crédit xxxxxxxxxxxx 9 8 / be / novembre 2014 - Clarence Edgard-Rosa

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crédit xxxxxxxxxxxx 9 8 / be / novembre 2014 - Clarence Edgard-Rosa
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PORTRAIT
ANGEL HAZE
L’ANTIBIMBO
EN UN ALBUM PÊCHU ET BEAUCOUP
DE PRISES DE POSITION, LA RAPPEUSE
A IMPOSÉ SUR LA SCÈNE MUSICALE SON
FÉMINISME ET SON JOYEUX REFUS DE SE
CONFORMER AUX MODÈLES. RENCONTRE.
PHOTO THOMAS WHITESIDE/TRUNK ARCHIVE/PHOTOSENSO.
PAR CLARENCE EDGARD-ROSA
a culture hip-hop et toutes ses
obligations tacites adressées aux femmes
– montrer ses fesses, jouer les séductrices
pour vendre sa musique – ne
correspondent pas à Angel Haze. Elle se
définit plus facilement comme une punk
qu’une rappeuse. En fait,
oui, elle est punk : engagée, brute
de pomme, grande gueule et
indépendante, elle ne veut pas qu’on lui dicte ce
qu’elle doit faire. Pourtant, au début de sa carrière,
on lui a bien suggéré de se dénuder un peu,
pour attirer le chaland. “Je crois que c’est
malheureusement un passage obligatoire, regrettet-elle. C’était à moi de choisir, à ce moment-là,
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et je n’ai jamais eu la moindre hésitation : ce n’est
pas du tout ce que j’avais envie de vendre. On a
toujours le choix.” Certes, mais dans une industrie
qui valorise les artistes féminines qui utilisent
le levier de la séduction, il faut quand même être
sacrément indépendante et déterminée pour
refuser un pareil boost de carrière. Angel Haze
en est bien consciente, et ne jette pas la pierre
à celles qui l’ont fait. Elle nous explique
simplement qu’elle préfère penser long terme
quand elle a un choix à faire. Sur la scène rap,
où les beaux rôles sont souvent masculins, et
les femmes, cantonnées à celui de poulettes dont
les fesses servent de déco, Angel Haze n’est pas
encore la “norme”. Dans ses clips, point de gros
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“UN COUPLE GAY
INTERRACIAL,
C’EST ENCORE
TROP BIZARRE POUR
L’AMÉRIQUE”
plans fessiers à la Niki Minaj ni de poses suggestives
avec un hot-dog à la Azealia Banks. C’est même à peu
près l’inverse. Jetez un œil au clip “A Tribe Called
Red” (noir et blanc graphique et décor minimaliste)
ou “Echelon” (course de quad et bande de pineco
taillées du 34 au 46) et vous comprendrez vite que
cette antibimbo ne s’embarrasse pas des poncifs du
rap : elle en joue pour mieux s’en moquer. Mais
on ne change pas les règles impunément. Angel Haze
a dû gérer les commentaires border de ses confrères,
lui indiquant que “normalement, ils n’écoutent pas
une fille qui ne rappe pas à propos de sa chatte”.
Mais elle l’assure, dans le milieu, les choses avancent.
“Pendant longtemps dans l’histoire du hip-hop, il ne
pouvait y avoir qu’une artiste féminine à la fois sur
le devant de la scène. Elles étaient l’exception. C’est
incroyable de voir à quel point les femmes sont
en train de prendre de plus en plus de place et nous
sommes nombreuses à proposer un rap multiple
qui n’est plus dans l’ombre de celui des hommes.
Tout ce nous qui implique dans ce monde prend
un peu plus de temps, mais on y arrive.”
Il est des artistes qui attendent des années pour
parvenir à révéler leurs secrets et leurs blessures. Ce
n’est pas le cas d’Angel Haze : “Ça va devenir un peu
personnel. Beaucoup, même”, lance la rappeuse de
22 ans dans l’intro de sa version de “Cleaning Out My
Closet”, de Eminem. Dans ce rap incisif, elle raconte
en n’épargnant aucun détail les viols qu’elle a subis
à partir de l’âge de 7 ans. Angel Haze “nettoie son
placard” et passe à autre chose. “J’avais juste besoin
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de raconter d’où je venais”, explique-t-elle
sereinement. “Et je ne regrette rien. La réception
du track a été incroyable !” Après avoir
volontairement leaké “Dirty Gold”, son premier
album, sur SoundCloud, elle reçoit des centaines
de missives. Plus d’hommes que de femmes, comme
elle s’en étonne au départ. Ils la remercient de
les aider à vivre avec leurs blessures ou témoignent
de leur prise de conscience. “La musique a toujours
été cathartique pour moi. J’avais à la fois envie
de raconter mon histoire pour panser mes blessures,
et d’éveiller la conscience collective. Quand j’ai
écouté le morceau pour la première fois, il m’a filé
la gerbe. C’était l’idée : mettre les gens mal à l’aise
pour qu’ils comprennent.” Élevée dans la religion
pentecôtiste, Angel Haze grandit avec l’interdiction
d’écouter de la musique, sauf si elle est religieuse,
et n’a pas le droit de fréquenter des personnes
extérieures à sa communauté. Cet univers cloisonné
qui lui a causé tant de souffrances, elle l’a quitté
à 16 ans en s’expatriant seule à New York.
