regime grossissant

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regime grossissant
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En couple avec des partenaires virtuels
ACF- Restonica, Bastia 20 juin 2015
Frank Rollier
1- L’époque est celle de l’addiction généralisée, encouragée par le discours
du capitalisme.
Observons les tables familiales dans une salle de restaurant. Les parents
se parlent tandis que les enfants sont plongés dans leur tablette ou téléphone ;
ils jouent, ils sont calmes ! Les parents ont « la paix », soulagés de ne pas avoir
à s’occuper d’eux. A l’inverse, d’autres parents interdisent absolument les jeux et
ils font face à ce vide, où d’un sujet à l’autre, d’un parent à un enfant, peut surgir
l’imprévu… et des paroles. Ce que cette observation banale révèle, c’est que le
jeu, typiquement la bien nommée console, vient là à la place de la parole.
Les adultes ne sont pas les derniers branchés aux ordinateurs et
téléphones et les médias s’interrogent : « Tablette, Smartphone, télévision…les
adultes sont aussi accros que leurs enfants, voire plus », titrait Le Monde du 5
avril 2015, avec en sous titre cette apostrophe d’un enfant à ses parents : Est-ce
que « Vous pouvez baisser la télé que je puisse faire mes devoirs » ? L’article
relate qu’une pédiatre américaine, Jenny Radesky et deux autres chercheurs, ont
joué les anthropologues dans des fast-foods, observant 55 familles à table ;
dans les trois-quarts des cas, dit l’article, « les parents sont plus absorbés par
leur mobile que par leur enfant ; le Dr Radesky et ses collaborateurs ont noté
« les grognements des parents quand leurs petits essayent d’attirer leur
attention, et même une mère qui a dégagé son fils d’un coup de pied ».
Il manque évidemment une observation où tous, enfants comme parents,
sont branchés : le spectacle des voyageurs dans un bus, un train, ou dans une
salle d’attente d’aéroport, suffit à être édifié. Pire, il n’est qu’à observer son
propre comportement dans ces mêmes lieux !
Les exigences des enfants ou ados font écho aux offres agressives du
marché. Or, ce que la technologie a apporté de nouveau par rapport aux
divertissements des générations antérieures, c’est l’obligation d’en passer par
des images, dont l’omniprésence comporte un formidable potentiel de tyrannie et
d’addiction. Pourquoi ? La psychanalyse nous éclaire sur ce point. Parmi les
différentes modalités de la pulsion, celle qui est électivement sollicitée
aujourd’hui est ce que Lacan a nommé la pulsion scopique, qui s’exprime parle
couple regarder-se faire voir, s’exhiber; si la satisfaction qu’apporte le regard
est autant prisée, c’est qu’il offre au sujet un plus-de-jouir immédiat et
apparemment sans limites ; le regard et la pulsion scopique qui l’anime sont la
modalité de satisfaction qui confronte le moins à la castration et donc à
l’angoisse (Lacan, Séminaire X « L’angoisse »). Les images fascinent et captent le
regard, elles comblent le sujet, éventuellement l’endorment.
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Toutefois, pour notre pratique, ce constat d’une « addiction généralisée »
est insuffisant ; dans chaque cas, il convient de situer l’addiction d’abord en
fonction du rapport qu’entretient le sujet, qu’il soit enfant, adolescent ou
adulte, avec l’Autre du langage et l’Autre social.
