Le gramophone de Rodin

Transcription

Le gramophone de Rodin
Le gramophone de Rodin
Lecture musicale
avec
Christian Rivet et Charles Gonzalès
Mercredi 3 mai 2015 à 19h. Musée Rodin
Trente cinquième Nocturne du Musée Rodin
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(Musique d’entrée des spectateurs. Beethoven, qu’affectionnait
beaucoup Rodin)
Christian et Charles entrent. La musique baisse.
Charles :
Moi qui, comme enfant déjà, étais si méfiant à l’égard de la
musique (non pas parce qu’elle me soulevait plus violemment
que tout hors de moi-même, mais parce que j’avais remarqué
qu’elle ne me déposait pas là où elle m’avait trouvé, mais plus
bas, quelque part dans l’inachevé…
(Rainer Maria Rilke Les Cahiers de Malte Laurids Brigge)
Christian :
Musique
Charles :
Ce n’est qu’au bout d’un instant que je compris ce qui venait de
se passer. Une chouette venait de s’envoler et, dans la douceur
de son vol dont le bruit était à peine descriptible dans la
profonde pureté de la nuit, elle avait lentement frôlé mon visage
: et voilà que le contour de cette joue était venu s’inscrire,
comme par miracle, dans mon ouïe aiguisée par des heures de
silence nocturne.
Telle était jusqu’à présent, à quelques exceptions près, ma
conception de la musique ; l’autre, je la redoutais presque, si
elle n’était pas dans une cathédrale proche de Dieu, me frôlant
sans s’arrêter – en Égypte on m’a dit, et je l’ai bien compris,
que dans l’Ancien Empire la musique était (suppose-t-on)
interdite ; elle ne pouvait être exécutée que devant le dieu ;
simplement pour lui, comme si lui seul pouvait supporter
l’abondance et la séduction de sa douceur, fatale à tout être
inférieur. Enfant déjà, avez-vous ressenti la confiance qui vous
reliait à elle, marchant entre les lions et les anges, certaine
qu’elle ne vous ferait aucun mal ? Ou bien la musique est-elle
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la résurrection des morts ? Est-ce qu’on meurt sur sa frange
pour mieux rejaillir en elle, au-delà de toute destruction ? Mais
mon cœur a-t-il déjà la force d’y mourir pour y rejaillir ? Il m’a
fallu, voyez-vous, me former entièrement à partir de l’intérieur,
suivre l’aveugle qui est en moi, car toutes les voix extérieures
m’étaient étrangères, hostiles durant de longues années ; et
lorsque, plus tard, la bonté accompagna les voix, leur portée fut
tout de suite trop forte. Je me souviens que je pouvais imaginer
de grandes plaines, quelqu’un devenait un héros seulement
parce que, les soirs de printemps, les nuages s’amoncelaient
hardiment à l’horizon, mais il se pouvait aussi qu’un homme
sombrât, parce qu’il avait entendu quelque part le son d’un
instrument qui détournait sa volonté et le plongeait dans
l’épaisseur du destin. Lorsque je me souviens de la violence
immédiate déclenchée par quelque fragment de musique très
ancienne, comme j’ai pu en entendre en Italie, en Espagne ou
parfois aussi dans le sud de la Russie !
(Rainer Maria Rilke Lettres à une musicienne)
Christian :
Musique
Charles :
Moi qui étais si méfiant à l’égard de la musique !
Je supportais cette musique sur laquelle on pouvait monter,
monter, debout, très droit, de plus en plus haut, jusqu’à ce que
l’on pensât que l’on pouvait être à peu près au ciel, depuis un
instant déjà.
(Rainer Maria Rilke Les Cahiers de Malte Laurids Brigge)
Il faudra, voyez-vous, prendre une fois au pied de la lettre ce
que je vous écrivais récemment de mon ouïe : qu’elle était
comme la plante du pied d’un enfant qui n’a jamais marché ;
cela ne veut pas simplement dire : aussi neuve, aussi vierge,
antérieure à tout usage, mais aussi très maladroite, inutilisable
et malhabile et finalement (ce que l’on ne cessait de me répéter
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quand j’étais enfant), incapable de marcher, hors d’état
d’aligner seulement trois pas. (C’est vrai, je ne retiens aucune
mélodie ; certes, je peux reconnaître un chant qui m’a touché,
que j’ai entendu trente fois, mais je serais bien incapable d’en
reproduire le moindre son, c’est vraiment là une incapacité tout
ce qu’il y a de plus hermétique.
Rainer Maria Rilke Lettres à une musicienne
Christian :
Musique
Charles :
Musique, haleine des statues. Peut-être :
silence des sculptures. Toi, langue où les langues
s’achèvent. Toi, temps
érigé à la verticale des cœurs évanescents.
Sentiments vers qui ? Toi, ô métamorphose
Des sentiments en quoi ? : en paysage audible.
Toi étrangère : musique. Toi, espace du cœur,
Bourgeon nourri de nous.
Au plus intime, nôtre,
Mais qui, nous dépassant, s’échappe –
Saint adieu :
Quand l’intériorité nous entoure
Comme l’horizon le plus exercé, comme l’autre
face de l’air :
pure
gigantesque
inhabitable désormais.
