Rock & Folk n° 127 - Juillet 1977
Interview Christian Vander & Klaus Blasquiz - MM (magazine danois) – Août
Interview de Christian Vander et Klaus Blasquiz
La musique, c'est la vie
Vous changez souvent la composition de Magma. Est-ce difficile de faire rester les
membres du groupe ?
Vander : Il est faux de dire que nous changeons les membres du groupe. Ce sont eux qui
partent. Nous aimerions bien garder les mêmes musiciens, mais on ne peut pas éviter les
changements fréquents. C'est du au fait que bon nombre de musiciens ont un but différent de
celui de Klaus et moi. La musique est le plus important. En ce moment, il y a un nouveau
membre dans le groupe, il devrait être préparé à travailler au service de la musique. Nous
sommes un groupe, pas une assemblée d'individus. On est supposé fournir un effort commun.
C'est quelque chose que les noirs ont compris. Aux États-Unis, ils comprennent ce que cela
veut dire. Booker T & the MG's l'ont compris. Ils ont accompagné Otis Redding. Ils étaient
réellement au service de la musique. Nous avons le même but avec Magma. En fait, Magma
joue de la musique noire, c'est-à-dire une musique faite de dévotion. C'est une musique
spirituelle. La musique des blancs est une musique de l'intellect. Principalement.
Blasquiz : Certains musiciens jouent avec leur cœur, d'autres avec leur cerveau. Nous
essayons de jouer à la fois avec notre cœur et avec notre cerveau. De la musique vitale. Ce
qui est ennuyeux avec la musique d'aujourd'hui, c'est qu'elle n'est pas assez vitale. Vous
jouez et ensuite vous vous reposez. En Afrique, ils peuvent jouer pendant quatorze jours
d'affilée. En Europe, la musique a pris une autre voie. Au lieu de l'intégrer à la vie, on laisse
la musique en dehors. Vous jouez, et après vous vivez mais jouez après vous oubliez
(mauvaise interprétation, ou erreur d'un des précédents traducteurs). La musique, c'est vivre.
La musique est présente tout le temps. Avant de commencer l'interview, on parlait de
rythme-notez bien cela : on interromp le rythme de la musique en le coupant du rythme de la
vie. Les gens ont fait de la musique une forme d'art. Rien n'est plus faux que cela. La
musique est là tout le temps. On ne peut pas l'exclure ou l'isoler selon la situation.
Coltrane ne faisait qu'un avec la musique
Est-ce que vous avez une définition précise de ce qu'est la musique ?
Vander : Il est difficile de définir ce qu'est la musique. La musique est la vie. La musique
détient tous les secrets de la vie. C'est le moyen d'expression le plus clair pour l'homme. La
musique peut contenir aussi bien la vie que la mort. La musique est un prolongement de soi,
de notre manière de nous exprimer. La musique est universelle. Quand j'écoute John
Coltrane, ce n'est pas son saxophone que j'entends mais sa voix. Je perçois la musique
comme un discours. Le saxophone est son organe vocal, c'est lui qui parle. C'est Coltrane.
Toute sa vie, toute son énergie sont passées dans son saxophone. Dans son cas particulier,
l'instrument disparaît pour devenir un organe vivant, comme la voix. C'est ça la musique.
Exactement comme pour un batteur. Le batteur ne devrait pas voir son instrument comme un
ensemble fait de tambours et de baguettes. La batterie devrait devenir une partie de lui.
L'instrument devrait devenir un organe vivant. Ca aussi c'est notre but. La voix est le plus bel
instrument qui existe.
Comment vous sentez-vous sur scène lors d'un concert ? Que ressentez-vous ?
Vander : de la joie et de l'amour.
Blasquiz : la musique disparaît. On ne perçoit plus la musique. La distance entre soi et la
musique disparaît. On ne se sent plus en train de jouer la musique. Je vois mon travail sur
scène comme une activité mentale, une ligne de pensée.
Vous avez dit que la musique était comme la vie. Pourtant, si on peut changer la
musique, on ne peut pas changer la vie.
Vander : C'est facile de changer la vie si on le veut vraiment. On peut orienter la vie dans
n'importe quel sens, celui qu'on veut. Tout comme la musique. La musique peut changer la
vie, et inversement. C'est pour cela qu'on ne peut pas séparer la vie de la musique. Bob Dylan
a changé la vie de nombreuses personnes. On peut faire des choses incroyables avec la
musique. La musique est un pouvoir, un pouvoir invincible.
Musique et révolution
Vander : on peut lancer une révolution avec la musique. La musique est un élément très
puissant en tant que facteur politique. C'est un des agents les plus efficaces qui existe. Elle
peut influencer l'esprit, la capacité qu'a chacun de penser, la conviction et elle peut changer la
vie. Comme une révolution.
Blasquiz : Il n'y a pas de différence entre la vie et la musique. La révolution peut venir de
plein de choses différentes mais avec la musique comme expression et comme outil, c'est
nettement plus efficace. La révolution doit entrer dans la vie quotidienne, petit à petit.
Où est le public dans la discussion ?