2- L’attrait des partenaires virtuels
L’accroche du jeune pubère, fille ou garçon, avec les objets plus-de-jouir
est une réponse aux bouleversements pulsionnels et identitaires qui le
traversent. Voué à se séparer du monde de l’enfance, ses identifications sont
remises en question. Dans l’obligation d’inventer, l’adolescent parvient à
construire sa nouvelle identité en commençant par se démarquer des valeurs ou
des idéaux des adultes et en créant de nouveaux liens avec les moyens offerts
par la technologie : les réseaux sociaux sont préférés aux e- mails ringards de
papa-maman. Ce mode d’échange repose sur une identification aux camarades,
par le partage de la même passion, voire du même symptôme. Nous avons là une
modalité du couple reposant sur l’identification au semblable par le symptôme,
précisément décrite par Freud en prenant l’exemple des jeunes filles d’un
pensionnat. Le pensionnat d’aujourd’hui bruisse de vidéos, musiques, SMS, tweets
et autres chats, dévoreurs de temps et de libido. Plus exactement ces modalités
d’échanges créent une communauté en ouvrant sur un espace nouveau et sur des
liens sociaux qui échappent aux parents. A l’inverse de certains jeux qui puisent
leur ressort dans le narcissisme et entretiennent une régression auto-érotique
qui coupe de l’Autre, les SMS et les réseaux sociaux sont souvent une manière
d’accéder à des liens qui pour être virtuels, n’en mettent pas moins en jeu le
langage. Dans ce cas les partenaires sont au départ des « amis » que l’on côtoie
réellement, puis éventuellement des amis d’amis que l’on ne connaît que par les
photos ou textes lus sur leur « mur ».
Il arrive qu’un l’adolescent soit empêtré dans une pratique irrépressible
de jeux vidéo, qui implique éventuellement des partenaires virtuels qu’il n’a
jamais rencontrés, ou bien que son lien social se limite à des échanges sur les
réseaux sociaux. Ceci constitue éventuellement un symptôme – plus souvent
d’ailleurs pour l’entourage que pour l’adolescent lui-même, qui peut motiver une
adresse à un psychanalyste.
Dans ce registre, des parents d’adolescents nous interpellent : faut-il
laisser l’ado branché une journée entière sur internet, dormir avec son
téléphone ? Faut-il confisquer portable ou tablette ? Bref faut-il le débrancher
manu militari, en espérant réveiller son intérêt pour les études et les échanges
corps présent, en particulier avec les adultes ?
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Remarquons qu’ avant d’être captés si facilement par les images, les petits
humains, sont déjà des sujets branchés ; ils sont des parlêtres qui sont
branchés sur le langage ; et c’est précisément ce premier couple, qui permet à
l’enfant qui ne parle pas encore, l’infans des romains, de s’humaniser. Nous venons
au monde sans l’usage de cette « machine du langage1 » -selon l’heureuse formule
d’ E. Laurent - de cet élément ajouté, parasite disait Lacan, qui nous permet
d‘entrer dans le monde en nouant des relations sociales.
Le plus souvent, nous ne réalisons pas l’existence de ce branchement, de
ce couple invisible; une psychanalyse, pour ceux qui en font l’expérience, le
dévoile et le démonte, en révélant comment la parole reçue par l’enfant et les
signifiants qu’elle a véhiculés ont eu un effet sur le corps, y ont laissé une trace.
C’est aussi la clinique de la psychose et a fortiori celle de l’autisme, qui
nous montrent que l’accès au langage n’a rien de naturel et que la fonction de la
parole peut être gravement défaillante, ou perturbée, si le branchement à
l’Autre ne s’est pas opéré de façon adéquate.
Un branchement continuel à internet ou aux jeux vidéo, peut ainsi parfois
masquer un authentique débranchement du lien social, qui s’est produit dans
l’enfance ou bien lors de la rencontre de l’ado avec un réel difficile, voire parfois
impossible à symboliser, lorsqu’il fait ses premières expériences sexuelles, ou
bien lors du décès d’un proche, ou encore d’une séparation de ses parents.
La clinique nous enseigne que le sujet que nous voyons ainsi branché était
souvent débranché du lien social. L’addiction à internet, sous l’une de ses
variantes, peut alors représenter pour lui une tentative de traiter une impasse
subjective, en se rebranchant sur l’Autre, au prix d’une mise à distance de la
rencontre réelle des corps. Ce qui est repéré, diagnostiqué comme addiction à
l’ordinateur n’est pas nécessairement de l’ordre de l’addiction à un toxique qui
coupe de l’Autre ; elle peut parfois même représenter un effort pour se
brancher sur l’Autre, selon des moyens non conventionnels, mais devenus
aujourd‘hui ordinaires.
Vignette : Zadig est un homme de la trentaine, qui vient consulter alors
que viennent de lâcher un lien amoureux et d’autre part un nouage familial, du
fait de la vente de la petite entreprise où il était employé avec plusieurs autres
proches (dans une version de la famille comme port d’attache, régulateur de
jouissance et régulateur social, lui assurant un statut et des revenus).
