UN MARTYR DE NOTRE TEMPS
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UN MARTYR DE NOTRE TEMPS
mohamed leftah un martyr de notre temps nouvelles LITTÉRATURE ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Un martyr de notre temps.indd 5 27/10/2015 15:13:59 UN MARTYR DE NOTRE TEMPS L’Émir, qui avait dirigé la prière matutinale du Fajr, la prolongea comme à l’accoutumée, assis en tailleur, par des formules invocatoires scandées par les amen des frères qui lui avaient prêté allégeance. Quand il y mit fin, son visage sévère soudain éclairé par un large sourire, il fixa son regard sur Chahid. Le cœur de celui-ci ne fit qu’un bond dans sa poitrine. C’est toujours après cette première prière de la journée, facultative mais bénie entre toutes, le Coran en faisant l’éloge, que l’Émir, avec ce regard aigu, scrutateur mais adouci par un sourire empli de bonté, annonçait la merveilleuse nouvelle attendue fébrilement par chacun des frères. Le choix enfin porté sur lui pour accomplir une glorieuse mission que les médias qualifieraient, au choix, d’opération terroriste, kamikaze, ou suicide. Mais pour le bienheureux élu, c’était la voie d’accès à la vraie vie, à la demeure paradisiaque et pérenne où, en récompense divine pour son mar7 LEFTAH Un martyr.p65 7 21/05/07, 10:40 tyre, il séjournerait parmi « les prophètes, les véridiques et les saints ». Chahid – contrairement aux autres frères qui, pour la plupart, avaient opté pour des noms arabes anciens, en particulier ceux des premiers compagnons du prophète, il avait choisi un mot utilisé aussi bien comme nom commun que nom propre, et qui désignait ce à quoi il aspirait de toute son âme : mourir en chahid, en martyr –, ne s’était pas trompé. L’Émir, avec toujours ce regard scrutateur d’aigle, mais adouci par un sourire de père fier et aimant adressé au fils prodige, lui annonça : – Ton tour est venu, mon frère en Dieu. Ce soir, avec l’aide du Tout-Puissant, tu vas faire voler en éclats ce bar lupanar du centre-ville, si tristement célèbre, où toutes les prescriptions de notre religion sont outrageusement transgressées. Le cœur de Chahid ne fit à nouveau qu’un bond dans sa poitrine. De joie bien sûr, mais aussi parce qu’il avait été, si longtemps, durant ces années où il vivait encore dans les ténèbres de la jahiliya, l’un des plus fidèles habitués de ce lieu que l’Émir venait de qualifier, à si juste raison, de bar lupanar. Heureusement, ce souvenir malvenu allait vite se dissiper. L’Émir, puis à tour de rôle les frères du groupe, vinrent lui donner l’accolade virile, chaleureuse, et d’adieu – d’au revoir plutôt, puisqu’ils le rejoindraient bientôt dans le séjour de la vraie vie – qui sied au fiancé du martyre. C’est ainsi, littéralement, qu’était appelé le bienheureux élu : ‘ariss, fiancé. Les compagnons de Chahid avaient 8 LEFTAH Un martyr.p65 8 21/05/07, 10:40 déjà entonné des chants et commencé à exécuter des danses, divertissements profanes et blâmables entre tous, mais dans leur cas spiritualisés, sublimés, car offerts au fiancé dont c’est le propre sang, et non celui d’une épouse encore virginale, qui coulerait lors des noces avec lesquelles il avait rendez-vous ce soir. Et immédiatement après, avec les noces véritables, éternelles, éternellement renouvelées. Outre « les prophètes, les véridiques et les saints », le martyr avait rendez-vous avec des houris vierges et pures, que le Saint Coran décrit en ces termes : « … il y a de celles au regard contenu, que nul homme, nul djinn avant eux n’auront ensanglantées… On les croirait d’hyacinthe et de corail… Yeux noirs sur la blancheur, préservées sous leurs tentes… » Après avoir été porté sur les épaules de ses compagnons qui se relayaient, chantant et dansant, Chahid leur serra un à un la main, embrassa les épaules de l’Émir et alla s’isoler dans la khalwa. Une pièce minuscule aménagée, si l’on peut dire, à cet effet, puisqu’elle ne comportait absolument rien en dehors d’un tapis de prière et d’un exemplaire du Coran. C’est dans cette cellule d’ascète que le futur martyr, seul, passait les dernières heures qui le séparaient de l’acte suprême. Récitant les sourates du Coran qu’il connaissait par cœur, méditant sur le sens de sa vie et de son sacrifice, pensant à la nouvelle et vraie vie si proche qui lui était promise, et, quand le moment de se 9 LEFTAH Un martyr.p65 9 21/05/07, 10:40 lever et de se diriger, d’un pas ferme, vers l’objectif qui lui était assigné, accomplissant une ultime