(R.M. Rilke Chant éloigné)
Christian :
Musique
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Charles :
Ce jardin redoute la venue du soleil, parce qu’il est tout
retourné et dévasté et ne ressemble en rien à un jardin en ce
moment, qu’une fois de plus il s’en est remis au pur devenir, à
la pure préparation, état hivernal précédant tout devenir, sous
la croûte dure et laide d’un sol pris par le gel. Imaginez
qu’Orphée se soit présenté avec sa lyre infinie au Seigneur de
la Création, avant que les montagnes fussent vraiment
montagnes et les eaux vraiment eaux — eh bien je pense que
je devrais moi aussi arrêter d’abord la dérive de mes quelques
rochers, mettre ma rivière en mouvement, quant à ma douzaine
d’arbres, tout le monde devrait pouvoir se rendre compte
d’abord que ce sont des arbres : pourront alors venir la tempête
de l’exaltation et le calme divin pour faire œuvre inconcevable,
remuant et arrachant tout !
(Rainer Maria Rilke Lettres à une musicienne)
Christian :
Musique
Charles :
Que l’on soit environné par le chant d’une lampe ou par la voix
de la tempête, par le souffle du soir ou le gémissement de la
mer, toujours veille derrière soi une vaste mélodie, tissée de
mille voix, ou de temps à autre seulement un solo trouve sa
place. Savoir quand on doit intervenir dans cette mélodie, c’est
le secret de la solitude : de même que c’est l’art de la relation
véritable : se laisser tomber de la hauteur des mots dans
l’unique et commune mélodie !
Si donc nous voulons être des initiés de la vie, il est deux
choses qu’il nous faut prendre en compte : d’abord la grande
mélodie, à laquelle œuvrent les choses et les parfums, les
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sentiments et les passés, les crépuscules et les nostalgies.
Et, ensuite, les voix individuelles qui complètent et parachèvent
le grand chœur.
Et pour justifier une œuvre d’art, c’est-à-dire une image de la
vie profonde, du vécu qui n’est pas seulement d’aujourd’hui
mais possible toujours et en tous temps, il sera nécessaire de
mettre dans une relation juste et d’équilibrer ces deux voix,
celle d’une heure donnée et celle du groupe d’êtres humains
qui s’y trouvent.
Pour atteindre ce but, il faut avoir discerné les deux éléments
de la mélodie vitale dans ses formes primitives ; il faut avoir
extrait des tumultes grondants de la mer, le rythme de la vague
et dégagé de l’entrelacs confus des paroles quotidiennes la
ligne vivante qui porte les autres. Il faut mettre côte à côte les
couleurs pures pour apprendre à connaître leurs contrastes et
leurs affinités. Il faut avoir oublié le multiple pour l’amour de
l’essentiel.
(R.M. Rilke Chant éloigné)
Christian :
Musique
Charles :
Lors s’éleva un arbre. O pure élévation !
O c’est Orphée qui chante ! O grand arbre en l’oreille !
Et tout se tut. Mais cependant ce tu lui-même
Fut commencement neuf, signe et métamorphose.
De la claire forêt comme dissoute advinrent
Hors du gîte et du nid des bêtes de silence ;
Et lors il s’avéra que c’était non la ruse
Et non la peur qui les rendait silencieuses,
Mais l’écoute. En leur cœur, rugir, hurler, bramer
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Parut petit. Et là où n’existait qu’à peine
Une cabane, afin d’accueillir cette chose,
Un pauvre abri dû au désir le plus obscur,
Avec une entrée aux chambranles tout branlants,
Tu leur fis naître alors des temples dans l’ouïe.
(R.M. Rilke. Sonnets à Orphée)
Musique ! Toi seule, tu fais partie de ma solitude pure.
Tu te transformes en tout : tu es ce murmure
Ou ce parfum aérien.
Entre mes bras : quel abîme qui s’abreuve de pertes.
Ils ne t’ont point retenue, et c’est grâce à cela, certes,
Qu’à jamais je te tiens.
(Rainer Maria Rilke Les Cahiers de Malte Laurids Brigge)
Christian :
Musique
Charles :
Or, un arbre monta, pur élan, de lui-même.
Orphée chante ! Quel arbre dans l’oreille !
Et tout se tut. Mais ce silence était
lui-même un renouveau : signes, métamorphose…
Faits de silence, des animaux surgirent
des gîtes et des nids de la claire forêt.
Il apparut que ni la ruse ni la peur
ne les rendaient silencieux ; c’était
à force d’écouter. Bramer, hurler, rugir,
pour leur cœur c’eût été trop peu. Où tout à l’heure
une hutte offrait à peine un pauvre abri,
— refuge fait du plus obscur désir,
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avec un seuil où tremblaient les portants, —
tu leur dressas des temples dans l’ouïe.
Rainer Maria Rilke !
(Son ancien au gramophone)
Charles :
Rodin loue en octobre 1908 quatre pièces du rez-de-chaussée
de l’hôtel Biron. Il y installe quelques meubles et des sculptures
du dépôt des marbres, et devient « le plus notoire » occupant
de l’endroit. Il achète un gramophone pour sa maîtresse, la
duchesse de Choiseul. Invité à venir écouter de la musique sur
« le gramophone de Rodin », Rilke est témoin de leur liaison,
déçu de voir que Rodin se comporte « comme n’importe quel
Français » dans sa faiblesse pour les femmes.