Apparaît d’abord une thématique délirante discrète, la certitude d’être un extra
–terrestre, qui s’avère inopérante à réaliser un nouage stabilisateur. A cette
époque, Internet est son partenaire quasi exclusif – à l’exception de sa mère, et
de son analyste. Navigant dans le cyberespace, il s’imagine dans un vaisseau
spatial, ayant à accomplir une mission auprès des hommes : faire régner la
justice divine. Toutefois, cette élaboration reste virtuelle, cette ébauche de
1
LAURENT E. : « Questions sur les autismes », Mental N° 30, p. 178.
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symptôme n’est pas un instrument efficace, ne lui permettant aucune inscription
dans le lien social ; il réalise d’ailleurs qu’il risquerait de se faire enfermer s’il
l’évoquait au grand jour.
Pourtant, avec le temps, fréquentant des sites de jeux en ligne, il se fait
une place de régulateur bénévole d’internautes irrespectueux ou fraudeurs, ce
qui est dit-il sa « seconde nature » (à entendre dans l’équivoque). Zadig est
sensible au fait que les autres aient une bonne image de lui. Il se crée un nom
propre à partir d’un pseudonyme, nom qui tente de corriger la non - inscription
du Nom- du- père et qui va contribuer à restaurer la fonction de l’idéal. Les
administrateurs des sites en effet le complimentent pour son travail. L’Autre le
dit « sympa, charismatique » même.
Zadig est lui même est un joueur, qui se mesure aux autres, grimpe dans le
classement, entre en contact avec d’autres joueurs. Il reste cloîtré chez lui, aux
prises avec la jouissance autiste, mais le branchement sur l’Autre virtuel permet
des constructions imaginaires : en particulier, il tente d’écrire une métaphore
d’un combat contre la jouissance de l’Autre et il envisage aussi de fonder un
clan de joueurs expérimentés.
Il reste toutefois dans l’inhibition et ce qu’il appelle lui - même un
« semblant de relations sociales », même si, dans le jeu (World of warcraft), il
organise des soirées et des sorties ; des couples ou groupes virtuels se forment,
il va à la pêche, fait des cadeaux virtuels, investit de l’argent.
La sexualité n’est alors présente dans sa vie que sous la forme de cet
investissement pulsionnel massif : c’est « ma manière de rester en retrait » ditil. Je fais l’hypothèse que son inhibition est alors elle-même une modalité de
nomination de l’imaginaire qui lui tient lieu de Nom-du-père2.
Chez l’analyste, il s’interroge sur « la vraie vie », sur sa peur d’affronter les
autres et sur sa difficulté à traiter la jouissance de l’Autre.
Quelques années plus tard, qui furent des années de séances fréquentes avec
l’analyste, auxquelles il a adjoint pendant un temps la fréquentation d’un hôpital
de jour- où il a participé à des groupes de parole et de théâtre -, il se risque à
fréquenter des sites de rencontre ; après diverses déceptions, il établit une
relation avec un partenaire, d’abord exclusivement basée sur une modalité de
jouissance sexuelle spécifique. Mais la parole circule entre eux et la relation fait
bientôt place à l’amour et à des projets de vie commune. Cette relation
amoureuse dure maintenant depuis deux ans. A ce stade de son traitement
analytique, qui se poursuit, Zadig ne voyage plus dans le cyberespace, ne joue
plus en ligne. Il a pu quitter ses partenaires de jeu et la toute puissance de son
imaginaire, pour s’affronter à la rencontre réelle d'un partenaire ; il n’a même
plus d’ordinateur, juste une tablette.
2
Cf. LACAN J : Le Séminaire livre XXII « RSI », leçon du 18/3/1975 (inédit).
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3- Le tout-à-l’écran
Ce que nous observons avec certains adolescents est congruent avec ce
que les traitements de sujets psychotiques ou autistes nous apprennent, à savoir
que le branchement ou le rebranchement à l’Autre du langage peut se faire à
partir d’un premier branchement sur une machine ( un téléphone, un ordinateur..),
et que ce couple avec une machine, pour autant qu’il soit encouragé et encadré
par le transfert à un analyste ou à une institution, peut être le point de départ
d’une série de branchements de plus en plus étendus et complexes qui incluent
d’autres sujets parlants, permettant d’accéder à une socialisation ( cf. le film
« A ciel ouvert » de Mariana Otero) .