Maintenant que sa voix est écoutée, elle a besoin
d’expier ce passé qui l’a étouffée.
Quelques mois après son retentissant nettoyage de
placard, elle reprend “Same Love”, de Macklemore,
et réécrit les paroles pour évoquer à nouveau son
enfance, cette fois à la lumière de sa sexualité.
Pansexuelle, Angel Haze se moque du genre de ses
amants. Ne l’acceptant pas, sa mère va jusqu’à
l’enfermer. “À 13 ans, elle savait que je n’étais pas
hétéro/Elle ne comprenait pas mais elle n’avait pas
besoin de le dire/Elle m’a fait asseoir sur le canapé,
m’a regardée droit dans les yeux et a dit :/ Tu
brûleras en enfer ou tu mourras du sida/C’est
marrant maintenant, mais à 13 ans, ça fait mal/D’être
sûre de ce qu’on est et de le voir détruit.”
Aujourd’hui en couple avec Ireland Baldwin, la
sublime fille de Kim Basinger et Alec Baldwin, Angel
Haze est effarée de la manière dont les médias ont
relayé son histoire. En effet, depuis plusieurs mois,
on voit se succéder les articles de journalistes
s’émerveillant devant les deux “amies”, “tellement
mignonnes ensemble”, comme s’il était au-delà
de leurs forces d’imaginer qu’elles puissent être
amoureuses malgré les nombreux Instagrams
de baisers et de déclarations d’amour sans aucune
ambiguïté. “Un couple gay interracial, il faut croire
que c’est encore trop bizarre pour l’Amérique”,
commentait-elle dans une interview donnée
au journal britannique “The Independent”.
Féministe, Angel Haze ? Oui, sans aucun doute,
et elle refuse de s’en excuser. “Je suis féministe pour
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PHOTO VISUAL.
un million de raisons qui font partie de mon identité
et il me semble impensable de cacher mon activisme
parce qu’en plus d’être une évidence pour moi, c’est
quelque chose de cool !” Quand on lui parle
de Beyoncé, qui, elle, mandate les autres pour parler
de féminisme à sa place (comme avec le sample
du “Big Lebowski” dans son morceau “Partition” ou
le discours de la militante féministe Chimamanda
Ngozi Adichie dans “Flawless”), mais n’a jamais
clairement dit qu’elle était féministe, Angel Haze
répond avec admiration : “Même si elle le fait de
manière parfois très ambiguë, Beyoncé incarne
à mes yeux le girl power. Elle a beau ne pas l’avoir
verbalisé, la musique parle pour l’artiste. Elle est
incroyable.” Et au moment de la transformation
en grande pompe de Miley Cyrus d’inoffensive
égérie Disney à twerkeuse-en-série, c’est avec la
même bienveillance qu’Angel Haze a pris la défense
de sa jeune consœur. Le “Washington Post”
consacrait une tribune agressive et méprisante à
l’interprète de “Wrecking Ball”, suggérant un lien
entre son attitude sur scène et le viol, en 2012,
Depuis leur rencontre lors de la fashion week de New York,
Angel Haze et Ireland Baldwin vivent leur idylle en mode selfie,
comme sur cette photo, sans se soucier de l’Amérique puritaine.
d’une adolescente au lycée de Steubenville, dans
l’Ohio. “Il est infiniment stupide pour un journal
national de suggérer que [son] comportement
soit une explication à des drames comme celui
de Steubenville”, a-t-elle tweeté immédiatement.
“C’est du mauvais journalisme, du slut-shaming
et de la bêtise de haut vol. Si Miley Cyrus veut
danser, laissez-la. Une femme qui danse ne demande
pas à être violée.” Mais ne lui dites pas qu’il s’agit
de solidarité féminine. “Je ne sais pas grand-chose
à propos de Miley Cyrus. C’est ma colère
qui m’a poussée à réagir, explique-t-elle.
Si une jeune artiste ne s’embarrasse pas des
considérations morales des autres, pour moi,
c’est une bonne nouvelle !” Et de conclure que
cette industrie a besoin de plus de féminisme, peu
importe la forme que cela peut prendre.
Angel Haze, “Dirty Gold” (Republic/Island Records).
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