prière. Chahid, depuis qu’il s’était isolé dans la khalwa, avait récité un bon nombre de sourates du Coran. Sa voix, au début grave, lente, à peine audible, s’était élevée au fur et à mesure de la récitation, quittant son timbre monocorde pour épouser le rythme et la signification des versets, tantôt joyeuse, tantôt abattue, tonnante ou se réduisant à un murmure. Brusquement, il se revit enfant au msid, l’école coranique, clamant avec une joie extatique les courtes sourates de la période mecquoise, les premières révélées, apocalyptiques, haletantes, d’une poésie saisissante. La joie l’inonda à ce souvenir. Il avait réalisé le vœu le plus cher de son père. Il avait réussi, après la bifurcation radicale qu’imprima au cours de sa vie son engagement dans le mouvement jihadiste, à mémoriser les cent dix-neuf sourates du Coran, les avait portées depuis lors comme le plus précieux des trésors dans son cœur, son esprit, son âme, et maintenant c’étaient elles qui, plus puissantes que toutes les armées du monde, le portaient et le soutenaient alors qu’il était au seuil de quitter ce monde. Les larmes lui coulèrent sur les joues, l’enfant innocent qu’il était redevenu allait bientôt se transformer en justicier vengeur et implacable. Pour la première fois, l’épreuve à laquelle il s’était depuis si longtemps préparé, lui parut terrible, presque surhumaine. 10 LEFTAH Un martyr.p65 10 21/05/07, 10:40 Des images du monde profane, corrompu et corrupteur, firent brusquement irruption dans son esprit et y défilèrent, en se télescopant, tentatrices, sataniques. Elles avaient pris leur envol de ce bar lupanar dont il avait été l’un des plus fidèles habitués, et qu’il allait bientôt réduire en cendres, annihiler avec la gent dépravée qui le fréquentait. Il maudit Satan et reprit sa récitation du Coran, mais la sérénité qui commença à l’envahir ne tarda pas à être troublée, et cette fois par le plus satanique des souvenirs. Celui de l’adolescent qui vendait des cigarettes au détail, et dont la beauté éphébique troublait certains clients plus que celle des jeunes filles en fleurs – et aux noms de fleurs. Maints de ces clients n’hésitaient pas à lui offrir un verre, certains se contentaient de lui acheter au détail quelques cigarettes, rien que pour le plaisir de le voir tout près d’eux, un sourire s’épanouissant sur son visage. D’un seul geste rapide, il faisait glisser la fermeture éclair de son sweat-shirt, et présentait au client le bureau de tabac minuscule qu’il trimbalait sur lui. Des paquets de cigarettes de toutes les marques, fourrés dans des pochettes reliées entre elles par des lanières de cuir ceinturant le buste de l’adolescent et attachées dans son dos, s’alignaient en rangées parallèles, dans un ordre impeccable. Le cœur de Chahid commença à battre de façon précipitée quand cette image se dessina si nettement devant ses yeux. Bientôt il serait accoutré exactement comme cet éphèbe troublant. Sous le sweatshirt du survêtement qu’il allait mettre, son buste 11 LEFTAH Un martyr.p65 11 21/05/07, 10:40 serait ceinturé, au lieu de paquets de cigarettes, par des grenades. La ressemblance le révolta, cette image dédoublée de lui-même, comme dans un miroir, portait si visiblement la marque de Satan. Il se leva, chercha refuge dans la prière, mais rien n’y fit. L’image d’un être hybride, dédoublé, alternativement adolescent éphébique au buste ceinturé de paquets de cigarettes, et martyr marchant vers son destin, la destruction et la mort blasonnées sur son buste, l’accompagna dans ses prosternations et ses génuflexions. Une prière faite dans une telle dissipation d’esprit était frappée de nullité. Mieux valait s’asseoir, affronter les yeux ouverts l’image que propulsait vers lui Satan, à l’heure fatidique, à partir du gouffre de nuit et d’ignorance où il avait vécu pendant une bonne partie de sa vie. La religion musulmane ne comportant pas de clergé, c’est directement à Dieu que Chahid commença à se confesser et à demander pardon et absolution. Pour le trouble et sauvage désir qu’il avait un jour éprouvé, la tentation satanique et irrésistible à laquelle il avait été si près de succomber. La pénombre indécise de la khalwa était devenue progressivement obscurité totale. Le soir était tombé, il fallait passer aux derniers préparatifs. Prendre à nouveau le visage d’un païen, en rasant une barbe broussailleuse et en troquant la tunique, kamiss, et le pantalon, kandrissa, traditionnels, contre un survêtement. Chahid quitta