Rodin commence alors à modeler le buste de la duchesse de
Choiseul. À une première version pensive, il préfère très vite
une représentation plus enjouée de la femme ! Les pommettes
saillantes, les sourcils relevés et la bouche ouverte, le modèle
paraît surpris en train de sourire… Tout comme leur liaison, le
buste reste inachevé… L’on peut toujours voir les clous
destinés à la mise au point situés à l’emplacement de la pointe
des seins ! Etrange…
Christian :
Musique
Charles :
"Les êtres qui s'aiment ainsi appellent sur eux des dangers
infinis, mais ils sont à l'abri des risques médiocres qui ont fait
s'effilocher, s'effriter tant de grands commencements de
passion. Comme ils ne cessent de rêver l'un pour l'autre et
d'attendre l'un de l'autre l'illimité, aucun des deux ne peut léser
l'autre en le bornant; au contraire, ils ne cessent de produire
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l'un pour l'autre de l'espace, de l'étendue, de la liberté ..."
«Quant à moi, Rainer-Maria Rilke, je suis descendu plus loin
que jamais dans mon travail. Vous comprendrez mon silence.
Une musique silencieuse…
Je suis comme au fond de la mer et la pression de toutes les
eaux et de tous les cieux est sur moi. Mais je sens quand
même qu'il y a autour de moi dans les ténèbres d'innombrables
richesses et des êtres non encore trouvés d'innombrables.
Et je continue de toute force.»
«Renan l'a exprimé (travailler cela repose) et Rodin l'a accompli
avec quelques rares de ses pairs; et je sais qu'on n'est qu'un
mauvais disciple si on n'arrive pas au seuil de ce labeur
ininterrompu qui contient tout: l'effort et le repos, le sommeil
concentré et la multiple vigilance, l'amour et la mort. Et c'est
cela qui m'attriste parfois, qui m'accable, qui me menace, de
n'avancer que lentement vers ce progrès, d'être comme tout le
monde distrait, faible, inconstant, d'être quelqu'un et le dernier
et celui qui passera sans avoir fini son Âme.»
(Rilke. Lettre à une amie viennoise)
Christian :
Musique espagnole
Charles :
Rodin voyage alors en Espagne avec Rilke et le peintre basque
Ignacio Zuloaga, grand ami de Federico Garcia Lorca.
Christian :
Musique
Charles :
Empieza el llanto
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de la guitarra.
Se rompen las copas
de la madrugada.
Empieza el llanto
de la guitarra.
Es ínutil callarla.
Es impossible
callarla.
Llora monotona
como llora el agua,
como llora el viento
sobre la nevada.
Es impossible
callarla.
Llora por cosas
lejanas.
Arena del Sur caliente
que pide camelias blancas.
Llora flecha sin blanco,
la tarde sin mañana,
y el primer pájaro muerto
sobre la rama.
¡ Oh guitarra !
Corazón malherido
por cinco espadas.
Commence le pleur de la guitare
De la prime aube les coupes se brisent
Commence le pleur de la guitare
Il est inutile de la faire taire
Il est impossible de la faire taire
C’est un pleur monotone
Comme le pleur de l’eau
Comme le pleur du vent sur la neige tombée
Il est impossible de la faire taire
Elle pleure sur des choses lointaines
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Sable du Sud brûlant
Qui veut de blancs camélias
Elle pleure la flèche sans but
Le soir sans lendemain
Et le premier oiseau mort sur la branche
O guitare !
Cœur mis à mort par six épées.
La guitare
fait pleurer les songes.
Le sanglot des âmes
perdues
s'échappe par sa bouche
ronde.
Et comme la tarentule,
elle tisse une grande étoile
pour chasser les soupirs
qui flottent dans sa noire
citerne en bois.
Federico Garcia Lorca !
Le cante jondo, le chant primitif andalou, est la musique qui va
inspirer toute l’œuvre du poète.
Le cante jondo ?
On peut facilement imaginer le peintre Zuloaga lors de ce
voyage, dans quelques tavernes qu’il affectionnait tant pour
venir y écouter ce chant, racontant précisémment à Rodin et
Rilke ce qu’est le cante jondo… tout autre chose que le
voyageur non averti peut confondre avec ce que l’on appelle
plus communément le flamenco !
« Le cante jondo c’est le nom que l’on donne à un groupe de
chansons andalouses qui prend naissance dans la Siguiriya
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gitana, et qui se distingue à l’intérieur du grand groupe formé
par les chants vulgairement appelés flamencos.
La Siguiriya est sans doute la seule en Europe qui conserve
dans toute sa pureté, par sa structure et son style, les plus
hautes qualités du chant primitif des peuples orientaux.
La qualité essentielle de ce pur chant andalou est d’éviter toute
imitation de style théâtral ou de concert, car son interprète ne
doit jamais oublier qu’il n’est pas un chanteur mais un cantaor !
Le fait que certains disent qu’il chante faux certaines notes du
chant ne doit en rien décourager le cantaor !
Le véritable connaisseur du chant andalou sait parfaitement
qu’il n’en est rien !