Pourtant, il ne faudrait pas déduire de cette possibilité que l’addiction aux
écrans ou à une autre machine, ou bien le couple formé avec des partenaires
virtuels soit un passage nécessaire, et encore moins un idéal.
Le tout-à-l’écran contemporain comporte des risques particuliers, à
défaut d’être vraiment nouveaux :
-
Celui qu’une relation avec un partenaire virtuel , relation essentiellement
imaginaire qui stabilisait le sujet, ne résiste pas à l’épreuve de rencontres
réelles, et de la relation sexuelle entre les partenaires ; la rupture peut
être alors l’occasion d’une crise subjective majeure, voire d’un
débranchement :
Vignette clinique : Pour la première fois de sa vie, Karl, un adolescent de 16 ans,
avait noué sur Internet une relation amoureuse. Après un an de chat, les
internautes amoureux, éloignés géographiquement, s’étaient rencontrés à
l’occasion de vacances. Mais la jeune fille mit rapidement fin à la relation, ce qui
plongea Karl dans un état qu’il qualifie de dépressif ; il était « resté sur sa
faim », se sentait « perdu » et vide, ne mangeait plus et maigrissait. Sa
rencontre avec les aléas de la vie amoureuse, soit avec l’impossible écriture d’un
rapport sexuel qui serait garanti, l’avait aussi confronté à un impensable :
« comment peut-on « casser une histoire d’amour par un simple texto » ?
Son image du corps s’est alors défaite, s’est même « cassée », dit-il, dévoilant le
trou qu’elle peinait à habiller. Il donnera une signification à ce réel qui a surgi :
sa copine l‘a trahi et lâché, parce qu’il était « trop maigre », ce dont elle se
moquait. Aussi commence t-il à cette époque à s’imposer un régime grossissant et
à surveiller son image dans le miroir à la recherche de la bonne forme, ou
pourrait-on dire, de la formule qui pourrait lui garantir qu’avec une fille ça
marchera, que le rapport sexuel pourra s’écrire.
Avec ce cas, c’est un autre couple fondateur qui apparaît, celui que forme le moi
avec l’image du corps dans le miroir, ceci dès l’âge du célèbre Stade du même
nom.
6
Lacan indique que cette image spéculaire du corps – qui s’écrit i (a) dans
l’algèbre lacanienne - « masque la fonction des orifices » du corps ; il illustre ceci
par une expérience très simple : placé face à un miroir, un vase a son image
spéculaire, mais le trou du vase, lui, ne se voit « que si on regarde au travers
dudit trou »3.
Ce trou dans l’image du corps, invisible sauf à remarquer que cette image
comporte toujours quelque défaut, s’écrit moins phi4 et est en rapport avec une
« réserve (de libido) qui ne s’investit pas au niveau de l’image spéculaire » mais
c’est « un aliment qui reste là pour animer éventuellement ce qui interviendra
comme instrument dans le rapport à l’autre…5» La conséquence de ce trou, de
cette absence, est qu’au niveau des orifices du corps, ou plus précisément de
leurs bords, « il y a un plus de jouir à récupérer6 ». A leur niveau, entrent en
fonction les diverses formes de la pulsion ; oral, anal, phallique, scopique,
invoquante ; nous y reconnaissons les diverses formes de l’objet petit a.
Chez Karl, c’est l’oralité qui, depuis l’enfance, vient s’adapter comme un bouchon
dans cette béance, c’est la pulsion orale qui fait couple avec son corps en tant
qu’il est troué, manquant. Quand je le rencontre, il veille à avoir une nourriture
« saine » et il prend du poids, guidé par un coach. Pourtant, il indique que
parvenir à aimer son image est un « combat permanent ».
- l’accès quasi-libre à la pornographie, qui est aujourd’hui un mode fréquent
de rencontre de la sexualité, comporte une dimension potentiellement
traumatique et éventuellement addictive.