Blasquiz : Le public n'existe pas. Le public et vous, c'est pareil. On touche maintenant à
l'essentiel. On rassemble le public, on joue devant un public qui est également nous-mêmes,
afin de créer une forme de respect et d'amour à travers la musique.
Vander : Si un fleuriste, après avoir vu un de nos concerts, rend son magasin plus beau en
rentrant, alors Magma aura réussi à faire quelque chose. Ce que nous voulons faire, c'est que
les gens qui marchent dans la rue fassent chaque pas dans la joie. Si nous rendons les gens
heureux avec notre musique, alors nous voulons aussi que ces gens rendent d'autres
personnes heureuses. Exactement comme dans une réaction en chaîne. Certaines des races
qui existent sur terre ont une telle relation d'amour entre elles, et il se trouve que ce sont ces
races qui, sur terre, sont le plus imprégnées par la musique. Ce n'est pas une coïncidence.
Même si ça peut paraître ridicule.
Blasquiz : Pas du tout, il n'y rien de ridicule dans une telle relation entre l'amour et la
musique. C'est dans ce but que nous travaillons. Pour rendre les gens conscients. peut-être
que Magma en a les moyens. Du moins c'est ce que nous espérons...
Vander : Un homme politique va louer un endroit afin de s'adresser à son public. Nous
faisons pareil, sauf que nous utilisons la musique comme moyen d'expression.
La joie dans la musique
Vander : Parallèlement, nous ne devons pas oublier qu'on devrait réaliser de la joie avec la
musique. La joie d'être ensemble, d'écouter ensemble. Le musicien n'est pas seulement un
musicien, et ceux qui écoutent ne font pas qu'écouter. Et puis, il y a de nombreuses façons
d'écouter.
Blasquiz : Vous jouez un accord. Une personne peut le percevoir comme étant une
expression d'amour et une autre personne comme une expression de haine. Magma essaie de
trouver la musique universelle idéale. C'est notre travail. Magma n'a pas encore atteint ce but,
mais on s'en approche. On essaie de créer une musique universelle complètement nouvelle,
un nouveau mode d'expression.
Avez-vous pu associer le rythme avec l'intellect ?
Vander : La musique de magma est basée sur la pulsation, le rythme. Tout est rythme.
Est-ce que votre forme de musique complexe ne crée pas de problème avec les nouveaux
musiciens ?
Vander : Pas si le musicien maîtrise assez bien son instrument. Le problème pour les
nouveaux musiciens est plutôt d'ordre spirituel. Il y a des musiciens qui sont plus "Magma"
que d'autres. Certains ont la technique mais pas la conviction, d'autres ont la conviction mais
pas la technique. Ce dont on a besoin avec Magma, ce sont de musiciens qui ne soient pas
fermés. Pour être accepté dans Magma, il faut connaître la musique classique, le rock, la
musique de Tamla-Motown et être capable d'utiliser la technique de ces formes de musique.
Maintenant, il y a deux batteurs dans le groupe...
Vander : J'ai toujours voulu cela. Cela me permet de jouer du clavier et de chanter.
Lors d'un concert à Paris, vous avez chanté pendant un chorus de batterie.
Vander : Pour beaucoup de batteurs, un chorus consiste seulement en une démonstration
technique et rien d'autre. Le chorus de batterie doit être un véritable morceau, et c'est pour
cela qu'il devrait être conduit de façon sensible. Je divise mes chorus en trois parties. Dans
ma première, je définis un niveau et je prépare le public à ce qui suit. Un chorus doit contenir
une certaine émotion. De la tristesse, de la mélancolie, etc. Quand j'accompagne un chorus
avec du chant, c'est parce que j'ai composé un morceau qui doit être accompagné par du
chant. Ca ne peut pas se faire d'une autre manière.
Le kobaïen
Vous avez inventé votre propre langue. Pourtant, est-ce que ce n'est pas important de
comprendre ce qui est dit dans les chants ?
Blasquiz : Oui, c'est très important, mais dans de nombreux cas, on donne beaucoup trop
d'importance au texte, en ignorant ainsi la musique. la musique est alors réduite à quelque
chose de moindre importance. Le chant est important, mais pas autant que la musique. Le
kobaïen a été créé en même temps que la musique. C'est quelque chose de logique. C'est un
langage physiologique, un rituel, une forme d'espéranto universel. C'est une langue faite de
musique. Le kobaïen est facile à chanter et en même temps, il est là pour empêcher les gens
de penser à ce que nous voulons dire avec le texte ou un vers particulier. C'est une forme de
musique sans sémantique. Ce qui n'exclue pas l'idée qu'un jour, nous essayerons quelque
chose d'autre. Nous avons inventé une langue phonétique sur des éléments de langues slaves
et germaniques afin de pouvoir exprimer des choses en musique. La langue a, bien sur, un
contenu mais pas si on la prend mot à mot. La langue a un contenu global, et c'est ça qui est
important.
Les disques de Magma ont jusqu'à présent été des albums-concepts qui, assemblés,
forment une histoire. Le dernier est différent...