Il convient aussi de se souvenir qu’un grand registre vocal,
c'est-à-dire une voix qui comprend beaucoup de notes, n’est
non seulement pas nécessaire pour le cante jondo, mais peutêtre nuisible au style de celui-ci, si on fait un mauvais usage de
cette propriété ! »
De cette musique, comme de la sculpture ou toutes formes d’art,
doit surgir ce que notre grand poète Federico Garcia Lorca
nomme le duende !
Mais qu’est-ce que lge duende ?
Christian :
Musique
Charles :
« Manuel Torre, un grand chanteur, un très grand artiste du
peuple andalou et l’homme le plus cultivé que j’ai jamais connu
dit un jour à un autre chanteur « Tu as de la voix, tu chantes
avec beaucoup de style, mais tu ne triompheras jamais car tu
n’as pas de duende » et en écoutant Manuel de Falla lui-même
dans son Nocturne du Généralife, cette phrase splendide : «Tout
ce qui a des sons noirs a du duende.» et il n'est pas plus grande
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vérité car les sons noirs sont le mystère, les racines qui
s’enfoncent dans le limon pour ressurgir ensuite dans le corps
de l’artiste qui les transmet au public.
Goethe disait à propos de Paganini «Il a un pouvoir mystérieux
que nous ressentons tous et qu'aucun philosophe ne peut expliquer.»
Le grand maître guitariste Antonio Mairena explique que le
duende n'est pas dans la gorge, il vient du plus profond de nousmêmes et remonte de la plante des pieds jusqu’à la pointe des
cheveux. Il n’est pas un don, mais un véritable style vivant, de
sang, de culture antique et, en même temps le duende, obscur
et frémissant, est le descendant du gai démon de Socrate,
marbre et sel, qui lui lacère le visage, indigné, le jour où il boit la
ciguë, ou de cet autre diable mélancolique de Descartes, petit
comme une amande verte qui, rassasié de cercles et de droites,
erre sur les canaux de Stockholm pour mieux entendre chanter
les marins sur le pont des péniches.
Ces mots qu’écrivait Federico Garcia Lorca , Rodin aurait pu les
dire concernant son art…
Tout homme, tout artiste, guidé par le seul souci de perfection
ne peut y parvenir qu’au prix du combat qu’il doit mener contre le
duende, non pas contre l’ange ou contre la muse, mais contre
le duende !
L'ange… il accompagne l’artiste, surveille,
protège,
il
éclabousse de lumière, il frôle les crânes et tout en prenant de
l’altitude il crache toute sa grâce afin que l’artiste sans le
moindre effort puisse venir à bout de son œuvre !
La muse…elle, lui dicte et souffle un pouvoir très limité, puis elle
s’éloigne et se fatigue vite en faisant oublier que l’on peut être
dévoré à tous moments par une colonie de fourmis rouges,
broyé par une géante langouste d'arsenic, ou bien encore pris
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dans la rose de laque tiède d’un boudoir contre lesquelles ne
peuvent rien les muses embusquées dans les pupilles des yeux.
Lorsque la muse sent que la mort traîne dans les environs elle
ferme aussitôt sa porte, se dresse sur un socle, prend une urne,
et se met à écrire une épitaphe de sa main de cire, puis arrose
de sueur le laurier de son front et alors dans la brise, seul le
silence se fait entendre.
Lorsqu'il voit arriver la mort, l'ange se met à voler en cercles
lents et tisse avec des larmes de glace et des narcisses de
neige l'élégie qui tremble entre les mains des grands poètes
mais se met aussitôt à trembler à la simple vue d’une araignée
minuscule!
Le duende ne vient pas là où ne rôde pas la mort, ou s'il ne sait
pas qu'il devra faire le guet dans sa maison, s'il n'a pas la
certitude qu'il faudra bercer les branches que nous portons tous
en nous, celles qui ne connaissent pas, qui ne connaîtront
jamais de consolation.
Le duende se plaît sur le bord des puits où vient l’artiste
contempler l’abîme.
Les grands artistes de Grenade et tout le sud de l'Espagne,
gitans ou flamencos, qu'ils chantent, dansent ou jouent de la
guitare, savent que nulle émotion n'est possible sans la
venue du duende.
Le combat véritable se livre contre le duende!
Christian :
Musique
Charles :
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Je me souviens qu’un jour, la merveilleuse artiste andalouse La
Nina de los peines, chantait dans une petite taverne de Cadix.
Elle jouait de sa voix d'ombre, sa voix d'étain fondu, sa voix
couverte de mousse qu’elle enroulait dans sa chevelure, la
trempait dans la manzanilla ou la perdait en de sombres cris,
mais en pure perte, car le public restait de marbre ! Il y avait
dans la salle Ignacio Espeleta, beau comme une tortue
romaine, auquel on avait demandé un jour : «Comment se fait-il
que tu ne travailles jamais?» ; et lui de répondre avec un sourire
magnifique : «Quoi ! Moi, travailler ? Mais je suis de Cadix !»