Les adolescents que nous recevons au CPCT n’en font pas état, la durée
des traitements que nous proposons étant trop courte pour qu’ils en viennent à
aborder une question aussi délicate ; mais les jeunes adultes que nous recevons
dans nos cabinets témoignent souvent de l’impact qu’a eu la rencontre du porno
dans leur adolescence, et qui continue parfois à imprégner leur vie d’adulte.
Le porno est un objet plus-de jouir par excellence, qui impose des
scénarios sans parole, sans Autre ; les partenaires ne sont pas des corps
parlants, mais des objets interchangeables. Il s’agit donc d’une modalité de
couple avec un objet. Le porno court-circuite l’élaboration du fantasme, qui est
particulier à chacun, et qui est le ressort qui anime le désir, à commencer par
celui d’aller chercher l’objet de sa satisfaction chez un autre.
Pour que l’adolescent parvienne à se situer par rapport au désir de l’Autre,
il doit se confronter à un « ça ne marche pas comme je veux », à un impossible,
et consentir à la nécessité d’en passer par la parole. Or dans l’univers porno, il n’y
3
4
5
6
LACAN J. : Le Séminaire, livre XVI « D’un Autre à l’autre », Seuil, p.94.
LACAN J. : Le Séminaire, livre X « L’angoisse », Seuil, p. 57.
Ibid.
LACAN J. : Le Séminaire, livre XVII « L’Envers de la psychanalyse », Seuil, pp. 56-59.
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a pas d’impossible et la parole y est réduite à des impératifs de jouissance. Le
scénario porno caricature le discours du capitalisme qui pousse à jouir consommez, jetez et recommencez - et qui « laisse de côté les choses de
l’amour7 ».
En donnant un accès immédiat et sans limites à la jouissance, le porno
ramène à la toute puissance de l’enfance ; il laisse croire à la possibilité d’une
rencontre sexuelle qui ne serait soumise à aucun interdit (certes hormis l’inceste
et la pédophilie) et n’obéirait qu’à la jouissance des corps - selon des rituels
invariablement machistes et humiliants pour les femmes, quand ils ne sont pas
ouvertement pervers. A s’y fier, il serait aussi simple de trouver son ou sa
partenaire que d’appliquer une formule mathématique, ce que toute expérience
réelle se chargera évidemment de démentir.
Ceci a deux conséquences : engendrer une appétence pour les scénarios
sans parole, ce qui exclue la dimension d’un possible amour, et aussi faire le lit
d’une inhibition à la rencontre réelle de partenaires, puisque celle-ci implique de
mettre en jeu la parole et le désir. Au trop de la jouissance répond un sentiment
de solitude et d’impuissance – A quoi bon s’y risquer ? - et une angoisse de la
rencontre de l’Autre sexe. A l’inverse, un pousse à l’acte peut apparaître si le
sujet recule devant la parole et exige de l’autre la satisfaction de sa pulsion ; les
violences sexuelles ne sont pas exceptionnelles au collège et au lycée.
- Un autre risque (mais la liste n’est pas exhaustive) est celui de la perte
de l’intimité, cet espace psychique que l’enfant acquiert dès lors qu’il réalise que
ses parents ne peuvent pas tout connaître de ses pensées8.
Aujourd’hui, l’usage intensif et incessant des réseaux sociaux peut
conduire l’adolescent à une mise en scène de ses affects qui sont exhibés en
temps réel sur la place publique (sur le forum), tandis que circulent les images
des corps, qu’elles se partagent et s’affichent sans voile, ou si peu.
La civilisation érige la transparence en valeur et fait du droit à
l’information une exigence. Nous devons, nous voulons tout voir et tout savoir
sans délai. En retour, un « œil absolu » (pour reprendre le titre du livre de G.
Wacjman) – caméras, mouchards, et autres puces- nous tiennent à l’œil, où que
nous soyons, à notre insu le plus souvent.
Une tyrannie s’exerce inconsciemment – c’est ce que nous nommons le
surmoi- qui pousse à tout raconter, à photographier, filmer et diffuser auprès
de nos supposés « amis ». Nous avons là le couple du sujet avec son surmoi. Ce
mode de partage impudique voue l’espace intime à se réduire à peau de chagrin,
voire à néant, et il contribue à faire de l’ado contemporain un sujet déboussolé,
7
LACAN J. : « Je parle aux murs », Seuil, p.96.