Vander : En fait, il s'agit d'un disque-pirate. C'est un disque qui a été enregistré avec un
magnétophone et qui consiste en des répétitions, des enregistrements radio, etc. Le disque est
une forme de statut pour nous. Il y a des morceaux avec des musiciens qui ne font plus partie
de Magma maintenant. Et puis, il était temps qu'un album de Magma sorte, parce que le
précédent est sorti il y a assez longtemps. En plus, nous avons changé de producteur, donc on
avait besoin de sortir un album avec lui, alors on a sorti "Inédits". Les enregistrements sont
assez basiques, mais il y a un autocollant sur la couverture qui prévient les gens que la qualité
du son n'est pas excellentes. C'est plutôt une sorte de documentaire. Si la musique est assez
bonne, alors la technique ne compte pas.
Magma et le public
Que pensez-vous du public danois ?
Blasquiz : On a pas encore assez joué ici pour se faire une bonne impression, mais les
réactions sont assez différentes de celles qu'on a d'habitude. On a joué lors d'un festival
l'année dernière et les réactions qu'on a eu étaient vraiment formidables (Roskilde festival).
Vander : C'était un de nos meilleurs concerts. D'un autre côté, hier après le concert, j'ai eu
l'impression que dans cette ville, les gens sont plus hésitants vis-à-vis de notre musique.
Peut-être était-ce à cause de ce groupe étrange. Quel était leur nom, déjà ? (Blasquiz lui
répond qu'il s'agissait de "Totalpetroleum" - un groupe humoristique qui mélange des
samples des "Residents", du rock, et des numéros de satire politique de la radio danoise et de
l'establishment). Peut-être que le public n'était pas assez bien préparé à notre style de
musique. Nous aimons bien un peu mystifier le groupe. Nous nous habillons en noir, parfois
avec du blanc pour contraster, ça rend le groupe plus mystique. On aimerait bien faire
quelque chose pour la scène. Peut-être travailler un jour avec un théâtre...
Quelle est la part de routine et la part d'imprévu dans vos concerts ? Apparemment, il
n'y a pas vraiment de place laissé à l'improvisation.
Blasquiz : Il ne faut pas penser quand on joue. Il faut jouer ! Au moment où on commende à
se dire que le guitariste va jouer ça ou ça, alors c'est trop tard. Alors on pense et donc,
automatiquement, on est plus dans la musique. On est en dehors.
En pensant, on écoute
Blasquiz : Alors qu'il faudrait créer un son, au moment où on pense, on écoute et alors on est
plus dans le son. Les musiciens ne devraient pas créer leur propre son mais être partie
intégrante du son du groupe. Les choses devraient se dérouler naturellement. Il faudrait que
les doigts bougent de façon automatique, que chaque strophe soit chantée de façon
automatique. Il ne doit pas y avoir d'espace laissé à la pensée.
Vander : La musique devrait être dans la colonne vertébrale de chacun ; Si je commence à
écouter le bassiste ou le guitariste, alors je vais jouer de manière hésitante et les autres
musiciens vont le ressentir, et vice-versa. La musique doit avoir une structure solide, où tout
est basé sur la sécurité et la routine. Ce qui ne veut pas dire que le détail doit être perdu dans
l'ensemble. Attention, une pièce qui est bien pensée, bien répétée et basée sur la conviction
peut très bien contenir des détails et des ombres, s'ils sont créés par les différents musiciens.
Alors est-ce que ça ne reviendrait pas au même de mettre une machine sur scène ?
Blasquiz : C'est facile de jouer comme une machine, mais alors le coeur de musicien ne sera
pas systématiquement dans la musique, et c'est là la différence. La musique ne sera jamais
comme une machine. C'est le cœur qui contrôle la musique. La machine est sourde, pas
l'homme. L'homme doit se concentrer et ce n'est pas facile pour un groupe de musiciens de se
concentrer ensemble. Nous jouons avec le cœur, et pourtant nous ne pensons pas, mais nous
nous concentrons et c'est en ça qu'il y a une différence entre une machine et Magma.
Vander : Les musiciens "professionnels" pensent à d'autres choses que la musique. Ils se
demandent s'ils sont assez bien payés, s'ils ont du succès, mais ils ne pensent pas à la
musique. Ils se demandent s'ils sont bien habillés, ils s'interrogent sur leur futur, etc.... Nous,
on s'habille en noir, c'est mystique, soit mais en même temps, c'est discret. nous chantons
dans une langue phonétique, c'est mystique mais le contenu ne peut pas être trop éloigné du
son dans sa globalité.
Blasquiz : On joue toujours les mêmes pièces. On utilise les mêmes mots mais cependant, à
chaque fois, l'expérience est nouvelle. On aura jamais une relation "professionnelle" envers
Magma.