A l’autre bout se trouvait Elvire la Chaude, une putain aristocrate
de Séville, descendante directe de Soledad Vargas qui dans les
années trente refusa d’épouser un Rothschild sous prétexte
qu’ils n’étaient pas du même sang. Il y avait aussi les Floridas,
que l’on croit bouchers, mais qui, en réalité, sont des prêtres
millénaires perpétuant le sacrifice des taureaux à Géryon, le
géant à trois têtes de la mythologie qui menait un troupeau de
bœufs, et dans un coin, l'imposant éleveur de taureaux Don
Pablo Murube, dont le visage de marbre ressemble à un
masque crétois.
La Nina de los Peines termina de chanter au milieu d’un silence
de mort. Seul, au milieu de la salle, un petit homme, l’un de ces
minuscules danseurs de flamenco qui jaillissent soudain comme
une lame de rasoir, dit à voix basse : «Vive Paris !», comme
pour dire : «Ici ce qui compte ce n’est ni la maîtrise, ni la
technique, ni le savoir faire, mais autre chose !»
Alors La Nina de los Peines se releva comme une folle, courbée
comme une pleureuse du moyen-âge, avala d'un trait un grand
verre d’eau de vie et se rassit pour chanter, sans voix, sans
souffle, sans nuances, la gorge en feu, mais... avec duende !
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Comme elle chanta ce soir là !
Elle déchira sa voix qui ne jouait plus, sa voix qui, à force de
douleur et de sincérité, lançait un jet de sang et s’ouvrait comme
cette main à dix doigts que font les pieds cloués et convulsés du
Christ de Juan de Juni ou le corps nu du David de Michel-Ange !
De son chant sortait une sensation de fraicheur, de rose
nouvellement créée, de miracle qui nous plongeait dans un
enthousiasme presque religieux. Comme la naissance d’une
mort. Une sculpture palpitante !
Le duende tord la voix du chanteur, désarticule le corps de la
danseuse, dissèque les doigts du guitariste.
Lors d’un concours de danse de Jerez de la Frontera, le prix fut
remporté par une vieille femme de quatre-vingts ans qui se
présentait face à de belles créatures à la taille liquide et aux
cambrures comme des arcs tendus. De toutes ces muses et
anges qu'il y avait là, beautés de formes et beautés de sourires,
la victoire revint à ce duende édenté, moribond, qui rayait la
scène de ses ailes aux couteaux rouillés !
Le duende agit sur le corps de la danseuse comme le vent sur le
sable. Il transforme une belle jeune fille en paralytique de la
lune, il inflige des rougeurs adolescentes à un vieillard qui fait
l'aumône; une chevelure lui suffit à ramener l'odeur d’un port la
nuit. Le duende ! »
Le duende, cette musique silencieuse qui se dresse chez
l’artiste comme un marbre qui se met subitement à palpiter dans
les airs et qui donne au public la sensation d’exister !
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Christian :
Musique (Palestrina ?)
Charles :
De retour en France Rodin dévore l’œuvre de Gérard de
Nerval, Baudelaire, Victor-Hugo…
Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber,
Un air très-vieux, languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.
Or, chaque fois que je viens à l'entendre,
De deux cents ans mon âme rajeunit :
C'est sous Louis treize; et je crois voir s'étendre
Un coteau vert, que le couchant jaunit,
Puis un château de brique à coins de pierre,
Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs ;
Puis une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,
Que dans une autre existence peut-être,
J'ai déjà vue... et dont je me souviens !
Gérard de Nerval
Christian :
Musique
Charles :
La musique souvent me prend comme une mer !
Vers ma pâle étoile,
Sous un plafond de brume ou dans un vaste éther,
Je mets à la voile ;
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La poitrine en avant et les poumons gonflés
Comme de la toile,
J'escalade le dos des flots amoncelés
Que la nuit me voile ;
Je sens vibrer en moi toutes les passions
D'un vaisseau qui souffre ;
Le bon vent, la tempête et ses convulsions
Sur l'immense gouffre
Me bercent. D'autres fois, calme plat, grand miroir
De mon désespoir !
Charles Baudelaire !
(La musique)
Christian :
Musique
Charles :
Ô vous, mes vieux amis, si jeunes autrefois,
Qui comme moi des jours avez porté le poids,
Qui de plus d'un regret frappez la tombe sourde,
Et qui marchez courbés, car la sagesse est lourde ;
Mes amis ! qui de vous, qui de nous n'a souvent,
Quand le deuil à l'œil sec, au visage rêvant,
Cet ami sérieux qui blesse et qu'on révère,
Avait sur notre front posé sa main sévère,
Qui de nous n'a cherché le calme dans un chant !
Qui n'a, comme une sœur qui guérit en touchant,
Laissé la mélodie entrer dans sa pensée !
Et, sans heurter des morts la mémoire bercée,
N'a retrouvé le rire et les pleurs à la fois
Parmi les instruments, les flûtes et les voix !
Qui de nous, quand sur lui quelque douleur s'écoule,
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Ne s'est glissé, vibrant au souffle de la foule,
Dans le théâtre empli de confuses rumeurs !
Comme un soupir parfois se perd dans des clameurs,
Qui n'a jeté son âme, à ces âmes mêlée,
Dans l'orchestre où frissonne une musique ailée,
Où la marche guerrière expire en chant d'amour,
Où la basse en pleurant apaise le tambour !
Écoutez ! écoutez ! du maître qui palpite,
Sur tous les violons l'archet se précipite.