sa khalwa et, après s’être rasé et changé, donna un dernier coup d’œil à la glace. Il eut un mouvement de recul. Le 12 LEFTAH Un martyr.p65 12 21/05/07, 10:40 visage glabre que reflétait le miroir lui sembla celui d’un étranger. Il se ressaisit, murmurant entre ses lèvres : « Mon Dieu, comme j’ai l’air jeune ! » C’était comme un reste de narcissisme, un doux et amer apitoiement sur lui-même, un regret de cette vie à laquelle il allait, si jeune encore, dire adieu. Mais les versets de la promesse, celle faite aux martyrs, vinrent à son secours, et il sourit aux frères qui l’avaient entouré et lui faisaient leurs adieux, lui donnaient plutôt rendez-vous pour bientôt, dans la demeure commune qui leur était promise. Chahid s’engouffra dans une camionnette au volant de laquelle s’était installé l’un des frères. Le bar lupanar était à une vingtaine de kilomètres de la ferme isolée où se terraient les frères du groupe jihadiste. Un quart d’heure après, les lumières de la nouvelle Babylone s’engouffraient dans les orbites de Chahid et l’éblouissaient. Le frère qui conduisait arrêta peu après la camionnette et ils se congratulèrent. Chahid descendit, prit une large inspiration et leva ses yeux vers le ciel. Une profusion d’étoiles le constellait. L’univers incommensurable, les myriades de galaxies, le big-bang ! Chahid avait fait des études scientifiques et, un certain temps, avait accordé foi à cette hypothèse absurde de la science, qui ne faisait pas place à un créateur. Après son retour à la foi, il continua à admettre cette hypothèse mais en l’intégrant à sa croyance. La science elle-même n’admettait-elle pas que l’instant, le moment de ce big-bang, bien que déterminé, était et lui resterait à jamais inaccessible ? Autrement dit, 13 LEFTAH Un martyr.p65 13 21/05/07, 10:40 resterait du domaine de ce que le Coran appelle le Ghaïb, l’inconnaissable, qui n’appartenait qu’au Savoir de Dieu. D’un pas ferme, Chahid commença à marcher dans les avenues asphaltées de la nouvelle Babylone. Par une nuit profonde d’été, sous la lumière profuse des constellations merveilleusement agencées par le créateur de l’univers, il se dirigeait vers un lieu de perdition où des hommes et des femmes oublieux se livraient à tout ce que ce créateur leur avait interdit. Dès le seuil du bar lupanar, l’atmosphère enfumée le prit à gorge, et il lui sembla qu’il ne marchait pas, mais descendait à nouveau dans le gouffre de la nuit et de l’ignorance. Il reconnut quelques visages en se dirigeant vers le comptoir, où il commanda une bière, à laquelle il ne toucherait pas, mais juste pour ne pas se faire remarquer au milieu de ces êtres incrustés sur de hauts tabourets et offrant sans discontinuer des libations à Bacchus. Le temps que le garçon allât vers l’immense frigidaire serpentant parallèlement au comptoir et en revînt, la main de Chahid, passée par la poche trouée de son sweat-shirt, était déjà sur le détonateur. C’est à cet instant précis que se produisit l’imprévisible, que survint l’inattendu, que s’introdui14 LEFTAH Un martyr.p65 14 21/05/07, 10:40 sit, subrepticement, le grain de sable qui enraye un engrenage. L’adolescent éphébique, le vendeur de cigarettes au détail, s’avançait vers lui, un sourire épanoui sur le visage, les bras largement ouverts pour lui donner l’accolade. Chahid retira de sa poche une main soudain tremblante, la tendit vers le messager de Satan, mais l’adolescent la délaissa et serra Chahid tout contre lui. Le contact de ce qui devait être la marchandise rangée sous le sweatshirt, ne tarda pas à se matérialiser, l’adolescent faisant glisser d’un geste preste la fermeture éclair, et offrant à Chahid, dans un mouvement de générosité à la fois spontané et théâtral, une cigarette Marlboro que de l’index et du majeur, il avait subtilisée d’un des paquets ouverts qui ceinturaient son torse. Chahid, qui avait cessé de fumer, la prit néanmoins et baissa la tête vers la flamme qu’avait fait jaillir l’adolescent, en imprimant une brève rotation au petit engrenage dentelé du briquet, sans appuyer sur la languette prévue à cet effet. Chahid tira deux ou trois bouffées, sans inhaler la fumée. L’ironie des choses ! Lui qui allait mourir en martyr, voilà qu’il avait à la main une cigarette, l’ultime, évoquant celle qu’on offre dans les prisons aux criminels condamnés à mort, juste avant l’exécution de la sentence. L’adolescent commanda la même bière au garçon qui venait de déposer devant eux celle commandée par Chahid. Il demanda à ce dernier : – Depuis le temps, où as-tu donc disparu, vieux frère ? 