Vander : C'est essentiel ! Si on prend Mekanïk Kommandöh par exemple... (Vander prend
deux baguettes et joue le rythme sur la table). Toujours le même rythme, c'est ce qui est à
l'intérieur qui change. Je ne considérerai jamais cette pièce comme une ligne de rythme mais
comme quelque chose plus proche d'une pulsation. Quand on a joué cette pièce, une fois, en
plein milieu d'un concert, je me suis trouvé comme le plaignant dans une salle d'audience,
avec des témoins, le grand jeu. A ce moment, la batterie est le vrai instrument, c'est le but. Et
soudainement, la musique voulait dire quelque chose pour moi : j'étais la musique. Le son de
la batterie a complètement disparu de mon paysage sonore. c'était une expérience
extraordinaire, qui se répète parfois. A chaque fois de nouvelles expériences, à chaque fois
un nouveau rôle pour la charleston, à chaque fois un nouveau son pour les cymbales. C'est ça
la musique. Et c'est ça qu'on vise avec Magma. Le groupe ne devrait pas être une série
d'individualités, mais une seule : Magma !
Les improvisations sont guidées
Peut-on ôter aux musiciens leur désir de jouer ?
Vander : Non, ce n'est pas possible, mais on peut le contrôler et le guider. Je vais encore
faire référence à John Coltrane. Il avait compris comment faire pour guider ses
improvisations, il n'a jamais cédé à la tentation de simplement jouer comme il en avait envie
ou bien de se détourner de ce qu'il voulait faire. Il contrôlait parfaitement sa musique et
pourtant il parvenait à improviser. Il ne jouait jamais une note a hasard. Parfois, il se laissait
aller, et ça nous arrive à nous aussi, mais il avait la capacité de toujours se contrôler.
Vous n'improvisez jamais dans vos chorus de batterie ?
Vander : Je sais toujours où je suis. Je ne pense jamais à ce que je vais faire après, ni au
moment où je devrais utiliser les cymbales. Je sais toujours à l'avance comment je vais jouer.
Si je ne vais pas me servir des cymbales je le sais à l'avance, je peux le sentir.
Blasquiz : Je vais appeler ça une pensée globale. Parfois en arrivant sur scène, je prend
soudainement conscience de comment tout va se dérouler. Du début à la fin. Il est déjà arrivé
que je me trompe mais c'est très rare et souvent dû aux conditions extérieures.
Vander : Hier, dans la salle de concert, il faisait très chaud. Tellement chaud que mes mains
étaient très moites. J'avais du mal à tenir les baguettes et j'ai fait des erreurs en jouant. Il y
avait des choses qui auraient dues être jouées très fort et je ne pouvais pas le faire. J'ai dû
sauter des passages et dans certains cas jouer de façon différente.
Dans ces moments-là, vous pensez ?
Vander : Non, je saute des passages.
Blasquiz : Il y a une différence entre penser et se demander quelque chose. On peut penser
quand il y a de la musique, mais quand on joue, la pensée vient comme un éclair dans un ciel
bleu. Peut-être que c'est plutôt une sensation ou un sentiment. Mais au moment où on
commence à se dire "Qu'est ce que je devrais faire après ?", alors, comme Christian l'a dit, on
est coupé de la musique. Peut-être que ceci explique mieux ce que Christian voulait dire.
Vander : Notre musique est construite pour former un mouvement naturel et continu, mais
parfois il arrive que je m'enferme dans la même séquence et n'arrive plus à en sortir
(Christian Vander prend de nouveau les baguettes et répète le même mouvement sur la table)
et je rejoue la même séquence, encore et encore, j'attend, mais tout en rejouant la même
séquence jusqu'à ce que je puisse avancer de façon logique et automatique. Je ne pense pas
"Comment est-ce que je dois continuer, là" mais je ne fait que jouer, jusqu'à ce que j'avance,
automatiquement.
Nous avons seulement évoqué les concerts-comment parvenez-vous à donner la même
authenticité à la musique en studio ?
Blasquiz : C'est difficile, parce qu'il faut recommencer, encore et encore. Et à chaque fois, il
faut recommencer au début jusqu'à ce qu'on atteigne le point où on se dit : c'est là,
maintenant la musique, l'engagement est présent.
Vander : Je ne pense pas que ça soit si difficile que ça de réussir à faire de la musique en
studio. Je suis motivé pour jouer, que ce soit pour seulement trois personnes ou pour une
grande salle de concert, le nombre de spectateurs n'a aucune importance pour moi. Ce que je
donne avec mon cœur à la musique est toujours pareil. Dans un studio, il y a un technicien
pour le son et deux personnes dans la salle de mixage et ça veut dire : je joue pour ces trois
personnes. Mon engagement est le même. On ne devrait jamais penser que ça ne vaut pas la
peine de jouer. Ce n'est pas l'individu qui compte mais la musique.
Interview de Poul Erik Sørensen pour un ancien magazine danois appelé MM (numéro de
août - septembre 1977). L'interview a lieu à l'occasion du Silkeborg Multimusic Festival au
Danemark en juillet 1977.