L'orchestre tressaillant rit dans son antre noir.
Tout parle. C'est ainsi qu'on entend sans les voir,
Le soir, quand la campagne élève un sourd murmure,
Rire les vendangeurs dans une vigne mûre.
Comme sur la colonne un frêle chapiteau,
La flûte épanouie a monté sur l'alto.
Les gammes, chastes sœurs dans la vapeur cachées,
Vident et remplissent leurs amphores penchées,
Se tiennent par la main et chantent tour à tour.
Tandis qu'un vent léger fait flotter alentour,
Comme un voile folâtre autour d'un divin groupe,
Ces dentelles du son que le fifre découpe.
Ciel ! voilà le clairon qui sonne. À cette voix,
Tout s'éveille en sursaut, tout bondit à la fois.
La caisse aux mille échos, battant ses flancs énormes,
Fait hurler le troupeau des instruments difformes,
Et l'air s'emplit d'accords furieux et sifflants
Que les serpents de cuivre ont tordus dans leurs flancs.
Vaste tumulte où passe un hautbois qui soupire !
Soudain du haut en bas le rideau se déchire ;
Plus sombre et plus vivante à l'œil qu'une forêt,
Toute la symphonie en un hymne apparaît.
Puis, comme en un chaos qui reprendrait un monde,
Tout se perd dans les plis d'une brume profonde.
Chaque forme du chant passe en disant : Assez !
Les sons étincelants s'éteignent dispersés.
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Une nuit qui répand ses vapeurs agrandies
Efface le contour des vagues mélodies,
Telles que des esquifs dont l'eau couvre les mâts ;
Et la strette, jetant sur leur confus amas
Ses tremblantes lueurs largement étalées,
Retombe dans cette ombre en grappes étoilées !
Christian :
Musique
Charles
Ô concert qui s'envole en flamme à tous les vents !
Gouffre où le crescendo gonfle ses flots mouvants !
Comme l'âme s'émeut ! comme les cœurs écoutent !
Et comme cet archet d'où les notes dégouttent,
Tantôt dans le lumière et tantôt dans la nuit,
Remue avec fierté cet orage de bruit !
Puissant Palestrina, vieux maître, vieux génie,
Je vous salue ici, père de l'harmonie,
Car, ainsi qu'un grand fleuve où boivent les humains,
Toute cette musique a coulé dans vos mains !
Car Gluck et Beethoven, rameaux sous qui l'on rêve,
Sont nés de votre souche et faits de votre sève !
Car Mozart, votre fils, a pris sur vos autels
Cette nouvelle lyre inconnue aux mortels,
Plus tremblante que l'herbe au souffle des aurores,
Née au seizième siècle entre vos doigts sonores !
Car, maître, c'est à vous que tous nos soupirs vont,
Sitôt qu'une voix chante et qu'une âme répond !
Oh ! ce maître, pareil au créateur qui fonde,
Comment dit-il jaillir de sa tête profonde
Cet univers de sons, doux et sombre à la fois,
Écho du Dieu caché dont le monde est la voix ?
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Où ce jeune homme, enfant de la blonde Italie,
Prit-il cette âme immense et jusqu'aux bords remplie ?
Quel souffle, quel travail, quelle intuition,
Fit de lui ce géant, dieu de l'émotion,
Vers qui se tourne l'œil qui pleure et qui s'essuie,
Sur qui tout un côté du cœur humain s'appuie ?
D'où lui vient cette voix qu'on écoute à genoux ?
Et qui donc verse en lui ce qu'il reverse en nous ?
Ô mystère profond des enfances sublimes !
Qui fait naître la fleur au penchant des abîmes,
Et le poète au bord des sombres passions ?
Quel dieu lui trouble l'œil d'étranges visions ?
Quel dieu lui montre l'astre au milieu des ténèbres,
Et, comme sous un crêpe aux plis noirs et funèbres
On voit d'une beauté le sourire enivrant,
L'idéal à travers le réel transparent ?
Qui donc prend par la main un enfant dès l'aurore
Pour lui dire : – " En ton âme il n'est pas jour encore.
Enfant de l'homme ! avant que de son feu vainqueur
Le midi de la vie ait desséché ton cœur,
Viens, je vais t'entrouvrir des profondeurs sans nombre !
Viens, je vais de clarté remplir tes yeux pleins d'ombre !
Viens, écoute avec moi ce qu'on explique ailleurs,
Le bégaiement confus des sphères et des fleurs ;
Car, enfant, astre au ciel ou rose dans la haie,
Toute chose innocente ainsi que toi bégaie !
Tu seras le poète, un homme qui voit Dieu !
Ne crains pas la science, âpre sentier de feu,
Route austère, il est vrai, mais des grands cœurs choisies,
Que la religion et que la poésie
Bordent des deux côtés de leur buisson fleuri.
Quand tu peux en chemin, ô bel enfant chéri,
Cueillir l'épine blanche et les clochettes bleues,
Ton petit pas se joue avec les grandes lieues.
Ne crains donc pas l'ennui ni la fatigue. – Viens !
Écoute la nature aux vagues entretiens.
21
Entends sous chaque objet sourdre la parabole.