15 LEFTAH Un martyr.p65 15 21/05/07, 10:40 Chahid répondit par une formule stéréotypée et vague à souhait, qu’on utilise en pareil cas, mais qui résonna drôlement à ses oreilles quand il la prononça, de façon machinale : – Fi Ddounya, dans le monde. Un monde qu’il avait été sur le point de quitter, définitivement, juste un instant auparavant. Mais il y avait eu ce grain de sable, le surgissement inattendu de ce bel et si prévenant adolescent, ce messager de Satan, son double ? Comment sacrifier de gaieté de cœur cet adolescent qui, sa bière commandée à peine déposée par le garçon sur le comptoir, la levait vers lui dans le geste d’invite à trinquer. Chahid leva son verre, et alors que l’adolescent, la tête renversée, buvait avidement à même le goulot, le reposa sur le comptoir sans y avoir trempé les lèvres. Quand l’adolescent, les lèvres mousseuses, lui exprima à nouveau toute sa joie de le revoir – en utilisant l’expression consacrée : ‘ach man chafak, « que vive celui qui te voit » –, des versets du Coran remontèrent brusquement à la mémoire de Chahid, jaillis d’un seul élan comme un geyser ; murmurants, admirables, merveilleux. Lui transperçant le cœur comme une lame de couteau : « C’est pourquoi nous avons donné ce précepte aux enfants d’Israël ; celui qui aurait tué un homme sans que celui-ci ait commis un meurtre, ou exercé des brigandages dans le pays, sera regardé comme le meurtrier du genre humain ; et celui qui aura rendu la vie à un homme sera regardé comme s’il avait rendu la vie à tout le genre humain. » 16 LEFTAH Un martyr.p65 16 21/05/07, 10:40 Les versets vrillaient le cœur de Chahid qui, jetant un regard hébété sur le bel adolescent, se demandait si, au lieu d’être le héraut de Satan, il ne serait pas plutôt le messager de la providence divine. Son air hébété n’échappa pas à l’adolescent, qui lui demanda : – Tu ne te sens pas bien ? – Si, si, bredouilla sans grande conviction Chahid, qui eut soudain une illumination : Parfois, j’ai un léger vertige, tiens, tu serais bien gentil d’aller m’acheter un médicament dans la pharmacie d’en face. Tu as un stylo ? L’adolescent sortit de la caverne d’Ali Baba qu’il trimbalait sur son buste, toujours avec ces gestes prestes de pickpocket, un stylo à la pointe extra fine et un tout petit carnet à ressorts dont il détacha une feuille. Chahid, rasséréné, nota sur la feuille le nom de comprimés effervescents d’aspirine vitaminée. – Tu les auras tout de suite, Ssi Mohamed, lui dit l’adolescent en se dirigeant vers la sortie du bar d’un pas dansant. Chahid n’avait plus qu’à appuyer sur le détonateur. Il venait de sauver un innocent, d’après les versets admirables, le genre humain entier. Qu’il allait annihiler intégralement et sans solution de continuité, toujours d’après les mêmes terribles versets, car qui pouvait l’assurer que parmi tous les renégats de ce bar lupanar, ne se trouvait pas par hasard un innocent ? Une innocente ? Mais il était trop tard pour reculer, trop tard pour méditer les versets qui l’avaient bouleversé et transpercé comme des la17 LEFTAH Un martyr.p65 17 21/05/07, 10:40 mes, trop tard pour différer le martyre auquel il n’avait cessé de se préparer. Déjà, il voyait l’adolescent en train de payer à la caisse de la pharmacie située juste en face du bar, sur l’autre trottoir. Avant d’appuyer sur le détonateur, au lieu du Allah Akbar retentissant, victorieux, glorieux, qui devait accompagner la déflagration, c’est une dénégation désespérée, un NON déchirant, qui fusa de la gorge de Chahid pour mourir tout de suite après dans le fracas assourdissant qui secouait le bar sur ses fondations. Ébranlait la terre d’un pôle à l’autre, et engloutissait le genre humain entier qu’elle portait. 18 LEFTAH Un martyr.p65 18 21/05/07, 10:40 DU MÊME AUTEUR AUX ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Demoiselles de Numidie, roman (1992), coll. « Minos », 2006. Au bonheur des limbes, roman, 2006. Ambre ou les Métamorphoses de l’amour, roman, 2006. Une fleur dans la nuit suivi de Sous le soleil et le clair de lune, nouvelles, 2006. L’Enfant de marbre, roman, 2007. Une chute infinie, petite chronique, 2009. Le Jour de Vénus, roman, 2009. Hawa, roman, 2010. Récits du monde flottant, 2010. Le Dernier Combat du captain Ni’Mat, roman, 2011. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2007. Un martyr de notre temps.indd 4 27/10/2015 15:14:09