Traduction : Emilie Desassis
Jannick Top - Rock & Folk n° 128 – Septembre
JANIK TOP
(extrait d'un article sur les meilleurs bassistes)
Janik Top est de ces très rares êtres qui sont nés musiciens. Il n'a pas encore réalisé ce qu'il
porte en lui et a déjà plus apporté à la musique que la plupart des instrumentistes dont il a été
question ici. Passionné par l'art de John Coltrane et par les compositeurs russes du siècle
dernier, Janik a appris à jouer selon la technique propre au jazz et a accompli, comme Jean-
Luc Ponty par exemple, l'énorme travail théorique (solfège, harmonie, composition, etc.) par
lequel passent les musiciens classiques. Top accorde sa basse comme un violoncelle,
instrument qu'il pratique longtemps et sur lequel il opéra l'essentiel de son évolution. Ce
Marseillais, monté à Paris avec deux mille francs en poche, rencontre Christian Vander et
devient, en 1973, remplaçant Francis Moze, le second bassiste de Magma. Le travail
remarquable que Janik Top a fourni pendant qu'il appartenait au groupe a sans nul doute
contribué à apporter à Magma une popularité nationale ("Mekanïk Destruktïw
Kommandöh"). Techniquement, le jeu Janik Top consiste en un déferlement de notes et de
lignes lourdes que ponctuent peu de breaks et de silences. L'emploi de séquences répétées en
usant de sonorités modulées en cours de jeu concourt à créer une sensation de majesté,
d'emphase qui servait dans le cadre de Magma le propos de Christian Vander, mieux que ne
pouvait le faire les discours tyranniques et la brutalité de l'image scénique du groupe. Mais il
émane surtout du style de Top une puissance magnifique, la vraie force d'un créateur. La
Beauté. Porté vers les recherches électroniques (il utilise un synthétiseur), Janik Top prépare
aujourd'hui une œuvre dont on attend impatiemment le prologue.
Enregistrements avec Magma: "Mekanïk Destruktïw Kommandöh", "Köhntarkösz".
Rock & Folk n° 128 - Septembre 1977
Chronique "Inédits" - Rock Hebdo – Octobre
MAGMA
"Inédits"
Chronique de :
Rock Hebdo - Octobre 197
Pas à proprement parler un nouveau Magma, puisqu'il s'agit là d'anciennes bandes
enregistrées dans divers endroits avec des formations différentes. Un disque intéressant pour
tous ceux qui suivent de près la carrière de Magma. Mais certaines carences au niveau
enregistrement sont à mettre au passif de cette production. Pour inconditionnel seulement...
Christian Vander, interview - Rock & Roll Music n° 6 – Novembre
Christian VANDER
Magma, vous en conviendrez, n'est pas tout à fait un groupe comme les autres. Il y a une
image Magma, une musique, une langue Magma ; il y a aussi un musicien, un personnage
extraordinaire, Christian Vander. Après quelques mois de demi-sommeil, "le groupe qui fait
peur" revient avec un nouveau visage. Janik Top est parti, Benoît Widemann est revenu,
Clément Bailly (ex Stivell) est à la batterie, ce qui permet à Christian Vander de quitter
fréquemment son instrument préféré pour le piano ou pour chanter. Par ailleurs, Klaus
Blasquiz reste toujours le leader vocal, Jean De Antoni est à la guitare. Quant au vide laissé
par le départ de Janik Top, il est comblé par Guy Delacroix qui supporte de bonne manière le
lourd héritage qui pèse sur ses épaules.
Magma a maintenant sept ans et Vander estime que l'on a, la plupart du temps, mal interprété
ce qu'il laissait entendre…
Au moment où le groupe prend un nouveau départ, il a tenu à s'expliquer.
Considérons donc ce qui suit comme un appel à ceux qui ne connaissent pas Magma, comme
une mise au point auprès des gens qui croient connaître Magma…
Rock & Roll Music : Tu n'as jamais eu l'habitude, ni même désiré expliquer la
musique, l'atmosphère Magma. Tu souhaites maintenant donner des explications.
Pourquoi ?
Christian Vander : Je pensais qu'il n'était pas utile de parler dans les détails, je donnais des
images. Je parlais symboliquement d'idées, pensant que les gens comprendraient à travers ça.
Or, il se trouve que bien des gens se sont trompés, en particulier parmi ceux qui se
considèrent comme chargés d'expliquer ces choses-là au public…
RNRM : Est-ce que cela signifie que la plupart des gens ne sont pas à la portée de
Magma ?
CV : Non, pas du tout, mais malheureusement ils ne sont pas habitués…
RNRM : On a pris l'habitude de dire que Vander était un fasciste.
CV : Voilà le genre de déclarations contre lesquelles je m'insurge. Les gens qui disent, qui
écrivent cela, sont des gens qui n'ont rien compris. La musique, l'atmosphère Magma,
puisque tu emploies ce terme, doit être interprétée au deuxième degré…
La joie, la foi ont toujours été présentes dans la musique de Magma. Mais la joie, quand tu es
heureux, quand tu éclates vraiment, ne se lit pas forcément sur ton visage. C'est la transe, un
état de folie que tu veux communiquer aux gens. Les gens se disent : "Ils sont fous, ils font
peur". Ils ne se rendent pas compte qu'ils peuvent devenir dans le même état. C'est un état
d'esprit que l'on connaît aux Etats-Unis, dans ces régions qui côtoient le Mississippi où tu
vois des femmes, des hommes, des enfants noirs qui sortent des églises complètement en
transe. Ils se sont vidés et ils sont heureux… C'est aussi l'esprit Magma… Il y a du blues dans
notre musique.