Sous l'être universel vois l'éternel symbole,
Et l'homme et le destin, et l'arbre et la forêt,
Les noirs tombeaux, sillons où germe le regret ;
Et, comme à nos douleurs des branches attachées,
Les consolations sur notre front penchées,
Et, pareil à l'esprit du juste radieux,
Le soleil, cette gloire épanouie aux cieux !
Dieu ! que Palestrina, dans l'homme et dans les choses,
Dut entendre de voix joyeuse et moroses !
Comme on sent qu'à cet âge où notre cœur sourit,
Où lui déjà pensait, il a dans son esprit
Emporté, comme un fleuve à l'onde fugitive,
Tout ce que lui jetait la nuée ou la rive !
Comme il s'est promené, tout enfant, tout pensif,
Dans les champs, et, dès l'aube, au fond du bois massif,
Et près du précipice, épouvante des mères !
Tour à tour noyé d'ombre, ébloui de chimères,
Comme il ouvrait son âme alors que le printemps
Trempe la berge en fleur dans l'eau des clairs étangs,
Que le lierre remonte aux branches favorites,
Que l'herbe aux boutons d'or mêle les marguerites !
A cette heure indécise où le jour va mourir,
Où tout s'endort, le cœur oubliant de souffrir,
Les oiseaux de chanter et les troupeaux de paître,
Que de fois sous ses yeux un chariot champêtre,
Groupe vivant de bruit, de chevaux et de voix,
A gravi sur le flanc du coteau dans les bois
Quelque route creusée entre les ocres jaunes,
Tandis que, près d'une eau qui fuyait sous les aulnes,
Il écoutait gémir dans les brumes du soir
Une cloche enrouée au fond d'un vallon noir !
Que de fois, épiant la rumeur des chaumières,
Le brin d'herbe moqueur qui siffle entre deux pierres,
22
Le cri plaintif du soc gémissant et traîné,
Le nid qui jase au fond du cloître ruiné
D'où l'ombre se répand sur les tombes des moines,
Le champ doré par l'aube où causent les avoines
Qui pour nous voir passer, ainsi qu'un peuple heureux,
Se penchent en tumulte au bord du chemin creux,
L'abeille qui gaiement chante et parle à la rose,
Parmi tous ces objets dont l'être se compose,
Que de fois il rêva, scrutateur ténébreux,
Cherchant à s'expliquer ce qu'ils disaient entre eux !
Et chaque soir, après ses longues promenades,
Laissant sous les balcons rire les sérénades,
Quand il s'en revenait content, grave et muet,
Quelque chose de plus dans son cœur remuait.
Mouche, il avait son miel ; arbuste, sa rosée.
Il en vint par degrés à ce qu'en sa pensée
Tout vécut. – Saint travail que les poètes font ! –
Dans sa tête, pareille à l'univers profond,
L'air courait, les oiseaux chantaient, la flamme et l'onde
Se courbaient, la moisson dorait la terre blonde,
Et les toits et les monts et l'ombre qui descend
Se mêlaient, et le soir venait, sombre et chassant
La brute vers son antre et l'homme vers son gîte,
Et les hautes forêts, qu'un vent du ciel agite,
Joyeuses de renaître au départ des hivers,
Secouaient follement leurs grands panaches verts !
C'est ainsi qu'esprit, forme, ombre, lumière et flamme,
L'urne du monde entier s'épancha dans son âme !
Christian :
Musique
Charles :
Ni peintre, ni sculpteur ! Il fut musicien.
23
Il vint, nouvel Orphée, après l'Orphée ancien ;
Et, comme l'océan n'apporte que sa vague,
Il n'apporta que l'art du mystère et du vague !
La lyre qui tout bas pleure en chantant bien haut !
Qui verse à tous un son où chacun trouve un mot !
Le luth où se traduit, plus ineffable encore,
Le rêve inexprimé qui s'efface à l'aurore !
Car il ne voyait rien par l'angle étincelant,
Car son esprit, du monde immense et fourmillant
Qui pour ses yeux nageait dans l'ombre indéfinie,
Éteignait la couleur et tirait l'harmonie !
Ainsi toujours son hymne, en descendant des cieux,
Pénètre dans l'esprit par le côté pieux,
Comme un rayon des nuits par un vitrail d'église !
En écoutant ses chants que l'âme idéalise,
Il semble, à ces accords qui, jusqu'au cœur touchant,
Font sourire le juste et songer le méchant,
Qu'on respire un parfum d'encensoirs et de cierges,
Et l'on croit voir passer un de ces anges-vierges
Comme en rêvait Giotto, comme Dante en voyait,
Êtres sereins posés sur ce monde inquiet,
À la prunelle bleue, à la robe d'opale,
Qui, tandis qu'au milieu d'un azur déjà pâle
Le point d'or d'une étoile éclate à l'orient,
Dans un beau champ de trèfle errent en souriant !
Heureux ceux qui vivaient dans ce siècle sublime
Où, du génie humain dorant encor la cime,
Le vieux soleil gothique à l'horizon mourait !
Où déjà, dans la nuit emportant son secret,
La cathédrale morte en un sol infidèle
Ne faisait plus jaillir d'églises autour d'elle !