FREUD S. : « Le rêve et l’occultisme », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse,
Gallimard Folio 1984, p. 78.
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ravagé par la jouissance à se dévoiler et à se faire épier par l’Autre. Les
confidences peuvent être source de rumeurs, d’insultes, de harcèlements, d’un
déchainement qui nourrit l’angoisse. Il y a là un possible ravage que peut
déchainer un partenaire du couple sur l’autre (classiquement, dans la logique
déployée par Lacan, « un homme peut avoir fonction de partenaire- ravage pour
une femme »9).
Des cas sont décrits de harcèlement sexuel via Internet ; un article
récent relate la mode des « revenge porn » (vengeance pornographique), qui
consiste à se venger d’un partenaire dont on estime être la victime, en publiant
sur la toile des photos intimes de celui-ci ou celle-ci.
Une cure ou un traitement orienté par la psychanalyse peuvent avoir pour
fonction de préserver un jardin secret, de rétablir une intimité ou même de la
construire quand elle n’a jamais eu sa place pour le sujet. Cette dimension est
rarement absente, d’autant que ce qui se joue sur les écrans peut aussi bien sûr
être à l’œuvre sur la scène familiale, où l’emprise d’un parent ou d’un aîné, ses
intrusions, peuvent nier à l’adolescent le droit de ne pas tout dire.
4- Conclusion, ou plutôt ponctuation pour ouvrir à la discussion (Flaubert a
écrit que « la rage de vouloir conclure est une des manies les plus funestes et
les plus stériles qui appartiennent à l’humanité » !)
Apparaissent plusieurs niveaux de couple, de cette entité qui n’existe pas,
qui est une construction langagière, un semblant, où se nouent imaginaire,
symbolique et réel. A ces trois niveaux correspondent les trois formes de
couples entre partenaires sexués, présentes dans l’enseignement de Lacan10 :
-
le couple du moi et de son image- c’est le niveau imaginaire. Sur ce modèle
se forment les couples imaginaires, qui reposent sur l’identification.
-
le couple du sujet et du langage, où se joue « l’insondable décision de
l’être » (Lacan) de consentir à être habité par l’Autre du langage ou de le
rejeter, de croire en l’inconscient ou de refuser d’en être dupe, ce qui
déterminera l’aptitude du sujet au lien social, et sa possibilité d’accéder à
l’amour d’un ou de quelques semblables. C’est le niveau symbolique, auquel
correspond le couple symbolique, qui est « celui de la reconnaissance, qui
culmine dans la parole d’amour11 ».
ce que j’ai repéré comme le couple de la pulsion avec le corps, ou le couple
du sujet avec son surmoi, se ramène, si on se réfère au dernier
enseignement de Lacan, au couple du corps parlant (ou du parlêtre) et de
-
9
10
MILLER J.-A. : Quarto n°77, pp. 27 et 28.
cf BOSQUIN –CAROZ P. : « Le réel du couple », Quarto N° 109.
11
Ibid.
9
sa jouissance – c’est le niveau réel. Ce niveau est celui où le sujet va
chercher chez un autre sa part perdue de jouissance.
Au sujet « déboussolé » (J.-A. Miller) que nous rencontrons, qui a remplacé
les idéaux par l’exigence de la jouissance et qui ne supporte pas le manque, la
psychanalyse propose une direction : celle de renouer avec la parole, en lui
offrant de la prendre en son nom propre, pour découvrir, ou construire, ce qui
fait sa singularité de sujet à nul autre pareil et se rebrancher à l’Autre.
Ceci passe par la formation d’un nouveau couple, celui que le transfert permet
de construire avec un psychanalyste, couple destiné à être volatile, où dans la
succession de paroles et de coupures peut se cristalliser le couple indissoluble du
sujet avec ce qui reste de sa jouissance inéliminable. C’est aussi dans l’espace et
la durée d’une analyse que le sujet peut respirer, et que peut naitre un désir12.
***
12
cf. LACAN J. : Le Séminaire, Livre VI « Le désir et son interprétation », La Martinière, p.
356.