RNRM : C'est difficile en tant que Blanc de faire passer ça, qui plus est, à des Blancs…
CV : Facile à dire. Personnellement, je ne suis pas "blanc" au sens "blanc"… Je perçois très
bien cet état d'esprit parce que je l'ai toujours vécu. C'est simple, si je joue un truc et si je me
mets en transe, tu vas le voir tout de suite.
La première fois que j'ai écouté Coltrane, j'avais onze ans. Je l'ai reçu comme un jet, parce
que j'étais dans le même état. Maintenant, on écoute la musique de l'extérieur. C'est devenu
une habitude. On écoute un disque, il y a un son merveilleux ; alors on dit : "C'est vraiment
bien comme disque, ça tourne". "Weather Report, ça sonne". Si j'écoute le disque, je peux
arriver à me faire piéger, moi aussi, me disant : "Ah oui, ça tourne". Mais qu'est-ce qui
tourne, ça tourne comment ?
Dans un disque de Coltrane, il n'y a pas forcément un son, mais tu es obligé de rentrer dans la
musique, il y a une émanation fantastique que tu reçois, qui est malheureusement
difficilement explicable… Pour moi, la musique de Magma se base sur le même principe.
Maintenant, on fournit aux gens des petits souffles qui s'enchaînent les uns aux autres.
"Tiens, cette phrase sonne bien !" On accumule ainsi des phrases musicales qui effectivement
sonnent bien et on arrive à faire quelque chose de cohérent qui sonne tout aussi bien. On a
écouté ça, on est content.
Magma, c'est un souffle, et quelles que soient les séquences qui s'enchaînent, il s'agit toujours
du même souffle. Ces séquences, quoiqu'elles soient, ne sont jamais laissées au hasard. Il n'y
a pas la moindre improvisation.
RNRM : C'est le calcul au service de la transe…
CV : C'est comme une respiration. Il y a tous les sentiments qui passent, sauf la haine, à des
degrés différents selon l'émotion que l'on veut dégager.
RNRM : Comment analyses-tu "Zombies" par exemple ?
CV : Je pourrais te l'analyser avec une image terrestre qui n'a rien à voir avec le fond de la
chose, en réalité. Si tu veux, c'est comme une maison de cinq ou six étages, représentée par
une série d'accords. Tu visites la maison, tu reviens, tu descends les escaliers, tu remontes
une deuxième fois. Au troisième étage, il y a une lumière qui est éteinte, par exemple. Tiens,
pourquoi ? Et ainsi de suite, petit à petit, il va se passer quelque chose dans la maison.
Finalement, la réponse arrive : boum !, tu prends une émotion sonore dans la tête, et ça
enclenche aussitôt autre chose.
RNRM : On retrouve toujours, quels que soient les morceaux, des impressions
d'épouvante, de surprise, d'improvisation, de joie…
CV : Et d'amour ! L'épouvante n'aurait pas de sens s'il n'y avait pas l'amour au fond. Tout est
basé sur un amour suprême !… Si la vingtième minute d'un morceau représente un amour
suprême, tu peux te permettre avant de faire visiter les enfers, pour mieux faire comprendre
la joie procurée par l'atteinte de cet amour suprême. Tu l'attendais tellement ! Il se peut qu'un
jour, les morceaux commencent par la joie suprême. Je n'arrive peut-être pas encore à me
stimuler assez pour commencer par-là et finir par-là. A présent, j'ai envie de faire ressentir
des contrastes. A partir d'une idée sombre, arriver à la joie ! Voilà…
RNRM : Magma est-il un groupe qui soulève la révolte ?
CV : Tout le monde a toujours proposé à tout le monde un escalier pour monter vers
l'Univers, mais on n'a jamais mis les premières marches. Il faut laisser les premières marches
en bas, avant d'aller voir plus haut. Les gens sont capables d'aller très loin à partir du moment
où tu leur tends la perche. Je suis convaincu qui écoute du rock peut, en écoutant Magma,
s'éclater autant.
RNRM : Magma n'arrive-t-il pas à la consécration une dizaine d'années trop tard ?
CV : Je ne sais pas vraiment. Je sais, par contre, qu'il y a treize ans, alors que je jouais dans
un groupe avec Bernard Paganotti, j'avais fait un morceau qui s'appelait Nogma. C'était un
morceau qui ressemblait étrangement à un autre enregistré beaucoup plus tard, bien qu'un peu
plus tendu ("Aïna", du premier double album). On l'avait joué au Golf Drout en pleine vague
rhythm'n'blues. Le thème avait eu un succès incroyable. On chantait déjà dans une autre
langue.
RNRM : Comment expliques-tu le langage Magma ?
CV : C'est un langage instinctif, organique. Je ne pense pas que l'on puisse se lasser du
kobaïen. C'est un langage mythique. C'est un peu comme les messes en latin. Les gens ne
comprennent pas un mot, mais ils imaginent des milliards de fois plus que si tu leur traduis.
Les messes en français, je ne suis pas d'accord. Si j'allais à la messe, je ne serais pas tenté de
chanter. En latin, je me serais donné à fond…
RNRM : Tu vas à Saint-Nicolas du Chardonnet !