Être immense obstruée encore à tous degrés,
Ainsi qu'une Babel aux abords encombrés,
De donjons, de beffrois, de flèches élancées,
D'édifices construits pour toutes les pensées ;
De génie et de pierre énorme entassement ;
24
Vaste amas d'où le jour s'en allait lentement !
Siècle mystérieux où la science sombre
De l'antique Dédale agonisait dans l'ombre,
Tandis qu'à l'autre bout de l'horizon confus,
Entre Tasse et Luther, ces deux chênes touffus,
Sereine, et blanchissant de sa lumière pure
Ton dôme merveilleux, ô sainte Architecture,
Dans ce ciel, qu'Albert Düre admirait à l'écart,
La Musique montait, cette lune de l'art !
Victor Hugo !
(Les rayons et les ombres.)
Christian :
Musique
Charles :
C’est aussi à cette époque que Camille Claudel, chère
Camomille ! entend la chanson à la mode de l’époque
interprétée par Berthe Sylva « Frou-Frou » et l’on peut
s’amuser à imaginer que Rodin en reçoive quelques échos,
mais ça…
(Musique. On entend en sourdine « Frou-Frou » chantée par
Berthe Sylva. Chanson à la mode à l’époque de Rodin.)
Charles :
Va, chanson, à titre-d'aile
Au-devant d'elle, et dis-lui
Bien que dans mon cœur fidèle
Un rayon joyeux a lui,
Dissipant, lumière sainte,
Ces ténèbres de l'amour :
Méfiance, doute, crainte,
25
Et que voici le grand jour !
Longtemps craintive et muette,
Entendez-vous ? La gaîté,
Comme une vive alouette,
Dans le ciel clair a chanté.
Va donc, chanson ingénue,
Et que, sans nul regret vain,
Elle soit la bienvenue
Celle qui revient enfin.
Paul Verlaine !
(La bonne chanson)
Christian :
Musique
Charles :
Une musique amoureuse
Sous les doigts d'un guitariste
S'est éveillée, un peu triste,
Avec la brise peureuse ;
Et sous la feuillée ombreuse
Où le jour mourant résiste,
Tourne, se lasse, et persiste
Une valse langoureuse.
On sent, dans l'air qui s'effondre,
Son âme en extase fondre ;
— Et parmi la vapeur rose
De la nuit délicieuse
Monte cette blonde chose,
La lune silencieuse.
Germain Nouveau !
26
Charles :
Mais en vérité il est fort probable que Rodin soit attiré par une
autre forme musique, Sa propre musique, musique silencieuse,
celle entendue au moment de sculpter et qui pareil à VictorHugo… est écrite sur la plinthe d'un bas-relief antique !
La musique est dans tout. Un hymne sort du monde
Rumeur de la galère aux flancs lavés par l'onde,
Bruits des villes, pitié de la soeur pour la soeur,
Passion des amants jeunes et beaux, douceur
Des vieux époux usés ensemble pour la vie,
Fanfare de la plaine émaillée et ravie,
Mots échangés le soir sur les seuils fraternels,
Sombre tressaillement des chênes éternels,
Vous êtes l'harmonie et la musique même!
Vous êtes les soupirs qui font le chant suprême!
Pour notre âme, les jours, la vie et les saisons,
Les songes de nos coeurs, les plis des horizons,
L'aube et ses pleurs, le soir et ses grands incendies,
Flottent dans un réseau de vagues mélodies,
Une voix dans les champs nous parle, une autre voix
Dit à l'homme autre chose et chante dans les bois.
Par moment, un troupeau bêle, une cloche tinte.
Quand par l'ombre, la nuit, la colline, est atteinte,
De toutes parts on voit danser et resplendir,
Dans le ciel étoilé du zénith au nadir,
Dans la voix des oiseaux, dans le cri des cigales,
Le groupe éblouissant des notes inégales.
Toujours avec notre âme un doux bruit s'accoupla,
La nature nous dit : chante! Et c'est pour cela
Qu'un statuaire ancien sculpta sur cette pierre
Un pâtre sur sa flûte abaissant sa paupière.
La musique est dans tout !
(Les Contemplations de Victor Hugo)
27
Christian :
Musique
Charles :
En réalité la véritable musique qu’écoutait Rodin ne surgissait
pas de son gramophone mais bien plutôt de son génie aux
notes de Michel-Ange…
« Comme on s'attaque, pour sculpter une femme, à la dure
pierre des Alpes d'où l'on tire une figure vivante qui croît
d'autant que la pierre diminue. »
« Il y a dans les blocs de marbre, une musique, des images
somptueuses ou fondamentales si tant est que notre génie soit
capable de les en arracher. »
« Tout ce qu'un grand artiste peut concevoir, le marbre le
renferme en son sein; mais il n'y a qu'une main obéissante à la
pensée qui puisse l'en faire éclore.
L'effet ici l'emporte sur la cause, et l'art triomphe sur la nature
même. Je le sais, moi, parce que la sculpture ne cesse d'être
une amie fidèle, ma musique, tandis que le temps, chaque jour,
trompe mes espérances. »
Christian :
Musique
Charles :
Cette musique qui se dresse telle une statue et qui reste,
légère, au-dessus de nos têtes…
Rainer Maria Rilke !
Christian :
28
Musique
FIN
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