CV : Très souvent… J'y allais très souvent !!!
RNRM : L'expression scénique de Magma est maintenant beaucoup plus orientée vers
l'ironie que lors des précédentes formules.
CV : L'expression scénique a toujours été basée sur le même principe et réalisée de la même
manière. Les mimiques étaient plus discrètes, c'est vrai, moins accessibles, il y a certains
sourires qu'il fallait surprendre : mais il ne s'agit pas du tout d'une concession, je l'ai senti
ainsi. Je suis resté pratiquement deux ans sans rien dire, sans accorder une interview. J'étais
bloqué, sans savoir ce que j'avais. En fait, je préparais autre chose. Lorsqu'on a reformé le
groupe avec Janik, je ne savais pas encore quelle devait être la nouvelle formule. Au
troisième concert avec Janik, je me suis rendu compte qu'il fallait arrêter là…
RNRM : Cette nouvelle formule peut-elle être considérée comme définitive ?
CV : J'en suis content à l'heure actuelle, mais je ne sais pas du tout comment les choses vont
évoluer…
RNRM : Ne penses-tu pas que les perpétuels changements de musiciens auxquels
Magma nous a habitués peuvent nuire à une évolution du groupe, à un travail plus
maîtrisé ?
CV : Si on peut ne pas changer de musiciens, c'est fantastique. Je me méfie des groupes qui
conservent tout le temps les mêmes musiciens, cela me semble louche. Si les gens, à
l'intérieur d'un groupe, évoluent, il n'est pas possible qu'ils évoluent de la même manière ; par
conséquent, il faut des changements.
RNRM : En dehors de tes qualités musicales, il y a une technique, une attitude Vander
qui impressionne.
CV : L'instrument, en soi, n'est pas important. Il faut que le courant passe entre le public et
moi, avec le geste, avec l'esprit, avec le regard, avec tous les moyens qui sont à ma
disposition. Il faut que ça passe impérativement. Tous les coups sont permis, c'est logique…
Ce n'est pas parce que tu es derrière une batterie que tu dois mettre des lunettes noires, te
cacher dans un coin et n'attirer l'attention du public que par ton produit. C'est magnifique de
bien jouer, mais cela n'est pas suffisant ; il faut prolonger ce geste avec un regard, avec un
mouvement : il faut "exister".
RNRM : C'est une des raisons du départ de Janik Top ?
CV : Oui. Janik est excessivement intériorisé. Il est très retenu, il fait un minimum de gestes.
A mon avis, tu jeux jouer comme ça dans un club, mais tu ne passes pas la scène. Quand
nous avons remonté le groupe ensemble, nous en avions longtemps discuté. Il devait faire
tout ce qu'il fallait pour ça, pour "faire passer la musique". Je pense qu'il a senti qu'il ne
pouvait pas le faire. J'aimerais qu'il y ait sept catalyseurs sur scène, mais ce n'est pas facile à
trouver. Janik pouvait réaliser quelque chose de fantastique. Le tort qu'il a eu, c'est de ne pas
rester en 74. Quand il est parti du groupe, les gens commençaient à comprendre ce qu'il avait
derrière : son esprit. A son retour, il fallait à nouveau qu'il reconquière l'attention du public, il
lui fallait un an, c'était trop… et c'est dommage…
RNRM : Est-ce que ce sont des données purement musicales qui ont contribué à
l'évolution de Magma durant sept ans ?
CV : L'évolution, pendant longtemps, n'a été réalisée qu'à partir de données musicales, puis
de données plutôt statuaires. Mais je n'ai, moi-même, pas encore analysé toutes les
transformations enregistrées depuis deux ans. Incontestablement, il s'est passé quelque chose.
Il y a sept ans, alors que j'étais en Italie depuis un an et demi, j'ai pris, un matin, la décision
de rentrer à Paris, sans savoir pourquoi. Je voulais me suicider à petit feu depuis que Coltrane
était mort. J'attendais. Pendant six mois, j'ai vécu dans un état très bizarre. Puis j'ai rencontré
Laurent Thibault, le déclic est venu, on a créé Magma. Il y a deux ans, le même processus
s'est enclenché. Un an après, j'ai commencé à comprendre ce qui n'allait plus. En dernier lieu,
j'en suis arrivé à la musique. C'est le groupe qui n'allait plus. Avec ce nouveau groupe, je sais
que les bases sont nettement plus saines… pour évoluer !…
RNRM : Malgré tout, avec cette nouvelle formule, tu reviens au point de départ de
"l'esprit Magma". Peut-on considérer les sept années passées comme un échec ?
CV : Non, elles ont servi à comprendre où il fallait en venir.
RNRM : Quelle est la situation entre Magma et le rock business ?
CV : Il y a quelques mois, j'avais presque décidé de dire tout ce qui n'allait pas et de gueuler
contre. Maintenant, je souhaite encore laisser une petite chance à tout le monde, en rapport
avec ce qui va se passer dans les mois qui viennent. Je réagirai en fonction des événements.
RNRM : Es-tu éventuellement prêt à faire des concessions ?
CV : Jamais de la vie… Je ne peux pas monter sur une scène et tricher… et leurrer les gens.
Propos recueillis par Patrice Moisy
Rock & Roll Music n° 6 - Novembre 1977
Magma en concert, à l'Hippodrome de Pantin - Rock & Roll Music n° 6 – Novembre
Magma en concert
Samedi 14 octobre 1977
Hippodrome de Pantin
Avant que les lumières s'éteignent et que commence la fête, une première constatation était à
faire. Ce que certains (d'après des milieux informés bien sûr) avaient considéré comme un
"coup de frime" était une réussite. Cinq mille personnes pour un groupe français : ce ne sont
vraisemblablement pas les organisateurs "suicidaires" (si l'on en croit ces mêmes milieux
informés évidemment) qui s'en sont plaints.
Pour le technicien, les points d'interrogation étaient tout autres. Quel était donc le nouveau
produit de ce Magma "new look" dont on nous annonçait monts et merveilles ? Même
habitués avec Magma aux changements de personnel répétés, il n'en restait pas moins vrai
qu'un concert comme celui-ci, dans les conditions présentes, deux jours après avoir échangé
avec Christian Vander les propos dont vous venez d'avoir lecture, représentait un événement
de taille.
Une troupe théâtrale (le Chariot Théâtre) ouvre le spectacle par une série de mimes,
d'attractions, style "place du village".
Lewis Furey, l'immense, le génial inconnu (dont il faut absolument que nous parlions plus
longuement dans un prochain numéro), vient se blottir alors de sa démarche de sadoparanoïaque derrière un piano minable, horriblement sonorisé. Il se fait pratiquement jeter.
C'est dommage mais compréhensible. Venu pour les fantasmes musicaux du "band à
Vander", le public a mal digéré les fantasmes verbaux et anglophones de ce "Lewis sex
Furey".
Que tous les inconditionnels de Magma se rassurent !
Magma le critiqué, Magma le maudit, Magma le perpétuel point d'interrogation n'a jamais été
aussi fort !
Ce concert en deux parties fut tout simplement prodigieux, épaulé jusqu'à la dernière mesure
par les exhibitions de la troupe du Chariot Théâtre, sur une autre scène placée au fond de la
salle. Une idée originale, parfaitement à propos, qui traduit entre autres le nouveau désir de
rendre l'esprit Magma plus accessible.
Imaginez une musique qui prend des allures épouvantables et deux rockers qui, au fond de la
salle, plagient la bagarre. Le gendarme intervient, il est alors corrigé, déculotté. C'est trop
drôle, les deux monstres s'embrassent, la musique reprend des couleurs d'espoir, de joie. Le
diable noir est fouetté, suspendu au-dessus du public. Au royaume de Koba, les diables sont
toujours perdants. L'amour a raison de tout, et le diable n'a plus qu'à s'en aller voir vers une
autre planète (peut-être choisira-t-il la nôtre) si on lui réserves de meilleurs auspices.
Ajoutez à cela un solo de batterie de vingt minutes signé Christian Vander, quatre choristes
aussi belles à regarder qu'à écouter, trois rappels et vous aurez compris pourquoi je vous
conseille instamment de prendre le chemin pour Koba dès que Magma pénètre dans votre
ville…
Patrice Moisy
Rock & Roll Music n° 6 - Novembre 1977
Magma, la jungle sonore - Télérama n° 1458 - 21 décembre
MAGMA :
la jungle sonore
Là, juste à la croisée des angoisses, du bruit et des fureurs, il y a un peu plus de sept ans, un
groupe naissait : Magma. Ouvert sans crainte à toutes les influences musicales d'où qu'elles
viennent, il les recevait pour mieux les transcender, s'en nourrissait pour créer, pour vivre.
C'était son héritage : cantiques moyenâgeux, subtilités orientales, fureurs swingantes et non
moins rock-and-rolliennes, espérance futuriste, souffle cosmique. Les albums se suivaient.
Rigueur implacable, exigence hors mesure, les admirateurs devenaient adeptes.
Aujourd'hui les ragots vont bon train, comme naguère les procès d'intention. Il faut y couper
court, pour ne point se faire france-endimancher une fois sur deux. Non Magma ne s'est pas
vulgairement refroidi. Oui Magma a souvent changé de musiciens. Et alors ? N'est-ce pas le
lot de tous les créateurs de tout remettre en question, de suivre des lignes qui ne sont pas
toujours droites, d'inquiéter et de s'inquiéter. Au-delà de tous les pessimismes à fleur de peau,
dans cet étau concentrationnaire, jungle sonore, climats envoûtants, Magma plus qu'aucun
autre groupe nous a aidés à mieux percevoir la vie. Et son bonheur. Et son amour.
Laredj KARSALLAH
Télérama n° 1458 - 21 Décembre 1977
Magma en 1977 - Trois vidéos
Magma en 1977 : trois vidéos
A la fin du mois de décembre 1977, un documentaire consacré à Magma, réalisé par Michel
Parbot, avait été diffusé par Antenne 2.
En voici trois extraits, au format Windows Media... en attendant, peut-être, un jour,
l'émission au complet et une meilleure qualité d'image !

Documents pareils